Il est sans doute trop tôt pour connaître les conséquences de la dislocation de Fret SNCF, effective depuis le 1er janvier, notamment un éventuel report modal inversé, mais vous disposez sans doute de données récentes pour nous indiquer où nous en sommes au regard de la trajectoire fixée par la loi Climat et Résilience. Maintenez-vous l’objectif intermédiaire de doublement, soit 18 % de part modale en 2030, ou y renoncez-vous ?
Il serait faux de considérer que l’effort à consentir pour le fret ferroviaire constituerait une charge, une mise sous perfusion coûteuse, faute de modèle économique pour ce mode de transport.
Certes, le wagon isolé nécessite par nature un soutien public pour être rentable ; certes, il s’agit de poursuivre le dispositif de prise en charge des péages dus par les opérateurs à SNCF Réseau, qui place le coût de circulation des trains de fret en France nettement en dessous de la moyenne européenne.
Pour autant, ne perdons pas de vue les formidables atouts du ferroviaire, qui le rendent si compétitif : au moins six fois moins de consommation d’énergie que le camion et neuf fois moins de carbone à la tonne transportée.
Pour que ces avantages puissent déployer tout leur potentiel, des obstacles sérieux doivent être levés. Pour bien les identifier, il convient d’élargir la focale au niveau européen. Les pays dans lesquels la part modale du fret ferroviaire se situe entre 20 % et 30 %, voire au-delà, sont ceux dans lesquels les efforts sur l’infrastructure sont les plus importants et dans lesquels un travail déterminant de rééquilibrage compétitif entre la route et le rail est mené.
Le mode routier, en effet, ne paye guère ses externalités négatives : dégradation des routes, nuisances, engorgement, accidentalité, pollution, contribution forte à l’effet de serre, et j’en oublie. Le pollueur n’est pas le payeur, tant s’en faut, et cela creuse l’écart de compétitivité avec le rail.
En tant qu’Alsacien, du Grand Est, je mesure l’écart avec nos voisins européens. L’Europe d’aujourd’hui offre un contraste saisissant entre, d’une part, l’Espagne ou l’Italie au sud qui ont basculé dans le tout-camion, à l’instar d’une grande partie de l’Europe de l’Est, et, d’autre part, la Suisse, l’Allemagne ou les Pays-Bas, où le fret ferroviaire occupe une place significative, fruit d’investissements importants dans des sillons performants et des terminaux interconnectés, et où le déséquilibre entre la route et le rail est corrigé par des taxes sur les poids lourds élevées.
Dégager de telles recettes permettrait de réaliser les investissements massifs nécessaires pour un réseau plus circulé, grâce à des modernisations telles que la commande centralisée du réseau (CCR) et le système européen de gestion du trafic ferroviaire ERTMS (European Rail Traffic Management System), ainsi que, concernant le fret, pour le maintien et la modernisation des voies de service et de triage. En effet, sans régénération de ces voies d’ici à dix ans, la moitié du trafic fret serait, au mieux perturbée, au pire interrompue.
Jusqu’à présent, la France a manqué d’une réelle volonté d’augmenter les prélèvements sur le transport routier. Pour ce qui concerne l’application de la directive Eurovignette, nous nous en tenons au minimum, alors qu’il faudrait actionner résolument les leviers du système d’échange de quotas d’émission EST (Emissions Trading System) et de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE).
De ce déséquilibre favorable au routier découlent les autres obstacles qui entravent l’essor du ferroviaire : la capacité insuffisante d’un réseau vieillissant, le déficit de qualité de service qui privilégie le voyageur au détriment du fret, la pénalisation du fret par la réalisation des travaux de nuit, une ponctualité défaillante pour les trains de fret et, enfin, le déficit d’organisation conduisant à la sous-exploitation de la complémentarité entre le routier et le ferroviaire, alors que le potentiel du transport combiné est si prometteur.
Comme si les difficultés à surmonter n’étaient pas suffisantes, voilà que les camions de très gros tonnage, de quarante-quatre tonnes, en transit, voire les mégacamions atteignant soixante tonnes et vingt-cinq mètres de long, nous menacent de leur impact désastreux et de leur concurrence. Le Sénat, par une résolution européenne dont j’ai été corapporteur avec Pascale Gruny, vient d’exprimer sans ambiguïté sa désapprobation, que vous affirmez partager, monsieur le ministre.
Quelles sont donc les perspectives dans ce trilogue crucial, inscrit, me semble-t-il, à l’ordre du jour du Conseil européen de juin consacré aux transports, pour que ce projet de directive révisée ne se fasse pas au détriment du fret ferroviaire ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Tabarot, ministre auprès du ministre de l’aménagement du territoire et de la décentralisation, chargé des transports. Monsieur le sénateur Fernique, en matière d’investissement, l’État a démontré son engagement. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, puisque, comme je l’ai déjà dit, nous y consacrons 370 millions d’euros par an.
Une enveloppe significative – 100 millions d’euros – est spécifiquement dédiée au transport par wagon isolé. J’en parle d’autant plus volontiers que ce budget est passé de 70 millions à 100 millions d’euros l’année dernière, soit une hausse de 30 millions d’euros. Je peux vous assurer, compte tenu des divers coups de rabot dont il est si souvent question ces derniers temps dans cet hémicycle, qu’être parvenu à augmenter ce budget à un tel niveau l’an passé n’est pas un mince exploit. J’en suis particulièrement fier, et j’espère que l’on restera sur cette même dynamique lors du projet de loi de finances pour 2026, pour tenir les engagements pris dans le cadre de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.
Concernant la transformation de Fret SNCF, les résultats sont plutôt encourageants. Hexafret et Technis, qui sont opérationnels depuis janvier dernier, suivent leur trajectoire budgétaire. Une réorganisation sociale se déroule actuellement, conformément aux engagements que je vous rappelle : aucun licenciement économique, tandis que les deux tiers du personnel ont déjà retrouvé une place au sein du groupe ; maintien des services, évitant tout report vers la route.
J’ai par ailleurs une bonne nouvelle à vous annoncer, celle de la signature toute récente d’un très gros contrat d’Hexafret pour le marché de la sidérurgie, ainsi que la probable prochaine signature d’un autre contrat avec des céréaliers. Vous le voyez, Hexafret fonctionne et fonctionne même plutôt bien.
Je manque de temps, hélas, pour aborder l’ensemble des sujets que vous avez évoqués. Je me contenterai de vous répondre sur la qualité de service sur les réseaux : sont engagées un certain nombre d’actions pour la sécurisation des sillons réservés au fret, la refonte des systèmes d’information de SNCF Réseau, la mise en place d’indicateurs adaptés, la mise en œuvre de plateformes de services et d’infrastructures. Je vous le dis sincèrement : il semble que, plus que jamais, ceux qui utilisent les infrastructures de SNCF Réseau pour le transport de marchandises sont plutôt satisfaits du service rendu actuellement pour pallier les manques de ces dernières années, notamment pour ce qui est de la qualité du service.
L’ensemble des mesures que je viens de citer visent à rétablir une qualité indispensable pour faire prospérer le fret et nous permettre de tenir les engagements pris dans le cadre de la loi Climat et Résilience.
M. le président. La parole est à M. Olivier Jacquin.
M. Olivier Jacquin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens à mon tour à remercier sincèrement le groupe communiste de l’organisation de ce débat, qui peut certes sembler technique, mais qui est en fait très politique, tant l’activité de fret a un impact majeur et pourtant très mal évalué, que ce soit en matière d’écologie, d’aménagement du territoire, d’économie, d’industrie, de défense, d’alimentation ou en matière sociale.
Oui, le fret ferroviaire est un vecteur essentiel de la réindustrialisation du pays et du continent.
Oui, le fret ferroviaire est un maillon essentiel de notre système de défense à l’heure du retour de la guerre sur notre continent et de la nécessité de repenser notre stratégie nationale et européenne.
Oui, le fret et le transport ferroviaire sont des outils essentiels pour l’aménagement durable du territoire et font le lien entre les territoires. En cela, ils sont d’utilité démocratique.
Oui, le fret ferroviaire est un outil indispensable face à la crise écologique – d’autres orateurs l’ont dit.
Moins de camions, c’est moins de pollution. Moins de camions, c’est moins d’engorgement. Moins de camions sur les corridors européens, c’est moins de pertes de recettes pour l’État français du fait de moindres traversées sans faire le plein de carburant sur notre sol.
Moins de camions, c’est également moins d’usure de nos routes, d’autant plus que les routiers ne la paient pas ! Nos routes sont presque toutes gratuites pour les usagers : elles sont donc à la charge des contribuables. Il est particulièrement problématique que nos concitoyens paient pour des camions qui dégradent nos infrastructures, d’autant que cette dégradation s’inscrit dans un rapport de un à cent mille si on la compare à celle qu’occasionnent les trajets effectués en voiture par M. ou Mme Tout-le-Monde. Et qu’en sera-t-il demain avec les mégacamions s’ils sont finalement autorisés à circuler dans notre pays ? Cette course au gigantisme doit cesser – vous m’avez d’ailleurs quelque peu rassuré sur ce point, monsieur le ministre.
Bref, vous l’aurez compris, le fret ferroviaire, comme le fret fluvial quand il existe, est un des principaux vecteurs de réduction des externalités négatives du transport routier. C’est un gage d’efficacité et d’économies que nos amis suisses, allemands et autrichiens ont identifié depuis longtemps et qui serait particulièrement utile au moment où vous recherchez 40 milliards d’euros d’économies supplémentaires.
Assez d’actions coups de poing, assez de tête-à-queue en matière de politique de transport, comme nous l’avons encore vu la semaine dernière avec le Pass Rail. Donnons une vision et des perspectives claires à un secteur d’activité qui ne peut se construire que sur le temps long.
Compte tenu des externalités positives du fret ferroviaire et fluvial, adaptons chez nous des solutions réglementaires qui ont fait recette ailleurs, afin de les faire monter en puissance. À titre d’exemple, nos amis suisses et autrichiens ont institué des interdictions de circulation routière sur des axes dotés d’une véritable alternative ferroviaire.
J’en viens au cœur de notre débat d’aujourd’hui, monsieur le ministre.
Pouvez-vous apporter des précisions sur l’évolution de la situation du fret ferroviaire ? Vous nous avez indiqué que cette situation s’était améliorée en 2021 et en 2022, mais pas en 2023. Le flux et la volumétrie des marchandises transportées sont-ils en hausse ou en diminution ?
Où en sommes-nous de la réalisation des soixante-douze mesures de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire définie en 2020, dont plusieurs jalons ont été fixés en 2022 ? Sauf erreur de ma part, ce débat est la première occasion pour nous de faire un véritable point d’étape, ce que nous apprécions.
Puisque, en vertu de la Constitution, nous sommes chargés du contrôle de l’action du Gouvernement, pouvez-vous vous engager, monsieur le ministre, à rendre compte, régulièrement, de l’évolution du secteur et à présenter à cette occasion les mesures à prendre pour le soutenir et l’aider à se développer ? Dans cette veine, je souhaiterais – comme d’autres avant moi – disposer de davantage d’informations quant à l’éventuelle pérennisation en 2026 des « aides à la pince », dont le montant a été rehaussé de 30 millions d’euros cette année. Vous venez de préciser que vous espériez que ce budget de 100 millions d’euros serait reconduit dans le prochain projet de loi de finances – je l’espère également, et sachez, monsieur le ministre, que nous vous soutiendrons.
Surtout, la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire est-elle encore réalisable au vu des 40 milliards d’euros d’économies que vous visez ?
Il en est de même pour le programme Ulysse Fret, publié il y a un mois, qui prévoit 4 milliards d’euros d’investissements sur dix ans. Je voudrais également obtenir des précisions à ce propos.
À ce titre, je suis inquiet de constater qu’une nouvelle fois vous souhaitez mettre à contribution les collectivités pour mener une politique qui est purement du ressort de l’État. En effet, après les injonctions adressées au département de Meurthe-et-Moselle et à la métropole de Nancy pour relancer une ligne d’équilibre du territoire vers Lyon, voilà que vous souhaitez intégrer le fret aux contrats de plan État-région à partir de 2027 ! C’est écrit noir sur blanc à la page 19 du rapport Ulysse…
Par ailleurs, comment ferez-vous pour poursuivre la lutte contre les mégacamions si la part du fret continue de s’effriter ?
Depuis le début de l’année, Fret SNCF n’existe plus. Le plan de discontinuité a été mis en œuvre. Si nous continuons de penser que les gouvernements précédents n’ont pas du tout utilisé toutes les armes à leur disposition pour engager un véritable rapport de force avec la Commission européenne, c’est bien vers l’avenir qu’il faut se tourner.
Concrètement, comment jugez-vous l’activité commerciale d’Hexafret ? Pouvez-vous nous rassurer quant à sa viabilité économique, puisque de nombreuses alertes ont été émises par les syndicats et les professionnels du secteur en amont du plan de discontinuité ? Vous nous avez livré de premières informations ; j’aimerais de plus amples précisions.
Où en est-on de l’ouverture, potentiellement substantielle, du capital d’Hexafret, qui était prévue dans le plan de discontinuité ? Où en est-on de la réattribution des vingt-trois flux que devait obligatoirement « lâcher » la SNCF ? Vous venez d’expliquer que la route n’avait pas progressé et que le ferroviaire tenait son rang malgré cette discontinuité : qu’en est-il exactement ?
Je ne peux conclure mon propos sans parler de la situation sociale du secteur et de l’entreprise. J’en profite pour saluer, du haut de cette tribune, l’engagement des cheminots.
L’inquiétude était forte en fin d’année. Votre prédécesseur, monsieur le ministre, s’était voulu rassurant lors de ses différents entretiens avec les organisations syndicales, notamment sur l’absence de plan social affiché, bien que les effectifs soient tout de même en baisse, à l’inverse du signal que nous voulons collectivement envoyer.
Pour autant, le climat ne semble pas radieux, et les perspectives d’embauche dans le secteur ne sont pas au beau fixe. Comment développer le ferroviaire sans cheminot ? Il est plus que temps que vous lanciez, en lien avec l’ensemble des acteurs, un grand plan sur l’emploi et les compétences, notamment dans le fret, parce que, je le redis, sans cheminot, point de train !
Monsieur le ministre, nous nous sommes battus conjointement sur ces travées pour augmenter l’investissement public dans un secteur industriel stratégique pour notre pays. Je forme le vœu que vous parveniez à sortir le fret ferroviaire de l’impasse dans laquelle il semble se trouver. Il en est de même pour le fluvial, mais ce n’est pas le cœur de notre débat.
Je ne peux pas non plus terminer mon intervention sans formuler quelques propositions, surtout à une semaine de l’ouverture de la grande conférence Ambitions France Transports, une perspective qui, je l’espère, monsieur le ministre, ne vous poussera pas à dissimuler une partie de vos réponses. (M. le ministre sourit.)
Je pense notamment qu’il serait utile que vous repreniez à votre compte le dispositif de la proposition de loi que vous avez déposée le 11 janvier 2022 pour mieux valoriser le fret dans le contrat de performance entre SNCF Réseau et l’État – d’autant plus qu’il faut le réviser. Il s’agissait en effet d’une belle initiative.
Depuis quelques années, je me dis aussi qu’il faudrait expérimenter l’obligation, sur les axes des autoroutes ferroviaires, de passer le transport de marchandises par le fer ou le fleuve plutôt que par la route. Seriez-vous prêt à engager cette réflexion ?
Enfin, puisque vous m’avez adressé un clin d’œil amical en évoquant une ancienne ministre et l’abandon, échec incroyable de triste renommée, de l’écotaxe – c’était vraiment une erreur absolue de l’abandonner –, je vous confirme qu’il convient selon moi de relancer la généralisation d’une écotaxe poids lourds en nous inscrivant dans les pas de la région Grand Est. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Marie-Claude Varaillas et M. Jacques Fernique applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Tabarot, ministre auprès du ministre de l’aménagement du territoire et de la décentralisation, chargé des transports. Monsieur le sénateur Jacquin, je tiens avant tout à saluer votre détermination, que nous avons d’ailleurs en partage sur ce sujet – nous en avons si souvent parlé…
Sur la question des mégacamions, vous connaissez ma position, au regard des conséquences que cela aurait sur nos routes et surtout du report modal qui en découlerait, lequel tuerait définitivement, disons-le, le fret ferroviaire avec une baisse de 25 % de cette activité.
Nous avons une bataille à gagner d’ici à juin prochain, puisque la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne est plutôt défavorable aux mégacamions, à la différence de la future présidence danoise. Il nous faut, d’ici au mois de juin, tenter de régler cette question. J’ai ce dossier bien en tête et je déploierai toute l’énergie nécessaire pour y arriver.
Vous avez cité l’exemple déjà mentionné de la Suisse et de l’Autriche. Comme vous l’avez rappelé, ces pays taxent fortement la route. Or ils n’avaient pas la chance d’avoir Ségolène Royal ; aussi ont-ils pu mener la politique qu’ils souhaitaient en matière de transport routier… (Sourires.)
Concernant la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire, les deux tiers des soixante-douze mesures qu’elle comprenait sont déjà en cours de mise en œuvre – je vous transmettrai les précisions attendues à ce sujet.
Pour ce qui est d’Hexafret, oui, l’entreprise ouvrira son capital en 2026, comme elle s’y était engagée. J’ai une pensée à cet instant pour les 500 collaborateurs qui sont en cours de reclassement dans l’ensemble du groupe. Je crois savoir qu’ils bénéficient d’un accompagnement social – en tout cas, c’est une demande de notre part, que je souhaite sincèrement voir satisfaite –, qui doit les aider à retrouver une activité au sein du groupe SNCF qui puisse les passionner de nouveau.
Vous avez évoqué le Pass Rail. Cette mesure coûtait 12 millions d’euros : nous préférons investir cet argent pour le fret, tout simplement parce qu’il y a eu très peu de report modal, que nous devons faire des choix, et que les régions ont vraiment montré peu d’entrain à ce sujet. Cela étant, notre position n’est pas définitivement arrêtée : nous parviendrons peut-être à trouver une meilleure formule.
Permettez-moi d’insister sur un dernier point : soyons positifs au sujet du fret ferroviaire. Arrêtons d’en parler négativement ! J’ai reçu ces jours derniers l’ensemble des acteurs de l’alliance 4F : je peux vous dire qu’ils y croient plus que jamais ! Arrêtons de tenir un discours négatif, même s’il est réaliste au regard des chiffres qui ont été cités. Il existe une véritable envie de la part de ces acteurs de continuer à investir dans le fret ferroviaire. À nous d’être capables de les accompagner utilement.
M. le président. La parole est à M. Pierre Jean Rochette.
M. Pierre Jean Rochette. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi de porter une voix non pas différente, mais quelque peu dissonante et, en tout état de cause, complémentaire. Après tout, dans le cadre d’un débat sur le ferroviaire, qu’il y ait plusieurs voies me semble une bonne chose… J’espère que vous apprécierez ce jeu de mots thématique en quelque sorte ! (Sourires.)
À l’heure où notre pays cherche à concilier souveraineté économique et sobriété carbone, une évidence s’impose : nous devons relancer le fret ferroviaire et, surtout, tout l’écosystème autour de ce fret.
Parler du seul fret ferroviaire est une grave erreur. La chaîne logistique ne se nourrit pas que d’une brique. Pour qu’elle soit dynamique, performante et efficace, il faut travailler sur toutes les briques. Parler du fret sans parler du reste ne peut pas être la solution. D’ailleurs, sur le temps long, le fret ferroviaire ne revivra jamais s’il est opposé aux autres modes de transport.
Permettez-moi de revenir un instant sur les propos que viennent de tenir plusieurs de mes collègues et M. le ministre.
Je vous le dis comme je le pense : si la France s’opposait aux mégacamions, ce serait une erreur. Plutôt que de les interdire purement et simplement, je préférerais de beaucoup que nous réfléchissions à une expérimentation autour des mégacamions qui servent le fret ferroviaire, une expérimentation que nous encadrerions et qui pourrait ne concerner que les flux à destination ou en provenance des plateformes multimodales, de manière à relancer et à agir en complémentarité du fret ferroviaire.
Aujourd’hui, les autres pays européens n’interdisent pas les mégacamions. Il serait donc vain de vouloir relancer le fret ferroviaire face à une concurrence européenne qui, elle, disposerait d’outils complémentaires, tels que les mégacamions, et qui, de ce fait, serait plus puissante, plus souple, plus agile d’un point de vue logistique. Une interdiction aussi brutale et une position aussi dogmatique ne seront jamais une solution.
Certes, un certain nombre de sujets posés par ces mégacamions méritent effectivement d’être traités. Mais si l’on veut relancer le fret ferroviaire, qui est, par nature, la brique qui, au sein de la chaîne logistique, est celle qui permet de transporter les plus lourdes charges, on ne peut pas se contenter de décréter qu’à l’arrivée, pour le dernier kilomètre, il ne sera pas possible d’emporter des charges aussi volumineuses.
Il est inenvisageable de redynamiser la chaîne logistique si l’on ne traite pas le sujet de A à Z. Et c’est d’ailleurs pourquoi le transport routier est aussi puissant dans notre pays. C’est parce que cette chaîne ne fonctionne pas que le routier prend le pas sur les autres modes de transport.
N’opposons jamais les modes de transport entre eux. C’est là la principale erreur à ne pas commettre. J’y insiste, une expérimentation fermée autour d’une combinaison entre fret ferroviaire et mégacamions reviendrait, me semble-t-il, à faire preuve d’une ouverture d’esprit véritablement écologiste. En effet, on nous parle de camions électriques, mais si l’on ne veut pas alourdir le poids des camions en remplaçant le pétrole par des batteries, cela ne fonctionnera jamais. On perd en effet en charge utile et moins on transporte de marchandises, moins cela fonctionne… Je le redis, cette complémentarité est évidente.
Pour le fret ferroviaire, donc, la solution la plus performante est le transport combiné.
Aujourd’hui, ce mode de transport représente certes 41 % du fret ferroviaire en France, mais le fret ferroviaire à lui seul ne représente que 10 % du transport total de marchandises. De plus, il est en perte de vitesse depuis vingt ans face à l’essor du fret chez nos concurrents, nos voisins et amis allemands, suisses ou autrichiens, qui ont, eux, une vision totalement différente en matière de transport ferroviaire, puisqu’ils n’opposent pas tout le temps le rail à la route et préfèrent les faire travailler ensemble – c’est justement dans ces pays que cela fonctionne !
Je rejoins complètement les propos de ceux de mes collègues qui affirment que les camions ne sont pas adaptés pour les grands trajets. C’est en effet le transport ferroviaire qui doit jouer ce rôle, mais, je le répète, il restera toujours le premier et le dernier kilomètre à parcourir.
Si l’on veut relancer avec succès le fret ferroviaire, il faut aussi travailler sur les sillons. Aujourd’hui, les sociétés qui parviennent à obtenir une licence d’opérateur ferroviaire – il n’y a pas que des opérateurs publics : il y a aussi des opérateurs privés – ont du mal à exploiter les infrastructures, parce que les sillons ne sont pas alloués aussi simplement qu’ils le devraient par SNCF Réseau.
Les chantiers à engager sont nombreux : moderniser et adapter les infrastructures au fret – c’est une évidence – ; développer les plateformes multimodales ; enfin, encourager la concurrence en facilitant aux PME et aux petits opérateurs l’accès aux rails.
Que des opérateurs publics exploitent le réseau ne pose aucun problème. En revanche, il faut suivre la même règle que celle qui prévaut dans tous les autres pays où le fret ferroviaire fonctionne, à savoir que les logisticiens nationaux doivent aussi pouvoir avoir accès à des licences ferroviaires pour exploiter eux-mêmes le fret ferroviaire sans passer par les opérateurs publics. Dans notre pays, hélas, les opérateurs privés sont trop peu nombreux.
Pour développer le fret ferroviaire, nous ne devons pas nous appuyer uniquement sur des opérateurs publics ; nous devons faciliter et accompagner les petits ou les grands logisticiens qui ont la volonté de décarboner et d’accéder au rail.
Je terminerai en évoquant la question de la réindustrialisation : aucune réindustrialisation ne sera possible sans un fret ferroviaire performant, dans la mesure où ce mode de transport de marchandises sert les industries de masse – le fret ferroviaire n’est pas conçu pour répondre aux besoins des épiceries par exemple. Et réciproquement : pas de fret ferroviaire performant sans industries à desservir.
Ce sujet fait directement écho à des débats que nous avons ici, au Sénat, notamment en matière d’urbanisme. Quand on crée une zone d’activité d’intérêt national ou quand on veut mettre en œuvre une opération d’intérêt national en France, comment traitons-nous la question des terminaux ferroviaires embranchés ? En termes d’urbanisme, c’est un vrai sujet ! Aujourd’hui, on ne peut pas penser une telle politique sans imaginer la connexion au réseau ferré.
Nous devons travailler sur l’ensemble de ces problématiques pour relancer le fret ferroviaire. Personnellement, j’y suis très favorable, mais nous devrons élargir le spectre de notre réflexion sur le sujet.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Tabarot, ministre auprès du ministre de l’aménagement du territoire et de la décentralisation, chargé des transports. Monsieur le sénateur Rochette, je partage votre position sur presque tous les points que vous abordez, mais je le fais, comme je vous l’ai dit, sans opposer les modes de transport les uns avec les autres. C’est la ligne que je me suis fixée depuis que je m’intéresse à tous les sujets relatifs aux transports.
Je pense très sincèrement que la complémentarité entre le rail et la route existe, mais, en l’occurrence, le mode de transport bien spécifique que vous défendez – les mégacamions –porterait un coup fatal au fret ferroviaire. Je respecte votre opinion sur ce point, mais je ne la partage pas.
En revanche, je fais mien votre point de vue sur le rôle clé que doit jouer le transport combiné. Il s’agit en effet d’une solution d’avenir : les chaînes multimodales vertueuses, notamment par le biais des services de transport combiné, qui concilient le transport ferroviaire, le préacheminement et l’acheminement du conteneur par la route, permettent d’envisager un report modal.
C’est précisément sur cet aspect des choses que nous avons choisi de renforcer notre action, puisque nous consacrons chaque année depuis 2021 une enveloppe de près de 50 millions d’euros au soutien à l’exploitation de ces services.
Vous avez également évoqué la nécessité d’engager des actions concrètes. Nous nous y efforçons, notamment via l’élaboration d’un schéma directeur du transport combiné à l’horizon 2032 puis à l’horizon 2042, qui a été publié en octobre dernier. C’est un document stratégique qui dessine le maillage cohérent des plateformes sur l’ensemble du territoire.
Vous avez aussi parlé du raccordement direct de certains sites au réseau ferré national. Nous avons obtenu de la Commission européenne l’autorisation de soutenir financièrement – ce qui n’est pas toujours possible – les investissements de l’État ainsi que des régions qui ont décidé de financer ces projets dans le cadre d’un contrat de plan État-région. Parfois, l’État finance des projets qui sont uniquement régionaux ; de temps en temps, ce sont les régions qui financent des projets qui sont pourtant plutôt du ressort de l’État. C’est ce que j’appelle un bon partenariat entre collectivités.
Enfin, concernant les sillons, je rappelle ce que j’ai dit tout à l’heure : une démarche véritablement vertueuse est actuellement mise en œuvre à travers les plateformes d’infrastructures et de services ; elle permet d’assurer une meilleure qualité de service sur le réseau et de disposer de davantage de visibilité sur ces sillons.
C’est l’une des clés indispensables pour réussir à récupérer un certain nombre de clients qui, démotivés par les difficultés qu’ils ont rencontrées, se sont détournés vers d’autres modes de transport, qui ont certes le mérite d’exister, mais qui n’ont pas les mêmes vertus que le fret ferroviaire. En effet, décarboner nos modes de transport reste l’une de nos priorités.
M. le président. La parole est à Mme Agnès Canayer. (Mme Marie Mercier applaudit.)
Mme Agnès Canayer. Monsieur le président, mes chers collègues, je connais, monsieur le ministre, votre constante implication et votre grande expertise, de longue date, sur ce sujet du transport ferroviaire. Je tiens à mon tour à remercier le groupe communiste d’avoir pris l’initiative d’organiser ce débat, lequel me permet de vous interroger sur la connexion entre le fret ferroviaire et nos ports, une nouvelle brique !
En tant qu’élue du Havre, je mesure tous les jours la nécessité de la multimodalité pour le transport de marchandises. Aujourd’hui, un conteneur qui arrive dans le port du Havre a huit chances sur dix de prendre la route, une chance et demie sur dix de prendre la Seine et une demi-chance sur dix d’utiliser le rail ! Le train comme mode de transport des marchandises est donc bel et bien résiduel.
Cette situation a malheureusement des conséquences environnementales et économiques, qui, inévitablement, nous poussent à nous poser un certain nombre de questions : comment garantir, demain, une logistique décarbonée, performante et assurer une meilleure compétitivité face aux défis climatiques et géopolitiques ? Comment garantir que nos ports par lesquels transitent plus de 325 millions de tonnes de marchandises soient connectés à un réseau ferroviaire performant pour développer la multimodalité ?
En France, cette réflexion a conduit à l’élaboration de la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire inscrite dans la loi Climat et Résilience, qui fixe des objectifs ambitieux, comme de nombreux intervenants l’ont déjà mentionné.
Cette feuille de route vise un doublement de la part modale du fret ferroviaire en France, de 9 % en 2019 à 18 % en 2030, avec un objectif de 25 % à l’horizon 2050. Il y a donc urgence à agir pour atteindre cet objectif. Car, malheureusement, une telle ambition se heurte à la saturation chronique du réseau ferroviaire, conséquence directe de nos lignes obstruées, particulièrement en Normandie.
C’est pourquoi la ligne nouvelle Paris-Normandie, la LNPN, est tant attendue, et pas seulement par les Normands, qui sont depuis toujours exclus de la grande vitesse, mais surtout par l’ensemble des acteurs économiques et portuaires, qui sont las des promesses tant de fois repoussées. Faire du Havre le port de Paris n’est pas une idée nouvelle ! D’ailleurs, toutes les grandes puissances maritimes ont leur capitale reliée à un port…
Et si Haropa – regroupement du Havre, de Rouen et de Paris – donne corps aujourd’hui à l’axe Seine, le lien entre la capitale et le port du Havre ne peut pas être simplement fluvial.
Pensée dès 1991, défendue en 2009 par le président Sarkozy, soutenue par tous les gouvernements depuis lors, la LNPN est aujourd’hui toujours bloquée par l’opposition de la région d’Île-de-France et la lenteur des études préalables.
Cette ligne est pourtant indispensable, non seulement pour les passagers, mais surtout pour le fret. Elle désaturerait le réseau existant, soulagerait nos autoroutes, favoriserait une desserte efficace de Paris, principal bassin de consommation, et étendrait l’hinterland portuaire.
Aujourd’hui, Haropa traite 80 % de ses volumes de marchandises dans un rayon de moins de 160 kilomètres. C’est insuffisant quand les ports du range nord atteignent, eux, 250 kilomètres…
Si nous voulons rivaliser, si nous voulons que l’axe Seine devienne une véritable colonne vertébrale logistique nationale, il faut faire sauter les verrous qui bloquent la LNPN.
Le coût total du projet est estimé à près de 10 milliards d’euros, avec une réalisation par phases prévue à l’horizon 2040. Néanmoins, l’action de l’État manque encore de clarté, tant pour ce qui concerne sa participation exacte au financement que pour ce qui est du respect du calendrier prévu.
En attendant, d’autres leviers existent pour pallier le manque d’attractivité du fret ferroviaire.
Le premier d’entre eux est un investissement massif dans le réseau stratégique dédié au fret. Les lignes et les terminaux doivent être renforcés, notamment pour augmenter le maillage et les sillons.
Le second levier consiste à s’inspirer des bonnes pratiques européennes, notamment de celles de la Suisse, qui, depuis 2016, grâce à la loi, réserve des sillons à long terme pour le fret, assurant ainsi une planification pérenne et équilibrée entre les trains de passagers et ceux de marchandises.