LISTE DES DÉPLACEMENTS

Jeudi 11 janvier 2024 : Conflans-Sainte-Honorine (78)

Collège du Bois d'Aulne : Mme Marianne VIEL, principale

Échanges avec les équipes pédagogique (professeurs de lettres, anglais, EPS, histoire-géographie) et administrative (CPE, secrétaire de direction).

Jeudi 18 janvier 2024 : Oullins (69)

- Cité scolaire Parc Chabrières (lycée professionnel et lycée Général et technologique) : M. Raoul SAVEY, proviseur.

Échanges avec les équipes pédagogique (professeurs de théâtre, économie-gestion, français, philosophie, espagnol, physique-chimie, lettres-histoire géographie) et administrative.

- Centre scolaire Les Chassagnes (collège-lycée privé) : Mme Anne PASTUREL, directrice.

Échanges avec les équipes pédagogique (histoire-géographie, anglais, français, économie-gestion, sciences économiques et sociales) et administrative.

TRAVAUX EN COMMISSION

AUDITION DE M. PAP NDIAYE, MINISTRE DE L'ÉDUCATION NATIONALE ET DE LA JEUNESSE

Mardi 4 juillet 2023

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M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Monsieur le ministre, Monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, le 16 octobre 2020, Samuel Paty était assassiné pour avoir accompli son métier d'enseignant. Cet attentat, qui a choqué la France, a tragiquement mis en lumière les pressions, menaces et agressions dont peuvent être victimes les enseignants au quotidien. Quelques jours après ce drame, nos deux commissions avaient interrogé Gérald Darmanin et Jean-Michel Blanquer sur les circonstances ayant conduit à ce meurtre et sur les réponses mises en place par le ministère de l'éducation nationale, les forces de sécurité et l'institution judiciaire pour y faire face. Plus de deux ans après les faits, l'émotion reste vive ; les pressions et les menaces exercées sur les enseignants demeurent plus que jamais d'actualité.

Afin de faire toute la lumière sur cette situation, nos deux commissions ont souhaité créer une mission conjointe de contrôle consacrée aux modalités de signalement et de traitement, par les pouvoirs publics, des pressions, menaces et agressions subies par les enseignants et les personnels de direction des établissements.

Pour notre première audition, il nous semblait important de vous entendre, Monsieur le ministre, pour évoquer plusieurs sujets relevant de vos compétences.

D'abord, nous souhaitons objectiver les pressions, menaces et violences recensées dans l'éducation nationale et comptons sur vous et vos services, non seulement pour connaître le nombre et la nature des actes commis chaque année à l'encontre des personnels enseignants et administratifs, mais aussi pour comprendre leur évolution.

Nous souhaitons également savoir comment sont pris en charge les personnels victimes d'intimidation, de menace ou d'agression. Quelles mesures concrètes ont-elles été mises en place à cet égard depuis octobre 2020 ?

Par ailleurs, des sondages réguliers soulignent le développement alarmant de l'autocensure chez les enseignants, en particulier du secondaire, dans le cadre de leur enseignement.

Enfin, nous souhaitons connaître les mesures qui ont été prises depuis deux ans et demi pour aider nos professeurs à faire face aux pressions auxquelles ils sont confrontés, que ce soit de la part d'élèves ou de parents d'élèves, à l'énoncé de simples connaissances, historiques, biologiques ou philosophiques.

Telles sont quelques-unes des questions que nous aurons l'occasion d'aborder au cours de cette audition, qui est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

Nos travaux ayant obtenu du Sénat de bénéficier des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Aussi, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pap Ndiaye prête serment.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - La mission conjointe de contrôle que nous menons avec le président Laurent Lafon, munis des pouvoirs d'enquête qui nous ont été accordés par le Bureau du Sénat, a pour objectif de travailler sur les conséquences de l'assassinat dont a été victime Samuel Paty, notamment en matière de protection et d'organisation des services de l'État pour accompagner et aider dans leur mission les professeurs de l'enseignement secondaire et universitaire.

On demande beaucoup aux enseignants et aux chefs d'établissement, notamment de former notre jeunesse à l'esprit critique et à la citoyenneté. Cela n'a jamais été facile et cela l'est encore moins aujourd'hui. Dès lors, le soutien de leur hiérarchie, mais aussi de tout l'appareil d'État, nous paraît absolument essentiel.

En complément des questions du président Lafon, je souhaite vous interroger sur les relations entre l'institution scolaire, les services de sécurité intérieure et ceux de la justice. Dans le cadre de la loi confortant le respect des principes de la République, une infraction spécifique d'entrave à la fonction d'enseignant a été créée ;elle figure à l'article 431-1 du code pénal. Par ailleurs, les menaces sont réprimées par l'article 433-5 du même code. Enfin, la diffusion malveillante d'informations personnelles est désormais réprimée par l'article 223-1-1 du code pénal. Disposez-vous d'éléments sur le nombre de plaintes déposées et de poursuites engagées pour ces motifs ?

Plus largement, les échanges avec, d'une part, les services de police et de gendarmerie et, d'autre part, les renseignements territoriaux, permettent-ils un suivi des situations à risque ? Comment se passent l'accompagnement vers le dépôt de plainte et la prise en compte des menaces en cas d'incident ? Enfin, comment jugez-vous la prise en charge de ces questions par la justice ?

La question se pose au niveau des établissements comme au niveau des rectorats, et l'articulation des services est essentielle pour définir des priorités communes et échanger des informations. À l'inverse, en l'absence de ces échanges, l'enseignant risque de se retrouver seul, renvoyé d'un service à un autre, chacun ayant son objectif propre.

Nous espérons donc que des progrès ont été accomplis sur ces points.

En outre, les modalités de signalement des agressions et des formes de pression par des collègues qui en auraient été témoins méritent également notre attention. En théorie, la visée de l'article 40 du code de procédure pénale est claire et devrait conduire tout fonctionnaire témoin d'une agression dans l'exercice de ses fonctions à saisir directement le procureur de la République. En pratique, toutefois, il semble que le recours à ce mécanisme soit finalement marginal. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ? Comment garantir l'effectivité de cette disposition ?

Enfin, permettez-moi de rappeler à nos collègues que le ministre ne peut pas répondre sur les faits qui font l'objet d'une enquête en cours, c'est-à-dire sur l'organisation de la protection à laquelle Samuel Paty avait droit. Notre objectif est ici de voir quelles conséquences pratiques ont été tirées de ce drame pour protéger les enseignants.

M. Pap Ndiaye, ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse. - Messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie tout d'abord pour la création de cette mission d'information sur un sujet crucial pour les personnels de l'éducation nationale. Ce sont eux qui font notre école : nous leur devons reconnaissance, respect et protection. Garantir la protection de nos personnels est la condition sine qua non de l'exercice de leurs fonctions. Vous le savez - et l'actualité récente nous le démontre encore -, notre époque connaît de graves menaces sur nos institutions, les empêchant parfois de mener à bien leur mission. Qu'elles touchent des professeurs, des élus locaux ou des forces de l'ordre, les menaces et les pressions dont ils peuvent être l'objet sont des atteintes directes à notre République et à nos valeurs.

Certains drames nous le rappellent douloureusement, et même si la mission ne porte pas, comme vous l'avez rappelé, monsieur le président, sur l'assassinat de Samuel Paty et que je ne pourrai pas évoquer directement cette affaire dans la mesure où des procédures judiciaires sont en cours, j'aimerais néanmoins en préambule lui rendre hommage. Vous l'avez dit, Monsieur le président, l'émotion reste vive.

L'éducation nationale et ses personnels ne sont malheureusement pas épargnés par les multiples formes de violences - terrorisme, cyberharcèlement, délinquance, mais aussi violences liées à une pathologie mentale - qui traversent la société et qui dépassent le seul lieu de l'école. C'est pour cette raison que l'éducation nationale ne peut agir seule en ces domaines et que des coopérations renforcées existent, principalement avec le ministère de l'intérieur et le ministère de la justice. Je crois savoir que vous auditionnerez mes deux collègues ministres. Ils pourront également revenir sur le travail que nous menons en coordination.

Si vous me le permettez, j'organiserai mon propos liminaire en trois grandes parties : premièrement, les constats et les chiffres ; deuxièmement, une rapide présentation des procédures de signalement ; et troisièmement, quelques pistes de consolidation de nos procédures.

Je commencerai par le constat : quelles sont les menaces, pressions et agressions qui s'exercent à l'encontre des professeurs et des agents de l'éducation nationale ? Les personnels de l'éducation nationale sont exposés depuis toujours à la violence que nous pourrions qualifier d'ordinaire. Par exemple, les professeurs des écoles subissent parfois des agressions lorsqu'ils jouent leur rôle en matière de protection de l'enfance et signalent des situations d'enfants en danger. Je pense aussi aux pressions que subissent certains professeurs de lycée au sujet des notes et de leurs conséquences plus ou moins avérées sur Parcoursup.

Avec le phénomène du harcèlement entre élèves, qui a pris une ampleur préoccupante dans sa version cyber et qui dépasse désormais largement le cadre de l'école, les équipes peuvent être régulièrement menacées ou accusées de situations de souffrance d'enfants ou d'adolescents, que ces situations relèvent réellement de harcèlement ou non. Récemment, nous avons connu un emballement médiatique et des propos d'une grande violence, notamment à l'encontre de chefs d'établissement.

Nous voyons également émerger des menaces émanant de l'extrême droite. Le collectif « Parents vigilants » n'hésite pas à dénoncer sur les réseaux sociaux et les médias la propagande LGBT ou encore « l'étude de textes immigrationnistes » dont certains professeurs seraient les responsables.

Parmi les phénomènes nouveaux, il faut ajouter les violences des élèves - parfois gravissimes et parfois en lien avec des troubles mentaux -, comme l'assassinat d'Agnès Lassalle, il y a quelques mois.

Il faut aussi évoquer les violences que des parents font subir aux enseignants par leurs menaces, de plus en plus fréquentes et décomplexées. Par exemple, le 22 juin 2023, en maternelle, une mère a menacé de mort une enseignante pour un pull oublié. L'enseignante a déposé plainte et demandé la protection fonctionnelle.

Enfin, il y a les atteintes aux principes de laïcité, qui se traduisent notamment par le port de tenues manifestant une appartenance religieuse ou par des contestations d'enseignement. Ces atteintes ont objectivement augmenté, comme en attestent les chiffres publiés tous les mois par le ministère de l'éducation nationale. Elles conduisent à des situations de tension dans les établissements, parfois à des menaces ou à des agressions qui s'exercent à l'encontre des personnels.

Comment mesurons-nous ces phénomènes ?

La direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) a mis en place deux outils statistiques pour mesurer et caractériser les atteintes envers les personnels : d'une part, l'enquête Sivis - système d'information et de vigilance sur la sécurité scolaire - et, d'autre part, les enquêtes de victimation.

L'enquête Sivis est centrée sur les faits graves portés à la connaissance des inspecteurs de l'éducation nationale (IEN) chargés des circonscriptions du premier degré et des chefs d'établissement dans le second degré.

Toute atteinte portée à l'encontre d'un personnel est considérée comme un fait grave. C'est une mesure mensuelle qui porte sur un échantillon représentatif de chefs d'établissement et d'inspecteurs de l'éducation nationale. Ce dispositif mesure l'évolution de la violence en milieu scolaire, en ramenant le nombre d'atteintes graves à 1 000 élèves.

Le nombre d'atteintes déclarées est stable dans les écoles publiques et les établissements scolaires privés sous contrat. Nous ne connaissons pas encore les chiffres pour l'année scolaire 2022-2023. Ceux que nous avons portent sur l'année scolaire 2021-2022, avec 3 %o de signalements dans le premier degré, 13,5 %o de signalements dans les collèges, 5,1 %o de signalements dans les lycées d'enseignement général et technologique et 20,1 de %o signalements dans les lycées professionnels.

Dans le premier degré, 54 % des faits de violence déclarés sont commis à l'encontre d'un enseignant, 5 % le sont envers d'autres personnels. Les autres faits déclarés concernent les violences entre élèves.

Dans le second degré, 25 % des faits de violence déclarés sont commis à l'encontre d'un enseignant ; 14 % à l'encontre des autres personnels.

Dans le premier degré, les principaux auteurs de violences sont les familles. Dans, le second degré, ce sont les élèves.

Les violences signalées sont majoritairement des violences verbales : 61 % dans le premier degré, contre 78 % dans le second degré. Les violences physiques représentent 32 % des signalements dans le premier degré, 12 % dans le second degré.

En complément de ces données fournies par Sivis, qui se fondent uniquement sur des faits déclarés aux chefs d'établissement et aux inspecteurs de l'éducation nationale, nous avons des enquêtes de victimation, menées directement auprès des personnels. Elles permettent d'évaluer le climat scolaire et de mesurer les atteintes subies par les personnels, qu'elles aient été ou non signalées aux autorités académiques et/ou policières.

Le non-signalement ne doit pas être interprété systématiquement comme la crainte d'un chef d'établissement de voir la situation empirer. En fait, 65 % des cas non signalés le sont parce que l'agent de l'éducation nationale a traité lui-même la situation.

La DEPP a constitué un échantillon de 45 000 personnels du second degré, soit à peu près 10 % de la population concernée, et un échantillon de 21 000 personnes dans le premier degré. Ces enquêtes existent depuis 2011. Étendues à partir de 2019, elles montrent, à titre d'enseignement principal, que les violences les plus graves - agressions sexuelles et agressions avec arme - représentent 0,5 % de l'ensemble des déclarations, soit environ 500 faits par an.

Nous observons une augmentation des atteintes à la laïcité. Comme je le soulignais, cette augmentation s'explique en partie par un développement de la culture du signalement, que nous encourageons, qui s'installe auprès des établissements, auprès des écoles, et que nous diffusons auprès des recteurs, des chefs d'établissement et de tous les personnels.

Cependant, tous les acteurs de terrain en conviennent, il existe des entreprises locales d'entrisme religieux dans nos écoles et dans nos établissements. Depuis 2017, le ministère a renforcé ses moyens afin de soutenir ses personnels confrontés à des atteintes à la laïcité.

Premièrement, il a créé les équipes académiques « Valeurs de la République et laïcité », soit 600 personnes désignées pour répondre à tout signalement d'atteinte aux principes de laïcité et à toute demande de conseil, sur place ou par téléphone.

Deuxièmement, il a conçu « Faits Établissement », une application de signalement pour smartphone créée en 2015, accessible aux directeurs d'école et aux chefs d'établissement.

Troisièmement, enfin, il a rendu accessible sur le site officiel du ministère de l'éducation nationale un formulaire qui permet à des personnels de signaler toute difficulté directement à l'administration centrale, sans passer par la voie hiérarchique.

À partir des signalements, un état des lieux national des atteintes à la laïcité est réalisé afin d'identifier les phénomènes, de regarder les évolutions et d'adapter les réponses.

Depuis la rentrée 2022, j'ai décidé de publier mensuellement, et non plus trimestriellement, les données chiffrées relatives aux atteintes aux principes de laïcité. Cet outil de suivi et de pilotage a permis de quantifier l'augmentation des atteintes aux principes de laïcité, notamment la part croissante des ports de tenues non conformes au regard de la loi de 2004. Les signalements d'atteintes aux principes de laïcité ont progressé depuis la création de l'application, passant de 235 en mars 2018 à 625 en mai 2023.

Pour faire face à la hausse des signalements, j'ai lancé en novembre 2022 un plan de soutien aux personnels directeurs d'école et chefs d'établissement. Il trace plusieurs axes : la sanction systématique et graduée du comportement des élèves qui portent atteinte à la laïcité lorsque ce comportement persiste et après une phase de dialogue avec l'élève et la famille ; le renforcement de la protection et du soutien aux personnels ; l'appui aux chefs d'établissement en cas d'atteinte à la laïcité ; le renforcement de la formation des personnels et, en premier lieu, celle des chefs d'établissement. Sur ce point, je précise que nous aurons formé près de 10 000 chefs d'établissement à la fin de cette année scolaire ; l'année prochaine, ce sera le tour des IEN et des conseillers principaux d'éducation (CPE).

En ce qui concerne le pilotage national et déconcentré, ainsi que l'évaluation des risques, nous avons des instances à tous les échelons et une organisation des processus pour améliorer la sécurité des personnels.

Tout d'abord, au niveau national, depuis 2012, la prise en charge des phénomènes de violence au sein de l'institution scolaire s'est structurée autour du haut fonctionnaire de défense et de sécurité, placé sous l'autorité du secrétaire général, toujours issu de l'encadrement supérieur du ministère de l'intérieur.

Cette organisation est ensuite déclinée dans les académies au travers des directeurs de cabinet et des conseillers à la sécurité des recteurs, ainsi que des équipes mobiles de sécurité.

Depuis la rentrée 2021, les directions des services départementaux de l'éducation nationale (DSDEN) ont désigné à leur niveau un référent violence. Ce service de défense et de sécurité du ministère est en lien constant avec le ministère de l'intérieur. Après les attentats de 2015, la coopération a été renforcée avec les ministères de l'intérieur et de la justice grâce à des circulaires et à la mise en place de plans particuliers de mise en sûreté (PPMS). Depuis 2002, un premier PPMS concernait les événements naturels ou technologiques ; depuis 2015, un deuxième PPMS concerne les événements d'intrusion ou d'attentats. Par ailleurs, chaque rectorat dispose de son référent justice, chaque magistrature de son magistrat référent de l'éducation nationale.

Enfin, le ministère de l'éducation nationale siège à la cellule de lutte contre l'islamisme et le repli communautaire (Clir).

Au niveau local, des services déconcentrés sont également parties prenantes du pilotage de la lutte contre la violence et de la lutte contre le séparatisme. Dans chaque département, le directeur académique des services de l'éducation nationale (Dasen) siège dans différentes commissions. À l'échelon local, nous avons également une Clir, une cellule de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF) et un état-major de sécurité placé sous l'autorité du préfet de département. À l'échelle des communes, c'est le chef d'établissement qui siège dans les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance.

Concernant la procédure, que fait-on quand un professeur ou un personnel de l'éducation nationale est victime de pressions, de menaces ou d'agressions ?

J'ai mentionné l'application « Faits Établissement » créée en 2015 et généralisée à partir de 2017. Cette application permet aux chefs d'établissement et aux directeurs d'école de signaler des faits graves survenus dans l'espace scolaire, qu'il s'agisse de violences entre élèves, de violences envers un personnel ou d'atteinte aux valeurs de la République.

Il existe plusieurs niveaux de signalements, qui peuvent se doubler, selon l'urgence et la gravité, d'une prise de contact du chef d'établissement avec la police, la gendarmerie et la hiérarchie académique. En 2017, le ministère de l'éducation nationale a créé la cellule ministérielle de veille opérationnelle et d'alerte (CMVOA), qui reçoit les signalements pour l'enseignement scolaire et supérieur. Elle en produit une synthèse qui est communiquée chaque soir à mon directeur de cabinet, lui-même étant en lien constant avec les autorités académiques - il m'arrive également de lire ces signalements quotidiens. Dans chaque académie et en fonction de leur taille, entre quatre et dix personnes assurent la fonction de signalement et de réaction face aux faits de violence.

Pour mémoire, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République crée trois nouvelles infractions : la menace pour obtenir une dérogation aux règles de service ; l'entrave à la fonction d'enseignant par des menaces ; la diffusion d'informations à caractère privé susceptibles d'exposer un agent.

La consigne est claire : face à un fait de violence ou une atteinte aux valeurs de la République dans une école ou dans un établissement, le chef d'établissement, le directeur d'école ou l'inspecteur de circonscription est tenu de faire un signalement. Les outils conçus à cette fin sont accessibles et parfaitement connus.

De récentes enquêtes, réalisées notamment par l'Institut français d'opinion publique (Ifop), ont révélé un phénomène d'autocensure de la part des professeurs et des personnels de direction. Un professeur n'a pas à baisser la tête ni à courber l'échine. Il est le visage de la République, l'incarnation du service public d'éducation. Il est légitime par son savoir, par sa mission, par l'institution à laquelle il appartient et qui lui doit protection. J'ai eu l'occasion de l'affirmer à de nombreuses reprises, il ne saurait y avoir d'omerta dans l'éducation nationale et je serai intraitable sur cette règle.

Enfin, pour être plus forte, l'institution doit à tout prix porter un seul et même message. C'est dans cet objectif que nous avons créé, en novembre 2022, un plan de formation « Valeurs de la République et laïcité » inédit pour les personnels de direction, les proviseurs, les proviseurs adjoints les principaux et les principaux adjoints. Comme je vous le disais, près de 10 000 personnels de direction sur 14 000 ont bénéficié de ces sessions de formation. Le message est très clair : signaler, traiter et sanctionner.

Les procédures disciplinaires pour toute atteinte aux personnels sont engagées lorsqu'un personnel est victime de pressions, de menaces ou d'agressions, y compris verbales, de la part d'un élève. Le chef d'établissement est tenu d'engager une procédure disciplinaire à l'encontre de l'élève et, en fonction de la gravité des faits, il dispose d'un pouvoir de sanction pouvant aller jusqu'à huit jours d'exclusion. Il peut également réunir le conseil de discipline et l'échelle de sanctions permet d'aller jusqu'à l'exclusion définitive.

Concernant la protection fonctionnelle, la circulaire ministérielle du 14 août 2020 rappelle les principes de cette garantie que l'administration doit accorder dès lors qu'un agent est victime, dans l'exercice de ses fonctions, d'agissements pouvant être qualifiés d'atteinte à l'intégrité de la personne, de violence, d'injures ou de diffamation. En novembre 2022, cette circulaire a été complétée par le plan « Laïcité dans les écoles et les établissements scolaires », qui rappelle sous forme de fiches, d'une part, la marche à suivre en cas de menace sur un personnel, et d'autre part, la nécessité de proposer la protection fonctionnelle. Celle-ci consiste en la prise en charge financière des frais de justice. Elle donne la possibilité de saisir la justice et, le cas échéant, d'accompagner l'agent pour déposer plainte, de lui proposer un soutien psychologique, d'autoriser une absence en cas de besoin. Lors du dernier séminaire sur le harcèlement la semaine dernière, le porte-parole du ministère de la justice a confirmé la nécessité de ces signalements et du rapprochement entre les services de l'éducation nationale et les parquets pour faciliter le traitement de ces signalements.

Beaucoup d'étapes ont donc été franchies. Beaucoup a été fait depuis 2015, et je veux rendre hommage à mes prédécesseurs dont je poursuis le travail en adaptant l'action du ministère de l'éducation nationale aux évolutions que nous observons. J'ai demandé aux recteurs de s'assurer de la mise en oeuvre effective, dans chaque école et dans chaque établissement, des instructions relatives à la lutte contre la violence et aux atteintes aux personnels. Une instruction le précisera à la rentrée scolaire. Je ne le répéterai jamais assez : toute violence, toute atteinte aux valeurs de la République, doit être signalée et, le cas échéant, sanctionnée.

J'ai évoqué le projet de décret actuellement soumis au Conseil d'État, qui rendra obligatoire la mise en place d'une procédure disciplinaire en cas d'atteinte aux valeurs de la République. Ce décret vise à renforcer la légitimité des équipes et à montrer la détermination de l'institution. Je crois beaucoup dans la formation des personnels. Comme le montre la récente enquête de l'Ifop, il y a encore à faire dans ce domaine. Elle montre aussi, cependant, que les professeurs formés se sentent plus légitimes et plus outillés pour aborder les parties des programmes susceptibles d'être contestées. C'est pourquoi - sans vouloir aucunement relativiser des phénomènes réellement inquiétants - l'augmentation des signalements d'atteintes aux principes de laïcité manifeste sans doute aussi la prise de conscience des chefs d'établissement que le signalement n'est pas un aveu de faiblesse.

Voilà donc les étapes que nous suivons. Du point de vue de la mise en oeuvre des mesures, de la formation, de la protection des personnels, beaucoup a été fait. Nous avons certainement encore à faire.

M. Jacques Grosperrin. - Monsieur le ministre, au moment du drame du 16 octobre 2020, vous n'étiez pas en poste, mais vous avez dit depuis qu'il est de votre devoir d'assurer la protection de vos personnels. Vous avez cité des chiffres du ministère auxquels je voudrais répondre par un sondage de l'Ifop concernant les atteintes à la laïcité dues à l'expression du fait religieux à l'école, entre 2018 et 2022. Durant cette période, le nombre de professeurs qui affirment s'être autocensurés, pour éviter tout incident, est passé de 36 % à 56 %. Ces éléments font naître en moi le sentiment qu'il y a un problème de ligne au sein du ministère de l'éducation nationale : en règle générale, il s'agit de ne pas blesser quiconque. D'ailleurs, depuis le rapport que j'avais produit en 2015, intitulé Faire revenir la République à l'école, jusqu'au drame du 16 octobre 2020, rien n'a changé.

L'institution scolaire est encore et toujours sous l'emprise des préceptes de Jules Ferry. En effet, feriez-vous encore vôtre la recommandation qu'il a adressée aux instituteurs dans sa lettre du 27 novembre 1883 ? « Avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre sagesse, c'est la sagesse du genre humain. »

En faisant, bien sûr, la part des changements qui se sont produits depuis lors, j'ai le sentiment que les services du ministère suivent cette philosophie de Jules Ferry. Or tant que l'on n'arrivera pas à la dépasser, on n'arrivera pas non plus à éviter ces drames.

M. François Bonhomme. - Monsieur le ministre, je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt. Vous avez évoqué les moyens de développer une culture du signalement. Cet ensemble de mesures va au moins permettre de mesurer le phénomène nouveau qui concerne l'enregistrement des atteintes à la laïcité. En revanche, ce que j'attends de vous, monsieur le ministre, c'est que vous preniez des décisions claires.

À la rentrée 2022, à Montauban, des élèves de plus en plus nombreuses sont venues vêtues d'une abaya. Nous avons engagé une médiation, laquelle n'a pas abouti. Une professeure qui avait fait une remontrance à l'une des élèves portant une abaya a été menacée de mort et a été mise sous protection policière. Je vous ai interrogé en novembre dernier sur la directive claire que vous entendiez donner quant à l'appréciation du caractère religieux du port d'un vêtement spécifique. Vous aviez alors répondu que cette appréciation relevait du chef d'établissement. Cela signifie que la pression s'est déplacée sur le chef d'établissement. Or, depuis 1989, avec l'affaire du collège de Creil, les signes et manifestations religieux sont de plus en plus prégnants. La loi de 2004 sur le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse ne concerne que l'école pour la protéger contre ce type d'influence de la société.

Vous dites vouloir défendre l'école publique et ses principes. Malheureusement, vous ne prenez pas de décisions. Cet atermoiement, ce refus de trancher, donne lieu à une situation de confusion qui ne fait qu'aggraver les choses. Vous vous abritez derrière une question juridique, Monsieur le ministre - l'abaya est-elle un signe religieux ? -, au motif qu'une interdiction serait susceptible d'entraîner des recours, et donc une annulation de la décision. Mais, en attendant, les chefs d'établissement ne peuvent plus supporter la pression extérieure.

Nous avions déposé une proposition de loi pour rendre obligatoire le port d'une tenue commune. C'est un facteur de cohésion, une cohésion qui fait actuellement défaut, et qui permet de résoudre le problème des signes religieux à l'école. Cela permet, surtout, de relégitimer l'autorité du professeur en sanctuarisant, si j'ose dire, ce lieu tout à fait particulier que nous devons protéger.

Monsieur le ministre, j'aimerais que vous preniez des décisions claires pour rompre cette ambiguïté et rendre ainsi concret le principe de laïcité. C'est ce que l'on attend d'un ministre !

Mme Sylvie Robert. - Monsieur le ministre, je vous remercie pour la présentation des diverses mesures qui ont été prises depuis ce drame : des préconisations intéressantes dans le rapport de 2020, la circulaire de novembre de la même année, ainsi que la loi du 24 août 2021. J'aimerais ainsi vous poser trois questions.

Premièrement, à propos de la protection fonctionnelle, disposez-vous d'éléments statistiques sur le recours à ce dispositif pour les enseignants ? Connaissez-vous le nombre de demandes, la proportion des mécanismes mis en oeuvre, le pourcentage de refus et, surtout, le délai moyen de réponse ? Il importe de mesurer leur efficacité.

Deuxièmement, l'article 431-1 du code pénal prévoit, depuis la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, de sanctionner, comme vous l'avez mentionné, le fait d'entraver l'exercice de la fonction d'enseignant. À votre connaissance, cet article a-t-il déjà donné lieu à des condamnations ?

Troisièmement, dans le domaine du numérique, l'ensemble des services académiques est-il désormais pourvu de cellules de veille des réseaux sociaux ?

M. Henri Leroy. - Monsieur le ministre, selon L'Autonome de solidarité laïque, sur 50 000 professeurs sondés, 55 % affirment qu'il est porté atteinte à la laïcité à l'intérieur de l'école, et 51 % veulent quitter leur métier. Que prévoit le ministère de l'éducation nationale pour protéger un professeur et son établissement face à des menaces proférées par des parents d'élèves motivées par des considérations religieuses ?

Près de trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, les professeurs disposent-ils d'un kit pédagogique sur les éléments de langage à tenir, sur les attitudes de solidarité à avoir, sur la manière de s'opposer à une menace extérieure et sur les procédures spécifiques à suivre pour accéder rapidement à un service interne ou externe de protection ?

Avons-nous renforcé, en période de crise, l'accompagnement des chefs d'établissement et du corps enseignant ?

Au collège du Bois d'Aulne à Conflans-Sainte-Honorine, un signalement pour fait d'établissement est remonté à l'académie de Versailles et au ministère. Aujourd'hui, près de 50 faits d'établissement sont relayés au ministère, semble-t-il. Comment et par qui sont-ils traités ?

Enfin, pouvez-vous nous parler des actions et des résultats du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République dont vous avez considérablement étendu les missions ?

M. Pap Ndiaye, ministre. - Je commence par cette belle citation de Jules Ferry : « Parlez hardiment de la sagesse du genre humain. » Je ne vois pas en quoi cette citation serait aujourd'hui dépassée. Au contraire, c'est une manière de dire aux professeurs : n'ayez crainte, adressez-vous directement aux élèves, ne reculez pas devant les menaces ni les contestations pédagogiques.

À cet égard, je souligne que les contestations pédagogiques tendent à passer dans l'ombre, si j'ose dire, par rapport aux signalements de tenues religieuses. Nous y prêtons pourtant une très grande attention, compte tenu du fait qu'elles se logent dans des disciplines et des questions parfois inattendues, telle la contestation de la préhistoire.

Je peux donc reprendre à mon compte le propos de Jules Ferry. En revanche, nous disposons désormais de services déconcentrés de l'éducation nationale et nous sommes aux antipodes d'une politique qui nous dicterait de ne pas faire de vagues. Si c'était le cas, nous ne publierions pas chaque mois les chiffres relatifs aux atteintes à la laïcité ni ceux qui concernent les violences subies par les agents de l'éducation nationale. Il est évident qu'il faut procéder à ces signalements, ces faits doivent être connus parce que la connaissance est la première étape pour combattre et faire reculer les forces hostiles au savoir et à l'école de la République.

Monsieur Bonhomme, au lycée Bourdelle à Montauban, au moment des vacances de la Toussaint, il y avait de mémoire une vingtaine de cas de jeunes filles portant des abayas, contre deux à la rentrée de novembre, puis un seul cas, qui a donné lieu à un conseil de discipline en novembre. L'académie de Toulouse s'est penchée avec beaucoup de vigueur sur le cas du lycée Bourdelle.

C'est pour moi l'occasion de dire que nous avons besoin d'une cartographie nationale sur ce sujet. Il ne concerne d'ailleurs qu'un certain nombre d'établissements, peu nombreux, mais qui concentrent un nombre élevé de signalements.

La circulaire de novembre 2022 visait à répondre à la hausse des signalements pour tenue religieuse. Depuis la loi de 2004 et a fortiori depuis le début des années 2000, les tenues ou les signes religieux à l'intérieur de l'école ont évolué. À l'époque, il s'agissait du voile, dont le port est devenu aujourd'hui anecdotique. Nous rencontrons à l'heure actuelle des tenues qui manifestent une intention religieuse. C'est sur ce point que nous nous heurtons à des difficultés d'interprétation.

La règle, pourtant, à laquelle je suis très attaché, doit rester l'application stricte de la loi de 2004.

Quant à votre proposition d'une tenue commune, si vous avez la curiosité de regarder ce qui se passe à l'étranger, vous observerez que les élèves parviennent à contourner la contrainte en agrémentant leur tenue de signes. D'ailleurs, libres aux établissements, par modification du règlement intérieur, de proposer le port d'une tenue commune !

M. François Bonhomme. - La loi peut le faire aussi.

M. Pap Ndiaye, ministre. - Comme je vous le disais, je n'y suis pas favorable dans la mesure où elle ne résout pas le problème.

Madame Sylvie Robert, nous avons recensé, pour l'année 2022, 2 739 demandes de protection fonctionnelle pour les personnels enseignants des premier et second degrés et 994 demandes pour les autres personnels ; 77 % de ces demandes ont été approuvées. Les situations de refus sont notamment liées au fait que la protection fonctionnelle doit être accordée à un agent se trouvant dans l'exercice de ses fonctions, non pas en dehors de celles-ci.

En outre, et c'est très net depuis l'assassinat de Samuel Paty, la protection fonctionnelle peut être accordée directement par l'administration de l'éducation nationale sans que l'agent ait à en formuler la demande.

À propos des cas d'entrave à la fonction d'enseignant, une première condamnation a été prononcée le 13 septembre 2022 par le tribunal correctionnel du Puy-en-Velay contre un parent d'élève. La peine était de douze mois d'emprisonnement avec sursis pour des faits commis à l'encontre de l'institution et d'un principal de collège - il s'agit là d'un cas d'entrave à la fonction de personnel de direction. D'autres affaires sont peut-être en cours d'instruction à l'heure actuelle.

À propos des cellules de veille des réseaux sociaux, une cellule de veille existe à l'échelle du ministère et dans chaque académie, ce travail étant confié au service de communication. Toutefois, il faut rappeler avec modestie que l'intégralité des violences et du cyber-harcèlement n'est pas facile à détecter sur les réseaux sociaux. J'ai rencontré les responsables des grands réseaux sociaux il y a quelques semaines pour voir comment nous pourrions avancer ensemble sur ces questions, car, même avec l'entrée en vigueur du règlement européen sur les services numériques (DSA) le 25 août prochain, nous avons besoin de leur aide pour identifier les menaces susceptibles de peser sur les agents de l'éducation nationale ou sur les élèves.

Monsieur Henri Leroy, la protection des professeurs passe par la formation de nos personnels : entre 250 000 et 300 000 personnels sont aujourd'hui formés. Elle passe aussi par le travail des équipes du plan Valeurs de la République et laïcité, auxquelles je voudrais rendre hommage : elles se déplacent fréquemment sur le terrain pour assister les personnels.

L'application « Faits Établissement » permet aussi d'avoir une photographie de la situation, avec plusieurs niveaux d'alerte, y compris un niveau maximal, le niveau 4, qui déclenche l'attention de notre cellule nationale. Le niveau 3 alerte le rectorat ; le niveau 2 alerte la direction académique ; le niveau 1 concerne des faits moins importants et appelle des réponses au niveau de l'établissement.

Monsieur le sénateur, je ne dis pas que tout est parfait. Je vous présente nos actions en vous disant que nous allons aussi loin que possible, et je salue la fluidité des liens de coopération qui fonctionne de manière satisfaisante avec les ministères de l'intérieur et de la justice, au niveau tant national que départemental. Nous devons certes continuer d'avancer, mais nous avons déjà beaucoup progressé.

- Co-présidence de Mme Agnès Canayer, secrétaire de la commission des lois -

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Monsieur le ministre, face à la recrudescence des actes de violence envers les enseignants, qui se dévouent chaque jour pour transmettre le savoir à nos enfants, il est crucial que des mesures soient mises en oeuvre pour garantir leur sécurité. Il est inconcevable, dans notre République, que certains d'entre eux vivent dans la peur, subissent des intimidations et des violences verbales et parfois physiques. Les politiques publiques doivent être adaptées à un climat social devenu imprévisible, plus instable, plus violent.

Ainsi, j'aimerais connaître les actions entreprises par votre ministère pour détecter les signaux faibles en vue d'agir rapidement en cas de situations à risque. J'entends par là les premiers signes de contestation d'un élève ou d'un parent. En effet, il ne faut pas attendre un geste physique pour caractériser une agression. Quelles sont les directives transmises aux enseignants ? Dans la mesure où chaque enseignant - en particulier quand il débute - peut avoir sa propre analyse de ce type de signaux, proposez-vous un référentiel ?

Il est urgent que le Gouvernement mette en place une politique de tolérance zéro pour que les auteurs de pressions, menaces et agressions soient poursuivis et condamnés avec la plus grande fermeté.

Mme Monique de Marco. - Monsieur le ministre, vous avez dit croire en la formation du personnel de l'éducation nationale. Quelque 10 000 chefs d'établissements ont déjà été formés, nous dites-vous, ainsi que 250 000 professionnels de l'éducation. De quel type de formation s'agit-il ? Cette formation est-elle volontaire ? Se déroule-t-elle sur le temps d'exercice ou le temps libre des personnes concernées ?

Les résultats de l'enquête Sivis sur les atteintes graves, notamment au collège, inquiètent l'ancienne enseignante que je suis. Vous avez évoqué les sanctions infligées aux élèves, soit une procédure disciplinaire graduée pouvant aller jusqu'à l'exclusion. Or, un collégien exclu est transféré vers un autre établissement, ce qui déplace le problème sans le résoudre. Ne faudrait-il pas plutôt repenser la question des sanctions ? Pourrait-on imaginer une sanction qui lui soit profitable sans recourir à l'exclusion ?

Mme Céline Brulin. - Ma question fait écho à celle du président Buffet, puisqu'elle porte sur les liens avec les renseignements territoriaux. Comment l'éducation nationale peut-elle aider ces derniers à prendre la mesure des menaces ? Pouvez-vous nous partager des exemples concrets d'interventions de référents laïcité auprès des enseignants ? Quelle est la nature des aides et des conseils qu'ils sont à même de leur prodiguer ?

Vous avez expliqué que la veille effectuée sur les réseaux sociaux était menée par une cellule spécifique à l'échelle nationale, puis par les services de la communication des rectorats. Quels sont les effectifs dédiés à cette mission ? Vous paraissent-ils suffisants ? Je n'ai pas l'impression que ce soit le cas.

Enfin, ma dernière question pourra sembler un peu provocante : le fait que le Président de République soit amené à faire des annonces qui ne relèvent pas de sa fonction ne participe-t-il pas à l'affaiblissement de l'autorité de l'éducation nationale ?

Mme Marie Mercier. - Monsieur le ministre, j'aimerais avoir des éclaircissements sur un cas pratique.

Un élève a fait preuve d'un comportement inadéquat envers un professeur ; une sanction est décidée et appliquée. La semaine suivante, il récidive. Cependant, lorsque le professeur réclame une sanction, le chef d'établissement refuse sous prétexte que l'élève a déjà été sanctionné. En résumé, il a appliqué la règle du droit commun du non bis in idem. Mais un collège n'est pas un tribunal ! Est-il vrai qu'une directive interdit de sanctionner deux fois un élève pour la même chose ? Sinon, je vous prie de rétablir la vérité auprès des chefs d'établissement qui, peut-être, opèrent des transpositions du droit sans fondements, sans quoi certains comportements inacceptables seront de plus en plus difficiles à sanctionner.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Monsieur le ministre, vous avez affirmé que l'école n'est pas épargnée par les courants qui traversent la société. En effet, j'estime que l'école n'est pas en marge de la société, elle en est le fondement. Or, vos prises de position sont catégoriques sur certains sujets, mais hésitantes sur d'autres. Certes, il n'est pas demandé aux ministres d'être omnipotents, mais lorsque la situation l'exige, leur main doit faire preuve de fermeté.

Vous avez dit à plusieurs reprises que l'abaya était un « vêtement religieux par destination », d'où la difficulté de trancher sur le fait qu'il puisse ou non être porté dans les établissements scolaires. Or, en 2004 notamment, le Parlement a été en mesure de légiférer sur le port du voile. Bien que vous hésitiez au sujet de l'abaya, votre position semble tranchée sur le port d'un vêtement commun aux établissements scolaires. J'ai aussi beaucoup défendu cette idée, qui n'est sans doute pas la panacée, mais qui permet néanmoins de renforcer le sentiment d'appartenance et constitue un outil pour la communauté éducative. Les établissements auraient la souplesse nécessaire dans le choix de la tenue réglementaire. Il reste que, sans loi, la tenue commune ne va pas s'imposer. En effet, des expérimentations ont montré que cette mesure n'est pas suivie d'effets. Nous souhaitons qu'un débat soit mené sur cette question, et sommes soutenus sur ce point par des députés de votre majorité. Or, vous le refusez catégoriquement, au prétexte que la question pourrait être détournée. Si chaque fois qu'il nous fallait légiférer, nous nous abstenions face au risque de « détournement », aucune loi ne serait jamais adoptée. Je vous demande donc, monsieur de ministre, de revenir sur votre position et de dire si vous êtes disposé à ouvrir un dialogue sur ce sujet, qui me paraît important et peut s'avérer un outil efficace dans les situations difficiles que nous connaissons.

Mme Toine Bourrat. - Les enseignants éprouvent de plus en plus de difficultés à faire respecter leurs décisions, notamment en raison des parents qui, s'ils remettent rarement en cause la parole de leurs enfants, contestent celle de l'enseignant, ses remarques, ses sanctions, le contenu de ses cours, les notes qu'il attribue. Ce phénomène s'est amplifié depuis la réforme du baccalauréat et l'instauration du contrôle continu, puisque les enseignants subissent désormais des pressions des parents, voire de leur hiérarchie, pour améliorer les notes.

Cette remise en cause de l'autorité de l'enseignant est nouvelle. Pourquoi, selon vous, se développe-t-elle aujourd'hui ? Comme l'impunité entraîne la récidive, je souhaite également connaître vos propositions pour restaurer le respect envers les enseignants et mettre fin à la dérive actuelle.

M. Stéphane Piednoir. - À l'évidence, sur le papier du moins, de nombreux dispositifs et structures existent pour écouter et recueillir la parole des enseignants. Moi aussi, j'ai été enseignant et je sais donc qu'à la source des remontées de terrain et des sanctions éventuelles à l'encontre des élèves se trouvent les conseils de discipline. Or les chefs d'établissement essaient parfois de les étouffer afin de ne pas nuire à leur réputation ou à celle de leur établissement.

Comme l'indiquait M. Bonhomme précédemment, peut-être manque-t-il une volonté politique qui efface les hésitations entourant la tenue de conseils de discipline lorsque des dérives sont constatées, qui mette fin à l'omerta et la résignation.

Quelles directives claires donnez-vous aux enseignants et aux chefs d'établissement pour enclencher les procédures dès l'apparition des premiers troubles et se confronter le plus tôt possible aux agressions dont ils sont victimes ?

Mme Sonia de La Provôté. - Monsieur le ministre, vous avez parlé d'un taux de signalement de 3 %o, ce qui, concrètement, représente tout de même près de 21 000 signalements. Il faut afficher les chiffres tels qu'ils sont, non pas pour faire peur, mais pour nous faire prendre conscience de la situation telle qu'elle est.

Une étude est-elle réalisée au sujet de ces signalements ? Elle pourrait porter, par exemple, sur l'âge des élèves mis en cause, sur la mise en évidence d'une sectorisation géographique, sur des différences de taux selon que les établissements concernés se situent dans un quartier en difficulté ou privilégié, ou, à l'inverse, pourrait pointer le caractère systémique de ce phénomène, observable dans des établissements de tout type. Lorsque le diagnostic est précis, le traitement choisi est le bon.

La commission de la culture a organisé de nombreuses auditions, notamment lors de l'émergence du hashtag #PasDeVague, encore très utilisé sur Twitter. J'ai en mémoire une audition difficile à vivre, un témoignage à huis clos, au cours duquel fut formulée la proposition de ne pas affecter les enseignants novices dans les établissements repérés comme les plus violents ou les plus exposés aux risques d'entrisme religieux et d'atteintes à la laïcité, où l'enseignement de certains éléments de notre histoire commune, comme la Shoah, est rendu difficile. Est-il envisagé d'affecter les enseignants les plus expérimentés à ces établissements, par exemple par des postes à profil ?

Je souhaite également évoquer la question des écoles hors contrat. Ces dernières signalent-elles également des incidents, des accidents, voire des délits ? Entre-t-il dans les attributions de votre ministère d'opérer une surveillance particulière de ces établissements sur ces sujets ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Un communiqué du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République daté du 14 janvier 2022 relatait un incident au cours d'une formation sur les valeurs de la République, qui illustrait un problème d'entrisme au sein des enseignants dans un établissement de l'académie de Créteil. Les enseignants ont dénoncé un contenu qu'ils estimaient islamophobe. Les formateurs ont par la suite déposé plainte et l'affaire s'est propagée sur internet. Ces faits sont-ils marginaux ou vous a-t-on signalé d'autres faits similaires ? Quelles sont les réponses déployées par le ministère lorsque de telles dérives sont constatées ?

Je souhaite également aborder la question des programmes, non pas de leur application, mais de leur rédaction, notamment de vos liens avec le Conseil supérieur des programmes. Au cours de vos échanges, a-t-il été question de sujets à éviter pour ne pas mettre les enseignants en difficulté lors de leurs cours ? Le Conseil souhaitait-il supprimer des thématiques pourtant nécessaires ?

Enfin, le Conseil des sages de la laïcité avait demandé qu'une journée du temps scolaire, au cours de la semaine du 16 octobre, soit consacrée à la commémoration de l'attentat contre Samuel Paty ainsi qu'à la transmission des valeurs de la République. Quel est votre point de vue sur cette proposition ?

M. Pap Ndiaye, ministre. - Madame Borchio Fontimp, nous avons en effet une grille d'indicateurs de la violence, qui prend en compte les signaux faibles. Par exemple, elle comprend une rubrique pour les « moqueries ou insultes », mais aussi une qui concerne les refus ou contestations d'enseignement. Nous sommes très attentifs à ce que les chefs d'établissement signalent des altercations, même les plus mineures, notamment avec des parents inhabituellement agressifs venus contester une note ou une appréciation de fin de trimestre. Nous répertorions ces signes, même en l'absence de réponse immédiate. En effet, je pense qu'il est important d'être attentif aux signaux faibles, sans pour autant réagir de manière exagérée dans des établissements scolaires qui connaissent des tensions, des éclats de voix, à l'instar de n'importe quelle autre communauté humaine. Notre niveau d'attention reste néanmoins élevé à l'égard de tout ce qui pourrait être perçu comme un début de menace.

Madame de Marco, la formation est obligatoire pour le personnel enseignant et le personnel de direction. Sauf erreur de ma part, elle est d'une journée pour les chefs d'établissement et de deux jours pour les professeurs - je vous le confirmerai.

Vous avez souligné que le niveau de signalements dans les collèges était préoccupant. En effet, les résultats de nos enquêtes indiquent que les collèges présentent des phénomènes de violences et des atteintes à la laïcité bien plus nombreux que les autres établissements, primaires et lycées.

Au cours de l'année scolaire 2021-2022, nous avons enregistré 19 178 exclusions définitives en collège, 3 724 en lycées généraux et technologiques et 4 688 en lycées professionnels, soit un total de 27 590 exclusions définitives. Ces chiffres n'incluent pas les exclusions temporaires ni les autres sanctions, mais ils montrent, monsieur Piednoir, que les conseils de discipline se réunissent bel et bien de manière fréquente.

Lorsque les élèves exclus sont encore soumis à l'obligation de scolarisation, ils sont transférés vers un autre établissement, avec suivi. Ainsi, depuis quelques années, émerge le phénomène d'élèves poly-exclus, qui ne restent jamais longtemps dans un établissement précis compte tenu de leur comportement. Pour eux, l'éducation nationale a développé des « classes relais », dont j'ai pu découvrir le fonctionnement lors d'une visite dans l'académie de Besançon, afin de tenter de mettre fin à ce cycle infernal d'exclusions à répétition. Nous devons porter une attention particulière à ces élèves poly-exclus dont le comportement perturbe les communautés éducatives dans lesquelles ils s'inscrivent, et qui cumulent souvent les difficultés : enfants placés, situations sociales précaires...

Madame Brulin, les liens avec les renseignements territoriaux, notamment les services de police et de gendarmerie, s'établissent au niveau des Dasen. Des demandes d'habilitation « défense » ont d'ailleurs été faites et accordées. Tous les Dasen et leurs adjoints, ainsi que les recteurs et leur directeur de cabinet - je suppose -, peuvent donc accéder à des informations très confidentielles.

L'organisation de la veille sur les réseaux sociaux dépend de la taille des académies. Au ministère, nous avons des équipes dédiées, aussi bien au sein de la délégation à la communication (Delcom) que de la CMVOA. Je pourrai vous transmettre des précisions écrites avec les effectifs détaillés par académie.

Madame Mercier, un même acte ne peut pas être jugé deux fois. Néanmoins, si l'acte se répète deux fois, il sera sanctionné deux fois. J'échangerai avec vous sur l'exemple spécifique que vous mentionnez, mais il est évident qu'un acte répréhensible, lorsqu'il est réitéré, peut faire l'objet de sanctions répétées, y compris s'il est strictement identique.

Madame Boulay-Espéronnier, vous m'invitez à un débat sur la tenue commune d'établissement. Sachez que je suis un homme de dialogue. J'ai d'ailleurs pu échanger avec des députés, qui ont constitué un groupe de travail sur cette question, et je serai heureux d'échanger également avec vous. Je ne suis pas réticent au débat, y compris sur la question des uniformes. Vous avez mentionné, avec pertinence, la notion de sentiment d'appartenance. Les études internationales dont nous disposons soulignent l'importance de cette notion.

Madame de La Provôté, votre question concernant une lecture géographique et sociologique est très intéressante, mais je ne suis pas certain d'être en mesure d'y répondre. Je vais me pencher sur la question, car je n'ai pas à l'esprit des données qui permettraient d'établir des profils particuliers des responsables de violences ou de menaces. Je reviendrai vers vous par écrit.

Si nous ne comptions que sur les volontaires pour enseigner dans les établissements difficiles, nous aurions bien du mal à réunir les effectifs nécessaires. Pour pallier cette situation, nous proposons des incitations, par exemple des primes, qui peuvent être élevées : plus de 5 000 euros par an pour les enseignants en réseau d'éducation prioritaire renforcé (REP+). J'en profite pour présenter un dispositif récemment développé en Seine-Saint-Denis : une prime de 10 000 euros versée à tous les agents publics ayant exercé cinq ans dans le département. Cette dernière a pour objectif de stabiliser les effectifs, notamment dans les établissements scolaires. Néanmoins, parce que le dispositif est nouveau, nous ne disposons pas encore d'étude sur ses effets.

Les écoles hors contrat font l'objet d'une surveillance de notre part, car, depuis l'instauration de la loi pour une école de la confiance, elles doivent obéir à un socle minimal de valeurs et d'enseignements. Une infraction peut justifier une mise en demeure, voire la fermeture de l'établissement concerné. Par exemple, s'il est permis de séparer les élèves filles et garçons, il est interdit de proposer un enseignement différent selon le sexe. Ce contrôle des établissements hors contrat se fait en lien avec les préfectures. Dans chaque département, à l'échelle des Dasen, un inspecteur est spécifiquement dédié à ce profil d'établissements, dont les effectifs sont encore marginaux, mais en croissance légère. Ils ne sont donc pas hors de nos radars, mais font l'objet d'un travail conjoint des équipes de l'éducation nationale et des préfectures, qui nous ont d'ailleurs remonté certaines alertes.

Madame Bourrat, votre question sur le rôle des parents m'invite à une remarque plus générale sur la contestation de l'autorité du savoir. Un certain nombre de professions font actuellement face à des contestations nouvelles. Je pense notamment aux médecins, à l'hôpital ou en cabinets libéraux, qui font état de relations dégradées avec leurs patients. Cette contestation va donc bien au-delà de la seule éducation nationale. Nous avons en effet besoin de réaffirmer l'autorité du professeur. J'aime à dire que la finalité de l'école, c'est l'éducation et la réussite des élèves. Cependant, ce sont moins les élèves qui sont au coeur de l'école, que les savoirs et ceux qui les transmettent. J'accorde donc une place centrale aux professeurs. Par conséquent, la question que notre société doit se poser est la suivante : quelle place souhaitons-nous donner collectivement aux enseignants ? De la réponse apportée dépend l'avenir de l'éducation nationale. Revaloriser cette profession est nécessaire, et nous le ferons dès la rentrée prochaine par des augmentations de rémunération, mais nous ne pourrons faire l'économie d'une revalorisation morale et symbolique des professeurs et des savoirs qu'ils transmettent aux élèves, savoirs qui ne sauraient faire l'objet de contestation, de moquerie ou de remise en cause. Nous avons à revaloriser la place qui est due aux professeurs.

Monsieur Piednoir, j'ajoute aux chiffres mentionnés au sujet des conseils de discipline la circulaire de novembre 2022, qui indique qu'en cas de pressions exercées sur les enseignants ou le chef d'établissement un conseil de discipline peut être délocalisé dans un autre établissement ou un service départemental de l'éducation nationale, afin d'échapper à une situation entravant la sérénité et les libertés des échanges. Nous sommes donc attentifs aux conditions dans lesquelles se tiennent ces conseils de discipline et les chiffres montrent que, malheureusement, ces derniers se réunissent fréquemment.

Monsieur le président, je n'ai pas connaissance des faits que vous évoquez et vous répondrai donc à l'écrit sur ce sujet.

Le conseil supérieur des programmes établit les programmes en toute liberté, et heureusement ! Il compte d'ailleurs des parlementaires parmi ses membres, qui permettent d'attester de sa liberté. Une autocensure de ce conseil serait parfaitement inadmissible. Malgré tout, au-delà de la rédaction, il faut faire preuve de vigilance sur l'application des programmes, une mission confiée à l'inspection générale.

J'en profite pour préciser que j'ai saisi le président du conseil supérieur des programmes à propos de la réforme de l'enseignement moral et civique. Les heures consacrées à cet enseignement seront doublées au collège, passant de 18 heures à 36 heures par an, et son contenu sera entièrement repensé. Le conseil s'est donc saisi de cette réforme indispensable.

Je n'avais pas souvenir de cette proposition du Conseil des sages au sujet d'une possible commémoration de l'assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre. Dans tous les établissements, cette date fait déjà l'objet d'une commémoration, dont le déroulé est laissé au libre soin de chaque établissement. J'indique également la date du 9 décembre, qui marque la journée annuelle de la laïcité et offre donc l'occasion d'insister sur ce principe fondateur.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Je vous remercie, monsieur le ministre.

AUDITION DE MME SYLVIE RETAILLEAU, MINISTRE DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE

Mardi 11 juillet 2023

___________

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Madame la ministre, madame le président, mes chers collègues, nous reprenons nos travaux engagés la semaine dernière avec l'audition du ministre de l'éducation nationale. Le corps enseignant est victime au quotidien de pressions, de menaces et d'agressions, que l'assassinat de Samuel Paty en octobre 2020 a tragiquement mis en lumière. Plus de deux ans après les faits, ces violences morales et physiques restent d'actualité.

Afin de faire toute la lumière sur cette situation, la commission des lois et la commission de la culture ont souhaité créer une mission conjointe de contrôle consacrée aux modalités de signalement et de traitement des pressions, menaces et agressions subies par les enseignants. Il nous a semblé important d'inclure dans cette analyse la situation de l'enseignement supérieur, bien qu'elle soit peu comparable à celle de l'éducation nationale. C'est pourquoi nous vous remercions, madame la ministre, d'avoir accepté notre invitation pour aborder cette problématique.

Nous souhaitons tout d'abord définir objectivement les pressions, menaces et violences dont sont victimes les chercheurs, les enseignants-chercheurs et le personnel de l'enseignement supérieur dans sa globalité. Pour ce faire, nous aimerions connaître le nombre et la nature des actes commis chaque année à l'encontre des personnels enseignant et administratif, mais aussi comprendre leur évolution.

Nous souhaitons également savoir comment sont pris en charge les membres du personnel victimes d'intimidations, de menaces ou d'agressions. Des mesures concrètes ont-elles été prises à ce sujet depuis octobre 2020 dans votre champ de compétences ?

Le code de l'éducation promet une protection spécifique pour permettre aux personnels de l'enseignement supérieur d'« exercer leur activité d'enseignement et de recherche dans les conditions d'indépendance et de sérénité indispensables à la réflexion et à la création intellectuelle ». Constatez-vous des menaces sur les libertés académiques, qui nous sont particulièrement chères ? Quelles mesures ont été prises pour les protéger ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Nos travaux ayant par ailleurs obtenu du Sénat de bénéficier des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Aussi, je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sylvie Retailleau prête serment.

Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur, en remplacement de M. François-Noël Buffet. - Je tiens tout d'abord à excuser l'absence du président François-Noël Buffet.

Madame la ministre, la liberté est le principe de l'enseignement supérieur et de la recherche : liberté d'enseignement, liberté des étudiants adultes. C'est par nature un monde de débats, voire de controverses. Mais l'actualité des dernières années a aussi été marquée par des événements dans les universités tendant à interdire le débat, en faisant pression pour empêcher l'expression des points de vue.

Des groupes ont ainsi jugé légitime de désigner à la vindicte populaire des enseignants, d'empêcher des conférences ou d'interrompre des pièces de théâtre dont la mise en scène ne leur convenait pas. La pression de groupes radicaux sur les universités, sur les enseignants et sur les chercheurs nous conduit à nous interroger sur les moyens mis en oeuvre pour les protéger.

Je souhaite donc vous interroger sur les relations entre l'enseignement supérieur, la recherche, les services de sécurité intérieure et la justice.

Plus largement, les échanges avec les services de police et de gendarmerie et avec les renseignements territoriaux (RT) permettent-ils un suivi des situations à risque ? Comment se passe l'accompagnement vers le dépôt de plainte et la prise en compte des menaces en cas d'incident ? Comment jugez-vous la prise en charge de ces questions par la justice ?

En outre, les modalités du signalement des agressions et des formes de pression par des collègues qui en auraient été témoins méritent également notre attention. En théorie, l'objectif de l'article 40 du code de procédure pénale est clair et devrait conduire tout fonctionnaire témoin d'une agression dans l'exercice de ses fonctions à saisir directement le procureur de la République. En pratique, toutefois, il semble que le recours à ce mécanisme soit marginal. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ? Comment garantir l'effectivité de cette disposition ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez souhaité élargir le champ de votre commission d'enquête aux signalements et traitements des pressions, agressions et menaces que peuvent subir les chercheurs et enseignants-chercheurs. Vous avez décidé de dédier une partie de vos travaux à la question de leur protection et de leur sécurité, et je tiens à vous en remercier.

Garantir la sécurité de nos personnels, c'est la condition indispensable au bon exercice de leurs fonctions, des fonctions importantes, car ils ont pour mission de repousser toujours les frontières de la connaissance et d'en garantir la transmission.

Je commencerai mon propos en présentant les spécificités de l'enseignement supérieur.

Tout d'abord, les universités sont autonomes. Je souhaite insister sur ce point, car il implique d'importantes différences de fonctionnement et d'organisation par rapport aux établissements relevant de l'éducation nationale.

Je ne suis pas l'autorité hiérarchique des chefs d'établissements d'enseignement supérieur. Je suis à la tête d'une administration qui accompagne ces établissements, mais leurs présidents et directeurs disposent de pouvoirs propres, notamment en matière de police, et je ne peux pas réformer leurs décisions, sauf en cas de manquement grave. Ils ne sont pas non plus tenus de communiquer des rapports réguliers au ministère.

C'est la raison pour laquelle je ne dispose pas d'un certain nombre de données, comme le nombre exact d'actes de violence commis à l'encontre des enseignants-chercheurs et du personnel de l'enseignement supérieur.

Les données dont je dispose relèvent le plus souvent d'enquêtes que nous menons. Si je suis en mesure de vous donner des éléments chiffrés sur le nombre de protections fonctionnelles - je vous les fournirai ultérieurement -, c'est grâce à notre direction des affaires juridiques, qui, depuis deux ans, réalise une enquête sur le sujet.

Il convient de distinguer les décisions que peuvent rendre les chefs d'établissement au nom de l'État, de celles liées au pouvoir de police propre dont ils disposent.

Les chefs d'établissement reçoivent une délégation du ministre chargé de l'enseignement supérieur pour prendre un ensemble d'actes, dont certains peuvent s'inscrire dans le cadre des mesures prises pour la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle ou pour les compléter utilement. Je pense, par exemple, à la suspension de fonctions à titre conservatoire, qui peut avoir pour objet d'écarter du service un agent auteur de menaces ou de pressions dirigées contre un autre agent, ce dernier pouvant se voir octroyer la protection fonctionnelle.

Si l'essentiel des autres mesures qu'un président d'université prend au nom de l'État intéresse surtout le déroulement de la carrière des agents, il lui est toutefois possible d'autoriser la mutation, le détachement ou la mise à disposition d'un enseignant-chercheur qui le souhaiterait et verrait, dans son éloignement, un moyen de se prémunir des attaques ou pressions dont il fait l'objet.

Les chefs d'établissement d'enseignement supérieur disposent en outre d'un pouvoir de police propre. En vertu de l'article L.712-2 du code de l'éducation, le président d'université est responsable du maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'enceinte de son établissement.

Il est nécessaire de préciser que l'ordre public universitaire est spécifique, car il entraîne la prise en compte des franchises universitaires, qui impliquent que les forces de l'ordre ne peuvent pénétrer dans l'établissement qu'après l'accord de son représentant légal. La liberté d'expression, le bon déroulement des cours, l'activité de recherche peuvent se voir attribuer une place prépondérante dans la matérialité de cet ordre public. Il convient de préserver un cadre intellectuel et matériel propice au bon accomplissement des missions qui sont conférées par la loi aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP).

Toutefois, lorsqu'il estime qu'il existe un désordre, ou une menace de désordre, dans les enceintes et locaux affectés directement à l'établissement ainsi que dans les locaux mis à la disposition des usagers ou des personnels, le président de l'université doit en informer immédiatement le recteur chancelier. Le conseil d'administration et le conseil académique doivent également être informés des décisions prises dans ce cadre.

Plusieurs actions lui sont ouvertes pour agir contre ces désordres. Il a l'obligation de prendre toute mesure utile pour assurer le maintien de l'ordre, finalité qui englobe les aspects classiques de la police administrative : bon ordre, sûreté, sécurité et salubrité publique, adaptés aux circonstances universitaires. Il peut prendre toute mesure préventive, comme des mesures réglementaires concernant les attroupements dans les bâtiments d'enseignement, des règles relatives à l'accès dans les locaux, ou non réglementaires, comme l'interdiction d'une conférence. Il peut interdire à toute personne l'accès aux locaux, voire suspendre l'enseignement dispensé par un personnel, pour une durée n'excédant pas trente jours. Cette durée peut être prolongée jusqu'à l'issue des poursuites disciplinaires ou judiciaires qui seraient éventuellement engagées. Dans l'hypothèse où un personnel ou un usager fait l'objet de menaces graves contre sa personne, le président d'université peut interdire l'accès des locaux à l'auteur des menaces, si celui-ci est identifié. Cette interdiction doit s'accompagner d'un signalement au parquet, ou éventuellement d'une plainte, permettant de signaler les faits à l'autorité judiciaire et de prolonger l'interdiction au-delà du délai de trente jours. Le président d'université peut engager des poursuites disciplinaires contre les membres du personnel et les usagers qui auraient contrevenu aux dispositions législatives et réglementaires, au règlement intérieur ou aux mesures de police prises, ou qui se seraient livrés à des actions ou des provocations contraires à l'ordre public. Il peut enfin recourir à l'article 40 du code de procédure pénale.

Une autre spécificité de l'enseignement supérieur réside dans la liberté d'expression et les libertés académiques dont jouissent les enseignants-chercheurs. Elles tempèrent les obligations déontologiques, notamment l'obligation de neutralité auxquelles ils sont en principe soumis en tant qu'agents publics, et justifient une application moins stricte du devoir de réserve qui s'impose à tout agent public.

En effet, les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs bénéficient, au titre de l'article L. 952-2 du code de l'éducation, « d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche », étant également rappelé que le Conseil constitutionnel reconnaît une valeur constitutionnelle à la garantie de leur indépendance.

« Un universitaire n'est pas un fonctionnaire comme un autre. » Telle est la conclusion du rapporteur public du Conseil d'État dans une décision du 15 novembre 2022. Citant une décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) de 2009, il poursuit en rappelant que « la liberté d'expression des universitaires n'est pas seulement celle de l'enseignant dans le choix du contenu de ses cours, et celle du chercheur dans le choix de ses thèmes de recherches, mais leur donne aussi la liberté d'exprimer librement leur opinion sur l'institution et le système dans lesquels ils travaillent. »

Cette entière liberté d'expression garantie aux enseignants-chercheurs s'explique par les publics plus critiques et plus âgés - la grande majorité des étudiants sont majeurs -auxquels ils s'adressent. Cette distinction s'apprécie en comparaison des élèves mineurs du scolaire, qui ne disposent pas de la maturité d'esprit permettant d'apprécier l'impartialité d'un enseignement dispensé.

La liberté d'expression dont jouissent les enseignants-chercheurs n'est toutefois pas absolue, elle est encadrée par la loi et la jurisprudence. Ainsi, l'article L. 952-2 du code de l'éducation précise qu'elle s'exerce « sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité ». Le principe d'objectivité invite l'universitaire à faire connaître son opinion autant que celles qui lui sont contraires, et le principe de tolérance, à admettre que les étudiants puissent penser différemment. La jurisprudence comporte peu d'illustrations de manquements à ces obligations de tolérance et d'objectivité. Je pourrai vous en citer un cas si vous le souhaitez.

En ce qui concerne le devoir de réserve, si la liberté d'expression dont jouissent les enseignants-chercheurs leur offre une grande latitude dans leurs propos, ceux qu'ils tiennent dans l'espace public, notamment sur les réseaux sociaux, doivent toutefois être prononcés avec mesure et ne pas revêtir un caractère insultant, injurieux ou outrancier, ni porter atteinte à la réputation d'une institution, ni dénigrer l'administration ou un autre collègue.

Au-delà de la liberté d'expression, les enseignants-chercheurs jouissent de libertés académiques, qui découlent du principe d'indépendance des enseignants-chercheurs et que le Conseil constitutionnel a érigées en principe fondamental reconnu par les lois de la République. Elles comprennent trois points : la liberté d'expression et d'opinion, qui permet aux enseignants de jouir d'une liberté plus grande que les autres agents publics dans l'expression de leurs opinions, y compris dans l'exercice de leur fonction ; la liberté d'enseigner - un universitaire n'est pas tenu par un programme, ce qui constitue une nouvelle différence fondamentale avec l'éducation nationale - , et la liberté de choisir son thème de recherche et la liberté de publication.

Les libertés académiques relèvent d'un cadre juridique étoffé par le législateur en 2020, et leur protection est garantie à l'échelle européenne. Ainsi, en 2020, la loi de programmation de la recherche a précisé que « les libertés académiques sont le gage de l'excellence de l'enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s'exercent conformément au principe constitutionnel d'indépendance des enseignants-chercheurs ».

Des exigences similaires existent au niveau européen. Ainsi, l'article 13 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne prévoit que « les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée. » Par ailleurs, la CEDH a jugé, dans une décision rendue en 2014, que la liberté académique comprenait, pour les enseignants-chercheurs, la liberté « d'exprimer clairement leurs opinions, fussent-elles polémiques ou impopulaires, dans les domaines relevant de leurs recherches, de leur expertise professionnelle et de leur compétence ».

L'atteinte portée aux libertés académiques ouvre droit à protection pour les agents qui en sont victimes. Je voudrais également préciser que les libertés académiques, bien que très protégées, ne sont toutefois pas absolues. Elles s'accompagnent de responsabilités et s'exercent, comme l'a rappelé le Conseil d'État dans une décision rendue en 1998, « dans le respect des règles de prévention des conflits d'intérêts et des impératifs de l'intégrité scientifique ». Les enseignants-chercheurs, enseignants et chercheurs, jouissent d'une entière liberté dans leur enseignement et leurs travaux de recherche, mais ne sont pas pour autant affranchis de leurs obligations déontologiques, comme le respect du principe de neutralité, dont l'appréciation reste toutefois délicate. Un rapport de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) datant de juin 2023 sur des faits signalés à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation (Inspé) de Paris a relevé que « les contre-vérités juridiques et la confusion du support des cours publiés et commentés révèlent l'incapacité des deux professeurs à restituer un débat philosophique complexe et ne peuvent être regardées comme l'expression d'opinions personnelles de chacun d'eux ».

Un avis du collège de déontologie du 21 mai 2021 relatif aux libertés académiques précise également que « la liberté académique s'exerce dans le respect tant des personnes que des cadres définis collectivement pour l'obtention des diplômes. Elle s'accompagne de l'évaluation par les pairs. En toutes circonstances, elle implique la tolérance et la courtoisie. Elle exclut toute forme d'attaque des personnes et tout comportement violent. »

J'en viens à la deuxième partie de mon propos : la nature des menaces ou pressions dont peuvent être victimes les enseignants-chercheurs. En plus des situations de harcèlement et des violences sexistes, les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l'objet de pressions, de menaces ou d'autres formes d'attaques ou de dénigrement, notamment sur les réseaux sociaux. Ces violences peuvent être liées, par exemple, aux activités de recherche qu'ils mènent. Je pense notamment aux chercheurs qui, dans le cadre de leurs recherches, sont amenés à faire des expérimentations animales. Elles peuvent aussi découler des thèses soutenues dans des publications scientifiques ou de l'exercice de leur liberté académique. Un enseignant-chercheur peut ainsi subir des pressions en raison des propos qu'il a tenus ou du contenu de ses cours. Les sujets relevant des sciences humaines et sociales, comme les sujets religieux, politiques ou sociétaux, comme le sujet trans-LGBT, sont les plus concernés. Enfin, les enseignants-chercheurs et les chercheurs peuvent faire l'objet de pressions et de menaces pour avoir signalé de graves manquements à l'intégrité scientifique.

En particulier, ils peuvent faire l'objet de « procédures bâillons ». Ces dernières désignent des procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives, qui se traduisent par des plaintes, en diffamation ou en dénigrement, à la suite de la publication de leurs travaux. Il s'agit pour les auteurs de ces procédures de censurer, d'intimider ou de faire taire leurs détracteurs en leur imposant le coût d'une défense en justice, jusqu'à ce qu'ils renoncent à leurs critiques ou à leurs oppositions.

Le troisième point de mon propos porte sur les réponses apportées à ces pressions, menaces, attaques ou dénigrements. Différents acteurs sont mobilisés et mobilisables. Conformément aux dispositions de l'article L.124-3 du code général de la fonction publique, les universités ont l'obligation de nommer un référent laïcité, chargé d'apporter tout conseil utile au respect du principe de laïcité à tout agent public ou chef de service qui le consulte. Il est également fait obligation à tout établissement de mettre en place un référent à l'intégrité. L'Office français de l'intégrité scientifique (Ofis), département du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) assure la coordination de ces référents et les accompagne dans l'accomplissement de leurs missions en leur fournissant ressources et éléments de cadrage et d'harmonisation.

Par ailleurs, la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires fait obligation à tout établissement public de mettre en place un référent déontologue, qui peut être aussi référent lanceur d'alerte et se voir chargé d'une mission de veille à l'égard de l'intégrité scientifique.

Le collège de déontologie de l'enseignement supérieur et de la recherche, institué en 2018 et présidé depuis sa création par Bernard Stirn, conseiller d'État, est compétent pour les services de l'administration du ministère, ainsi que pour les établissements publics placés sous sa tutelle. Il peut être saisi par tout établissement sous tutelle, et par tout agent qui souhaiterait disposer d'un avis sur sa situation, notamment en matière de conflits d'intérêts.

D'une manière générale, le président ou le directeur d'établissement doit faire usage des prérogatives qui lui sont reconnues, le cas échéant en saisissant les juridictions ou instances compétentes. Dans l'enseignement supérieur, la politique de défense et de sécurité relève de la responsabilité des présidents qui, dans le cadre de l'autonomie des établissements, sont responsables du maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'enceinte de leur établissement.

Mon ministère appuie les établissements dans la mise en oeuvre de ces obligations, avec un réseau d'acteurs référents : le réseau des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense (HFSD) et des référents radicalisation. Existe également une habilitation au secret des présidents, des directeurs de cabinet, des hauts fonctionnaires de sécurité et de défense, des référents radicalisation, des recteurs de région académique et de leur directeur de cabinet. Sont également des formations de la gouvernance des établissements à la gestion de crise - une soixantaine d'entre elles ont déjà eu lieu.

À côté des mesures de police qu'un chef d'établissement d'enseignement supérieur peut prendre, les attaques d'une certaine gravité donnent droit au bénéfice de la protection fonctionnelle dès lors qu'aucune faute personnelle de l'agent demandeur et qu'aucun motif d'intérêt général n'y fait obstacle.

Encore une fois, ce sont les chefs d'établissements d'enseignement supérieur qui sont compétents pour instruire les demandes de protection fonctionnelle des agents de leur établissement, sans que ne puisse y faire obstacle le fait qu'ils sont nommés et rémunérés par l'État.

Les recteurs de région académique sont compétents pour instruire les demandes qui ne peuvent être traitées par les chefs d'établissement, c'est-à-dire celles qui mettent en cause des chefs d'établissement, ou celles qui émanent de chefs d'établissement. Jusqu'à très récemment, ces deux situations relevaient de la compétence ministérielle, mais depuis l'entrée en vigueur d'un décret de mars 2021, elles font l'objet d'un traitement de proximité, par l'intervention des recteurs de région académique.

Bien que je dispose d'un pouvoir de tutelle sur les établissements d'enseignement supérieur, je ne dispose d'aucun pouvoir hiérarchique m'autorisant à réformer des décisions prises par ces établissements en matière de protection fonctionnelle. Mon ministère conserve toutefois un rôle actif d'accompagnement, de conseil et d'expertise, en apportant son appui aux établissements et aux rectorats pour l'instruction des situations les plus complexes ou soulevant des questions de droit nouvelles.

Concrètement, mon directeur de cabinet peut, par exemple, être sollicité par un président d'université sur des faits de danger grave et imminent qui peuvent peser sur un enseignant-chercheur, qu'il s'agisse de menaces à l'intégrité physique et morale, de violences sexuelles ou de harcèlement, ou de menaces à l'intégrité scientifique.

En fonction de la nature des faits, il peut, sous mon autorité, saisir l'IGÉSR pour approfondir le sujet, en lançant une enquête administrative. Cette enquête doit permettre d'éclairer notre décision et celle du chef d'établissement. Si les faits remontés sont graves et objectivés, je peux les signaler au procureur de la République compétent en vertu de l'article 40 précité.

Pour ce qui est des enquêtes administratives, en complément de l'IGÉSR, mon directeur de cabinet mandate le recteur compétent pour accompagner le chef d'établissement, et demande au HFSD de suivre la situation à la fois sur les réseaux sociaux avec la délégation à la communication (Delcom) du ministère, mais également en lien avec le HFSD de l'établissement, ou le référent sur place.

Depuis deux ans, la direction des affaires juridiques de mon ministère réalise une enquête annuelle sur la protection fonctionnelle auprès des établissements d'enseignement supérieur. Elle vient de recevoir les chiffres pour l'année 2022. Notez que 143 établissements publics d'enseignement et 27 centres régionaux des oeuvres universitaires et scolaires (Crous) ont été interrogés, et que, pour la première fois, cette enquête inclut aussi 12 établissements de recherche. Les taux de réponse par les établissements variant d'une année à l'autre, les comparaisons sont à prendre avec précaution.

La première conclusion de cette enquête est que les enseignants-chercheurs représentent plus des deux tiers des demandes de protection fonctionnelle : 265 agents ont demandé la protection fonctionnelle parmi les personnels des établissements de l'enseignement supérieur. Parmi eux, 69 % sont des enseignants-chercheurs, soit 182 agents, et 31 % des bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, personnels sociaux et de santé (Biatss), soit 83 agents. Dans les établissements de recherche, 43 agents ont demandé la protection fonctionnelle ; 33 d'entre eux sont des chercheurs et 10 sont des personnels administratifs.

Le deuxième enseignement de cette enquête est que l'administration accorde la protection fonctionnelle dans la majorité des cas. Ainsi, 71 % des demandes de protection fonctionnelle font l'objet d'un accord par l'administration dans les établissements de l'enseignement supérieur. Le taux d'octroi de la protection fonctionnelle est un peu plus faible dans les établissements de recherche puisqu'il atteint 56 %.

La troisième conclusion de l'enquête est qu'environ 80 % des demandes de protection fonctionnelle concernent des atteintes volontaires à l'intégrité de l'agent : les atteintes morales concernent 67 % des demandes dans les établissements d'enseignement, et un tiers dans les établissements de recherche. Les atteintes physiques concernent 7 % des demandes dans les établissements d'enseignement supérieur et 8 % des demandes dans les établissements de recherche. Les cas de harcèlement concernent une part importante des demandes : 21 % des demandes dans les établissements d'enseignement, contre 28 % dans les établissements de recherche. Les poursuites pénales constituent un autre motif de demande de protection fonctionnelle ; elles concernent 15 % des demandes dans les établissements d'enseignement, contre 20 % dans les établissements de recherche.

Le quatrième enseignement de cette étude est que les demandes de protection fonctionnelle concernent principalement des faits dont les agents sont les auteurs : 86 % dans les établissements de recherche, contre 65 % dans les établissements d'enseignement.

La protection des enseignants-chercheurs et des chercheurs face aux pressions, menaces et agressions dont ils peuvent être victimes s'inscrit donc dans un cadre particulier, qui est celui de l'autonomie des établissements et des libertés académiques. Des réponses existent pour protéger les personnels attaqués. Ce phénomène est désormais plus visible grâce à l'avènement des réseaux sociaux.

L'université est un lieu du savoir et de la curiosité, de la confrontation d'idée et du débat. Elle doit le rester. Mais ce débat se doit d'être apaisé, et se dérouler dans le respect de la légalité et des principes de la République. Avec l'évolution du cadre législatif et la mise en place de plusieurs référents, c'est une véritable communauté de vigie qu'anime mon ministère, et j'y suis particulièrement attentive.

Mme Laure Darcos. - Madame la ministre, je vais revenir sur certains faits, notamment sur l'intégrité scientifique. Pendant la crise de la covid-19, il y a eu des réflexions, dans le sud de la France sur les promesses de guérison rapide permises par certaines substances. Des chercheurs éminents relayaient des propos controversés ou non vérifiés. Les agressions verbales sur les réseaux se multipliaient. Souvent ces chercheurs se présentent sous l'étiquette d'un établissement. Comment le ministère prend-il les choses en main, dans de telles situations, vis-à-vis des instances et des directions de ces établissements ? À quels contrôles pouvez-vous procéder ?

Vous avez parlé de l'indépendance de ces établissements. J'ai été confrontée, pendant les discussions lors de la loi de programmation de la recherche, aux conséquences de la liberté académique si chère à l'université. Lorsque des personnes comme Sylviane Agacinski se trouvent dans l'incapacité de tenir leurs conférences, comment pouvez-vous rétablir l'expression libre de personnes extérieures à l'établissement ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Il est vrai qu'il existe différentes procédures. Tout d'abord, une enquête administrative est menée, ou l'on saisit l'IGÉSR ou l'inspection générale des affaires sociales (Igas) pour établir des faits. L'enquête administrative peut être menée en interne et diligentée par le président d'établissement ou des inspections générales. Ensuite, selon les conclusions des rapports d'inspection, des auditions peuvent être menées, qui peuvent déboucher sur un recours à l'article 40 du code de procédure pénale.

Pour répondre à votre seconde question, je répète qu'il revient au président d'université, lorsqu'il est informé, d'autoriser ou non la tenue de conférences. L'interdiction doit découler d'une menace réelle à l'ordre public, mais je tiens à ce que l'université reste un lieu de débats, d'expression libre. C'est pourquoi, en règle générale, ces conférences ont lieu, à condition que le président et l'administration de l'université soient informés pour permettre le déroulement de ces conférences dans de bonnes conditions. Il n'y a pas de procédure directe, mais en cas de poursuites ou d'actes répétés, il est aussi possible d'engager une enquête administrative. Je peux, moi aussi, requérir l'inspection générale, mais la responsabilité première est celle du président, en raison de l'autonomie des établissements.

M. Pierre Ouzoulias. - Madame la ministre, j'aimerais vous féliciter pour la qualité juridique de votre avant-propos. Vous avez raison : le professeur n'est pas un fonctionnaire comme les autres. C'est d'ailleurs le seul à pouvoir cumuler son emploi avec un mandat parlementaire, et le Sénat en a déjà connu quelques exemples.

Je voudrais revenir sur un texte important : la déclaration de Bonn, signée par plusieurs pays européens le 20 octobre 2020. Celle-ci donne une définition de la liberté académique qui est intéressante : « la liberté de recherche comprend le droit, dans le respect des normes professionnelles de la discipline concernée, de déterminer : ce qui doit ou ne doit pas faire l'objet d'une recherche ; comment cela doit être fait ; qui doit faire la recherche, avec qui et dans quel but ; les méthodes par lesquelles et les voies par lesquelles les résultats de la recherche doivent être diffusés. »

Je souhaite savoir si un projet européen existe pour transformer cette déclaration en un règlement ou un projet d'ordre législatif à échelle européenne ? Considérez-vous que cette définition de la liberté académique est intégralement reprise par le droit français ou que ce dernier présente des lacunes à combler ?

Enfin, vous savez qu'il existe une distorsion de protection, s'agissant des libertés académiques, entre les chercheurs, qui relèvent des articles L. 422-1 et L. 422-2 du code de la recherche, et les enseignants-chercheurs, qui relèvent de l'article L. 952-1 du code de l'éducation, alors que tous exercent au sein des mêmes unités mixtes de recherche (UMR). Avez-vous l'intention de travailler à homogénéisation de leurs statuts ?

M. Jacques Grosperrin. - Quand je vous écoute, madame la ministre, je m'interroge sur le ministère de l'enseignement supérieur. En 2007, j'ai voté la loi sur l'autonomie des universités. J'étais de ceux qui souhaitaient que le président d'université ne soit pas un ancien enseignant-chercheur, ce qui ne fut pas adopté, mais qui aurait grandement changé la situation que nous connaissons aujourd'hui.

En effet, vous dites ne pas être le chef hiérarchique et la liberté académique primerait. Cette situation me semble insupportable. Vous indiquez que l'enseignant-chercheur n'est pas un fonctionnaire comme les autres ; je comprends cette idée d'un point de vue intellectuel et juridique, mais je pense que les Français ne le comprennent pas. Ils vous diront qu'un enseignant-chercheur est un fonctionnaire comme les autres, qui exerce dans un service public. Nous sommes en train de biaiser le débat.

La semaine dernière, j'ai évoqué cette question avec le ministre de l'éducation nationale. Il n'a pas tout à fait répondu aux questions que soulevait la lettre que Jules Ferry avait écrite aux instituteurs, qui soulignait qu'il ne fallait pas dire une parole susceptible de blesser autrui. Aujourd'hui, des conférences n'ont pas pu avoir lieu, des directeurs d'établissements ayant préféré éviter tout problème. Je suis choqué par ce mode de fonctionnement et j'estime que le Parlement a un rôle à jouer, qui consiste peut-être à réformer ou à proposer une autre loi sur l'enseignement supérieur et la recherche, car la situation actuelle n'est plus acceptable, au regard notamment du budget qui est consacré à ce service public.

Vous indiquez avoir la possibilité de diligenter une inspection générale, mais il s'agit non pas de réagir, mais d'anticiper. Des études existent sur l'autocensure dans l'enseignement scolaire public, qui montrent une augmentation de 36 % à 56 % entre 2018 et 2022. Nous ne disposons pas de statistiques dans l'enseignement supérieur. Vous avez le droit de demander une inspection sur ce sujet. Je suis persuadé que l'autocensure est plus répandue qu'on ne le croit. Si on laisse faire, de nombreux enseignants n'oseront plus parler et notre enseignement, notamment notre enseignement supérieur, perdra en qualité. On marche sur la tête, une réforme de l'enseignement supérieur est nécessaire, le législateur doit agir.

M. Henri Leroy. - Je souhaite évoquer un sujet particulièrement préoccupant qui, depuis près de vingt ans, gangrène nos universités, celui des dérives islamo-gauchistes. Cette idéologie a prospéré à l'ombre des instances universitaires qui ont choisi, semble-t-il, de composer avec elle.

Prenons le cas de l'Union nationale des étudiants de France (Unef), syndicat subventionné par l'État et censé représenter les étudiants. Il s'est égaré avec une présidente voilée et des campagnes ambiguës sur la laïcité. Prenons également le cas de Florence Bergeaud-Blackler, gravement menacée après avoir publié un ouvrage sur les Frères musulmans et leur entrisme au sein de l'université française. En 2019, l'université Paris1 Panthéon-Sorbonne a cédé aux pressions de syndicats et d'universitaires en supprimant un cycle de formation sur la prévention de la radicalisation. À Lille, les représentations de la pièce écrite par Charb, directeur de Charlie Hebdo, ont été annulées au prétexte que celle-ci serait islamophobe. Et que dire du Hijab Day organisé par des étudiants de Sciences Po Paris depuis 2016, qui encourage le port du voile et banalise son usage ?

Madame la ministre, peut-être est-il temps d'agir avec fermeté. Le temps de la tolérance ou de la compréhension paraît révolu. Il importe de défendre la laïcité et de protéger les professeurs d'université. Qu'avez-vous prévu ou que pouvez-vous faire pour contrer ces dérives et ces atteintes à la laïcité ? Que faites-vous pour affronter le sujet, le mesurer, le quantifier, pour en prendre toute la mesure et lutter concrètement avec les présidents d'université contre ces atteintes aux principes républicains de l'enseignement supérieur ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Monsieur Ouzoulias, je ne sais pas s'il existe un projet européen pour prolonger la déclaration de Bonn. En revanche, à l'échelle du conseil scientifique du Conseil européen de la recherche (ERC), en particulier à l'occasion de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, ou au sein du G7, nous avons fortement rappelé les principes, les valeurs et les libertés académiques.

Sur le sujet des libertés académiques des enseignants-chercheurs et des chercheurs dans les UMR, de leur liberté d'expression et de leur indépendance, il est intéressant de constater, en procédant à un historique, que les choix français se retrouvent à un niveau européen ou international et que les modes de fonctionnement des États se font écho. En France, le point de départ est celui de la loi Savary. Le code de l'éducation traite des enseignants-chercheurs, entendus comme enseignants et chercheurs, c'est-à-dire pour leurs activités d'enseignement et de recherche. Peu importe que les chercheurs entretiennent un lien plus ou moins étroit avec l'enseignement. Il leur assure pleinement leur liberté d'expression et leur indépendance, ce que le Conseil constitutionnel a réaffirmé. Le code de l'éducation inclut donc les chercheurs, en particulier ceux des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) ou des UMR ; il en va peut-être différemment des chercheurs du secteur privé ou des établissements publics à caractère industriel et commercial (Épic), pour lesquels une transposition directe des dispositions du code pose un problème.

Aux termes de l'article L.141-6 du code de l'éducation, « le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l'objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l'enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ». Cet article illustre la notion de liberté d'expression académique, laquelle suppose un cadre, que le code précité rappelle.

Comme l'encadrement des libertés académiques, la responsabilité des présidents d'université et l'autonomie de leurs établissements inscrites dans la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), et qu'on retrouve dans les différents articles du code de l'éducation, correspondent à un modèle international, non à une spécificité française.

Monsieur Grosperrin, les chiffres des enquêtes que nous pourrons vous communiquer, notamment de l'enquête de 2022, très complète et représentative, nous montrent que ces problématiques, que nous ne devons certes pas négliger, restent fort heureusement minoritaires par rapport à l'ensemble que représentent la recherche et l'enseignement supérieur. Les référents qui interviennent dans les établissements en matière de déontologie, de laïcité et d'intégrité scientifique contribuent à ce résultat. Nous en animons le réseau, avec la responsabilité de porter leur mission à la connaissance de tous les agents qui peuvent les saisir de problèmes divers, dont ceux que vous avez cités. Nous assurons la formation de ces référents qui sensibilisent aussi les communautés enseignantes et scientifiques, ainsi que les agents, au sein des établissements d'enseignement supérieur.

Je tiens à dire que Florence Bergeaud-Blackler a bénéficié - et c'est bien normal - de la protection fonctionnelle de son employeur, en l'occurrence le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de même que d'une protection policière personnelle par le ministère de l'intérieur avec lequel nous entretenons des relations de travail.

La conférence dans les locaux de Sorbonne Université dont vous faites état n'a pas été annulée, mais reportée. La doyenne de l'université, informée très tardivement de sa tenue, a demandé son décalage dans le temps pour des raisons d'organisation. La conférence a d'ailleurs eu lieu dans de bonnes conditions à la nouvelle date proposée. Certes, il nous faut être vigilants pour que ces conférences ne soient pas annulées et se déroulent dans les meilleures conditions possible. Au sein des établissements, nous disposons de leviers avec les enquêtes administratives et leur suivi, les commissions disciplinaires et les procédures juridiques.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Je suis assez frustrée par cette audition. La mission conjointe de contrôle porte sur les violences qui interviennent dans un cadre scolaire ou universitaire. J'ai appris beaucoup de choses intéressantes sur le cadre législatif applicable aux enseignants et les règlements universitaires, mais là n'est pas le coeur de cette audition.

J'appartiens à une génération pour laquelle l'université correspondait à la liberté d'expression la plus totale. En dépit des combats d'idées entre extrême gauche et extrême droite, nous pouvions nous exprimer sans menace, ce qui faisait la richesse de l'université. Il n'en est plus de même aujourd'hui, et vos propos ne me rassurent pas, madame la ministre. Soit votre ministère joue un rôle en matière de liberté d'expression dans nos universités, soit le phénomène inquiétant qui est à l'oeuvre ne vous concerne pas et je comprends alors que vous vous contentiez de nous rappeler un cadre général.

Quand Sylviane Agacinski n'a pas pu tenir sa conférence à Bordeaux, cela m'a heurtée. Quand la représentation de la pièce de Charb a été annulée, cela m'a heurtée. Permettez-moi de revenir sur la conférence de Florence Bergeaud-Blackler, car vous n'avez pas retracé le déroulé exact. La conférence a été annulée, puis reprogrammée sous l'effet de la pression. Mais dans quelles conditions ! Il a fallu une surveillance exceptionnelle et des inscriptions préalables. Si telle est l'université que nous prévoyons pour demain, si nous ne pouvons plus y parler de tout, je m'interroge. Votre rôle politique, me semble-t-il, consiste à vous exprimer sur ces sujets, non de rappeler le cadre légal de la protection accordée. Oui, Florence Bergeaud-Blackler vit désormais sous protection. Je voulais précisément entendre votre position publique sur le fait qu'une chercheuse doive vivre sous protection et que la liberté d'expression à l'université est menacée. Et je regrette de vous le dire, on ne vous entend pas clairement, publiquement, condamner cette situation. L'absence de parole claire favorise la continuité des menaces dans les universités.

Mme Marie-Pierre Monier. - J'aimerais connaître le délai moyen de réponse aux demandes de protection fonctionnelle, savoir s'il arrive qu'elle soit refusée et, dans l'affirmative, quelle est la proportion des refus.

Lors de son audition la semaine dernière, le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse, Pap Ndiaye, nous a indiqué qu'en matière de menaces contre le personnel le travail de veille des réseaux sociaux était du ressort des académies. Qu'en est-il pour l'enseignement supérieur ?

Estimez-vous que la formation initiale des enseignants sur la laïcité délivrée par les Inspé a progressé ces dernières années et que les futurs professeurs sont désormais mieux armés en la matière ?

Enfin, comment le référent laïcité et peut-être des commissions spéciales au sein des universités sont-ils désignés ? Existe-t-il une charte régissant leur bon fonctionnement et des formations délivrées dans ce cadre ?

M. Yan Chantrel. - Depuis quelques années, nous observons une résurgence des groupuscules d'extrême droite dans nos universités, et même, depuis l'élection présidentielle de 2022, une augmentation très préoccupante du nombre d'agressions physiques. Plusieurs exemples de vagues de violence ou de commandos armés ont été recensés, notamment à Montpellier, Nanterre ou Tours. Le 7 juillet dernier, les principales organisations syndicales de l'enseignement secondaire, dont certaines représentent aussi les personnels de l'enseignement supérieur et de la recherche, ont alerté le ministre chargé de l'éducation nationale sur l'offensive menée par l'extrême droite contre l'école et ses agents. Elle prend la forme d'insultes, de menaces, de pressions sur la mise en oeuvre des programmes ou sur les pratiques pédagogiques des enseignants. Pour ce dernier cas, il s'agit surtout d'une menace de l'extrême droite, dont nous ne parlons jamais ici. Vous avez à juste titre relevé le rôle des réseaux sociaux. Ces groupes d'extrême droite y sont particulièrement actifs. Face à ces menaces inacceptables, le ministre a travaillé avec les organisations syndicales à une meilleure protection des personnels et à la mobilisation de la communauté éducative contre ces attaques contre l'école progressiste et émancipatrice. Avez-vous, vous aussi, reçu les organisations syndicales de l'enseignement supérieur et de la recherche sur ce sujet spécifique des attaques de l'extrême droite contre le contenu des formations, contre les choix épistémologiques et méthodologiques des enseignants du supérieur ?

Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur. - Je vous remercie, madame la ministre, de répondre précisément aux questions de nos collègues ; je ne suis pas certaine que vous ayez répondu aux questions de M. Leroy.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - En effet, je vous prie de m'en excuser, monsieur le sénateur, j'ai oublié de vous répondre.

Sur le principe de laïcité dans l'enseignement supérieur, je rappelle qu'il implique une obligation de neutralité, comme dans l'ensemble des services publics. La différence, notamment par rapport à l'éducation nationale, tient à ce que, dans l'enseignement supérieur, l'obligation s'applique aux seuls agents, et non aux usagers, en l'occurrence les étudiants. Ceux-ci ne sont pas tenus par les dispositions de la loi de 2004.

Depuis les années 2000, mon ministère a mis en place des dispositifs pour veiller au respect du principe de laïcité et des valeurs de la République. J'en citerai quelques-uns, auxquels les établissements recourent communément. Un guide a été élaboré avec France Universités dès 2004. Nous le mettons à jour régulièrement en suivant les évolutions des pratiques et les éventuelles dérives. Depuis 2015, les référents laïcité interviennent dans les établissements. La pratique se généralise. La loi promulguée le 24 août 2021 conforte le respect des principes de la République. Le dispositif permettant de signaler les atteintes à la laïcité sera lui-même progressivement renforcé. D'ici à 2025, tous les établissements devront avoir nommé un référent laïcité et tous leurs agents publics suivront auprès de lui une formation à la laïcité. Dans l'enseignement supérieur, nous croyons beaucoup à l'importance de la formation et à celle du suivi des pratiques. Le réseau des référents a commencé depuis mai 2022 ces formations et ces sensibilisations en partenariat avec l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Les référents interviennent également dans les Inspé.

Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche contribue à l'animation de leur réseau. Son propre référent ministériel en recueille les retours d'expérience.

J'insiste sur ce que, en matière de laïcité comme pour d'autres problématiques, les outils disponibles sont clairs. Nous disposons des enquêtes administratives, des commissions disciplinaires et de l'article 40 du code de procédure pénal. D'un point de vue législatif, les rôles sont bien répartis à chaque niveau de responsabilité. On dit souvent qu'il ne faut pas tout concentrer au niveau de l'État, mais qu'il faut responsabiliser les territoires et les institutions. Je pense qu'il est primordial de rappeler dans quel cadre nous travaillons. Les difficultés viennent souvent de ce qu'on ignore les responsabilités des uns et des autres. Les formations, le réseau des référents, l'accompagnement et l'expertise du ministère aident les établissements et leurs présidents à mettre en oeuvre les procédures existantes. Dans mon propos, j'ai voulu montrer combien il importe d'avoir un cadre, au risque, s'il vient à faire défaut, de ne s'en tenir qu'à des affirmations.

Je vous rejoins pour dire que l'université doit rester un lieu de débat, d'expression et d'enseignement libres. Contrairement à l'éducation nationale, l'enseignement supérieur n'a pas de programme national défini, pas de maquette. C'est pourquoi nous n'avons pas les mêmes remontées de terrain sur les cours.

Au sujet de Florence Bergeaud-Blackler, nous ne devons pas lire, Madame Eustache-Brinio, la même presse. Je me suis en effet largement exprimée sur cette affaire dans différents médias. Tous mes propos s'insurgeaient très clairement contre le fait que des chercheurs et scientifiques subissent des pressions, voire des attaques personnelles. Je défends depuis trente-cinq ans les libertés académiques et la libre expression des travaux universitaires. Je m'y suis attachée à la tête de mon université et je continue de le faire comme ministre. Mais j'ajoute, et c'est important, que je m'y attache dans un cadre législatif. L'université représente un lieu de débat à partir de faits étayés.

Le jour même où devait se tenir cette conférence de Florence Bergeaud-Blackler, à 17 heures, dès que j'ai été avertie, j'ai joint la présidente de l'université concernée, qui m'a exactement dit : « j'ai eu la doyenne en ligne, elle vient d'apprendre la tenue de la conférence, ce qui nous pose un problème en raison de l'organisation d'examens après leur report ; nous voyons comment proposer à la conférencière un décalage de la date de son intervention ». Que vous contestiez le décalage de cette date est une chose ; de là à dire qu'elle a d'abord été annulée, puis décalée, je le conteste. Voilà les faits, et j'en ai été personnellement le témoin. La présidente de l'université m'a tout de suite parlé d'une reprogrammation de la conférence, et jamais d'une annulation ! Si je n'ai pas convoqué les médias à 17 h 05, je me suis directement occupée de la situation. Nous sommes restés attentifs au ministère à la manière dont la conférence allait être reprogrammée.

Peut-être la réponse à apporter, afin de garantir que l'université reste un lieu de débat et de libre expression des opinions politiques, réside-t-elle dans notre aide aux présidents des établissements et à leurs équipes dans l'application des dispositions de la loi si importante de 2021, en particulier par le moyen de la formation. En cela consiste mon rôle. Je dois apporter ce qu'il faut, là où il faut, quand il faut. Certainement, des efforts sont à faire. Pour autant, les derniers débordements de violence orale ou physique que notre pays a connus, que ce soit lors de la réforme des retraites ou au cours des récentes émeutes, ne se sont pas déroulés dans les universités. Nous avons accompagné les présidents pour qu'ils fassent usage de leurs pouvoirs en matière de maintien de l'ordre dans leurs établissements, en coopération avec les préfets et les forces de police. Visiblement, la mise en oeuvre du cadre légal ne manque pas d'efficacité. Consciente des alertes que vous signalez, je veille à la formation des acteurs et à prévenir les excès par le rappel de la loi.

Le taux d'octroi de la protection fonctionnelle dans les établissements publics d'enseignement supérieur s'élevait à 86,5 % en 2020, à 85,7 % en 2021, contre 71 % en 2022. Dans les établissements de l'enseignement supérieur, les motifs de refus tiennent pour un quart d'entre eux à des faits non établis, et pour 11 % à des faits qui ne relèvent pas des cas légaux d'octroi de la protection fonctionnelle au sens du code général de la fonction publique. Les autres refus s'expliquent principalement par l'absence de lien avec le service - approximativement 15 % des refus - ou par la faute personnelle de l'agent. Environ 14 % des demandes font l'objet d'une décision implicite de rejet.

Le taux d'octroi atteint 56 % dans les établissements publics de recherche, dont les EPST. Les refus concernent à hauteur de 42 % des faits non établis ; 37 % des faits ne relèvent pas des cas légaux d'octroi de la protection fonctionnelle. Les autres motifs de refus se répartissent entre l'absence de lien avec le service - environ 10 % des cas - et l'incompétence de l'autorité saisie, dans la même proportion.

Les auteurs des demandes de protection dans les établissements publics d'enseignement supérieur sont dans plus de 65 % des cas des agents, dans 12 % des cas des étudiants, et pour 20 % à peu près d'autres particuliers. Je précise que l'absence de réponse à la demande de protection fonctionnelle dans un délai de deux mois vaut refus implicite d'accorder cette protection.

Nous vous transmettrons les données précises dont nous disposons dans ce domaine.

M. François Bonhomme. - Nous sommes évidemment tous favorables à ce que l'université soit un lieu de débat. Si la liberté académique est un principe important, encore faut-il savoir quelle traduction on en donne. Devant la multiplication des cas dont la presse se fait l'écho, il apparaît que l'université est traversée de convulsions. Sylviane Agacinski est une philosophe universaliste qui défend les femmes, considère que le voile est un signe de soumission, et parle de marchandisation du ventre avec la procréation médicalement assistée (PMA). C'est son droit le plus absolu, et il n'a pas été respecté. La violence, la menace et, en définitive, la censure l'ont emporté. Par la faiblesse de votre réaction, vous alimentez ce phénomène. Les facultés françaises ne sont pas menacées par des mouvements fascistoïdes. Nous savons bien quels autres mouvements la traversent plutôt. Ils prennent différentes formes, par exemple la généralisation de l'écriture inclusive. Celle-ci représente une idéologisation de la langue, outre qu'elle en compromet la syntaxe et l'apprentissage.

Plus grave, nous avons assisté à l'occupation violente de locaux de l'université Bordeaux Montaigne pour que s'y tienne une conférence à laquelle était invité Jean-Marc Rouillan, condamné pour les lâches assassinats de Georges Besse et du général Audran. Après avoir bénéficié d'une libération anticipée, il a de nouveau été condamné pour apologie du terrorisme. Il a ainsi pu tenir une conférence au cours de laquelle il a tranquillement fait état de sa conception du terrorisme, dénoncé, avec d'autres, comme Philippe Poutou, la violence d'État ainsi que la répression policière sous toutes leurs formes, et parlé de prisonniers politiques dans une démocratie comme la France ! Or, de votre part, madame la ministre, je n'ai entendu qu'un silence assourdissant. Je sais que votre poste est difficile, mais défendez un tant soit peu l'honneur de notre démocratie, de l'État que vous représentez et qui doit soutenir ses enseignants et son université !

M. Max Brisson. - Mes propos différeront un peu de ceux qu'ont tenus un certain nombre de mes collègues de mon groupe politique, quoique je ne nie pas les menaces extrêmement dangereuses qui planent sur les libertés académiques.

Ces menaces, cette terreur intellectuelle ne sont pas nouvelles. À la fin des années 1960, les mouvements maoïstes faisaient régner la terreur dans les universités, menaçaient les libertés académiques et contrariaient la marche sereine de la recherche et de l'enseignement supérieur. Ces faits passés ne justifient pas les faits actuels, mais nous ne découvrons rien de nouveau. Et l'université a résisté à la terreur intellectuelle de personnes qui cautionnaient en leur temps les pires holocaustes. Il ne faudrait donc pas que les dangers qui pèsent à présent sur elle remettent en cause son autonomie. Je n'ai aucune nostalgie des facultés de la IIIe République, alors sous les ordres des recteurs chanceliers ; je voudrais au contraire que les lycées deviennent autonomes ! Je me réjouis que les lois adoptées à l'instigation d'Edgar Faure puis de Valérie Pécresse aient restauré les franchises et l'autonomie universitaires garantes de la liberté académique, car elles ont honoré notre démocratie. Je ne cesserai de les défendre ici au Sénat aussi longtemps que mon mandat m'en donnera la possibilité.

Ce sont aujourd'hui ces franchises qui sont menacées, comme elles l'ont été déjà à plusieurs reprises dans notre histoire. Je veux dire avec force que l'école n'est pas l'université et que l'université n'est pas l'école. De longue date, la neutralité s'impose aux usagers de l'école, ce qui distingue cette dernière des autres services publics, dont celui de l'université. L'école est centralisée, beaucoup trop à mon goût ; l'université est décentralisée et profondément girondine.

L'équilibre est rompu dans un enseignement supérieur laïc depuis Bonaparte, qui l'avait remis des mains de l'Église catholique à celles de l'État, État qui s'est lui-même laïcisé. L'université est le lieu où se confrontent les idées pour nourrir la recherche. Madame la ministre, vous êtes la garante de l'Université ; je préciserai une question que mes collègues ont posée : le cadre législatif actuel vous permet-il d'assurer ce rôle ? Les présidents d'université disposent-ils des moyens, sinon du courage, d'assurer l'équilibre entre laïcité et autonomie qui protège les libertés académiques ? Au contraire, faut-il faire évoluer ce cadre législatif ?

M. Jean Hingray. - N'y a-t-il pas un manque de sensibilisation aux risques de conflits dans la formation des enseignants et des professeurs d'université ?

Pour ce qui est des étudiants, je pense à mon tour que les combats idéologiques demeurent, au fil des époques, les mêmes à l'université. Sans en revenir à l'université de la IIIe République, et sans programme national prédéfini, une journée de sensibilisation, commune à l'ensemble des étudiants, sur les grands principes qui régissent l'université ne serait-elle pas opportune au moment de la rentrée universitaire ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Vous nous transmettrez, madame la ministre, les résultats de l'enquête effectuée par la direction juridique de votre ministère sur l'octroi de la protection fonctionnelle. À ce stade, une précision me serait utile. Vous utilisez l'expression de faits dont les agents sont les auteurs. Que voulez-vous dire précisément ?

Un thème n'a pas été abordé, celui du recrutement des enseignants, avec l'intervention du Conseil national des universités (CNU) qui, en la matière, jouit d'une large autonomie. Avez-vous eu connaissance, depuis que vous êtes en fonction, de nominations dans des disciplines ou des établissements particuliers qui se seraient éloignées des dispositions de l'article L. 141-6 du code de l'éducation ? Le recrutement par le biais du CNU assure-t-il bien le respect de ces dispositions ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Nous n'avons pas eu de retours relatifs à l'application par le CNU de l'article précité.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Mais n'avez-vous jamais eu de craintes, voire de suspicions, sur des désignations ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Parlez-vous du recrutement ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Oui.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - Le CNU ne procède pas au recrutement, il décerne une qualification à partir de productions scientifiques, comme des travaux de thèse. À ma connaissance, ses études des dossiers n'ont pas donné lieu à des contestations qui allégueraient la prise en compte de motifs d'ordre politique ou religieux. Ce qui, en revanche, nous est remonté tient à des aspects d'intégrité scientifique. Nous pourrons vous communiquer les données relatives aux saisines qui nous concernent pour ce motif, y compris à propos d'enseignants en cours de mission.

Au sujet des auteurs de conflits, j'évoquais les conflits entre enseignants-chercheurs ou entre agents.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Il ne s'agit donc pas de remises en cause par les étudiants de l'enseignement délivré ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. - En effet. Il est plutôt question ici de conflits sur des aspects de ressources humaines ou sur des problèmes de harcèlement.

Monsieur Hingray, l'idée de sensibiliser les étudiants aux problématiques dont nous traitons est excellente. Peut-être pourrions-nous nous appuyer sur le réseau des différents référents dont je parlais précédemment et que nous utilisons déjà pour les agents des établissements. Au-delà, les référents pourraient apporter aux étudiants des connaissances sur les règles qui régissent le fonctionnement de l'université. Nous mettons actuellement en place l'obligation à partir de 2025, et pour tous les étudiants de premier cycle, d'un enseignement à la transition écologique. Dans le cadre de l'autonomie des établissements d'enseignement supérieur, j'aborde cette notion d'obligation en travaillant avec l'ensemble des réseaux, dont France Universités, la Conférence des grandes écoles (CGE) et la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs (Cdefi), sur des thématiques à ce point partagées qu'elles conduisent à une acceptation unanime de l'obligation et à sa mise en oeuvre. Sans maquette, sans programme imposé, dans le respect de la liberté pédagogique des établissements, nous pourrions nous inspirer de cette approche en vue d'accueillir nos étudiants en leur apportant ces informations et cette sensibilisation que nous évoquons. J'en retiens en tout cas l'idée.

Monsieur Brisson, je vous remercie de votre discours et, en particulier, de sa première partie, dont je partage l'analyse. La France partage les notions d'autonomie et de liberté académique avec tous les pays démocratiques. C'est une parole que j'ai portée en tant que ministre lors d'un déplacement à l'université de Galatasaray en Turquie.

Cela étant, il importe de maintenir l'équilibre. Y contribue le rappel des règles constitutionnelles, législatives et inscrites dans le droit européen sur la liberté d'expression, l'autonomie et la liberté académique, de leur cadre, de leurs limites et des outils qui permettent d'en assurer le respect. À mon sens, le cadre normatif et les procédures existantes suffisent. Nous n'envisageons pour l'heure pas d'évolution législative. Il convient de mettre l'accent sur la formation et sur l'accompagnement à la mise en oeuvre des procédures.

Les enquêtes montrent que les dérives, si elles existent et pour révoltantes qu'elles soient, restent minoritaires. Dans le cas de la venue de Marc Rouillan à l'université de Bordeaux, l'université et son président n'ont été prévenus que quelques heures avant par les réseaux sociaux, la conférence ayant été tenue secrète jusqu'au dernier moment par ses organisateurs. Le président s'est donc trouvé dans l'incapacité de l'interdire, ce qu'il aurait sinon fait, comme il l'a ensuite expliqué. Pour ma part, j'ai aussi condamné fermement les propos de l'orateur dès que j'en ai pris connaissance, en particulier devant les médias le lendemain. Les universités sont des lieux ouverts et il importe de resituer les faits dans leur exactitude.

Mme Catherine Di Folco, vice-président de la commission des lois, rapporteur. - Merci, madame la ministre, de votre participation.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci des réponses que vous nous avez apportées. Outre l'enquête que vous avez évoquée, nous sommes intéressés par tout autre élément que vous pourriez nous fournir.

Je précise que les travaux de notre mission conjointe de contrôle reprendront au mois d'octobre prochain.

AUDITION DE MME MICKAËLLE PATY

Mardi 17 octobre 2023

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M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Il y a quatre jours au lycée Gambetta d'Arras, Dominique Bernard, professeur de lettres, a été assassiné. Un professeur d'éducation physique et sportive, un agent d'entretien et le chef de l'équipe technique de l'établissement ont également été blessés. Tous tentaient de protéger leurs collègues et leurs élèves contre un assaillant dont les motivations islamistes ne font plus de doute. Il semble que cet attentat devait prolonger celui ayant conduit à l'assassinat de Samuel Paty voilà trois ans. Il montre cruellement l'actualité de la mission de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes, créée sur l'initiative commune de la commission des lois et de la commission de la culture.

Je remercie Mme Mickaëlle Paty, soeur de Samuel Paty, d'avoir bien voulu accepter notre invitation. Cette audition, prévue de longue date, est retransmise en direct sur le site internet du Sénat et ouverte à la presse.

Je l'ai déjà précisé à plusieurs reprises, cette mission d'information ne peut se pencher sur des faits qui font l'objet d'une enquête en cours. Elle se concentre sur les mécanismes devant permettre de prévenir de tels drames à l'avenir, notamment l'évaluation et le traitement des menaces. C'est pourquoi votre témoignage, madame Paty, est essentiel.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Comme vient de le souligner François-Noël Buffet, cette audition s'inscrit dans un contexte pesant. Le drame qui s'est déroulé dans l'enceinte du lycée Gambetta d'Arras nous a rappelé la menace que font planer l'obscurantisme et le fanatisme sur nos sociétés. Il nous rappelle également que les écoles, lieux de transmission des savoirs et de formation à la citoyenneté, sont devenues des cibles pour les intégristes islamistes. .

Avant de débuter cette audition, nous avons bien entendu une pensée pour Dominique Bernard, lâchement assassiné, pour sa famille, pour ses proches ainsi que pour les personnels de l'éducation nationale blessés vendredi dernier à Arras.

Nous tenons aussi à vous remercier, madame Paty, d'avoir accepté de venir témoigner devant nos commissions au moment où cet assassinat ravive des souvenirs douloureux pour vous-même et pour l'ensemble de la communauté éducative.

Vos différentes prises de paroles ont été scrutées et commentées depuis l'assassinat de votre frère. Vous interveniez hier, trois ans jour pour jour après le drame, au sein du collège Françoise-Giroud à Vincennes et sur la scène du théâtre de l'OEuvre ; vous avez prononcé à cette occasion des mots particulièrement poignants.

Certains de vos propos se sont avérés tristement prémonitoires, comme lorsque vous déclariez, il y a quinze jours, dans Marianne, que « nous n'étions pas dans l'après-Samuel Paty, mais dans le pendant ».

D'autres résonnent avec une acuité toute particulière, comme lorsque vous indiquiez, à l'occasion de la remise d'un prix créé en l'honneur de votre frère, qu'« enseigner, c'est expliquer et non se taire ! ».Aujourd'hui, un enseignant sur deux déclare dans notre pays s'autocensurer par peur des contestations d'enseignements.

C'est dans ce contexte que nous conduisons cette mission commune de contrôle, destinée non pas à juger des faits - cette tâche relève des procédures judiciaires en cours -, mais à les comprendre, à les mettre en perspective et à apprécier si la situation a évolué depuis trois ans afin de formuler des propositions visant à améliorer la réactivité et l'efficacité des services publics concernés, qu'il s'agisse de la police, de la justice ou de l'éducation nationale.

Nous essayons, à notre tour et dans notre rôle, « d'expliquer et de ne pas nous taire » pour prévenir non plus l'occurrence, mais la multiplication des drames.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Au préalable, madame Paty, je dois vous rappeler que nos commissions s'étant dotées des pouvoirs de commission d'enquête, un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Mickaëlle Paty prête serment.

Mme Mickaëlle Paty. - Je dédie mon intervention à Dominique Bernard, professeur assassiné le 13 octobre dernier lors d'une attaque terroriste islamiste durant laquelle ont été exécutés les ordres de ceux qui veulent détruire notre école pour détruire notre démocratie. Oui, je la dédie à celui qu'on n'a pas sauvé : Dominique Bernard.

Je vous remercie pour l'ouverture de cette mission de contrôle parlementaire dotée des pouvoirs de commissions d'enquête afin de comprendre les failles administratives et politiques ayant pu concourir à l'assassinat de Samuel Paty, d'analyser les mesures correctives qui ont suivi et d'en tirer des recommandations.

En voulant vous écrire ces quelques mots, je me suis retrouvée face à l'angoisse de la page blanche. En fait, j'ai compris que cette angoisse venait non pas de la peur de n'avoir rien à dire, mais, au contraire, de celle d'avoir trop à dire. Je me suis ensuite perdue dans les méandres du politiquement correct : à trop mettre les formes, on en oublie le fond. Il m'a fallu revenir à l'essentiel : le simple fait qu'un professeur ait pu être décapité pour blasphème en France en 2020 montre bien que des failles existent.

Je vous demande de mener cette enquête au nom de mon frère : il faut partir du singulier pour comprendre ce qui nous concerne tous, car partir d'un ensemble ne permettra jamais de comprendre le destin tragique d'un homme, d'un professeur, mon frère, Samuel Paty.

Je vous demande d'enquêter bien au-delà du cercle d'imputabilité défini par la justice. La justice traite le crime en fonction du champ des possibles, mais la vérité judiciaire ne condamne que ce qui est pénalement répréhensible et néglige la responsabilité politique, celle qui prône le respect des droits fondamentaux, de l'ordre républicain et de l'intérêt commun. Cette vérité est mise entre guillemets et minimisée par tous ceux qui se retrouveraient face à leurs responsabilités s'ils devaient l'affronter sans fard. Ce comportement d'irresponsabilité illimitée est légitimé par une meute de courtisans prêts à toutes les compromissions, notamment lorsque ceux-ci délivrent des certificats de probité sans examen de conscience. Il est également encouragé par l'attribution de promotions et de décorations, même en cas d'échec ou de fiasco : ceux qui les reçoivent ont le sentiment d'avoir fait ce qui devait être fait et cela procure une immunité de fait à ceux qui les distribuent. Les inconséquences qui en découlent renforcent la méfiance et la défiance d'un peuple qui ne croit plus en ses représentants.

Ce renoncement à l'intégrité, qui ne s'explique pas par une quelconque incapacité intellectuelle, ne permet plus de mettre en harmonie la parole et les actes. Seule subsiste cette probité de façade qui laisse ouvertes des brèches immenses permettant la réalisation des actes les plus odieux. C'est bien dans ce contexte que l'absurde est devenu réalité : mon frère a été décapité le 16 octobre 2020.

Trois ans plus tard, il est temps de prendre conscience que la fameuse phrase de Jean-Michel Blanquer - « il y aura un avant et un après Samuel Paty » - n'aura pas eu les effets attendus. Cet après laisse régner la violence et bloque tout débat : cela revient à imposer le respect des croyances et non plus des croyants. Nous basculons ainsi d'une démocratie laïque à une théocratie. La parole est définitivement bâillonnée lorsque le mot laïcité est objectivé afin d'en dénaturer le sens et de le transformer en une injonction à l'athéisme.

Si la référence n'est plus la loi, mais le fait de ne pas offenser certains musulmans, qui mettent leur créateur au-dessus de tout, cela n'entraînera que censure et immanquablement une application différenciée des règles en fonction de l'appartenance religieuse : tel est le véritable ferment de la discorde et du séparatisme.

Prôner la tolérance et invoquer toujours plus de bienveillance revient à sous-entendre que le professeur est un être malveillant par nature : cela ouvre la voie à des dérives incontrôlables et cela renforce les extrêmes. Peut-être faut-il cesser de dire que c'est le résultat qui est erroné, mais plutôt de reconnaître que c'est la méthode qui est mauvaise.

Je vous invite à essayer de mettre le mot empathie à la place de bienveillance et d'adopter la perspective d'autrui. La culture de l'empathie favorise la lutte contre le harcèlement - Gabriel Attal l'a souligné le mois dernier. Mais l'empathie ne se résume pas à cela : cette attitude favorise également un climat scolaire propice aux apprentissages, conforte le respect de la pluralité des opinions et permet de se prémunir contre des pensées dogmatiques. L'empathie émotionnelle, celle utilisée par mon frère dans son cours, est la seule capable d'induire un comportement moral et de favoriser l'acquisition de la notion du bien et du mal. La responsabilité morale, qui manque cruellement, consiste à reconnaître émotionnellement les préjudices ou la douleur causés. Le Danemark l'a bien compris, depuis 1993, les cours d'empathie y sont obligatoires ; les jeunes de six à seize ans bénéficient d'une heure de cours d'empathie par semaine. Sans empathie, il est impossible de comprendre les principes de la laïcité, les valeurs de la République ou la liberté d'expression. Sans empathie, on n'accorde aucun crédit à la vie de l'autre, qui est alors relégué au rang d'ennemi. C'est non pas le contenu des réseaux sociaux qui pose problème, mais bien la culture de la tête baissée : celle-ci nous ferme au monde par le biais d'un repli narcissique et elle nous empêche de dépasser la peur de l'inconnu.

L'empathie identifie qui est la victime et qui est le bourreau : grâce à elle, nous n'avons pas à nous confronter à des bourreaux prétendument victimes, sinon c'est ainsi que l'on finit avec des crimes sans coupables, voire avec des victimes un peu responsables.

L'éducation à l'empathie restaure le sens du mot fraternité : Omar Zanna, docteur en sociologie et en psychologie, professeur des universités en sciences de l'éducation au Mans, rappelle que l'empathie s'éduque. Certes, elle est inhérente à l'espèce humaine, mais si elle n'est pas éduquée, elle ne se développe pas. J'estime que les parents et l'ensemble du personnel des établissements scolaires devraient aussi en bénéficier.

Qu'est-ce qu'on devient après ça ? C'est cette question que je me suis posé le lendemain de la mort de mon frère, lorsqu'il a bien fallu que je fasse quelque chose de ce « ça » - un « ça » sans nom, juste un visuel. À l'institut médicolégal, ma première réaction a été de dire : « ce n'est pas lui » ; je ne voulais pas que ce corps meurtri soit celui de mon frère. Ce « ça » innommable ne prendrait sens que lorsque j'aurai eu toutes les vérités - même celles dont je n'aurais pas voulu qu'elles soient vraies. En règle générale, nous choisissons nos vérités. Dans certains cas, on observe toutefois que ce n'est pas nous qui choisissons nos vérités, mais ce sont les vérités qui nous choisissent : c'est ce qui se passe quand certains veulent nous imposer leurs vérités, celles qui sont agréables et rassurantes - peut-être pour eux, mais pas pour moi.

Tel est le sentiment que j'ai ressenti à la lecture du rapport de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche. Celui-ci s'intitule - avec une sobriété forcée et anonyme - : « Enquête sur les événements survenus au collège du Bois d'Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l'attentat du 16 octobre 2020 ». Ce titre retire à mon frère la plus simple dignité ; celle que cette enquête soit menée en son nom. On y évoque la gestion d'un trouble, dont le cours de mon frère sur la liberté d'expression serait à l'origine. La formulation choisie trahit l'intention véritable de ce travail : il s'agit non de faire la lumière sur les responsabilités et les éventuelles erreurs des uns et des autres, mais avant tout de dédouaner l'institution de toute responsabilité éventuelle.

Je m'interroge sur la conception très particulière du dialogue de cette mission d'inspection avec les acteurs du terrain : seuls trois professeurs sur cinquante et un ont été entendus, contre quatre représentants des parents d'élèves. Ainsi, le rapport de force est inversé. Comment ne pas s'interroger également sur la rapidité avec laquelle le rapport a été rédigé ? Celui-ci a été bouclé - ou bâclé - en quinze jours.

Je tiens également à souligner la volonté constante de l'éducation nationale de faire totalement abstraction d'une quelconque notion de péril grave et imminent - comme ce fut le cas la semaine précédant l'attentat - et de continuer de transformer une campagne islamique en problème pédagogique. Cette procédure a sans doute été utilisée pour empêcher tout exercice du droit de retrait. Celui qui oserait se retirer en de telles circonstances commettrait alors un abandon de poste et serait sous le coup d'une menace de radiation. Quid des non-dits de l'éducation nationale ? On parle d'élèves et de familles compliquées, jamais difficiles, ou tout simplement impossibles à gérer et refusant de s'insérer dans la société française. Pourtant, l'administration juge que les professeurs sont en difficulté et que les chefs d'établissement sont insuffisants.

On a demandé à Samuel de formuler des excuses auprès de ses élèves. Ce comportement donne tout pouvoir aux parents d'élèves qui ont un compte à régler avec l'institution : on se retrouve avec des élèves victimes et s'ils n'y avaient pas encore pensé, on les désigne obligeamment comme tels. Le professeur devient coupable aux yeux de tous - même auprès de certains de ses collègues. L'un d'eux, faisant du zèle pour l'accabler, se mettra en scène devant ses élèves de classe de troisième ce qui aura certainement motivé ceux-ci à se retrouver à 17 heures le 16 octobre 2020 pour livrer mon frère à son bourreau. Ce petit professeur, meurtri d'avoir perdu son titre de coordinateur de matière au profit de mon frère, adoptera à son tour une posture victimaire au retour des vacances de la Toussaint, sans doute victime de ses collègues, spectateurs complices, qui se sont inventé une conscience post-attentat. Pourtant, ils ne trouvaient rien à redire à son comportement avant le drame, au moment où il aurait fallu resserrer les rangs. Comble de l'ironie, ce professeur bénéficiera ensuite de la procédure de mise en retrait de l'éducation nationale, peu après la rentrée du 2 novembre 2020. Même lorsque la vérité éclatera le 9 octobre 2020 - c'est-à-dire l'absence de la petite menteuse dans le cours incriminé -, tout le monde sans exception continuera à propager la calomnie et traitera mon frère en coupable : l'imaginaire s'est donc substitué au réel.

Je souhaite revenir maintenant sur le comptage des atteintes mensuelles à la laïcité - sans doute un terme pudique pour ne pas parler d'offensive islamique. L'ancien ministre de l'éducation nationale, Pap Ndiaye, préférait parler de la culture du signalement afin de minimiser la gravité du phénomène. Il indique tout de même deux pics annuels : l'un au moment du Ramadan, l'autre en octobre, à la date anniversaire de l'attentat contre mon frère - confirmant ainsi qu'il s'agit bien de revendications identitaires de la mouvance islamiste. Selon lui, il s'agit de phénomènes inéluctables, auxquels il faudra bien s'habituer, tout en se refusant d'admettre que le nombre réel d'atteintes à la laïcité est sous-évalué, que nombre de faits ne sont pas signalés et que l'on assiste à une recrudescence de ces actes depuis l'assassinat de mon frère. À quoi cela sert-il de jouer le jeu de la transparence sans même reconnaître que l'on navigue en eaux troubles ?

Les signalements des atteintes à la laïcité relèvent de la responsabilité des chefs d'établissement. Ceux-ci sont rédigés sur une fiche « Fait établissement », relevant du niveau 3, c'est-à-dire un fait d'une extrême gravité entraînant obligatoirement une réaction de l'institution. Contrairement aux propos tenus par Pap Ndiaye lors de son audition par vos commissions le 4 juillet dernier, tous les faits de niveau 1 à 3 remontent au ministère ; le niveau 4 relève du national et ne peut donc être traité au niveau académique. Pour les niveaux 2 et 3, sont alertés l'inspecteur d'académie- directeur académique des services de l'éducation nationale (IA - Dasen), le recteur, le référent justice et l'équipe mobile de sécurité. Pour le cas spécifique du niveau 3, les chefs d'établissement doivent, au préalable, prendre attache téléphonique auprès du Dasen ou de son adjoint, le cas échéant, avant toute retranscription de l'événement. Sur la fiche « Fait établissement », les chefs d'établissement doivent effectuer une courte narration des faits, préciser si l'événement est susceptible d'avoir un retentissement médiatique - je vous demanderais de noter ce paramètre - et remplir deux cases :« victime » et « coupable présumé ».

Comment retire-t-on l'octroi de la protection fonctionnelle ? C'est assez simple : il suffit de noter « groupe d'élèves » à côté de la case « victime », et « personnel de l'établissement » à côté de la case « coupable » ; ainsi, la faute est imputée à l'agent, faisant obstacle à l'octroi de la protection fonctionnelle, et ce même si elle est demandée par l'agent. Même cette protection dérisoire aura été refusée à mon frère.

Le 9 décembre 2022, alors que je m'exprimais à l'occasion de la Journée de la laïcité, je posais la question suivante : pourquoi laisse-t-on encore le soin aux chefs d'établissement de décider si une tenue est ostensiblement religieuse ? Cela n'a qu'un seul effet : renvoyer dos à dos les « gentils »- ceux qui les tolèrent -, et les « méchants » - ceux qui s'y opposent.

Les abayas, les qamis et même le voile affichent ostensiblement l'appartenance religieuse islamique de ceux qui les portent. Il n'y a pas besoin de savoir si ces tenues vestimentaires s'accompagnent de discours ou d'attitudes qui contestent la laïcité et s'il s'agit d'un comportement prosélyte ou communautariste. Le simple fait de les porter est un acte de défiance à l'égard de la règle commune. Il s'agit ni plus ni moins d'un appel à la désobéissance civile ; sans règle commune, sans structure, la société s'écroule. Je félicite Gabriel Attal de rejoindre mes convictions et d'avoir renoncé à la pratique du cas par cas : il faut arrêter de croire que ceux qui ne respectent pas la laïcité ne comprennent pas le sens de leurs actes. Ils le comprennent trop bien : c'est pour cela qu'ils veulent la détruire.

Il est inutile de parler de chantier, comme l'a fait le président Macron le 24 juillet dernier : les travaux coûteux de rénovation négligent les vices cachés. Il faut préciser s'il s'agit d'un chantier de construction ou de démolition.

Depuis l'attentat dont mon frère a été victime, les enseignants quittent massivement le navire de l'éducation nationale. Un rapport de votre commission des finances indique que, entre 2020 et 2022, le nombre de démissions est passé de 30 959 à 39 270, soit une augmentation de 26 %. À cela s'ajoutent les quelque 20 000 départs à la retraite chaque année qui ne sont pas remplacés intégralement par le recrutement sur concours. Pour l'année scolaire 2023-2024, 16 % des postes offerts au concours sont restés vacants, soit 3 100 postes non pourvus supplémentaires. Conséquence immédiate : le ministère doit faire appel à des contractuels non formés. On ne peut que s'interroger sur les modalités de recrutement, alors que M. Sefrioui, fiché S et mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste criminelle dans l'assassinat de mon frère, a été maître auxiliaire en informatique pour l'éducation nationale pendant quinze ans à Paris.

Les enseignants restants se retrouvent avec des classes surchargées et ne sont plus en mesure de dispenser un enseignement de qualité. Pour pallier ce problème, le ministère demande aux enseignants de multiplier les astreintes dans le cadre du pacte enseignant ou aux assistants d'éducation d'assurer le cours grâce à un support numérique. Chacun connaît l'expression « qui peut le plus peut le moins ». En procédure dégradée, c'est « qui peut le moins fait ce qu'il peut ». Ce ne sont plus la pédagogie ni la qualité de l'enseignement qui sont attendues, mais le simple fait de fournir un service minimum. En procédure dégradée, il y a une tolérance sur les pertes.

Selon l'enquête menée par l'Institut français d'opinion publique (Ifop) en décembre 2022, plus d'un professeur sur deux avoue s'être déjà censuré. Or l'ancien ministre estimait qu'il ne saurait y avoir d'omerta dans l'éducation nationale et qu'il serait intraitable à ce sujet. Que voulait-il dire concrètement ? Qu'il ne sanctionnerait pas le professeur qui n'appliquerait pas tout le programme ? Mais quel soutien le ministère apporte-t-il au professeur qui relève le défi d'enseigner tout le programme ? Il faut bien reconnaître que le fait de défendre les valeurs républicaines est bel et bien une prise de risque ; la menace de se prendre « une Samuel Paty » est devenue l'arme de toute censure islamique.

La circulaire du ministère de l'éducation nationale « Plan laïcité dans les écoles et établissements scolaires » du 9 novembre 2022 tente d' apporter une réponse. Le premier volet consiste à sanctionner systématiquement et de façon graduée les élèves portant atteinte à la laïcité lorsqu'ils persistent dans leur comportement après une phase de dialogue. Or c'est mal connaître ces jeunes que de penser qu'un rappel à l'ordre sert à quelque chose. Ce qui est perçu comme une sanction pour l'éducation nationale est perçu tout au plus comme une humiliation aux yeux de cette jeunesse, qui n'accorde aucun crédit à l'autorité. Ces sanctions, qui ne débouchent sur rien, développent un sentiment d'impunité et entraînent des actes de récidive ou de vengeance. On traite les symptômes sans traiter le mal. Le problème est l'absence générale d'autorité envers cette jeunesse, qui n'a plus de limites et qui ne peut ni ne veut faire société. Or l'école ne peut pallier la carence de figures représentant l'autorité auprès de ces jeunes, mais il faut lui rendre celle qui lui est propre.

Il faut que l'institution endosse les rôles qui lui incombent, c'est-à-dire sa capacité à prendre sous sa responsabilité les sujets les plus fragiles. Il faut également qu'elle réponde des erreurs commises dans le dossier de mon frère, sinon pourquoi les enseignants prendraient-ils le risque de défendre les valeurs républicaines s'ils ne sont pas assurés d'être protégés ? En restaurant une République ferme sur ses principes, exemplaire et responsable, on pourra alors parler d'autorité légitime et ainsi obtenir l'adhésion par respect et non par soumission en infantilisant ou en manipulant nos sentiments de peur. Perdre l'école, ce n'est pas perdre une bataille ni offrir une prise de guerre à l'adversaire, c'est perdre la guerre.

Il convient maintenant de se pencher sur l'action du ministère de l'intérieur. La plateforme Pharos est censée effectuer une veille sur les réseaux sociaux, en s'appuyant notamment sur les signalements des citoyens. Quelques mois après l'assassinat de mon frère, Laurent Nunez, alors coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, se félicitait d'avoir triplé les effectifs de Pharos, pour atteindre un peu plus de 90 policiers et gendarmes. Mais les signalements ont eux aussi triplé entre 2020 et 2021 : mathématiquement, cela revient au même. Je m'interroge également sur les capacités et les modalités d'analyse des données et sur le traitement qui en découle.

Que dire également des réseaux sociaux, qui semblent être devenus le lieu privilégié de la calomnie et de toutes les propagandes ? La modération de ces médias est très limitée, et ses critères en sont incertains. Il m'a fallu trois mois, assistée de mon avocate, pour obtenir la suppression par Facebook France d'une vidéo de Brahim Chnina, mis en examen pour complicité d'assassinat terroriste. Étrangement, Pharos, qui avait pourtant reçu de nombreux signalements à cet égard, n'a pas agi pour la supprimer ou n'a pas été en capacité de le faire.

J'ai voudrais vous faire part de quatre articles de presse. Le premier est un article paru dans Libération le 17 octobre 2020 intitulé : « Conflans : une note de renseignement retrace la chronologie des jours précédant l'attentat ». Le deuxième est un article publié dans Marianne le 28 octobre 2020 intitulé : « Dans les Yvelines, la grande compromission d'élus avec l'islam radical ». Le troisième est un article du Parisien, paru le 30 octobre 2020, intitulé : « Après l'attentat de Conflans, le Conseil des instances musulmanes des Yvelines (Cimy) dans la tourmente ». Enfin, un article de la Gazette en Yvelines du 13 novembre 2020 est intitulé : « Mis en cause, le CIMY répond à ses détracteurs ». J'ai extrait des éléments factuels de ces articles. Les renseignements territoriaux des Yvelines - ou RT 78 - dépendent de la direction centrale du renseignement intérieur. Leur note du 12 octobre 2020 indique que « la communication a vivement permis d'apaiser les tensions. Pour l'heure, les responsables de la communauté musulmane locale ne se sont pas manifestés ». Pourtant, du propre aveu des RT, le Conseil des institutions musulmanes des Yvelines avait eu connaissance de l'affaire des caricatures, les RT rappelant que « des démarches amiables avaient eu lieu et [que] la situation s'était apaisée. » Ces propos ont été tenus avant le 16 octobre 2020. Le Cimy s'attribue un rôle de médiateur entre la communauté musulmane et l'État. Abdelaziz El Jaouhari, ancien secrétaire du Cimy, a déploré que « nos instances avaient failli avant l'attentat, car elles n'avaient pas permis d'éteindre la polémique et d'intervenir auprès de ce père de famille ». Il mentionnera également avoir reçu la vidéo du père, Brahim Chnina, le 12 octobre 2020, par l'un des membres du Cimy. Le Conseil ne démentira pas ce partage de vidéo, mais parlera d'une « pure erreur matérielle » et condamnera cet acte a posteriori. Le Cimy a estimé avoir rempli sa part du contrat en effectuant des « démarches amiables » et en constatant que la situation était apaisée.

Quelle était donc la nature du contrat ? Quels ont été les critères objectifs pour affirmer que la situation était « apaisée » ? Ce terme et cette analyse fallacieuse se retrouvent dans la note des RT 78 mentionnée ainsi que dans le rapport du référent laïcité, également daté du 12 octobre 2020.

Je m'interroge sur le rôle de médiateur et l'impartialité d'une organisation musulmane pour mener une négociation entre deux parties adverses, ce qui sous-entend la légitimité des revendications religieuses d'un côté, et républicaines de l'autre. Les parties prenantes doivent alors effectuer des compromis pour trouver un accord. Est-ce pourtant le rôle de l'État ou de ses représentants, étant donné leur obligation de neutralité, de composer avec des revendications islamistes ?

Je vais tenter de vous montrer la fausseté de l'ensemble et comment un groupe confessionnel a réussi ce coup de maître en dupant l'État. Si l'on se fonde sur la note des RT 78, la situation a été évaluée en fonction du seul paramètre suivant : que les responsables de la communauté musulmane locale se manifestent avec une probable médiatisation de l'affaire, à savoir « une menace de sit-in ou de manifestation »

Pour rappel, ce risque de médiatisation est également important pour l'éducation nationale. Les menaces de troubles à l'ordre public sont devenues le cheval de Troie d'intégristes musulmans prétendument offensés. Chaque offense se traduira par des manifestations bruyantes, voire violentes. C'est ainsi que l'on vide le délit de blasphème de tout caractère religieux ; le blasphème trouve ainsi sa traduction séculière La préservation de l'ordre public fait partie des prérogatives d'un État de droit, si bien qu'au nom de la préservation de l'ordre public, on finit par prôner le concept de préservation de la paix religieuse en demandant des avis, des conseils et des actions aux représentants de la communauté musulmane. Ce faisant, on réhabilite inévitablement le délit de blasphème et la condamnation par décapitation qui en découle. La neutralité de l'État en France aurait dû pourtant nous en prémunir.

Je reviens maintenant sur les propos tenus par M. Gérald Darmanin le 7 avril 2022 sur BFMTV. Celui-ci a souhaité faire écho à notre dépôt de plainte contre son ministère. Il a précisé que nul ne pouvait prévoir le passage à l'acte d'Abdoullakh Anzorov, qui habitait à plus de 80 kilomètres du collège où enseignait mon frère, qualifiant ainsi l'événement de fatalité, ajoutant que son ministère n'aurait pas à en rougir. Il indiquera également que « l'État n'a rien à cacher. L'État était au rendez-vous, il a protégé et il continue de protéger ».

Or je rappelle que les forces de police sont soumises à l'obligation de moyens, obligation en vertu de laquelle celles-ci doivent déployer tous les efforts pour atteindre l'objectif visé. Il y a eu manifestement un défaut de moyens, à moins que l'objectif visé ne fût pas de sauver mon frère.

Dans son livre intitulé Notre Solitude, Yannick Haenel, chroniqueur à Charlie Hebdo depuis 2015, évoque sa couverture du procès de janvier 2015 durant deux mois et demi. À la lecture de ce livre, je me suis sentie tantôt comme lui, dans son désarroi d'être narrateur, tantôt comme les victimes de l'attentat contre Charlie qui sont victimes sans accepter de l'être, ce que je suis aussi. Il y aura toujours un lien qui ne sera pas à la limite de la raison, mais au-delà. C'est ce qui me permet, non sans une certaine révolte, de prendre la hauteur nécessaire pour comprendre et que dans nos nuits sans sommeil, on se retrouve dans notre solitude.

Je vous lis les pages 132 à 134. « Le téléphone sonna (...) j'ai décroché. C'était Julien, il me dit qu'il avait une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle.

« La mauvaise, c'était que depuis la republication des caricatures, suite aux menaces qui ne cessaient de s'amplifier, le niveau de tension était monté si haut que le ministère de l'intérieur avait décidé de nous donner, à [François] Boucq et à moi, une protection.

« Je ne comprenais pas : quelle protection ? Julien précisa : « Une protection policière. Vous aurez chacun un officier de sécurité. » (...)

« Il n'y avait pas de menace précise à l'encontre de Boucq et moi, me dit-il, le risque n'était que diffus, mais la tension internationale était à son comble, le président Erdogan et son gouvernement déchaînaient le monde musulman contre la France, et comme le président Macron lui avait résisté en défendant la laïcité à la française, nous étions entrés dans une période d'affrontement : sur les réseaux sociaux, les appels au meurtre se multipliaient, Charlie Hebdo était en première ligne, et le fait que se tienne en ce moment un procès contre le terrorisme islamiste exacerbait les passions négatives.(...)

« [Le 24 septembre] je suis allé place Beauvau, où le commissaire François B. m'a reçu pour me faire signer une lettre officielle de prise en charge par le [service de la protection] SDLP (...) ».

Les deux chroniqueurs qui ont retracé le procès de l'attentat de Charlie Hebdo ont bénéficié d'une mesure de protection par le SDLP le 24 septembre 2020, alors qu'il n'existait pas de menace précise à leur encontre. Le 25 septembre 2020, un projet d'attentat avorté contre Charlie a eu lieu à leur ancienne adresse. Deux personnes de l'agence de presse Premières Lignes ont été blessées avec une feuille de boucher.

Le mois d'octobre suivant a également été sanglant - je pense à Vincent, Simone et Nadine, assassinés dans la basilique de Nice le 29 octobre.

Si je résume, le contexte était-il différent les jours précédant le 16 octobre, jour de la mise à mort de mon frère ? La réponse est non.

Samuel avait-il reçu des menaces précises par des individus proches de la mouvance islamiste ? La réponse est oui.

Est-ce qu'il y avait rupture d'anonymat ? La réponse est encore oui.

Était-il question de caricatures de Charlie Hebdo ? La réponse est encore et encore oui.

Alors qu'avait-il de moins ou qu'avait-il de plus ? Une personne anonyme ne court-elle pas les mêmes risques qu'un sujet connu ? Une personne anonyme n'est-elle pas traitée avec autant d'égard qu'un sujet connu ? S'il y a une différence de traitement entre les individus, que devient la notion d'égalité ?

Je vous propose de vous pencher maintenant sur les propos tenus par M. Éric Dupond-Moretti, actuel ministre de justice, dans l'hémicycle du Sénat le 2 avril 2021 : « c'est toujours difficile de réécrire l'Histoire, mais nous nous sommes dit : qu'est-ce qui aurait permis d'éviter ça ? Si je vous dis « rien », c'est désespérant, mais c'est la réalité. C'est la raison pour laquelle nous avons conçu l'article 18. »

L'article 18 du projet de loi confortant le respect des principes de la République, devenu l'article 223-1-1 du code pénal, sanctionne le fait de révéler des informations relatives à une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Les peines encourues sont de 5 ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.

Je m'interroge bien évidemment sur les informations détenues par M. Dupond-Moretti à cette date pour tenir de tels propos. Certes, un témoignage ne fait pas enquête, mais dire que rien n'aurait pu éviter le drame, c'est déjà un grand exercice de réécriture des faits. Le ministre, avocat au Barreau de Paris, ne peut nier l'existence d'un puissant arsenal juridique qui aurait pu protéger mon frère s'il avait été mis en oeuvre. Certes, le code pénal est perfectible, mais cela ne sert à rien de l'étoffer si la force de la loi n'est pas restaurée pour lutter contre la loi de la force. Sans doute le consensus politique manquait-il pour que les services de sécurité intérieure soient autorisés à intervenir. Ce consensus ne semble exister que lorsque l'état d'urgence est déclaré, soit après chaque attentat, et non avant.

J'invite le Président de la République à honorer les propos tenus sur Brut le 8 avril 2022, lorsqu'il affirmait : « On va tout mettre à plat et regarder ». Sur BFMTV, le 7 avril 2022, M. Darmanin disait quant à lui : « Il faudra que l'État dise tout ce qu'il a pu faire. C'est normal dans un État de droit ». Eh bien, j'attends.

Je ne peux conclure : il y aurait encore tant à dire.

Oui, j'en veux bien évidemment à ceux qui croyaient accomplir un travail, alors qu'ils avaient un métier, laissant de côté leur savoir-faire, lui préférant un « savoir se taire », et, au besoin, un « savoir faire taire ». La décence était de le reconnaître et de faire amende honorable. C'est la base du savoir-être. Mais ce n'est plus le cas en ce monde : on a substitué le paraître à l'être.

Oui, j'en veux également à ceux qui choisissent une vérité alternative, défendue par quelques courtisans cherchant carrière. Cette vérité erronée est rassurante pour eux et les maintient dans l'entre soi. On n'éprouve jamais de la honte face à soi-même. Lorsque certains craignent le regard des autres, le jugement, c'est bien que celui-ci les renvoie à leur propre culpabilité. Dans ce monde, on détourne le regard de l'autre, ou bien on ferme carrément les yeux.

Oui, j'en veux à ces éternels adeptes de l'idéologie du « pas-de-vaguisme », ceux qui sont les premiers à se mettre à genoux et à regarder tomber ceux qui sont restés debout. Ils se murmurent à l'oreille : « tu vois, on a bien fait de se coucher. » Dans cette partie géante de « 1, 2, 3, Soleil », le maître mot est « T'as bougé, tu dégages ». Cette pathologie paralysante et tétanisante semble avoir atteint par contagion l'État tout entier.

C'est la culture du « pas de vague », de l'alibi et de la soumission - termes injurieux mais surtout inavouables : pour être capables et coupables du pire, il faut bien se trouver des raisons.

Dans ce monde, on valorise le sujet obéissant, passif, parfois lâche, mais on dénigre le sujet rebelle en le qualifiant de traître, alors que celui-ci a pourtant agi comme il convient au sens de la morale. Au sein d'une société fortement hiérarchisée, agir comme il convient, c'est d'abord, au contraire, faire ce que l'autorité exige, de sorte que quiconque s'oppose à elle s'expose à la réprobation générale.

Loin d'être considéré comme un héros - un terme que le président Emmanuel Macron a pourtant utilisé pour qualifier mon frère lors de l'hommage national tenu à la Sorbonne le 21 octobre 2020 -, le sujet résistant est considéré comme un paria, tenu à l'isolement et livré à la vindicte populaire. Ainsi, Samuel a été livré seul en pâture à la mouvance islamiste.

=Mon frère a été reconnu par certains, et à tort, coupable de déloyauté. Il a payé cette désobéissance en finissant seul : l'État n'honorera pas sa part du contrat social en lui assurant sa protection.

Le dernier condamné à mort pour blasphème en France n'est plus François-Jean Lefebvre de la Barre, exécuté en 1766 à Abbeville. C'est désormais Samuel Paty, exécuté en 2020 à Conflans-Sainte-Honorine.

Combien de temps vous faudra-t-il pour comprendre que la culture de l'alibi, soit religieuse, soit ethnique, est utilisée pour commettre les pires exactions ? Finalement, à vouloir éviter discrimination et stigmatisation, cette attitude amalgame et réduit au silence ceux qui, comme mon frère, pensent que « la vie de l'homme est le droit le plus sacré ».

Qu'ont-ils appris après ça ? Si je vous dis : rien, c'est désespérant, mais c'est la réalité.

Est-ce qu'il n'y a que l'horreur de ce vendredi 13 octobre qui va me donner raison ?

M. Henri Leroy. - Nous avons été très attentifs au courrier que vous avez envoyé au président du Sénat et au président de la commission des lois. Celui-ci a suscité la création de cette mission d'information dotée des prérogatives d'une commission d'enquête.

Merci pour votre témoignage d'une émouvante dignité.

Votre famille a-t-elle été informée, associée ou consultée dans les discussions concernant la sécurité de Samuel après qu'il a été menacé ?

Votre dramatique expérience vous permet-elle aujourd'hui de suggérer des mesures préventives vous paraissant indispensables à la protection et à l'accompagnement des enseignants qui vivraient actuellement la même situation que votre frère avant son assassinat ?

M. Jacques Grosperrin. - Il est difficile de réagir après des propos aussi poignants, courageux et qui incitent au respect.

Vous avez parlé de faillite politique et administrative. Vous avez indiqué vouloir vous affranchir du politiquement correct. Qu'est-ce qui vous met le plus en colère trois ans après l'assassinat de votre frère et quelques jours après celui de Dominique Bernard ? Votre frère a été attaqué à l'extérieur de l'établissement scolaire ; Dominique Bernard, aux portes de celui-ci ; il est malheureusement à craindre qu'un jour, un drame similaire survienne dans la classe.

Que pensez-vous des mesures prises depuis l'assassinat de votre frère pour éviter qu'un tel drame ne se reproduise ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Merci pour vos propos : il faut savoir dénoncer l'horreur avec les bons mots alors même que nous avons tendance, depuis longtemps dans notre pays, à ne pas employer les bons mots.

Je connais votre souffrance ainsi que celle de votre famille. Je sais que témoigner aujourd'hui devant nous tous était une manière pour vous de dire : « mon frère a donné sa vie parce que la République ne l'a pas défendu ».

Nous ne sommes pas suffisamment nombreux à dénoncer ce qui met en péril notre démocratie et notre liberté. A travers l'assassinat de votre frère, tel est pourtant également l'enjeu. Merci pour les mots très forts que vous avez prononcés aujourd'hui. Vous avez mon entière admiration.

Vous vous engagez pour protéger l'école. Hier soir, vous vous êtes exprimée admirablement à ce sujet à Paris. Pensez-vous que les enseignants qui prennent aujourd'hui leur poste sont conscients des menaces pesant sur eux et l'école ? Sont-ils suffisamment armés pour défendre la laïcité et l'école de la République ? L'école devrait être le lieu où les enfants se construisent dans la liberté, et où il est possible de s'exprimer et de critiquer sans être menacé. Quelle analyse faites-vous de l'école d'aujourd'hui, où certains enseignants se censurent, ou encore refuseraient de travailler dans une école ou un collège qui porterait le nom de votre frère ? Cela vous inquiète-t-il ? Quelle est votre position sur cette vague d'offensives islamiques que subit notre école ?

Mme Marie-Pierre Monier. - Je salue votre courage et votre abnégation dans le combat que vous menez depuis trois ans. Dans le contexte actuel, nous sommes menacés par l'impuissance ; face à l'ampleur de la tâche, il faut savoir entendre les électrochocs tels que votre voix

L'obscurantisme s'attaque à la seule institution capable de former des adultes qui aimeront la différence, le dialogue, la complexité et qui chercheront l'intérêt général. Comment lutter contre cet obscurantisme pour que nos enfants deviennent des citoyens éclairés ?

Comment redonner corps à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » pour qu'elle soit une réalité pour tous ? Voilà d'immenses défis qu'il nous faut relever au-delà des clivages partisans.

Êtes-vous toujours en contact avec des membres de la communauté enseignante, que ce soit celle qui travaillait avec votre frère ou d'autres personnes ? Font-ils appel à vous ? Au-delà de l'approche sécuritaire, quelle réponse faut-il, selon vous, apporter aux maux de l'école républicaine ?

Au coeur de l'attentat contre votre frère, se pose la question de la laïcité. Les enseignants se sentent-ils suffisamment armés pour transmettre la laïcité d'un point de vue pédagogique ? Comment réduire les incompréhensions entourant cette notion dans l'espace public ?

Mme Mickaëlle Paty. - Notre famille n'a jamais été informée des menaces pesant sur mon frère ; lui-même ne nous en avait pas fait part, se pensant protégé Dans un mail qu'il avait adressé à la principale de son collège, il disait croire à la justice. Malheureusement, il est mort avant que les propos calomnieux de MM. Chnina et Sefrioui n'aient été jugés.

Le risque encouru par les enseignants est aujourd'hui malheureusement avéré. En conséquence, il faut que l'éducation nationale propose d'emblée une mise en retrait aux enseignants menacés, sans multiplier les formulaires à remplir. Du reste, le droit de retrait a été accordé à d'autres enseignants, qui n'encouraient pourtant pas les mêmes risques que mon frère. Le SDLP peut intervenir dans un deuxième temps, pour accorder une protection.

J'en viens aux actions menées depuis l'assassinat de mon frère. De nombreuses circulaires ont été publiées par le ministère de l'éducation nationale ; la dernière en date est certes très bien faite. Mais elle n'apporte rien de plus. Elle prévoit des actions réflexes, telles que prévenir la police, contacter le rectorat, mais cela existait déjà auparavant. Je n'ai pas vu d'amélioration. Pire, certaines procédures sont très complexes : cet aspect fastidieux empêche des réactions efficaces, et je le déplore.

Je pense que les jeunes professeurs ont conscience des difficultés. Certains sont très motivés, mais nombre d'entre eux ont une conception ouverte, à l'anglo-saxonne, de la laïcité : ils ne comprennent pas la loi de 2004. Les jeunes professeurs font figure de gentils, et les moins jeunes, de méchants :l'école d'aujourd'hui est fracturée entre les générations.

Dans les jours ayant suivi la mort de mon frère, il m'avait été dit qu'un collège porterait son nom. Rapidement, certaines personnes s'y sont opposées, notamment le personnel sur place. On ne peut certes aller contre la volonté des gens. Il me semble pourtant que c'était un beau symbole - à l'heure où nous manquons précisément de symboles en France. ... Initialement, on avait mis en avant la nécessité d'attendre que l'ensemble des élèves ayant connu mon frère aient achevé leurs années de collège et quitté l'établissement, ce qui sera effectif à la fin de l'année scolaire 2023-2024. J'ai néanmoins appris par voie de presse que le maire de Conflans-Sainte-Honorine aurait trouvé un square - non encore construit - auquel donner le nom de mon frère, ce qui permettra de dire qu'il est inutile de donner le nom de Samuel Paty à un collège.

Un an après l'assassinat de Samuel, une partie de ma famille s'est rendue dans son collège, dans le cadre du travail organisé par des membres de la communauté éducative avec les élèves. En ce qui me concerne, une fracture a eu lieu lors de l'enquête pénale. L'inspecteur chargé de l'enquête m'a demandé trois noms de professeurs du collège qui pourraient témoigner ; les enseignants en question m'ont répondu qu'ils ne voulaient pas y aller J'ai vécu leur refus comme ce qu'a vécu mon frère lorsqu'il a été lâché par ses collègues. Je leur ai précisé que s'ils recevaient une convocation pour témoigner, ils seraient obligés de se présenter. Je ne m'attendais pas à une telle réponse de la part de personnes qui avaient, depuis le mois d'octobre 2020, tenu des propos auxquels qui étaient très bien J'ai alors ressenti cette grande solitude que mon frère avait vécue lui aussi.

J'ai rencontré de très nombreux enseignants lors de mes interventions, que ce soit à l'occasion de la journée de la laïcité ou sur d'autres sujets comme les fake news ; certains sont des gens formidables. Ma présence leur fait beaucoup de bien, car nombre d'entre eux se sentent terriblement seuls.

Sur la laïcité, on leur en demande trop. Certaines interventions doivent être menées à deux. La venue d'intervenants extérieurs, en renfort des professeurs, est une bonne chose. Il me semble que c'était là le principe de la réserve citoyenne, créée en 2015 ; l'objectif était de faire appel à des acteurs de la vie civile. Or, on ne le fait pas suffisamment. À titre d'anecdote, je travaille avec des sages-femmes qui souhaiteraient parler aux élèves d'éducation à la contraception, mais cela leur est impossible.

M. Hussein Bourgi. - Je salue la mémoire de votre frère, un homme qui avait choisi son métier et qui était un enseignant épanoui.

J'ai été profondément marqué par vos propos graves et forts qui ont résonné chez moi comme un réquisitoire, totalement justifié contre une institution qui me fait penser à la « Grande Muette », enfermée dans un splendide corporatisme, et qui ne sait pas être à la hauteur quand l'un des siens est en danger.

Avez-vous le sentiment que la mort de votre frère a servi à quelque chose ?

Mes collègues vous ont interrogée sur les mesures utiles pour venir en aide aux enseignants. Mais que pourrait-on faire pour prendre en charge un élève ou un parent d'élève qui se serait opposé à un professeur, en proférant des menaces voire en attentant à sa vie ? Protéger l'enseignant en lui permettant, le cas échéant, de faire usage de son droit de retrait ne règle pas tout le problème. Je conclurai mon propos en vous disant qu'une école Samuel-Paty a été inaugurée à Montpellier en septembre 2022. C'est un honneur et nous en sommes très fiers.

M. Max Brisson. - En tant que professeur d'histoire, je suis particulièrement sensible à votre témoignage. J'ai du mal à trouver les mots après votre intervention empreinte de colère et de dignité.

Selon vous, avant l'assassinat de votre frère, l'institution a nié la menace islamique et invoqué des problèmes d'ordre pédagogique. Cela renvoie à la terrible injonction du « pas de vague » que nous dénonçons mais que l'institution continue de nier.

Vous mettez également en avant un problème de formation des professeurs au principe de laïcité que promeut notre République et sur lequel celle-ci s'est fondée. Comme le montrent de nombreux rapports, dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), c'est souvent une version de la laïcité à l'anglo-saxonne plus relative, plus ouverte, qui est enseignée. Or, cette conception de la laïcité ne correspond pas à notre Histoire.

Ce qui s'est passé, et se passe encore actuellement, n'est-il pas le signe de la faillite, de la part de l'université, de la formation des professeurs du primaire et du secondaire ? N'est-il pas temps, à l'heure où le ministre Gabriel Attal évoque une École normale du XXIe siècle, que l'Éducation nationale reprenne en main la formation des professeurs ?

Mme Colombe Brossel. - Madame, c'est le coeur lourd que je me permets de vous interroger. L'Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG) a créé en 2021 un prix Samuel-Paty pour rendre hommage à votre frère - vous participez, je crois, aux travaux de son comité de pilotage. Ce prix vise à récompenser des travaux collectifs sur la laïcité menés par des collégiens. Quel est votre regard sur ce type d'action ?

M. Pierre Ouzoulias. - Je dois vous avouer mon émotion, mais aussi ma honte, devant la force et la dignité de votre discours. Vous parlez de votre frère avec une humilité qui force le respect.

Je suis d'accord avec la comparaison avec le chevalier de La Barre : votre frère est un martyr de la laïcité républicaine. Pour Ferdinand Buisson, l'école de la République devait former des Républicains. Or aujourd'hui, nous manquons d'une morale républicaine.

Depuis plusieurs mois, je porte, mais en vain, l'idée d'accorder de droit à chaque enseignant la protection fonctionnelle, quitte à la lui retirer si elle ne se justifie en fait pas. Ce serait à mon sens une marque de confiance importante pour les professeurs.

Je partage votre sentiment s'agissant des périls qui menacent la laïcité. Comme déjà souligné, nous sommes menacés par l'idéologie islamiste, qui s'attaque à ce qui fait le coeur de notre République, c'est-à-dire l'esprit critique et la raison. Mais nous sommes également menacés par les institutions européennes, qui promeuvent actuellement la neutralité religieuse. Mais ce n'est pas la laïcité !

Il serait donc temps, dans un grand mouvement national, que nous puissions débattre de façon souveraine de ces questions. La solution ne passerait-elle pas par la constitutionnalisation de la loi de 1905, ce qui permettrait à la Nation de se réapproprier la laïcité à la française ?

Mme Mickaëlle Paty. - La mort de Samuel a-t-elle servi à quelque chose ? Si tel avait été le cas, peut-être M. Dominique Bernard serait-il encore là.. Aucune véritable analyse de l'attentat contre mon frère n'a été faite.

Certes, on peut pointer diverses responsabilités ; mais il faut surtout comprendre l'ampleur de l'entrisme islamiste dans nos écoles. Après les menaces de décapitation, à quand les menaces de bombe ? La société est devenue un chaos.

Face aux revendications exprimées par certains élèves et leurs parents, il faut également mener un véritable combat idéologique. Exclure un élève ou le changer d'établissement ; convoquer le parent, le juger et le condamner, souvent à des peines négligeables ... Aucune de ces mesures correctives ne suffit. Elles ne peuvent qu'entraîner récidive. On se contente de déplacer les problèmes, de la même façon qu'en appuyant sur une tumeur cancéreuse, on dissémine des cellules cancéreuses partout.

L'islamisme est en pleine offensive. Le combat contre lui doit être mené par tous. J'ai pu constater que certains formateurs des Inspé se fourvoient dans une laïcité ouverte, qu'ils transmettent en conséquence aux nouveaux enseignants

Pour ma part, je ne comprends pas que l'enseignement supérieur et l'éducation nationale soient séparés entre deux ministères. La loi de 2004 ne s'applique pas à l'université, ce qui pose un problème de cohérence et de continuité notamment dans l'appréhension de la laïcité.

M. Brisson a évoqué le « pas de vagues » dans l'éducation nationale. Il y a une véritable peur de la médiatisation de la part du ministère de l'intérieur comme de celui de l'éducation nationale, conduisant minimiser les incidents par peur de réactions de la mouvance islamique Au final, on dessert la cause.

Concernant le prix Samuel-Paty dès le mois de décembre 2020, la secrétaire générale de l'APHG m'a demandé mon accord pour sa création. J'ai accepté et j'ai été très présente lors de la première année, même si, n'étant pas enseignante, je ne me considère pas assez légitime pour évaluer les travaux. La deuxième année, la participation a été ouverte aux lycées généraux et professionnels ; ma soeur et mes parents ont pris le relais auprès de l'APHG.

Il y a, à l'évidence, un intérêt à faire réfléchir les enfants, ce que leur défend l'islam politique. Le sujet abordé cette année portait sur les fake news. Les enfants endoctrinés doivent être sauvés ! Ils ont besoin d'entendre un contre-discours qui soit différent de celui entendu chez eux et dans leur entourage. Le rôle de l'école est de leur donner la chance d'avoir une autre vie.

Ce prix Samuel-Paty a du sens. Il renforce également la cohésion entre les professeurs en leur permettant de se retrouver : cette année, ils étaient près d'une centaine. Ce faisant, ils se sentent moins seuls. À défaut d'avoir le soutien de l'institution, ils ont le sentiment d'avoir le soutien de certains de leurs collègues qui partagent leur point de vue.

S'agissant de la protection fonctionnelle, elle est en fait accordée de façon systématique, à condition qu'aucune faute personnelle ne soit imputable à l'agent. À partir du moment où mon frère a été considéré comme coupable, il ne pouvait pas l'obtenir.

Mme Françoise Gatel. - Je salue votre témoignage et votre dignité avec beaucoup de respect et d'émotion.

Perdre l'école, c'est perdre la guerre, avez-vous dit. Hier, j'ai assisté à l'hommage rendu à Dominique Bernard dans le lycée Émile-Zola de Rennes. Le recteur nous a rappelé cette phrase d'Émile Zola : « La société sera demain ce que sera l'école ».

Vous avez parlé d'autocensure, qui est aussi celle de la société tout entière. Elle nous conduit à nous bâillonner et à nous faire penser qu'en taisant les choses, nous les effaçons. Albert Camus disait : « Mal nommer les choses, c'est ajouter du malheur au monde ».

On demande aux enseignants de transmettre nos valeurs sacrées dans ce sanctuaire qu'est l'école. Or, la communauté éducative, par peur, fonctionne plus par procédure que par affirmation de nos valeurs.

J'ai l'impression que le discours que nous tenons aujourd'hui n'est pas partagé par les jeunes générations. La défense de la laïcité à la française est ressentie par elles comme une atteinte à la liberté d'autrui. Hier, j'ai pu mesurer que certains élèves, tout en sachant qu'un homme venait d'être assassiné, trois ans après l'assassinat de votre frère, ne comprenaient pas qu'il s'agissait d'une attaque massive pour écraser notre société et nos valeurs.

Au-delà de l'école, toute la société ne devrait-elle pas porter avec force l'affirmation de nos valeurs, cesser d'être timide et d'avancer, comme vous le disiez Madame, tête baissée ?

Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Nous ressentons bien évidemment une émotion particulière cet après-midi.

Pour ma part, je regrette que certains élus renoncent à rebaptiser des établissements scolaires du nom de votre frère, alors même que nous devrions en faire un exemple, comme nous l'avons fait dans les Alpes-Maritimes. Vous étiez d'ailleurs présente lorsque nous avons baptisé une école maternelle à Cap-d'Ail.

À la suite du drame, l'État vous a-t-il proposé un accompagnement pour votre santé mentale et votre sécurité ?

Selon vous, l'État est-il au rendez-vous des enjeux ? Vous écoute-t-il suffisamment ? Tient-il assez compte de vos propositions pour réussir l'après Samuel Paty, et désormais, l'après Dominique Bernard ?

Mme Monique de Marco. - Je salue votre courage. Merci de ne pas lâcher. Vous avez évoqué le manque de soutien envers votre frère de la part de ses collègues et de l'administration, Vous avez également rappelé que ses collègues avaient refusé de témoigner. Selon vous, pour quelles raisons ? Ont-ils eu peur de représailles, peur d'être menacés eux aussi ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - En janvier 2022, le Conseil des sages de la laïcité avait souhaité l'organisation d'une journée de commémoration de la mort de votre frère chaque année, la semaine du 16 octobre. À ma connaissance, il n'en a rien été. Par ailleurs, selon le sondage de l'Ifop paru en novembre 2022 que vous évoquiez, 40 % des enseignants interrogés disaient qu'aucun temps d'hommage n'avait été organisé en octobre 2022, soit deux ans après l'assassinat de votre frère. Ce chiffre ne traduit-il pas une difficulté, du côté des établissements mais également de l'éducation nationale, à parler de l'assassinat de Samuel Paty ?

Mme Mickaëlle Paty. - La grande majorité des enseignants qui s'autocensurent le font par peur. Mais il y a également un manque de courage, ainsi qu'un manque de connaissances. Il me semble que les nouveaux professeurs reçoivent une formation succincte sur la laïcité. Souvent, on les jette dans la fosse en leur demandant de se débrouiller par eux-mêmes. Parfois, ces jeunes professeurs peuvent trouver appui, dans leur établissement, auprès de collègues ; des formations ponctuelles existent aussi, mais elles sont assurées par des formateurs de l'Inspé qui privilégient une conception ouverte de la laïcité. Pour moi, la conception historique française de la laïcité doit être réaffirmée et approfondie.

Pour cela, il faut, comme je l'ai déjà dit, reprendre la main sur l'enseignement supérieur, pour pouvoir contrôler les formations données aux futurs enseignants.

Pour ce qui est de mon accompagnement, je n'ai pas bénéficié de mise sous protection, n'ayant pas reçu de menace.

La sécurité sociale m'offre pendant trois ans, je crois, un suivi psychiatrique ou psychologique régulier. Les frais de consultation sont entièrement pris en charge, mais le montant correspondant est déduit du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions, ce qui me semble étonnant.

Un an après l'assassinat de mon frère, dans le cadre de l'enquête, le juge d'instruction Richard Foltzer m'a demandé si j'étais suivie ; je lui ai répondu : « j'ai essayé ». J'avais bien d'autres combats à mener que de consulter.

J'attends un « après » qui ressemble à quelque chose. Je ne suis pas venue aujourd'hui devant vous par plaisir, mais contrainte et forcée, parce que j'ai besoin de vous, Mesdames, Messieurs les sénateurs.

Beaucoup des enseignants qui ont refusé d'aller témoigner ont refusé par peur - non pas par peur du terrorisme, mais par peur de l'éducation nationale ! Le respect du devoir de réserve a été invoqué : ces enseignants craignaient, s'ils témoignaient, de subir des pressions de la part de l'éducation nationale. Ils craignaient des représailles, comme des mutations forcées.

J'ai rencontré les membres du Conseil des sages de la laïcité, qui voulaient effectivement organiser une journée d'hommage par an consacrée à la mémoire de Samuel Paty, à la laïcité et à la liberté d'expression, Mais Pap Ndiaye est passé par là et a repris la main sur cette instance, ce dont je me suis d'ailleurs émue par voie de presse. La capacité autonome d'agir de façon autonome a été retirée au Conseil, qui ne peut désormais agir que sur ordre du ministre. Leur indépendance me semblait pourtant pertinente.

Parmi les raisons aux difficultés à organiser les journées d'hommage, citons la peur, mais aussi et surtout des difficultés à mettre en oeuvre des consignes arrivées tardivement.

En 2021 et 2022, les consignes du rectorat ont été émises une semaine avant la date anniversaire ; cette année, elles ont été envoyées par mail jeudi dernier à 20h02, soit trois jours avant la date à laquelle les recteurs étaient censés organiser l'hommage. Je vous laisse juges de cette situation rocambolesque...

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Madame, merci de votre témoignage sans concession. Nous avons auditionné hier des enseignants, et nous avons été frappés par le sentiment de solitude dont ils ont fait part. A été également souligné le fait que les jeunes générations de professeurs n'ont pas le même rapport à la laïcité que les générations plus anciennes. Nous devons réfléchir au fait que la conception de la laïcité que la France a défendue jusqu'à présent est en train de vaciller.

AUDITION DE M. STANISLAS GUERINI, MINISTRE DE LA TRANSFORMATION ET DE LA FONCTION PUBLIQUES

Mercredi 15 novembre 2023

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M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Notre mission de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes a été créée près de trois ans après l'assassinat de Samuel Paty et l'actualité récente montre que les questions soulevées à l'époque conservent malheureusement toute leur pertinence. Monsieur le ministre, nous souhaiterions savoir en quoi les annonces que vous avez récemment faites pour la protection des agents publics peuvent concerner également les agents de l'éducation nationale, qui subissent pressions et menaces dans un climat de travail qui n'est pas rassurant.

Pourriez-vous en particulier décrire le travail engagé pour leur assurer une protection fonctionnelle renforcée ?

Je dois vous rappeler que nos commissions s'étant dotées des pouvoirs de commission d'enquête, un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stanislas Guerini prête serment.

M. Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques. - Je commencerai par une pensée pour la famille de Dominique Bernard et pour nos agents publics assassinés ou tués cette année dans l'exercice de leurs fonctions : Agnès Lassalle, professeure à Saint-Jean-de-Luz, Ludovic Montuelle, agent de la direction générale des finances publiques (DGFiP) et Carène Mezino, infirmière dans un hôpital de Reims. Au-delà de ces drames, des dizaines de milliers d'agents publics sont quotidiennement menacés, agressés ou violentés, dans tous les lieux et derrière tous les guichets de service public. J'ai souhaité m'engager de façon transversale. En matière d'attractivité ou d'efficacité de la fonction publique, la première considération due aux agents est de les placer dans une situation qui leur permette d'exercer leur mission. L'enjeu de la protection physique est central et doit nous mobiliser de façon absolue.

L'approche transversale que j'ai souhaité développer dans toutes les administrations doit être déclinée et approfondie de façon sectorielle, notamment dans l'éducation et la santé. Agnès Firmin Le Bodo a missionné des personnalités qualifiées pour travailler à ces questions dans le domaine de la santé. Toutes les administrations, tous les opérateurs - même quand ils sont délégataires de service public, et tous les agents, qu'ils soient fonctionnaires ou contractuels doivent être concernés.

Avant l'été, le comité de protection des agents publics s'est réuni pour la première fois, rassemblant des administrations mais aussi des opérateurs, tels que Pôle emploi, la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF), la Caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) ou La Poste, pour réfléchir aux moyens de mutualiser les initiatives et les approches. En effet, ces acteurs n'échangent pas suffisamment sur ce qu'ils pourraient mettre en commun et ne partagent pas les initiatives intéressantes qu'ils mènent. À titre d'exemple, la CNAF a déployé un outil de recensement en ligne qui permet à chaque agent de signaler une agression de manière immédiate. De la même façon, La Poste a diffusé un guide sur le dépôt de plainte pour accompagner ses agents. Nous faisons face à un enjeu important de partage d'expérience et de mutualisation.

Les drames des derniers mois doivent nous amener à lutter avec d'autant plus de vigueur contre les agressions que ces faits jouent aussi sur le rapport des agents envers les usagers, puisqu'ils créent un sentiment d'agressivité, qui n'est pas bon pour le service public. Notre regard doit être le plus lucide possible et il nous faut qualifier les faits avec humilité.

Nous ne mesurons les phénomènes de violence que de façon parcellaire. Je vous donne quand même quelques chiffres parlants : après remontée, 35 000 agressions de professionnels de santé ont été recensées en 2021 et 12 000 actes d'incivilité en 2022. Nous rencontrons une difficulté à bien mesurer et un halo existe autour de ces chiffres.

Quand on réunit les réseaux et les administrations, tout le monde fait le même constat : l'enjeu concerne non seulement le nombre d'agressions mais aussi leur intensité. J'ai décidé de bannir le terme « incivilité » quand j'évoque ces sujets, car il peut être contre-productif ; les agents publics subissent non pas des incivilités mais des menaces et des agressions. Il y a quelques années, les échanges commençaient par un dialogue un peu irrité, qui se terminait par des menaces. Aujourd'hui, on commence par des menaces et on aboutit parfois à des agressions, à des coups ou pire.

Ces problèmes ont des causes exogènes et les services publics sont les témoins des dérives de notre société. Ainsi, le sujet de la santé mentale était sous-jacent au drame de Saint-Jean-de-Luz, comme le terrorisme et l'islamisme étaient sous-jacents au drame d'Arras. Mais il faut aussi avoir la lucidité de reconnaître la présence de causes endogènes. Parfois, les agents se retrouvent face à des usagers qui doivent accomplir des démarches administratives trop complexes, à qui on ne répond pas au téléphone et qui doivent patienter pendant très longtemps, ce qui peut créer de l'irritation et de l'agressivité. Dans le secteur hospitalier, les agents publics racontent comment ils sont confrontés à des patients qui ont attendu neuf heures aux urgences et deviennent ensuite plus vite agressifs. Le sujet doit être traité avec humilité et il nous faut travailler sur toutes les causes.

En septembre, j'ai présenté le plan de protection des agents publics, qui comporte trois axes et un fil rouge : ne jamais laisser les agents seuls. Jamais seuls pour mieux mesurer les violences et les menaces, ce qui constitue le premier axe. Jamais seuls pour que les administrations puissent mutualiser dans une logique de prévention - et ce deuxième axe se traduira par de la formation, du déploiement de matériels et un accompagnement humain. Enfin, jamais seuls pour mieux protéger dès lors que des faits sont avérés.

Le premier axe correspond à la nécessité de mieux qualifier et mesurer la situation. Toutes les administrations ne mesurent pas les faits de violence et, quand elles le font, elles n'utilisent ni un langage commun ni les mêmes curseurs.

Par ailleurs, il faut pouvoir mesurer de façon continue pour être en mesure d'identifier les signaux faibles, de réagir et d'anticiper en menant des actions de prévention et en renforçant la sécurité.

Nous travaillerons donc en deux temps. D'abord, il s'agit de mettre en place un baromètre commun à l'ensemble des administrations pour mesurer précisément le nombre et la nature des actes de violence subis par les agents publics et suivre leur évolution. Nous nous appuierons sur un dispositif mis en place par les services statistiques du ministère de l'intérieur, déployé auprès de 25 000 agents publics, ce qui représente une base large et ce qui nous permettra d'obtenir une granularité fine dans la majorité des administrations. Nous publierons une première édition de ce baromètre au premier semestre 2024 et assurerons un suivi annuel.

Ensuite, il faut aller plus loin et mettre en place des instruments dans chaque administration pour remonter les faits en continu ; il s'agit de l'une des missions premières du comité de protection des agents publics. Cet outil commun sera complémentaire du baromètre annuel.

Dans le deuxième axe, nous nous attachons à mieux prévenir et à mettre en commun les outils de prévention : formation, matériels, moyens financiers et humains. La formation est essentielle et l'accompagnement des agents dans les actions de prévention et de formation a un impact important sur leur capacité à gérer l'agressivité et à organiser les services pour mieux prévenir les actes de violence.

Nous travaillons donc à mutualiser l'ensemble des offres de formation existantes, y compris chez les opérateurs, dont certains sont très avancés sur ces questions, comme La Poste. J'ai demandé à la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) de mener un travail de mutualisation des offres de formation, ce qu'elle a fait. Le dispositif de formation est prêt. Il sera à la fois en présentiel et en ligne, et nous le testons actuellement auprès d'agents publics. Ces dernières semaines, nous l'avons déployé à Marseille auprès de 40 agents d'administrations diverses et nous en percevons déjà toute l'utilité. Nous allons également tester cette formation en Seine-Saint-Denis dans les prochains jours et nous la mettrons à disposition sur notre plateforme de formation en ligne pour les agents de la fonction publique, Mentor, afin que le dispositif soit complet. Je citerai quelques chapitres de ce module, qui montrent l'approche concrète qui est à l'oeuvre : « connaître ses droits et ses devoirs », « organiser la prévention », « intervenir et soutenir les agents », « signaler, parler, écouter » ou encore « prendre en charge et prévenir la récidive ». Nous travaillons avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et l'Association nationale pour la formation permanente du personnel hospitalier (ANFH) pour déployer ces outils.

Le deuxième axe comprend aussi une accélération du déploiement de matériels et de dispositifs de protection tels que les caméras de vidéoprotection et les boutons d'alerte, dont certains se révèlent très efficaces : ils permettent de prévenir les personnes du service quand on appuie une fois, la hiérarchie quand on appuie deux fois et la police ou la gendarmerie quand on appuie trois fois. Nous avons travaillé avec l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), la plateforme d'achat de la fonction publique, pour avoir accès à des marchés prêts à l'emploi. J'ai souhaité allouer des fonds pour accélérer ce déploiement sans rencontrer de blocage à court terme. J'ai d'abord débloqué 1 million d'euros cet été et j'ai annoncé cette semaine une augmentation de ce budget à 3 millions d'euros lors d'une réunion rassemblant l'ensemble des organisations syndicales et des employeurs publics, convoquée pour que nous travaillions ensemble sur ces sujets.

Enfin, des moyens humains doivent être mis à disposition de l'administration. Nos référents accomplissent déjà un travail très utile dans les commissariats de police et les gendarmeries, pour accompagner des administrations, comme c'est le cas dans des centres hospitaliers universitaires (CHU), pour travailler sur la sécurisation des bâtiments, l'organisation des services ou la situation d'agents qui sont seuls lorsqu'ils doivent se déplacer dans le cadre de leur mission. Nous travaillons à une convention entre le ministère de l'intérieur et le ministère de la transformation et de la fonction publiques, pour systématiser la mise à disposition des référents dans les commissariats et les gendarmeries, afin qu'ils puissent accompagner les administrations qui le souhaitent.

J'en viens au troisième axe du plan : mieux protéger les agents. Nous avons amélioré nos dispositifs, notamment en ce qui concerne la protection fonctionnelle. Cependant, ils comportent encore deux angles morts.

Le premier correspond à la difficulté des agents à aller au bout des dépôts de plainte. Souvent, ils subissent le fait de devoir déposer plainte comme une double peine. En effet, ils vivent une agression sur leur lieu de travail et doivent déposer plainte le lendemain, parfois sur leur temps de repos. Parfois, ils le vivent aussi comme une exposition supplémentaire et ont l'impression de se mettre de nouveau en première ligne.

Cette problématique essentielle comporte deux enjeux. D'abord, il faut déployer un bon accès au droit et généraliser les bonnes pratiques. Ainsi, il est déjà possible pour un agent déposant plainte d'inscrire l'adresse de son administration plutôt que celle de son domicile. Par ailleurs, un blocage demeurait au niveau de la loi, puisque les administrations - à part certaines exceptions très restreintes - n'ont pas la possibilité de porter plainte en lieu et place de leurs agents agressés. Il faut corriger ce dispositif législatif et nous avons travaillé avec la Chancellerie à un article de loi : je le soumettrai dans le cadre de la concertation sur un futur projet de loi sur la fonction publique que je souhaite présenter. Cet article donnera la possibilité aux administrations de porter plainte à la place des agents publics ou des délégataires de service public.

Pour mettre fin au deuxième angle mort, il faut étendre aux ayants droit la protection fonctionnelle à titre conservatoire, que vous aviez adoptée en 2021. En effet, les menaces portent parfois sur les familles des agents publics et la capacité de mobilisation immédiate de la protection fonctionnelle doit pouvoir les concerner.

En la matière, la question du droit, de l'accès au droit et de son effectivité se pose. Il s'agit là de l'une des missions du comité de protection des agents publics. Un travail doit être mené ministère par ministère, versant par versant, pour parfaire notre dispositif d'accès à la protection fonctionnelle. N'ayant pas de statistiques sur le nombre de protections demandées et accordées, j'ai lancé un travail de recensement, lequel doit être mené de façon rapide dans tous les ministères. Gabriel Attal y procède déjà.

Ces axes de travail demandent des efforts fournis dans le temps et doivent mobiliser tous les acteurs, notamment les organisations syndicales et les employeurs. Bien sûr, le travail parlementaire que vous menez est essentiel pour enrichir l'approche et approfondir ces travaux.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci pour cette présentation du cadre de votre action, monsieur le ministre. Nous aimerions cerner plus spécifiquement les problématiques rencontrées par les personnes travaillant pour l'éducation nationale, dans la diversité de leurs fonctions.

Comment travaillez-vous avec l'éducation nationale pour appréhender les spécificités de ses métiers ? Selon l'objectif que vous avez évoqué, il faut faire en sorte qu'un fonctionnaire ne soit jamais seul. Cependant, par définition, un enseignant se trouve seul dans sa classe ; comment intégrer ces spécificités ? Quelles sont les modalités de dialogue et de travail dans ce domaine ?

Vous avez évoqué les personnels de guichet, c'est-à-dire les agents qui sont en contact avec le public. Les mesures que vous envisagez de prendre pour eux seront-elles transposables au personnel de l'éducation nationale, qui est aussi en contact avec le public ?

Enfin, nous avons beaucoup entendu parler de la protection fonctionnelle depuis le début de nos auditions. Comment peut-on accélérer son déploiement ? Jusqu'où étendre ce dispositif ? Je pense notamment aux contractuels, qui ne sont pas concernés par cette protection alors que, nous le savons, l'éducation nationale y a recours de façon croissante.

Mme Marie-Pierre Monier. - La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République comporte deux articles qui m'intéressent. L'article 9 introduisait comme un délit, puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende, le fait d'user de menaces ou de violences à l'égard de toute personne participant à l'exécution d'une mission de service public. L'article 36 introduisait comme un délit puni des mêmes peines le fait de révéler des informations relatives à une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Ces deux articles sont à disposition ; ont-ils déjà donné lieu à des condamnations ?

Par ailleurs, l'éducation nationale semble plus que jamais en prise avec les vifs débats et clivages qui traversent notre société sur la laïcité, comme en témoignent la recrudescence des atteintes au principe de laïcité et la forte autocensure des enseignants. Cette lame de fond est-elle également visible dans la fonction publique dans son ensemble ? L'attentat ayant conduit à la mort de Dominique Bernard a enclenché une nouvelle réflexion sur la sécurisation des établissements scolaires ; l'éducation nationale pourrait-elle s'inspirer de bonnes pratiques déjà à l'oeuvre dans d'autres lieux publics ?

Dans le rapport Bilan des mesures éducatives du quinquennat, que j'ai signé avec Max Brisson et Annick Billon, nous avons mis en lumière le sentiment qu'ont les enseignants de ne pas être assez soutenus par l'institution, en cas de remise en cause de leur autorité, et de voir leurs plaintes insuffisamment prises en compte par la police et la justice, comparativement à d'autres personnes dépositaires de l'autorité publique. Dans nos recommandations, nous appelions notamment à l'automaticité de la protection fonctionnelle pour les enseignants, ainsi qu'à la garantie de la même célérité dans le suivi des dépôts de plainte des enseignants que pour d'autres personnes chargées d'une mission de service public.

En matière d'exposition aux agressions et menaces, disposez-vous d'éléments de comparaison entre les enseignants et l'ensemble des agents de la fonction publique ? De la même manière, avez-vous des données comparatives pour le suivi par les institutions en cas d'agressions ou de menaces, ainsi que pour le suivi des plaintes déposées ?

Combien d'agents demandent la protection fonctionnelle chaque année ? Quel est le pourcentage de refus ? Quel est le délai moyen de réponse ? Quels sont les principaux motifs de refus ?

Mme Laurence Garnier. - Je voudrais revenir sur les causes des problèmes qui nous occupent. Vous avez précisé que la question de la radicalisation n'était pas seule responsable et qu'il fallait aussi prendre en compte les problématiques de santé mentale. Après la crise du covid, nous avons beaucoup entendu que nos collégiens, lycéens et étudiants avaient été particulièrement impactés et fragilisés psychologiquement et mentalement ; disposez-vous des chiffres quant à l'évolution de ces problèmes, qui pourraient être à l'origine d'agressions d'agents de l'éducation nationale ? Quelles sont les pistes pour y répondre, compte tenu du manque patent de places dans les services de psychiatrie des hôpitaux ?

M. Stéphane Piednoir. - Pourriez-vous revenir sur l'origine des menaces et des agressions touchant les agents publics ? L'éloignement réel ou supposé des services publics par rapport à la population joue-t-il un rôle prépondérant ? Vous avez mentionné les « dérives de notre société » ; quelles sont-elles ?

J'en viens plus particulièrement à l'éducation nationale. Vous avez évoqué l'offre de formation et le déploiement de matériels de protection mais, en tant qu'ancien enseignant, je ne peux me résoudre à recommander d'enseigner derrière une vitre de protection, un bouton d'alerte à portée de main. La plupart du temps, les enseignants se trouvent seuls face à leurs élèves et seuls devant les parents d'élèves ; comment appréhender cette spécificité ?

Vous avez mentionné la possibilité pour les administrations de déposer plainte en lieu et place de leurs agents ; est-ce envisagé pour les enseignants ? Parfois, ils se retrouvent aussi dramatiquement seuls au sein de leur établissement ; peut-on leur garantir un soutien, quelles que soient les conditions ? Peut-on envisager un droit de retrait plus automatique qu'il ne l'a été dans les cas dramatiques que nous avons en tête ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Les dérives de la société que vous avez mentionnées touchent le métier d'enseignant, ce qui est triste. Ce métier, qui est l'un des plus beaux, ne fait plus rêver parce qu'on ne peut plus l'exercer de manière apaisée, et ce à peu près partout. Il s'agit d'un problème de fond qu'il nous faut régler.

Vous avez évoqué la mise en place d'un baromètre, mais avez-vous aussi l'intention de dresser une cartographie chiffrée des agressions commises ? Cet exercice me semble essentiel car il existe sans doute, dans notre pays, des endroits dans lesquels on observe plus de violences et de menaces qu'ailleurs. Il faut identifier ces différences pour trouver des solutions, lesquelles ne seront peut-être pas les mêmes partout.

M. Pierre Ouzoulias. - Je voudrais revenir sur la protection fonctionnelle. Selon la pratique actuelle, notamment dans le domaine de l'éducation nationale, l'agent adresse sa demande de protection à son supérieur hiérarchique, qui a le pouvoir discrétionnaire de la lui accorder ou non. Ne pourrait-on pas imaginer un système dans lequel nous renverserions la charge de la preuve ? La protection fonctionnelle serait accordée de droit au fonctionnaire qui la demande et, ensuite, son supérieur hiérarchique pourrait la lui retirer en fonction des conditions. Nous renforcerions ainsi le soutien aux fonctionnaires et leur indiquerions que l'État les protège. Par ailleurs, cette inversion permettrait au fonctionnaire de déclencher un recours si la protection ne lui était pas accordée, ce qu'il ne peut pas faire aujourd'hui.

J'ai plusieurs fois essayé de proposer des amendements en la matière mais les parlementaires ne peuvent pas le faire, étant bloqués par l'article 40 de la Constitution. Pourrait-on en discuter dans le cadre des consultations prévues autour des révisions législatives que vous envisagez ?

Enfin, de grandes disparités existent à ce sujet entre les fonctionnaires. Pour les policiers, la protection fonctionnelle est attribuée quasiment d'office. Pour les enseignants, les choses sont plus compliquées.

M. Hussein Bourgi. - La complexification des démarches administratives née d'internet joue sur les relations entre les usagers et les agents publics, et contribue aux violences. À titre d'exemple, entrer en contact avec la Caisse d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) relève parfois du parcours du combattant. Il arrive aussi que des demandeurs d'emploi reçoivent des convocations du jour pour le lendemain ; n'ayant pas reçu le courrier à temps, ils ne peuvent se rendre à l'entretien et se retrouvent ainsi radiés. Je cherche non pas à excuser les tensions, mais à les expliquer. Il faut humaniser le service public, s'assurer que la possibilité d'un recours existe et ne pas se contenter de lignes téléphoniques, de messages préenregistrés et de sites internet.

J'en viens au sujet de la violence qui s'exprime dans le monde éducatif. Il existe plusieurs types de violences, de nature différente, en fonction des niveaux scolaires. Dans les écoles primaires, si j'en crois les informations qui me parviennent, ces violences s'expriment sur fond de contentieux parentaux : divorces, gardes alternées, procès en cours. Très souvent, les enseignants et les directeurs d'école se retrouvent ainsi à gérer des situations que la justice n'a pas encore tranchées.

Un deuxième type de violences concerne les collèges et les lycées. Avant même les enseignants, les agents des collectivités se retrouvent en première ligne. L'image du proviseur ou du principal accueillant les élèves devant l'entrée du collège ou du lycée ne correspond plus, la plupart du temps, à la réalité ; ces derniers, requis par une surcharge de travail et une complexification de leurs missions, sont désormais davantage dans leurs bureaux qu'à l'accueil des établissements. Or, devant l'entrée de l'établissement, les élèves sont des proies pour un certain nombre de personnes mal intentionnées - dealers, racketteurs et autres chapardeurs ; les seules personnes susceptibles de s'interposer dans ces situations sont les agents du département ou de la région.

Enfin, nous déplorons les cas de radicalisation, avec les conséquences que cela engendre lorsque ce type de violences fait irruption à l'intérieur des établissements scolaires. Cela peut prendre la forme de parents courroucés par un programme scolaire ou une sortie pédagogique. Parfois, ce sont des parents loin de toute radicalisation, qui viennent contester une sanction infligée à leur fils ou leur fille ; après avoir obtenu un rendez-vous, ils commettent des violences à l'intérieur de l'établissement scolaire.

Monsieur le ministre, je formule deux voeux : mon premier serait que vous puissiez associer les collectivités territoriales à votre réflexion, afin que les mesures ne bénéficient pas uniquement aux agents de l'éducation nationale ; et mon deuxième serait de faciliter le dépôt de plainte par l'administration. Lorsque ces violences sont commises autour d'une école, les relations souvent privilégiées entre le directeur d'école et la municipalité accélèrent le dépôt de la plainte. Au collège et au lycée, c'est plus compliqué, on demande aux professeurs ou aux agents des collectivités de prendre rendez-vous ; c'est un parcours du combattant pour eux, et un casse-tête pour les établissements qui doivent les remplacer.

M. Alain Marc. - Dans les départements ruraux, les secrétaires de mairie sont souvent confrontés, sinon à des violences physiques, du moins à des actes d'incivilité. Par quels canaux serez-vous informé de ces violences qui ne font pas forcément l'objet de plaintes ? Le baromètre que vous souhaitez mettre en place en 2024 servira-t-il à cela ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - Sur un certain nombre d'éléments, les réponses vous seront apportées par le ministre de l'éducation nationale ; mon objectif n'est pas de vous frustrer, mais je préfère ne pas répondre si je ne dispose pas des informations nécessaires. Mon travail, très transversal, consiste à poser un cadre, formuler une doctrine, mutualiser des outils, et ensuite mener un travail en interaction avec mes collègues dans le cadre du comité de protection des agents publics. Nos cabinets, avec le ministre de l'éducation nationale, travaillent ensemble à l'approfondissement des mesures.

L'objectif est de ne pas laisser les agents seuls, c'est un fil rouge et un principe transversal guidant mon action. Il arrive parfois que les professeurs, du fait de l'organisation hiérarchique des établissements, se sentent isolés. Beaucoup d'éléments de mon action peuvent s'appliquer à l'éducation nationale ; je pense, par exemple, à la mise en place de ce baromètre commun à l'ensemble des administrations, qui doit servir à mesurer les niveaux de violences, en distinguant ce qui relève de l'incivilité, de la menace ou de l'agression. Il est important d'avoir des outils de mesure communs. Les enseignants sont des agents publics, avec tous les droits et l'attention que cela implique.

Les dispositifs de formation concernent aussi les enseignants. J'ai précisé devant vous les différents modules des formations ; certains, comme ceux liés à la connaissance des droits et des devoirs, ou encore à la gestion de l'agressivité face à un professeur ou un tiers dans un établissement, peuvent être utiles à la formation des agents de l'éducation nationale ; c'est une façon, en tout cas, de ne pas les laisser seuls.

Concernant la sécurisation des établissements, l'État et les collectivités ont investi 170 millions d'euros depuis 2017. Les trois quarts des collèges et des lycées sont aujourd'hui équipés de systèmes d'alarme. Certaines collectivités ont été plus loin, notamment à Marseille, afin d'équiper les professeurs de systèmes d'alerte portatifs ; est-ce pour autant nécessaire de déployer un tel dispositif dans tous les établissements ? Le ministre de la fonction publique ne veut pas apporter de réponse ; ce travail doit être mené avec le ministère de l'éducation nationale, afin de connaître l'utilité spécifique des dispositifs en fonction des territoires et des établissements.

M. Alain Marc. - Ces dispositifs sont-ils financés par l'État ou les collectivités ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - Les collectivités ont la charge des travaux de construction, de rénovation et d'aménagement des bâtiments pour les établissements, et souvent des fonds de l'État les accompagnent. Les 170 millions d'euros correspondent à un investissement commun.

Les dispositifs de protection contribuent également à soutenir les professeurs qui portent plainte. En faisant mieux appliquer les dispositifs de protection fonctionnelle, comme le ministre de l'éducation nationale s'y est engagé, nous aiderons les agents à ne plus se sentir seuls.

Vous m'avez interrogé sur l'élargissement de la protection fonctionnelle. Je ne dispose pas des éléments pour vous répondre sur les suites judiciaires, notamment avec les nouvelles dispositions apportées par la loi de 2021. L'enjeu est de faciliter l'accès aux dispositifs existants. En fonction des ministères ou des administrations de la fonction publique, l'application de cette protection fonctionnelle peut s'avérer trop différenciée. Certains vides juridiques doivent sans doute être comblés ; j'ai notamment évoqué la capacité à porter plainte et la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit. Par ailleurs, le débat sur le fait d'inverser la charge de la preuve ne me semble pas illégitime. Mais ma conviction profonde est qu'il faut d'abord faire appliquer le droit existant. Pour cela, il s'agit de passer des consignes aux administrations, de manière à rendre plus effective cette protection fonctionnelle.

Naturellement, l'éducation nationale a ses complexités propres. Vous aborderez toutes ses actions avec le ministre, notamment celle contre le harcèlement scolaire, dont il a fait une de ses priorités. Sur ces sujets, nous devons avoir une approche équilibrée. Protéger, ce n'est pas non plus couvrir ; la protection des agents ne peut s'effectuer au détriment du droit.

Je ne dispose pas d'éléments chiffrés pour vous répondre, madame la sénatrice, sur les évolutions concernant la santé mentale dans le champ de l'éducation nationale ; vous pourrez interroger mon collègue Gabriel Attal sur ce sujet.

Des causes différentes - certaines exogènes, d'autres endogènes - peuvent expliquer la situation actuelle. Parmi les causes exogènes, j'ai évoqué le fait que nos services publics subissaient les dérives de notre société. Les enjeux de santé mentale, particulièrement après la période de la covid, sont très importants. Le Président de la République a souhaité que l'on dédie un conseil national de la refondation (CNR) à cette question de la santé mentale, de manière à mobiliser la société sur le sujet.

Ces profils de personnes, avec des problèmes de santé mentale, peuvent entraîner des violences sur les agents ; j'ai évoqué le cas dramatique d'Agnès Lassalle, l'enseignante assassinée dans un lycée de Saint-Jean-de-Luz.

Nous observons également des atteintes en matière de laïcité, qui peuvent entraîner des situations d'agressivité ou de violence. Cette question de la radicalisation, de l'ensauvagement, de la « décivilisation » pour reprendre une expression du Président de la République, se pose également dans le cadre de nos services publics ; il faut donc être en mesure de protéger leurs agents.

Nous n'allons pas non plus mettre un plexiglas devant chaque enseignant ; il s'agit de trouver une solution adaptée, en fonction de chaque situation et de chaque administration. Veillons notamment à ne pas installer de panneaux agressifs pour l'usager, comme cela a pu être le cas dans certains services administratifs. Nous travaillons actuellement avec la DITP, riche en personnels compétents en sciences comportementales, afin de bien ajuster nos messages dans nos formations et dans l'accompagnement des différentes administrations.

Nous pourrions consacrer une audition entière à la question de l'attractivité de la fonction publique. Je mentionnerai trois points.

D'abord, le réinvestissement salarial : l'enveloppe s'élèvera à 6 milliards d'euros effectifs en année pleine, concernant le déploiement des mesures annoncées avant l'été ; celles-ci s'ajoutent aux mesures catégorielles, afin que les professeurs de notre pays soient mieux rémunérés.

Ensuite, l'évolution professionnelle. Il convient de donner davantage de perspectives d'évolution à nos enseignants, en menant un travail sur les parcours et les grilles de carrière.

Enfin, les conditions de travail. J'ai mené, ces derniers mois, une consultation auprès des agents de la fonction publique sur ce point : nous avons reçu 110 000 réponses -jamais autant de fonctionnaires n'avaient répondu à une telle consultation. Nous les avons interrogés sur des sujets concrets : la santé au travail, l'égalité entre les femmes et les hommes, la simplification de leurs tâches au quotidien, les enjeux de management ou de logement. La seule réponse que nous puissions apporter est de donner les moyens à nos fonctionnaires de réaliser leurs missions.

Vous m'interrogez sur l'opportunité de disposer d'une cartographie pour le baromètre ; c'est précisément ce que je souhaite faire. Avec l'appui du service statistique du ministère de l'intérieur, 25 000 agents publics seront concernés à l'échelle nationale. Les chiffres qui remonteront de ce baromètre seront rendus publics, avec une cartographie précise selon les différents territoires et les différentes administrations qui subissent des agressions ou des menaces.

Je souhaite que l'on ne s'arrête pas non plus à cette photographie annuelle et que chaque administration dispose d'un outil de mesure. Nous avons besoin de repérer les signaux faibles, en identifiant le guichet ou l'établissement scolaire qui a subi des menaces. Il existe déjà un Observatoire national des violences en milieu de santé ; c'est lui qui a recensé en 2021 les 25 000 agressions que j'évoquais tout à l'heure.

On doit s'appuyer sur les outils existants et les élargir, afin de disposer d'un outil de mesure quotidien, commun à l'ensemble des administrations, permettant de faire remonter tous les chiffres à la hiérarchie, y compris ceux impliquant nos secrétaires de mairie. Dans ma démarche, je souhaite associer les collectivités territoriales, à savoir l'ensemble des employeurs territoriaux, l'ensemble des centres de gestion représentés par la Fédération nationale des centres de gestion (FNCDG) et le CNFPT. Ces outils ne doivent pas être pensés au niveau de l'État et déclinés ensuite, comme cela a pu arriver pour la fonction publique territoriale ou la fonction publique hospitalière ; j'ai donc proposé un travail collégial, impliquant l'ensemble de la fonction publique territoriale.

L'inversion de la charge de la preuve pour l'obtention de la protection fonctionnelle n'est pas, à mes yeux, un sujet tabou. Mais, encore une fois, il s'agit d'abord de favoriser l'accès à la protection fonctionnelle. Un rapport a été remis au ministre de l'intérieur sur ce sujet. Je souhaite approfondir le travail avec l'ensemble de mes collègues du Gouvernement, afin d'apporter des réponses pour l'ensemble des fonctionnaires.

M. Laurent Lafon, président de la commission culture, rapporteur. - Monsieur le ministre, nous avons bien compris votre cadre transversal. Nous allons approfondir le sujet avec le ministre de l'éducation nationale, afin de comprendre comment tout cela se traduira, plus spécifiquement, dans son ministère. Nous avons également noté un projet de loi sur la protection fonctionnelle : à quelle période l'envisagez-vous ?

M. Stanislas Guerini, ministre. - D'ici à la fin de l'année, un travail de concertation va être conduit dans la perspective d'un projet de loi pour la fonction publique, travail qui devrait voir le jour en 2024. Dans ce cadre, nous pourrions envisager un chapitre lié à la protection des agents. Assez vite, je soumettrai à la concertation les articles sur la protection fonctionnelle à titre conservatoire pour les ayants droit et sur la capacité pour l'administration à porter plainte pour le compte de son agent.

AUDITION DE M. JEAN-MICHEL BLANQUER, ANCIEN MINISTRE DE L'ÉDUCATION NATIONALE, DE LA JEUNESSE ET DES SPORTS

Mardi 5 décembre 2023

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M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - En juillet dernier, la commission des lois et la commission de la culture ont lancé une mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes. Monsieur Blanquer, vous avez été ministre de l'éducation nationale de 2017 à 2022, ce qui fait de vous le ministre ayant occupé cette fonction le plus longtemps sous la Ve République.

Vous étiez en fonction au moment de l'assassinat de Samuel Paty et c'est à ce titre que nous vous entendons aujourd'hui, trois ans après les faits et votre première audition sur le sujet. Nos travaux ne visent pas à nous pencher sur les faits qui font l'objet d'une procédure de justice ; nous nous concentrons sur la définition d'éventuelles procédures permettant de prévenir la répétition de ces drames qui endeuillent notre pays.

Votre témoignage nous sera précieux pour nous remémorer les mesures prises à la suite de l'assassinat de Samuel Paty et pour mesurer l'évolution des pressions, menaces et agressions constatées à l'égard des enseignants au cours des trois dernières années.

Par ailleurs, nous avons récemment auditionné le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, institution que vous avez créée en janvier 2018. À cette occasion, nous avons entendu des propos forts, laissant craindre l'existence d'une rupture générationnelle chez les enseignants dans la défense de la laïcité à l'école. De votre point de vue, comment faire pour que la défense de la laïcité et des valeurs de la République fédère l'ensemble de la communauté éducative ?

Enfin, les témoignages d'enseignants que nous avons pu recueillir montrent les difficultés rencontrées par certains d'entre eux pour obtenir le soutien de leur hiérarchie face aux pressions, contestations ou insultes proférées par des élèves, mais aussi par des parents. Nous serions heureux d'entendre votre analyse concernant l'évolution du « pas de vague » au sein de l'éducation nationale, et les moyens qui permettraient de soutenir tant les enseignants que les équipes administratives face à la remise en cause de leur autorité.

Nos travaux ayant obtenu du Sénat de bénéficier des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Aussi, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Blanquer prête serment.

M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, rapporteur. - Nous souhaiterions également avoir des éléments sur la mise en oeuvre de la protection fonctionnelle. Par ailleurs, vous avez pris des mesures pour renforcer la sécurité physique au sein et aux abords des établissements scolaires. Pouvez-vous rappeler leurs modalités d'application ?

M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l'éducation nationale. - Messieurs les présidents, mesdames, messieurs les sénatrices et sénateurs, je suis heureux de répondre à votre invitation et de contribuer à éclairer non seulement l'affaire Samuel Paty, mais également tout ce qui forme son environnement, afin de permettre à la fois de comprendre les enjeux et de suggérer quelques pistes d'amélioration.

Pour bien situer les choses, il est important de distinguer ce qui est antérieur et ce qui est postérieur à l'assassinat de Samuel Paty ; ce qui s'est passé après ne peut se comprendre qu'à la lumière de ce qui s'est passé avant. Naturellement, j'ai à coeur de vous dire que beaucoup de choses ont été réalisées dès 2017 ; vous avez notamment évoqué la création du Conseil des sages de la laïcité. Dans mon propos, je m'efforcerai de distinguer ce qui relève du droit, de la culture, de l'éducation nationale ou d'autres entités. Dans ces situations complexes, il s'agit à la fois de démêler les fils et de montrer les connexions.

Dès ma prise de fonction en 2017, j'ai évoqué l'inquiétude par rapport aux atteintes à la laïcité, la vigilance concernant le phénomène « pas de vague », et enfin la création de dispositifs permettant de faire face à ces situations. Dès mes premiers discours aux recteurs et aux inspecteurs d'académie, notamment celui de juin 2017 à la Sorbonne, j'utilise cette formule, que je n'aurai de cesse de répéter ensuite : « Le pas de vague, c'est fini. » Il s'agissait alors de rompre avec cette culture du renoncement au signalement motivé par la volonté de ne pas inquiéter. Naturellement, on ne rompt pas avec cette culture du jour au lendemain mais, dès juin 2017, j'ai indiqué que les chefs d'établissement ne seraient, en aucune manière, évalués en fonction du nombre de signalements effectués. Autrement dit : soit l'établissement est pacifique, et les signalements sont peu nombreux ; soit il ne l'est pas et, signe de la qualité du chef d'établissement, des signalements sont effectués. Ce qui ne va pas, c'est lorsque l'on dénombre peu de signalements alors que l'établissement n'est pas pacifique.

Cette règle, clairement établie, a eu des conséquences. Certes, les résultats sont encore imparfaits, mais la tendance est imprimée. La dimension de la tonalité générale est fondamentale. L'autorité politique doit, en permanence, tenir une position forte, afin que tout le monde comprenne que le sujet est prioritaire et que chaque acteur jouant le jeu sera protégé. L'enjeu était de développer une culture de la vérité pour aller vers davantage d'efficacité.

J'ai également créé, au sein du ministère, à quelques mètres de mon bureau, une cellule de crise. Celle-ci avait pour fonction de répondre à toutes les crises, celles entraînées aussi bien par les catastrophes naturelles que par les troubles à l'ordre public, avec, à disposition, l'ensemble des moyens de communication permettant de coordonner l'action de l'État. Dans le même temps s'est ouverte une ère de coopération sans nuages entre le ministère de l'éducation nationale et celui de l'intérieur. Mon message était alors le suivant : ces deux institutions, visant exactement les mêmes buts, doivent se parler et travailler ensemble. Cela s'est traduit par la nomination d'un préfet à la tête de cette cellule de crise, élargie à la gestion de l'ensemble des enjeux de sécurité.

Précédemment, il existait un dispositif « Faits établissement », avec quatre niveaux de signalement, du moins grave au plus grave, le niveau 4 étant le niveau le plus grave. Ce système avait le mérite d'obtenir une remontée des faits, mais il ne mettait pas l'accent sur les faits les plus graves. Par ailleurs, celle-ci dépendait de la pratique de chaque académie. J'ai demandé que les faits de niveau 4 fassent l'objet d'une saisine immédiate et directe de cette cellule de crise ; ce fut notamment le cas s'agissant de Samuel Paty, puisqu'un fait avait été signalé à la cellule en amont de l'assassinat.

La création de cette cellule, qui a représenté une nouveauté importante, a fait l'objet d'une circulaire de ma part à la fin du mois d'août 2017. Toutes ces décisions semblent, a posteriori, naturelles, mais elles ne l'étaient pas alors. À l'époque déjà, ont pointé des critiques concernant mon esprit jugé sécuritaire et la priorité excessive que j'accordais à ces questions. Comme toujours avec ce genre de dispositif, on ne voit pas ce qu'il permet d'éviter. Dans ce cadre, s'est épanouie une étroite collaboration entre la police et l'éducation nationale, dont on a pu voir les effets à l'échelle de chaque établissement. À plusieurs reprises, je me suis rendu au ministère de l'intérieur afin de préciser tous ces éléments devant les préfets.

Concernant la question des atteintes à la laïcité et aux valeurs de la République, d'autres actions sont venues compléter mon engagement. La création du Conseil des sages de la laïcité a été un événement important ; elle a envoyé un signal, démontrant ainsi l'importance de la « re-républicanisation » de l'éducation nationale, de la même manière que j'ai insisté sur la « re-scientificisation », c'est-à-dire la nécessité de lancer et de promouvoir des politiques publiques et éducatives inspirées par les enjeux scientifiques.

L'autre mérite, non moins important, de ce conseil a été de créer des normes de référence pour l'éducation nationale. Les sujets de laïcité sont souvent l'occasion d'exercices de casuistique, comme l'affaire de l'abaya l'a montré par la suite - je précise que, lorsque j'étais ministre, l'abaya était considérée comme un signe ostentatoire et était à ce titre interdite. Le Conseil a effectué un important travail permettant d'établir un vade-mecum et de concevoir une stratégie sur la question de la laïcité. Ce vade-mecum ne cesse d'évoluer, au gré des nouveaux problèmes qui se posent.

En parallèle, des équipes Valeurs de la République ont été créées dans chaque académie. Celles-ci sont pensées pour être opérationnelles sur le terrain. J'avais à l'esprit le dispositif des équipes mobiles de sécurité, que j'avais initié et expérimenté en 2008, lorsque j'étais recteur de l'académie de Créteil. Celui-ci, permettant à des équipes d'intervenir physiquement sur le terrain à l'appel des établissements, existe toujours et a même été étendu au territoire national ; contesté à sa création, il est aujourd'hui très demandé sur le terrain, car il apporte une certaine sécurité. Les équipes Valeurs de la République ont rempli le même rôle, de manière à rompre avec cette culture du « pas de vague » et avec ce sentiment de solitude ressenti par les enseignants lorsqu'émergeait un problème de laïcité.

Ces deux dispositifs combinés - la cellule ministérielle de veille et d'alerte (CMVA) et le Conseil des sages de la laïcité - permettent une évaluation constante de la situation. Chaque trimestre, à l'exception de la période particulière liée à la covid-19, on recensait en moyenne 600 signalements d'atteinte à la laïcité.

Avec ces dispositifs, mon ministère a envoyé un signal à la fois philosophique, politique et administratif : désormais, nous regardions en face les sujets d'atteinte à la laïcité, et cela a permis d'enclencher une dynamique opérationnelle qui s'est déployée durant les années 2018, 2019 et 2020.

La semaine précédant l'assassinat de Samuel Paty, tous ces dispositifs ont été mobilisés ; la principale du collège, au fait de ces règles, a notamment accompagné Samuel Paty pour le dépôt de la plainte, et des inspecteurs sont également intervenus. Beaucoup de choses ont été écrites dans les rapports d'inspection. Dans la chaîne de causalité débouchant sur ce drame, il est important de préciser que ces dispositifs ont existé. Certes, cela n'a pas suffi, puisque l'assassinat a eu lieu. Sur ces sujets, la question de la connexion entre l'éducation nationale et la police, et celle de la société qui environne l'éducation nationale sont à regarder de près ; il y a ce que l'on pouvait prévoir et ce que l'on n'a pas su prévoir. Chacun, rétrospectivement, voudrait avoir empêché cet assassinat, d'autant que les mécanismes existaient.

Cela renvoie à une autre question : qu'avons-nous fait, après l'assassinat de Samuel Paty, pour renforcer ces dispositifs ? Cela a représenté un tel choc, pour tous les Français et pour l'éducation nationale en particulier, que la culture du signalement s'est installée. Il est apparu également nécessaire d'aller plus loin dans la formation de l'ensemble des personnels de l'éducation nationale. Je tiens à rappeler ce chiffre : cela concerne un million de fonctionnaires. L'homogénéité des compétences et des réflexes ne se décrète pas, et un tel gigantisme suppose de rechercher des effets matriciels dans la conduite de l'action.

Sous la responsabilité de l'inspecteur général honoraire Jean-Pierre Obin, nous avons créé un système de formation, le « système des 1 000 ». Celui-ci a permis de former 1 000 personnes qui, à leur tour, sont devenues les formateurs de formateurs à l'échelle du pays. Au total, des centaines de milliers de gens ont été concernés par cette formation, aussi bien des cadres que l'ensemble des professeurs et personnels administratifs de l'éducation nationale.

À la Sorbonne, avec l'aide du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), il y a eu également la création par Pierre-Henri Tavoillot d'un diplôme contribuant à cette formation des cadres, de manière à obtenir une homogénéité de culture et de réflexes. Cette homogénéité, qui n'est pas nécessaire sur d'autres thématiques, est indispensable concernant la laïcité.

Cela nous renvoie à l'hétérogénéité concrète sur le terrain. Vous avez évoqué un possible problème générationnel, les moins de 35 ans ayant une interprétation peut-être différente de ce que recouvrent les valeurs de la République. C'est un sujet auquel je suis très sensible ; celui-ci est global, systémique, et ne concerne pas que la question des valeurs de la République. J'ai été très critiqué pour avoir dénoncé certaines choses qui se passent à l'université et qui ont ensuite une influence sur nos futurs professeurs, avec des positions sur certains sujets ne correspondant pas à la norme telle qu'elle s'énonce dans le cadre de l'éducation nationale.

L'éducation nationale se nie dès qu'elle s'éloigne de ses principes républicains fondateurs. Ces principes n'ont pas vocation à varier dans le temps ; naturellement, ils peuvent tenir compte des évolutions de la société, mais la laïcité n'a pas changé de sens depuis 1880 et la fondation de l'école de République. Des façons de penser différentes de cette tradition républicaine innervent aujourd'hui notre débat public ; il s'agit de les combattre.

Au-delà des enjeux procéduraux, juridiques et administratifs, les enjeux de formation sont fondamentaux. Pour parler en termes presque marxistes, il faut s'enquérir des superstructures et même des infrastructures. Nous devons être attentifs à la diffusion de la culture publique sur ces questions, car celle-ci permet d'établir des réflexes civiques communs. Nous pouvons établir les meilleures procédures du monde, si nous n'agissons pas sur ces aspects culturels, nous n'obtiendrons pas de résultats satisfaisants.

Si l'on est fonctionnaire de l'éducation nationale, sans parler des autres champs, cela veut dire que l'on adhère à ces principes républicains ; et de même, si l'on est élève ou parent d'élève. Lors de la formation des 1 000, j'avais utilisé des termes forts, qui m'ont été reprochés à l'époque, pour dire en substance que si l'on n'était pas d'accord avec ces principes on n'était pas obligé de travailler pour l'éducation nationale. Le respect des principes républicains fait partie des devoirs incontestables d'un fonctionnaire de l'éducation nationale.

Du côté des procédures, j'ai travaillé à l'accentuation du lien entre l'éducation nationale et la police. Cela s'est concrétisé par la recherche de réflexes plus rapides et par une plus grande sévérité en cas de menaces ou d'attaques vis-à-vis de professeurs. Dans l'académie de Versailles, qui a été beaucoup montrée du doigt sur ces sujets, cela a conduit à un renforcement de la protection des professeurs à la suite de l'assassinat de Samuel Paty. Un certain nombre de parents d'élèves menaçants, comparables à ceux à l'origine de l'enchaînement des faits ayant mené à l'assassinat de Samuel Paty, ont également fait l'objet de gardes à vue plus rapides et systématiques ; naturellement, il s'agit de faire preuve de discernement dans l'exercice de cette réactivité, mais, de ce point de vue également, les choses ont changé après l'assassinat de Samuel Paty.

M. Jacques Grosperrin. - En 2015, un rapport du Sénat évoquait déjà le fait de faire revenir la République dans l'école. À l'époque, nous nous étions déplacés au lycée Averroès, établissement d'enseignement privé musulman de Lille, et un ensemble de choses nous avait alors choqués, notamment le fait que les élèves ne pratiquaient pas l'éducation physique ensemble. Et pourtant, lorsque nous les avions rencontrés à l'époque, les inspecteurs n'avaient pas relevé cela. Depuis longtemps donc, la culture du « pas de vague » domine à l'éducation nationale.

Je m'interroge sur l'état d'esprit qui règne au ministère de l'éducation nationale. Dans ce ministère, on cherche toujours à défendre l'opprimé. Nous avons auditionné la soeur de Samuel Paty, et celle-ci était en colère, précisant que son frère avait également été lâché par les enseignants. En France - peut-être est-ce le syndrome Vichy ? -, on n'ose rien dire, on craint toujours la délation ; mais il s'agit de civisme.

Que faudrait-il ajouter aux différents dispositifs pour changer cet état d'esprit ? Certains ont évoqué une présence policière. Faut-il placer un policier devant chaque établissement scolaire afin de contrôler les allées et venues ? L'éducation nationale semble rétive à cela.

Mme Marie-Pierre Monier. - Après la mort de Samuel Paty en octobre 2020, le rapport de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (Igésr) consacré à ce drame a été publié dès décembre la même année. Comment expliquez-vous cette temporalité très resserrée ?

Par ailleurs, comment s'est opéré le choix des personnes interrogées pour ce rapport ? Lors de son audition par notre commission d'enquête, Mickaëlle Paty a relevé, à raison, la surreprésentation des parents interrogés par rapport aux professeurs - quatre pour les premiers, et trois seulement pour les seconds. Dans ce rapport, on observe beaucoup d'autosatisfaction de la part de l'institution et une mise en cause insistante de Samuel Paty, supposément maladroit dans sa manière d'enseigner la laïcité. N'est-il pas choquant de voir ces points prioritairement retenus ? Ne faut-il pas s'alarmer que le principal entretien de Samuel Paty avec sa hiérarchie ait porté sur cela plutôt que sur son état psychologique après les menaces dont il fut victime ?

On se focalise souvent sur les violences les plus graves, mais les violences verbales forment la majorité de celles-ci et peuvent conduire à une dégradation significative des conditions de travail des enseignants concernés. La dimension répétée de ces agissements, constitutive d'un harcèlement moral, apparaît insuffisamment prise en compte dans la réponse apportée par la hiérarchie, à la fois en interne et à l'extérieur de l'établissement, au professeur en souffrance. De nombreux professeurs entendus dans le cadre de la commission d'enquête déclarent avoir fait part de ces menaces et insultes à leur hiérarchie, qui les a ignorées. Contrairement à ce que vous dites, monsieur le ministre, le « pas de vague » semble toujours de mise.

Dans notre rapport concernant le bilan des mesures éducatives du quinquennat, réalisé avec mes collègues Annick Billon et Max Brisson, nous avions mis en lumière le sentiment des enseignants de ne pas être soutenus par l'institution en cas de remise en cause de leur autorité, ainsi que la moindre prise en compte de leurs plaintes par la police et la justice, comparativement à d'autres dépositaires de l'autorité publique. Avez-vous constaté cet état de fait lorsque vous étiez ministre ?

Enfin, je vous alerte sur la protection fonctionnelle. Cet outil se déploie principalement sous la forme d'un accompagnement de nature juridique. Si l'on veut tirer les leçons de ce qui est arrivé à Samuel Paty, ne faudrait-il pas apporter des solutions concrètes de protection, afin de sécuriser les professeurs destinataires de menaces imminentes ? Récemment, on m'a rapporté le cas d'un professeur victime de menaces de mort ; le rectorat n'a ni pris en charge sa sécurité ni évoqué l'existence d'une procédure permettant de répondre à une situation aussi dramatique.

M. Henri Leroy. - Samuel Paty a été entendu par la principale du collège et des inspecteurs. Il a témoigné de ses craintes, notamment pour sa sécurité. Il a même, le jour précédant son assassinat, glissé un marteau dans son sac pour se défendre. Par ailleurs, l'assassin est resté vingt minutes devant le collège avant que des jeunes gens, aujourd'hui entre les mains de la justice, ne lui désignent celui qu'il fallait abattre. Pourquoi Samuel Paty n'a-t-il pas été mis en indisponibilité ? Quand on lit le déroulé de l'affaire, on se rend compte qu'il appelait au secours et qu'il avait besoin de protection. Pourquoi n'a-t-il pas été protégé par l'éducation nationale ? Pourquoi a-t-il été pratiquement abandonné à lui-même ?

M. Martin Lévrier. - Nous parlons du « pas de vague » comme un fait, mais d'où vient-il ? Pourquoi s'est-il installé dans notre système scolaire au point de devenir une philosophie pendant près de vingt ans ? A-t-on réussi aujourd'hui à rompre avec cette culture ? Je n'en suis pas certain.

Ma deuxième interrogation porte sur les chefs d'établissements et les proviseurs de lycée. Quelle est leur part de responsabilité dans l'éducation à la laïcité ? Comment peuvent-ils travailler avec le personnel enseignant et les parents ? Se sentent-ils suffisamment soutenus par une hiérarchie qui, du fait de sa verticalité, donne le sentiment de déresponsabiliser les personnes ?

Enfin, quelle a été la position de la fédération des parents d'élèves dans l'affaire Paty ? Et comment peut-on impliquer les associations de parents d'élèves afin d'agir de façon positive sur la laïcité, en lien avec les enseignants et les chefs d'établissements ?

M. Max Brisson. - Monsieur le ministre, vous avez indiqué que le « pas de vague » n'existait plus depuis votre passage rue de Grenelle, et je veux saluer votre engagement réel sur le sujet. Mais l'ensemble de la hiérarchie a-t-elle été guérie de ce mal ? Je pense à tous ces professeurs qui, comme Samuel Paty, ne transigent pas sur l'enseignement des principes de la République et notamment sur celui de la laïcité, inscrit dans notre Constitution.

Je rejoins ce qui a été exprimé par Martin Lévrier, Jacques Grosperrin et Marie-Pierre Monier. Pour un professeur, il peut être plus facile de s'autocensurer afin de s'assurer du soutien de sa hiérarchie plutôt que d'appliquer intégralement les programmes.

Vous avez évoqué de manière approfondie le Conseil des sages de la laïcité. Que pensez-vous des transformations de son périmètre et de sa composition décidées par votre successeur ? Cette instance est-elle toujours capable de jouer le rôle que vous lui avez assigné ?

Enfin, concernant la formation des professeurs, il s'agit de les armer afin qu'ils puissent enseigner le principe de laïcité. L'ensemble des programmes nécessite une formation claire et cohérente. Leur formation actuelle, dispensée sous l'égide de l'université, les prépare-t-elle efficacement à enseigner ce principe et l'ensemble des programmes qui touchent aux valeurs de la République ? Ne serait-il pas opportun que l'éducation nationale reprenne la main, sur tout ou partie de cette formation ?

Mme Monique de Marco. - Je reviens sur l'audition de Mickaëlle Paty au cours de laquelle elle a vivement critiqué la conduite de l'enquête de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche sur l'attentat perpétré contre son frère : selon elle, seuls trois professeurs sur 51 auraient été entendus et le rapport aurait été bouclé en quinze jours. Certains enseignants n'auraient pas souhaité témoigner par peur, non pas de menaces terroristes, mais de répercussions sur leur mutation ou leur notation. Cette remarque est préoccupante. Avez-vous des informations sur les conditions de production de ce rapport ?

M. Gérard Lahellec. - Merci d'avoir recontextualisé les choses. Je n'ai pas le moindre doute quant à l'authenticité et l'ampleur de votre engagement. Aborder un sujet aussi complexe que la République et ses valeurs, notamment la laïcité, avec des défis insidieux et parfois violents, est indéniablement difficile. Vous avez souligné que les principes fondamentaux sont restés les mêmes depuis 1880. Je nuancerai ce propos, car si l'école de la République, laïque, a fait de moi ce que je suis aujourd'hui - et je lui en suis reconnaissant -, ce n'est peut-être pas le cas de tout le monde. L'école ne peut pas tout, mais elle peut beaucoup. Elle reflète les problèmes de notre société, comme les phénomènes de violence. Il est donc naturel de lui demander beaucoup.

En ce qui concerne la violence, je me demande si la protection fonctionnelle ne devrait pas être de droit pour les enseignants, pour éviter les lourds inconvénients qui ont été évoqués. Cela pourrait contribuer à rétablir la confiance du monde enseignant. D'autant que, pour nous parlementaires, il est compliqué d'amender tout texte dans ce sens puisqu'on nous opposerait l'article 40. Le Gouvernement pourrait-il envisager cette procédure ?

Mme Annick Billon. - Merci pour vos propos liminaires. Vous avez affirmé qu'il était important que les fonctionnaires de l'éducation nationale adhèrent aux valeurs républicaines, aux valeurs de laïcité, vis-à-vis desquelles ils ont des droits et des devoirs. Comment concrètement cela est-il mis en oeuvre ? Cette demande d'adhésion, légitime, doit-elle être partagée avec tous les fonctionnaires, au-delà de l'éducation nationale ?

Ma deuxième question concerne la mise à mal de la laïcité ces dernières années, tant dans l'espace public que dans l'école de la République. Comment envisagez-vous des programmes visant à redresser la barre ? Ne pensez-vous pas que la laïcité a souffert de tergiversations et de renoncements depuis un certain nombre d'années, créant chez les enseignants, les fonctionnaires, les parents, les élèves aussi, un doute sur ce que le terme recouvre vraiment ?

Mme Françoise Gatel. - Comme mes collègues, je ne doute pas du tout de votre engagement. Je partage la question de Gérard Lahellec sur le caractère automatique de la protection fonctionnelle qui pourrait libérer la hiérarchie de doutes et de craintes. Par ailleurs, sur le sujet de la laïcité, n'y a-t-il pas un conflit d'interprétations ? Pour nous tous ici, elle est la protection des libertés individuelles et la règle qui nous permet de vivre ensemble. Est-ce que cette conception n'est pas aujourd'hui totalement dépassée dans l'esprit d'une jeunesse qui conçoit la laïcité comme une entrave à la liberté individuelle ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Dans l'application des principes de la laïcité, ne pensez-vous pas qu'il subsiste des zones grises dont font état certains enseignants ? Vous avez mentionné la différence d'appréciation de votre successeur sur le port de l'abaya, ainsi que les débats sur les sorties scolaires. Ne serait-il pas opportun de préciser au-delà du vade-mecum, ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas ?

M. Jean-Michel Blanquer. - Je remercie ceux d'entre vous qui ont reconnu la stabilité de mon action sur le sujet de la laïcité.

La question de l'état d'esprit du ministère renvoie à ce que j'ai dit en débutant mon intervention sur la question culturelle, à distinguer de la question juridique et administrative. Nous nous trouvons effectivement au coeur d'une problématique culturelle dans notre pays et, plus largement, dans les sociétés modernes. La matrice républicaine est une chance inouïe. Contrairement à ce que certains laissent entendre, cette matrice n'est ni obsolète ni strictement française. Elle correspond en réalité aux défis de notre temps, qui requièrent humanisme, universalisme et égalité de traitement entre les êtres humains, avant de s'intéresser à leurs appartenances diverses et variées.

Il est crucial de ne plus faire du logiciel de la victimisation la clé de lecture des rapports en société. La surenchère de revendications victimaires crée une compétition sans fin et alimente beaucoup d'attitudes. Dans l'école de la IIIe République, malgré ses défauts, la foi dans le progrès prédominait, notamment par le système éducatif, et personne ne cherchait le statut de victime. L'émulation liée à la méritocratie républicaine favorisait les plus faibles, soulignant les vertus de la logique d'égalité et de l'universalisme.

Quand vous examinez en détail chaque affaire, y compris celle ayant mené à l'assassinat de Samuel Paty, vous voyez que la rhétorique des acteurs, et notamment de certains élèves, emprunte à ce registre de la victimisation. Nous avons donc besoin de matrices intellectuelles dans lesquelles ancrer le débat public, l'enseignement, les paradigmes de nos institutions. La logique républicaine doit occuper une place centrale dans la formation initiale et continue de chaque enseignant comme élément consubstantiel au métier de professeur. Naturellement, cette approche devrait s'appliquer à l'ensemble des fonctionnaires. Ce n'est pas nouveau puisque toute la jurisprudence du Conseil d'État du XXe siècle nous a appris que les valeurs républicaines faisaient intrinsèquement partie des droits et des devoirs des fonctionnaires. Il faut le réaffirmer.

Faut-il avoir un policier dans chaque établissement scolaire ? Nous devons adopter une approche très pragmatique : tel collège rural n'en a absolument pas besoin, mais en milieu urbain, dans certaines circonstances, il ne faut pas interdire certaines interactions. Sur l'initiative du maire de Nice, après l'attentat meurtrier de 2016, la police municipale a noué un dialogue pacifique avec les jeunes générations dans les écoles de la ville. Pour autant que je sache, c'est une réussite à dupliquer, en particulier là où la police nationale ne peut pas toujours agir sur ces questions, en développant un dialogue entre gendarmerie, police, justice, professeurs et élèves.

Pour répondre à Marie-Pierre Monier, sans entrer dans le détail des faits ayant conduit à l'assassinat de Samuel Paty je dirai que les rapports des inspections générales, bien qu'imparfaits, représentent un travail de professionnels engagés par leur formation et leur déontologie à rechercher l'objectivité maximale. Tout désaccord sur ce rapport doit être confronté à d'autres éléments de l'enquête. Mais il faut être prudent sur les interprétations. Avant de dire que l'éducation nationale aurait lâché Samuel Paty, il faut étudier de très près, de manière impartiale et sereine, chacune des étapes, afin de détecter les failles de tous les acteurs impliqués, au-delà de l'éducation nationale.

Le fait que ce travail ait été réalisé rapidement répondait à une exigence normale compte tenu de l'importance des événements, pour recueillir immédiatement les déclarations des acteurs. Cependant, il doit être confronté aux travaux de longue durée, notamment ceux de la justice, pour garantir une compréhension complète des événements et éviter des interventions médiatiques parfois biaisées dans la sphère publique.

Le phénomène du « pas de vague » a toujours cours, je n'en disconviens pas. La situation est encore imparfaite, en raison notamment de la taille colossale de notre système éducatif et du territoire très vaste de notre pays. Mais personne ne peut contester que j'ai eu des propos très clairs et pris diverses mesures pour mettre fin à cette logique tout au long des cinq années de ma fonction. Malgré cela, certains ont intériorisé ce principe du « pas de vague ».

Je partage votre préoccupation, madame la sénatrice, sur le sentiment de solitude qu'un enseignant peut ressentir face à des menaces ou au non-respect de son autorité. Avant, et encore plus après l'assassinat de Samuel Paty, j'ai cherché les moyens de prévenir ce sentiment d'isolement et d'accompagner au mieux les enseignants concernés, notamment par la mise en place de dispositifs de signalement.

Il est essentiel de reconnaître que l'esprit d'équipe est fondamental. Les établissements où tout fonctionne bien sont ceux où une solidarité organique existe entre tous les adultes face à de tels incidents. C'est la responsabilité de l'éducation nationale de créer cet esprit d'équipe et de soutenir les équipes quand c'est nécessaire.

Parmi les mesures prises à la suite de la loi de 2019 pour une école de la confiance, l'une porte sur l'évaluation du système scolaire, qui fonctionne par cohortes successives d'établissements depuis 2020. Près de 20 % des établissements entrent chaque année dans cette autoévaluation, incluant le climat scolaire et donc la question de la sécurité des professeurs et des élèves. Ce sont des pistes d'amélioration, même s'il reste encore des marges de progrès. Tant qu'un professeur fera face à de telles difficultés, nous continuerons d'oeuvrer dans ce sens.

Une direction a été prise et il est important de reconnaître les effets de temporalité également. Aujourd'hui, le paradigme de la laïcité a changé. Il est plus fort car il fait référence, même lorsque la laïcité est malmenée. L'éducation nationale n'a pas adopté de conception dénaturée de la laïcité, ses références sont très claires, malgré les écarts que l'on peut rencontrer dans sa mise en oeuvre. Dans cette perspective, je suis assez favorable au passage d'une protection fonctionnelle attribuée de nos jours assez systématiquement, à une protection fonctionnelle automatique. La question est tout à fait pertinente.

Concernant les remarques de Henri Leroy, j'y ai partiellement répondu et il m'est difficile d'en dire davantage. Mais vous pourriez interroger la principale du collège du Bois d'Aulne ; il serait injuste de dire qu'elle a abandonné Samuel Paty. J'encourage fortement à examiner les faits de manière objective.

À propos des origines du « pas de vague », il s'agit d'un état d'esprit qui n'est pas spécifique à l'éducation nationale et peut être condamné à divers degrés. Sa justification la moins critiquable pourrait être la volonté de résoudre localement les problèmes, suivant un principe de subsidiarité. C'est tout à fait recommandable pour des questions mineures, de petits incidents, afin de ne pas encombrer le système. Cependant, il est crucial de distinguer les faits mineurs des problèmes de grande envergure. Pendant longtemps, les modalités d'évaluation du système ont pu encourager des comportements indésirables, comme on le voit ailleurs : si vous voulez faire progresser votre carrière, vous ne voulez pas être associé à des difficultés, à des incidents. La structure très pyramidale de notre système éducatif a pu encourager une forme d'infantilisation des personnels, mais c'est un problème d'ordre culturel qui doit être appréhendé comme tel.

Nous avons fait tout ce qui était possible pour mettre un terme à cet état d'esprit, et si, bien sûr, du chemin reste à faire, il est bon également de reconnaître les progrès accomplis. Le changement dans l'éducation nationale exige une approche continue et cohérente sur le long terme. Les efforts entrepris en matière pédagogique, en matière éducative et en matière de sécurité doivent être poursuivis.

Comment les professeurs peuvent-ils agir sur la laïcité ? Il est essentiel de tenir compte des phénomènes que nous constatons, par exemple les problèmes intergénérationnels. Ainsi, il s'agit non pas seulement d'affirmer des principes, mais de les illustrer, de les faire vivre et de comprendre les problématiques sous-jacentes. Les jeunes sont très sensibles à la question de la discrimination. Il est crucial de démontrer que la laïcité et les valeurs de la République sont les meilleurs remparts contre la discrimination. Il faut raisonner par objectif et faire vivre les valeurs républicaines par des actes. Les cours d'éducation civique sont indispensables, mais insuffisants. D'où l'importance de faire vivre le civisme dans les établissements scolaires. C'est un facteur d'union, au travers des initiatives diverses dans lesquelles les jeunes choisissent de s'investir, dont le service national universel (SNU) fait bien sûr partie.

Au sujet du rôle des parents d'élèves, notamment dans le cadre des faits ayant conduit à l'assassinat de Samuel Paty, je m'abstiendrai de commenter les aspects judiciaires, mais il est essentiel d'avoir un regard large et objectif sur la réaction de l'ensemble des acteurs. Dans le débat public, j'ai remarqué que le projecteur n'était pas toujours braqué au bon endroit. Par facilité, surtout lorsque les personnes visées ont du mal à se défendre, ou par habitude, on se focalise toujours sur les mêmes choses.

Vous l'avez constaté, je n'interviens pas beaucoup dans la vie publique - un peu plus ces derniers temps et peut-être davantage dans le futur. Je me suis astreint à ne pas émettre de jugement. Tout ce que je peux en dire en ce qui concerne le Conseil des sages de la laïcité, c'est que j'ai pleine confiance dans la présidente que j'ai nommée, Dominique Schnapper, une personne de grande valeur. Je ne doute pas qu'elle puisse faire vivre la diversité des points de vue de manière conforme aux enjeux de la laïcité et des valeurs de la République.

Les travaux du Conseil des sages de la laïcité sont de bonne qualité, tout comme ceux du conseil scientifique de l'éducation nationale. Ces deux institutions doivent faire référence, l'une sur le plan des valeurs de la République et l'autre sur le plan pédagogique car elles ont gagné en légitimité au fil du temps, au travers du pluralisme des idées qui y sont échangées et de la respectabilité de leurs membres. Je suis très confiant dans l'utilité de ces deux instances pour favoriser sur le long terme un débat serein, objectif, dépolitisé, mais respectueux en dernier ressort de l'autorité politique.

Quant à la formation des professeurs, bien que j'aie abordé ce sujet dans mon introduction, il est indispensable d'insister davantage. Les questions du sénateur Brisson, notamment sur la possibilité pour l'éducation nationale de reprendre entièrement le contrôle de cette formation, méritent notre attention. Sans être trop nostalgique de la IIIe République, il est indéniable que l'école de la République s'est construite selon l'esprit des écoles normales, dans un modèle très intégré. L'esprit du temps a conduit à « l'universitarisation » de la formation des enseignants, car c'est là que le savoir se crée et se diffuse. Il est nécessaire que, sur les sujets qui sont les siens, la formation d'un professeur se fasse en lien avec l'excellence que la recherche peut produire.

On n'imagine pas un futur professeur dans le domaine scientifique, par exemple, ignorant les avancées de sa discipline. C'est une évidence. Cependant, au sein de l'université, il est crucial d'avoir une véritable école. C'est pourquoi nous avons fait évoluer les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (Espé) en instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), mettant en avant leur dimension nationale tout en restant localement intégrés à l'université. Leurs cahiers des charges sont nationaux et incluent un temps dédié aux savoirs fondamentaux - au moins la moitié du temps des futurs professeurs des écoles - ainsi qu'à l'enseignement de la laïcité.

Cependant, l'évaluation des compétences concrètes des futurs professeurs à la sortie du système doit orienter les décisions, et je suis favorable à de nouvelles évolutions, après celles que nous avons déjà entreprises : la création des Inspé afin de garantir une qualité homogène de la formation sur l'ensemble du pays et la mise en place des parcours préparatoires au professorat des écoles (PPPE), qui concernent quelques milliers de jeunes après le baccalauréat, leur offrant une formation solide en français et en mathématiques, ainsi qu'un temps dédié à la laïcité et aux valeurs de la République.

Nous sommes actuellement dans la troisième année du dispositif ; dans deux ans nous aurons une première cohorte de jeunes professeurs formés pendant cinq ans au lieu de deux. Je souhaite que cela devienne la norme dans le futur, bien que ce ne soit plus de ma compétence.

J'ai déjà répondu à la question relative aux conditions de production du rapport, je pourrai en dire plus ultérieurement. Je tiens à souligner que tous les témoignages et rapports complémentaires seront les bienvenus pour avoir une vision complète. Certes, il y a des avantages et des inconvénients à avoir été rapides, mais je suis convaincu que les inspecteurs généraux qui l'ont rédigé peuvent répondre à ces questions.

Merci pour vos réflexions sur l'éducation nationale. L'éducation nationale vit dans la société telle qu'elle est. Et celle-ci a tendance à lui demander beaucoup, souvent trop. Il faut savoir réfléchir aux liens entre l'éducation nationale et la société, d'une part, et entre l'éducation nationale et les autres institutions, d'autre part. Enfin, l'éducation nationale ne doit pas être mise en position défensive : elle est facilement critiquée dans le débat public, mais il est important de mettre aussi en avant les réussites, les établissements qui fonctionnent, les enseignants qui font correctement leur travail. Les deux professeurs assassinés étaient des personnes remarquables.

Pour que l'éducation nationale puisse progresser, il faut aimer cette institution, et de manière transpartisane. Nous nous devons de travailler avec elle pour remédier à ses imperfections, sans tout lui demander. Je ne cesserai de le dire : les sociétés qui se portent le mieux sont celles qui ont confiance dans leur système éducatif. Sortons de cette mode qui consiste à donner un coup de pied permanent à cette belle maison.

Comment renforcer la laïcité ? Un accord le plus large possible de la représentation nationale et, plus largement, des Français, sur une politique publique de la laïcité est nécessaire. J'ai la conviction que 80 % à 90 % des Français partagent les valeurs républicaines que nous portons, même si la présence médiatique des idées anti-laïques nous donne presque l'impression que la proportion est inversée et que ces idées dominent. Nous devons faire preuve d'un consensus républicain autour des principes de la laïcité avec sérénité, sans jamais en dévier. La continuité est essentielle. En matière de laïcité, le Conseil des sages de la laïcité fait office d'institution de référence dans l'appareil d'État.

Concernant les jeunes, je rappelle que nous avons mené en septembre 2021 une campagne de publicité inédite pour la laïcité en leur direction. Elle illustrait parfaitement mes propos précédents : l'immense majorité des Français sont convaincus que la laïcité est nécessaire pour nous permettre de vivre fraternellement ensemble. Malheureusement, aujourd'hui, le dire provoque des propos insensés de la part des 10 % d'activistes qui veulent critiquer la laïcité, lui donner des coups de boutoir.

Cette campagne est typique du travail à mener : aller vers la jeunesse, développer les thèmes qui sont les siens, et raisonner avec elle sur le fait que la laïcité est la voie qui nous permet d'atteindre les objectifs de liberté, d'égalité et de fraternité que nous nous sommes fixés.

J'ai par ailleurs eu l'honneur de me rendre récemment dans la partie syrienne du Kurdistan, dans une société qui a réussi à s'organiser autour de la laïcité, bien que la plupart de ses membres soient musulmans. Cela prouve que les principes républicains ne sont pas l'apanage de la France, et que croire aux vertus de la neutralité du service public et de l'interdiction du prosélytisme à l'école n'est pas le fait d'une France qui se replierait sur elle-même, mais relève au contraire d'idées très modernes qui peuvent et acceptables par d'autres pays.

S'agissant de votre question sur le flou des normes, monsieur le président Lafon, j'insiste : la création du Conseil des sages de la laïcité vise précisément à éviter ce flou. Je ne dis pas qu'il n'en existe pas, mais que, quand c'est le cas, le Conseil doit être saisi pour sortir de cette situation. C'est son rôle, qu'il a par ailleurs rempli en rendant jusqu'à présent des avis pertinents. Il faut ensuite que ceux-ci soient mis en oeuvre.

Sur les sorties scolaires - sujet pour le moins compliqué -, ma position est connue. Mais il ne faut pas en faire un sujet central en ce qui concerne la laïcité. Nous devons tendre à l'unité sur ces questions. Ce sujet relève, me semble-t-il, finalement davantage de la jurisprudence que de la législation. Les accompagnateurs sont, me semble-t-il, des collaborateurs bénévoles du service public, avec les droits et devoirs afférents. À ce titre, un accompagnateur qui est victime d'un accident dans le cadre d'une sortie scolaire a droit à une indemnisation de l'État. C'est le professeur de droit qui parle, même si j'entends que ces propos puissent être en contradiction avec les récents avis du Conseil d'État.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Nous avons souvent échangé sur la laïcité et les valeurs de la République lorsque vous étiez ministre. Certains ont présenté l'assassinat de Samuel Paty comme « la chronique d'une mort annoncée ». Certes, nous sommes dans un moment judiciaire particulier qui m'empêche d'évoquer plus avant ce sujet. Pour autant, un mot n'a pas été prononcé lors de cette audition. Je le dirai : l'islamisme tue, l'islamisme égorge les professeurs en France - Samuel Paty, Dominique Bernard -, l'islamisme fait reculer la laïcité et la République. On ne peut pas conclure cette audition sans le dire. Si l'on ne reconnaît pas que cette idéologie mortifère perturbe toutes nos relations, y compris à l'école, on n'avancera pas.

M. Jean-Michel Blanquer. - Merci, madame la sénatrice, de le rappeler. J'aurais parfaitement pu prononcer le mot « islamisme » - je le fais maintenant sans difficulté. Nous avons en effet un problème avec l'islamisme politique en France. J'ai passé cinq ans à le dire, non sans coups portés à mon égard.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Merci pour les réponses précises que vous nous avez apportées.

AUDITION DE LA POLICE NATIONALE ET DE LA GENDARMERIE NATIONALE

Mercredi 13 décembre 2023

___________

Audition de
Mmes Céline Berthon, directrice générale adjointe de la police nationale,
et Virginie Brunner, directrice nationale de la sécurité publique,
et de M. le général de corps d'armée André Petillot,
major général de la gendarmerie nationale,
et MM. Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire, et Denis Nauret, adjoint au sous-directeur de l'emploi des forces, de la direction générale de la Gendarmerie nationale

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - La commission des lois et la commission de la culture vous entendent aujourd'hui dans le cadre de leur mission conjointe de contrôle sur le signalement et le traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes.

Je vous prie d'excuser le président Buffet qui est contraint d'assister à une autre réunion.

Si cette mission d'information ne peut se pencher sur les faits qui font l'objet d'une enquête en cours, son objectif est de s'intéresser aux modalités de prévention, d'évaluation et de traitement des menaces exercées à l'encontre des enseignants et, au-delà, de l'ensemble des membres de la communauté éducative.

Notre premier axe d'interrogation porte sur les modalités de dépôt de plaintes et de mains courantes de la part des enseignants victimes d'agressions, ainsi que leur traitement. Disposez-vous en particulier d'éléments relatifs au délai moyen de traitement de ces plaintes ? Comment les agents concernés sont-ils informés de leur stade d'avancement ?

En second lieu, nous souhaiterions avoir des précisions quant aux suites policières qui sont données à ces plaintes. Dans quelle mesure celles-ci donnent-elles lieu à des arrestations ? En outre, dans quels cas l'agent enseignant ou administratif menacé peut-il bénéficier d'une mesure de protection policière ?

Une autre forme de pression que subissent les enseignants retient également notre attention dans le cadre de nos travaux : celle que constituent les plaintes déposées à l'encontre des enseignants par les parents d'élèves. Disposez-vous d'éléments à ce sujet ?

Enfin, nous serions intéressés par toute précision que vous pourriez apporter concernant les partenariats qui existent entre les préfectures, les services de police et de gendarmerie, les parquets et les rectorats : comment les services de police et de gendarmerie et le ministère de l'éducation nationale coordonnent-ils leur action pour agir contre les menaces et agressions à l'encontre des enseignants ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Nos travaux ayant par ailleurs obtenu du Sénat l'obtention des prérogatives des commissions d'enquête, je vous rappelle qu'un faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Céline Berthon et M. André Petillot prêtent serment.

Mme Céline Berthon, directrice générale adjointe de la police nationale. -Je suis accompagnée de Virginie Brunner, directrice nationale de la sécurité publique et, à ce titre, responsable de la totalité des commissariats de police hors compétence territoriale de la préfecture de police.

Les missions de la police nationale consistent à engager les mesures de prévention, d'identification des auteurs d'infraction et de poursuites des enquêtes judiciaires aux fins de présenter les auteurs devant la justice. Cela nous conduit à interagir avec le milieu enseignant et plus largement avec la communauté éducative, dans le cadre d'un partenariat qui s'est renforcé au fil du temps, des crises et des drames pour prendre en compte de la manière la plus adaptée possible les enjeux de sécurité rencontrés dans ce milieu.

Plusieurs volets traduisent ce partenariat.

Le premier porte sur la prévention, qui s'appuie sur l'instauration d'une relation de confiance et s'exprime dans le cadre d'une coordination avec les établissements et les services départementaux de l'éducation nationale. La mise en place d'un écosystème pluridisciplinaire est nécessaire pour prendre en compte les problématiques rencontrées par la communauté enseignante et la communauté éducative, et pour y apporter des solutions. Cela se fait sous l'autorité du préfet et du rectorat, suivant plusieurs axes de travail, souvent via une convention partenariale afin de permettre l'échange d'informations très concrètes sur un certain nombre de situations.

Un de nos premiers axes est la prise en compte des risques et des menaces auxquels sont confrontés les établissements. Nous travaillons dans ce cadre avec l'autorité préfectorale, le rectorat et les services de renseignement. Nous coopérons également avec les parquets, qui sont régulièrement sollicités, par exemple pour émettre des réquisitions nous autorisant à mener des contrôles aux abords des établissements scolaires. Ce partenariat s'étend aux municipalités qui disposent évidemment de pouvoirs d'intervention et peuvent aussi mobiliser leurs propres services.

Nous avons des correspondants spécialisés et identifiés dans la totalité des circonscriptions. Ce sont des interlocuteurs privilégiés pour les chefs d'établissement, avec lesquels ils ont des contacts réguliers. En dehors des crises, la préparation des rentrées scolaires nous donne l'occasion de faire avec l'établissement un point d'ensemble sur les perspectives et sur la nature des difficultés rencontrées, et d'aménager si nécessaire des mesures de sécurisation passive des établissements. On y associe bien souvent d'ailleurs les services municipaux afin de réfléchir aussi à des enjeux d'urbanisme extérieur.

Ce volet préventif permet le développement d'un réseau de proximité dense qui facilite l'action opérationnelle quand elle est malheureusement nécessaire.

L'action opérationnelle est un volet ancien qui s'est évidemment renforcé au regard des menaces à l'encontre de la communauté enseignante, après l'assassinat de Samuel Paty, l'attentat d'Arras ou la situation à Rennes évoquée par la presse depuis le milieu de la matinée.

Un autre axe majeur est le traitement prioritaire des appels police secours qui parviennent sur le 17 pour intervenir le plus vite possible. Mme Brunner dispose d'informations, si vous souhaitez, sur les délais d'intervention à Arras et aujourd'hui à Rennes, qui témoignent de la réactivité des services. Cette réactivité repose notamment sur le déplacement systématique des équipes, en prenant en compte à chaque fois les appels avec le même sérieux et la même diligence, car ils peuvent être parfois bruyants ou imprécis.

Nous avons également renforcé la coordination afin de préparer les modalités d'intervention dans les établissements scolaires, qui ont la spécificité d'abriter de nombreux enfants. L'objectif est évidemment d'intervenir vite et bien. Dans le cadre de la menace terroriste qu'a connue notre pays ces dernières années, nombre de plans d'exercice ont été menés dans les établissements, souvent avec les policiers municipaux et les services de la police nationale. Nous avons recueilli les plans des établissements, de manière à pouvoir intervenir en cas de crise ou les mettre à disposition des services primo-intervenants, comme les unités spécialisées d'intervention.

Après le temps de l'intervention, ou en parallèle, selon la gravité des faits, vient la prise de plainte. Elle est déterminante en ce qu'elle ouvre un champ judiciaire qui rend possible un levier d'action plus large. Depuis plusieurs années, nous sommes engagés dans une démarche d'accompagnement qualitatif pour faciliter la prise de plainte des personnes victimes d'infraction, par exemple en fixant un rendez-vous, voire en délocalisant la prise de plainte. Nous pouvons solliciter des services d'accompagnement des victimes et le soutien d'associations qui peuvent être nécessaires pour les enseignants.

Nous essayons aussi d'associer tant que possible la communauté éducative dans le travail que l'on mène de manière très concrète sur des problématiques identifiées à l'échelle territoriale : je voudrais évoquer ici l'initiative développée par la sécurité publique des groupes de partenariat opérationnel (GPO). Ce sont des réunions pluridisciplinaires de tous les acteurs ayant vocation à conduire une action sur une problématique concrète autour des établissements scolaires. Elles peuvent concerner des squats aux abords d'établissements scolaires ou la circulation. Cela peut sembler marginal par rapport à la sécurité de la communauté éducative ; cependant, les chefs d'établissement sont préoccupés par tout ce qui se passe devant leurs établissements.

L'intensification du partenariat et des modalités de notre réaction aux phénomènes dont sont victimes les enseignants répond à l'accentuation et à la diversification des menaces. Nous vous fournirons les données du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) qui indiquent une augmentation des violences physiques, mais également des atteintes à la dignité et à la personnalité de la communauté enseignante. Sur les trois dernières années, 2021 a vu une hausse importante de ces problèmes, probablement en lien avec l'assassinat de Samuel Paty, avec à la fois des incidents et des signalements plus nombreux. L'année 2022 marque un léger recul par rapport à 2021, mais indique néanmoins une progression par rapport à 2020. Nous observons donc un phénomène qui s'installe et qu'il nous faut, évidemment, prendre en compte.

Ce phénomène est de plus en plus protéiforme. Nous avons tous fréquenté des établissements scolaires où les enseignants pouvaient être victimes de violence ou d'insultes. Mais l'assassinat de Samuel Paty a mis en exergue une nouveauté : la dimension numérique ou virtuelle des menaces avec les réseaux sociaux, qui sont un facteur de propagation de fausses informations et de menaces, visant des personnalités individuelles ou des établissements. Nous avons eu à connaître, notamment depuis l'attentat d'Arras, une multiplication des phénomènes de menaces parfois virtuelles et d'alertes à la bombe, qui ont conduit à un nombre significatif d'évacuations d'établissements. Ces menaces, combinées au rôle des réseaux sociaux, peuvent aboutir au pire.

Il faut, à cet égard, souligner la mobilisation de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos). Elle est animée par la direction nationale de la police judiciaire (DNPJ). Cet outil nous permet de mieux détecter et de judiciariser les violences et les menaces dans l'espace numérique. Pharos exploite les signalements relatifs aux contenus illicites diffusés en ligne, qui incluent un certain nombre de menaces et d'apologies du terrorisme.

En recoupant et en analysant les signalements, nous conduisons deux types d'actions.

La première action, à dimension administrative, vise à permettre la suppression ou le déréférencement des contenus illicites qui sont identifiés. C'est important car un contenu retiré se diffuse moins, ce qui peut nous laisser espérer qu'il produira moins de dégâts en viralité ou influence sur des publics fragiles.

L'autre action se situe sur le terrain judiciaire : il s'agit d'identifier les auteurs des infractions et de rechercher les preuves pour conduire les intéressés devant la justice. Je souligne d'ailleurs qu'après l'attentat commis au lycée Gambetta d'Arras, nous avons connu une augmentation du nombre de signalements à traiter, mais aussi des interpellations que nous avons pu réaliser.

Ce phénomène nous conduit à ne pas négliger la dimension dangereuse que peut prendre une menace et à développer un travail d'évaluation. Nous mobilisons pour cela l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat), qui dépend de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Une fois les menaces évaluées, nous pouvons être conduits à mettre en oeuvre des mesures de protection de deux types.

D'une part, des mesures de protection rapprochée par le service de la protection (SDLP) peuvent être mises en oeuvre au bénéfice principalement de personnalités ou de membres du Gouvernement et, plus rarement, d'enseignants comme cela fut le cas en 2021, après des dépôts de plainte et l'évaluation par l'Uclat des menaces pesant sur trois membres du personnel de l'éducation nationale. En 2022 à l'inverse, cinq personnes issues de la communauté éducative et ayant déposé plainte ont fait l'objet d'évaluations qui n'ont pas conduit à ce que des mesures de protection rapprochée soient mises en oeuvre.

D'autre part, les mesures de protection peuvent être territoriales, c'est-à-dire qu'elles reposent sur des patrouilles plus régulières aux abords des établissements scolaires et sur des présences fixes aux heures sensibles comme les heures d'arrivée et de départ d'un personnel menacé. Nous pouvons décliner ces mesures de vigilance aux abords du domicile, et nous collaborons souvent avec nos camarades de la gendarmerie nationale en fonction des lieux de résidence ou d'emploi des personnes menacées.

Dans la mesure du possible, nous recueillons les coordonnées des personnes ayant manifesté des inquiétudes dans nos centres d'information et de commandement, de manière à ce que, en cas d'appel d'urgence, leur numéro puisse être immédiatement identifié. Cela nous permet de déterminer tout de suite le niveau de la menace et d'intervenir aussitôt.

Depuis l'attentat commis à Arras qui a conduit à la mort de Dominique Bernard, dans le cadre du plan Vigipirate « urgence attentat », nous avons organisé des réunions avec les établissements scolaires afin de refaire un point sur leurs attentes particulières et d'être en mesure d'y répondre, si besoin en réactivant des dispositifs spécifiques. Le conflit israélo-palestinien nous a également conduits à identifier de nouveaux points de vigilance, la communauté éducative pouvant être particulièrement ciblée. Toutes ces mesures s'inscrivent, une fois encore, dans une logique d'accompagnement qualitatif que nous souhaitons développer.

M. le général de corps d'armée André Petillot, major général de la gendarmerie nationale. - J'essayerai de compléter sans redite le propos de Mme Berthon, puisque tout ce qu'elle a évoqué se décline de manière très similaire pour la gendarmerie nationale.

La question de la sécurité dans l'espace scolaire a émergé il y a presque trente ans. Les premiers dispositifs ont été mis en place en 1996. Il s'agissait d'un premier rapprochement entre les forces de sécurité et le milieu éducatif, centré principalement sur la question de l'usage des stupéfiants qui posait problème au sein des établissements, mais qui a aussi permis de développer la connaissance mutuelle de ces deux mondes et des actions de prévention.

L'année 2009 a ensuite été une étape importante, car la question des violences dans les établissements scolaires, ou autour de ces derniers, a pris une dimension beaucoup plus vaste que la simple question des stupéfiants. Les violences contre les enseignants et autour des établissements scolaires existaient déjà. On a donc créé un référent scolaire dans chaque brigade de gendarmerie. Ce dispositif existe toujours. Ces référents jouent le rôle de point de contact pour l'ensemble des établissements implantés sur la circonscription de la brigade et sont des interlocuteurs parfaitement identifiés par les enseignants et les chefs d'établissement, avec lesquels ils doivent entretenir des relations régulières. Ils effectuent ainsi des visites d'établissement et, en cas de difficulté, peuvent conseiller ou orienter vers les référents chargés de la prévention technique de la malveillance, par exemple s'il y a des diagnostics à faire.

Les années 2015-2016, marquée par des attentats terroristes, constituent l'étape suivante : on s'est beaucoup penché sur la sécurisation de l'espace scolaire en lui-même, afin d'empêcher des actions comme les tueries de masse. L'effort s'est porté sur la sécurisation passive des établissements, le rehaussement des contrôles d'accès... Nous appuyons les communautés éducatives et les collectivités territoriales responsables des travaux de ces établissements scolaires par la mise en place de procédures avec les chefs d'établissement sur les modalités de confinement des élèves et comment nous intervenons dans ce cadre.

L'assassinat de Samuel Paty a constitué un tournant : désormais, la menace à l'encontre des enseignants n'est plus circonscrite à l'enceinte du lycée, du collège ou de l'école. Deux thématiques coexistent : la violence contre les enseignants, liée à des comportements individuels ; et une dimension idéologique liée au séparatisme, qui est, je suppose, au coeur de vos travaux. La nouveauté aujourd'hui, c'est qu'on ne doit plus s'intéresser seulement à l'établissement lui-même, à sa sécurisation, au lien avec la communauté éducative, mais également à la sécurité d'un enseignant, y compris dans sa vie personnelle. Mme Berthon a rappelé les dispositifs en place, qui sont suivis avec une très grande vigilance pour assurer la protection des enseignants.

Quelques éléments chiffrés : 56 % des écoles sont en zone gendarmerie, ce qui représente 23 800 écoles ; de même pour le second degré, nous gérons 7 700 établissements, soit 43 % de l'ensemble ; et 2 144 établissements du supérieur, soit 19 % de l'ensemble de ceux-ci. Les enseignants et membres de la communauté éducative représentent quant à eux plus d'un million de personnes. Le volume est extrêmement important, et il est évidemment partagé avec la police nationale.

Le nombre d'agressions et de menaces à l'encontre du monde éducatif est clairement en hausse, comme les violences en général. Nous ne voyons pas de singularité dans l'évolution du nombre d'agressions contre les enseignants ou contre les représentants de l'autorité au sens large.

Les départements les plus concernés sont, pour la gendarmerie, ceux à très forte population : la Gironde, la Haute-Garonne, l'Isère, le Nord, l'Oise, l'Hérault et le Pas-de-Calais. Il n'y a pas de déterminisme géographique.

S'agissant des auteurs, 45 % d'entre eux sont mineurs, ce qui veut dire que 55 % sont majeurs. Hormis certains qui ont peut-être un parcours scolaire un peu retardé, il ne s'agit donc pas d'élèves. Ce sont des parents, des frères et soeurs, ou encore des tiers. Une part importante des auteurs sont extérieurs à l'établissement scolaire et n'ont donc pas vocation à y pénétrer, sauf les parents quand ils sont invités à des réunions. Cela aussi a une incidence sur la réponse pénale à apporter.

Les infractions consistent principalement en des outrages, des menaces, des menaces de mort, des insultes et des injures - la part des violences étant heureusement très minoritaire. Pour autant, quand on menace aujourd'hui un enseignant de mort, c'est loin d'être anodin. C'est une épée de Damoclès parce qu'on sait très bien que cela peut se traduire par un acte réel.

On élucide les affaires à 40 %, ce qui peut sembler relativement faible. Mais il faut savoir qu'un certain nombre de faits sont des insultes, des tags, des dégradations. Quand on crève les pneus du véhicule de l'enseignant sur le parking devant l'école, quand on écrit « M. Machin est ceci ou cela », c'est très compliqué à élucider. En revanche, quand il s'agit d'atteintes physiques ou de violences, les auteurs sont beaucoup plus simples à identifier.

Le texte de référence en matière de prise en compte de ce phénomène est l'instruction interministérielle du 27 octobre 2020 relative à la sécurisation de l'espace scolaire et aux mesures d'accompagnement du corps enseignant. Ce texte, postérieur à l'attentat qui a visé Samuel Paty, met en place un accompagnement des enseignants avec une incitation forte au dépôt de plainte. Nous avons observé que, contrairement à ce qui a été mis en place pour la lutte contre les violences intrafamiliales, l'enquête judiciaire n'est pas systématique. En cas de violence intrafamiliale, qu'il y ait plainte ou pas, à partir du moment où l'enquêteur a connaissance de faits susceptibles d'une qualification pénale, il doit ouvrir une enquête judiciaire et en aviser le parquet. Ce n'est pas aussi clair pour les atteintes aux enseignants. On peut le comprendre car une partie importante des auteurs sont des mineurs : il appartient souvent au parquet de privilégier des traitements administratifs tels que le travail disciplinaire propre à établissement. Par ailleurs, une enquête judiciaire n'est pas toujours indispensable ou même opportune.

Mais il y a peut-être une réflexion à avoir sur un éventuel angle mort ; lorsqu'un enseignant signale des faits mais ne souhaite pas déposer plainte, l'incident peut passer sous les radars, même si, en principe, quand les faits sont d'une nature grave, l'enquêteur doit en rendre compte au parquet.

Néanmoins, de leur côté, les chefs d'établissement sont censés faire un signalement suivant l'article 40 du code de procédure pénale pour tous les faits de nature susceptibles de recevoir une qualification pénale. Il ne s'agit pas de paralyser le système judiciaire avec des faits de nature anecdotique, mais si l'on veut vraiment sécuriser les choses et s'assurer qu'il n'y ait pas de faille dans le dispositif, il faut être le plus précis possible dans les actions mises en oeuvre.

L'attention particulière portée à ces faits se traduit également dans les modalités de dépôt de plainte et de traitement : le reporting est systématique et national. Toute atteinte à un enseignant ou un membre de la communauté éducative fait l'objet d'une remontée d'information au niveau central, priorisée. La hiérarchie des unités est chargée de vérifier qu'à chaque fois les plaintes sont prises et les investigations menées, sous l'autorité des magistrats.

Les délais de traitement sont variables selon la complexité des investigations. Si vous avez l'auteur sous la main et que les faits sont caractérisés, ils peuvent être extrêmement rapides. Quand il s'agit de menaces en ligne, un signalement à Pharos peut prendre des semaines, voire parfois des mois, pour identifier l'auteur, quand il n'a pas été suffisamment prudent pour masquer son identité. Il y a toujours des difficultés, mais dans l'ensemble, c'est une véritable priorité pour tout le monde, enquêteurs comme magistrats. Les délais sont donc les plus courts possible, de manière à ce que la réponse soit la plus rapide possible.

Je ne reviens pas sur les mesures de protection, que Mme Berthon a largement développées.

On peut aussi noter que notre arsenal juridique est assez robuste. Pour toutes les infractions commises à l'encontre d'un enseignant, les circonstances aggravantes sont retenues. Des mesures judiciaires comme l'exclusion d'établissement scolaire peuvent être prises. La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, a également créé une infraction peut-être insuffisamment connue, mais répondant aux menaces qui défrayent la chronique actuellement : l'article 433-3-1 du code pénal a trait à la répression des menaces, violences et actes d'intimidation à l'égard « de toute personne participant à l'exécution de la mission de service public, afin d'obtenir pour soi-même ou pour autrui une exemption totale ou partielle ou une application différenciée des règles qui régissent le fonctionnement dudit service ». Cela concerne principalement les hôpitaux, mais peut s'appliquer assez précisément à un certain nombre de situations dans des établissements scolaires. Il faut sans doute mieux faire connaître et mieux déployer cet outil juridique.

Nous répondrons de manière très précise et détaillée aux questions qui nous ont été adressées sur les chiffres et les différents dispositifs. J'ai fait imprimer l'ensemble des faits qui ont émaillé l'année 2023 pour vous donner quelques exemples de ce à quoi sont confrontés aujourd'hui nos enseignants. Les cas sont extrêmement variés et nombre d'entre eux n'ont rien à voir avec ce qui est rapporté dans les médias.

Par exemple, pendant un cours d'espagnol, un élève tire sur la professeure à l'aide d'un pistolet à eau. La professeure demande à l'élève de lui remettre le pistolet à eau. L'élève refuse à plusieurs reprises avant de finir par le poser sur la table. La professeure le confisque. Un deuxième élève intervient, lui dit que le pistolet à eau lui appartient et qu'elle n'a pas le droit de le lui prendre. Les deux jeunes filles continuent à réclamer et à ordonner que la professeure leur rende le pistolet à eau. L'affaire se termine par des intimidations à l'encontre de la professeure et du conseiller principal d'éducation (CPE).

Un autre exemple : l'auteur des faits se trouve en salle de classe, prend une photographie de sa professeure alors qu'elle donne son cours et diffuse la photo sur le réseau social Snapchat en écrivant « grosse pute » sur l'image. Les élèves constatent la publication, en informent la professeure. Celle-ci demande à l'auteur de lui montrer son téléphone. L'élève refuse de le donner et refuse la confiscation du téléphone.

Dernier exemple : le mis en cause insulte sa professeure en cours d'histoire-géographie, lui disant qu'elle l'emmerde et la traitant de « pétasse » à la fin du cours. À la suite de ces faits, le mineur fait l'objet d'une exclusion du collège. Le soir même, le mineur envoie un message à sa CPE pour l'informer qu'il avait dit à Mme Untel qu'elle allait mourir.

Voilà le quotidien de nos enseignants.

Comme pour les violences intrafamiliales, nous incitons les enseignants à déposer systématiquement plainte. Dans ces deux cas de figure, la victime a tendance à relativiser les faits ; or le système ne peut se mettre efficacement en place et apporter une réponse exemplaire sans dépôt de plainte.

Mme Marie-Pierre Monier. - Dans quels cas les protections sont-elles mises en place ? Nous avons des exemples d'enseignants menacés qui n'ont pas bénéficié de protection.

À la suite de la mort de Dominique Bernard, il était question de généraliser dans les écoles un bouton d'alerte pour prévenir directement les commissariats et les gendarmeries. Cela existe déjà dans certains établissements scolaires. Quels sont les retours ? De manière générale, que préconisez-vous en matière de sécurisation des établissements ?

Pouvez-vous nous apporter des précisions sur les référents que vous avez évoqués ? Est-ce qu'une gendarmerie est chargée de tous les établissements d'un secteur ?

Y a-t-il une approche spécifique à la police et à la gendarmerie ?

Enfin, dans le cadre des travaux ayant conduit au rapport Bilan des mesures éducatives du quinquennat que nous avons publié en juillet 2023, les enseignants nous ont exprimé le sentiment d'une moindre prise en compte de leurs plaintes, comparé à celles d'autres représentants du service public. Comme pour les violences faites aux femmes, un travail de sensibilisation est-il mené auprès de vos forces de police ? Les dépôts de plaintes sont-ils toujours enregistrés ? Une enseignante nous signalait récemment que sa plainte ne l'avait pas été. Des critères précis ont-ils été fixés ? Les agissements verbaux que vous avez cités sont-ils pris en compte, et de quelles façons ?

M. André Petillot. - Concernant la gendarmerie, un référent est nommé par brigade territoriale. Il est chargé de l'ensemble des établissements scolaires implantés sur la circonscription de la brigade.

Ces référents scolaires relèvent du dispositif mis en place en 2009, appelé « sanctuarisation globale de l'espace scolaire » (Sages). Il vise à rassurer la communauté scolaire, à entraver l'action des fauteurs de troubles et à interpeller les auteurs pour les traduire en justice.

Un autre dispositif appelé « sécurisation des interventions et de protection » (SIP) vise à inscrire les enseignants dans notre base de données. En cas d'agression ou de menace, leur appel est ainsi priorisé par le centre opérationnel et permet d'intervenir très rapidement si la menace est caractérisée. Tout enseignant victime se voit proposer ce dispositif. Il peut s'inscrire s'il le souhaite, mais nous ne l'imposons pas. Ce dispositif intègre également les domiciles des enseignants inscrits dans les programmes de patrouilles des unités, de manière à détecter et dissuader les individus suspects.

Des points d'écoute de gendarmes existent dans les établissements les plus exposés. À l'origine, ils ont vocation à lutter contre le harcèlement scolaire, mais peuvent tout à fait servir aux enseignants qui souhaiteraient se confier là plutôt qu'à la brigade.

L'Uclat évalue le dispositif de protection pour les faits les plus graves, mais les autorités préfectorales peuvent aussi prescrire des mesures de protection. Elles ne sont pas aussi musclées que celles de l'Uclat mais peuvent concerner des passages réguliers à proximité du domicile, voire du statique si des menaces sont avérées. Nous faisons tout notre possible pour renforcer la protection des enseignants ou d'établissements scolaires sujets aux menaces.

S'agissant du dépôt de plainte, nous ne sommes pas à l'abri d'un raté, mais les consignes sont claires : les plaintes doivent être systématiquement enregistrées. Les cas évoqués sont des outrages, qui relèvent du délit. On peut considérer que ce sont des faits banals, mais s'ils ne sont pas recadrés, ils se répéteront et l'impunité s'instaurera.

Mme Céline Berthon. - Même chose pour la police : un fait pénal qui nous est déclaré est suivi d'un dépôt de plainte automatique. Il peut y avoir des enjeux d'appréciation lorsque les faits relèvent de l'infra-pénal. Si les faits sont mal qualifiés, confus ou mal caractérisés par l'agent, cela peut éventuellement conduire à un accueil inapproprié.

Le délai de traitement pourra être variable selon la nature des faits. On ne traitera peut-être pas avec la même diligence une insulte qu'un fait de violence ou une menace. Le contexte des faits, la personnalité de l'auteur ou encore le profil social de l'établissement est aussi à prendre en compte. Bien souvent, les chefs d'établissement confrontés à ce type de situation incitent à déposer plainte, mais peine à convaincre. Certains faits récents, largement couverts par la presse, ne sont par exemple pas suivis d'une plainte.

Le gage de notre efficacité réside dans la complémentarité entre les mesures disciplinaires prises par l'établissement et l'action étatique, notamment enclenchée par la plainte. D'où l'importance de référents à même de conseiller la meilleure approche à adopter.

On distingue deux catégories de protection : la protection rapprochée, avec des agents au contact permanent d'une personne. Elle est très coûteuse et n'est donc appliquée qu'en cas de menace avérée. C'est à l'Uclat, qui dépend de la DGSI, qu'il revient de déterminer si une menace relève de cette dimension. Je ne suis pas en mesure de vous détailler ce qui conduit précisément à la mise en oeuvre de cette mesure exceptionnelle et exorbitante : cela peut par exemple tenir à la personnalité de l'auteur de la menace. Dans d'autres cas, une autre forme de protection individualisée peut rassurer un enseignant inquiet pour sa sécurité. Nous l'avons mise en place à chaque fois que cela était nécessaire.

Enfin, le bouton d'alerte supposerait à la fois un raccordement direct entre un établissement scolaire et un commissariat ou une gendarmerie, et une intervention immédiate à son déclenchement. On sait par habitude qu'une alarme peut se déclencher de manière inopportune, aussi le dispositif ne semble-t-il pas tout à fait judicieux.

En revanche, nous disposons dans nos centres de l'alarme Ramses (réception des alarmes et des messages des sites et établissements sensibles), qui identifie des correspondants privilégiés. C'est par ce dispositif, par exemple, que nous prenons en compte les alertes émanant des téléphones dit « grave danger ». Il consiste en un abonnement à un service raccordé. Ce n'est pas à proprement parler un bouton d'alarme.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Madame Brunner, je vous demande à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Virginie Brunner prête serment.

Mme Virginie Brunner, directrice nationale de la sécurité publique. - Il existe quatre correspondants spécifiques : le correspondant « police sécurité », en lien avec tous les chefs d'établissement d'une circonscription, à l'échelon local ; le référent départemental « police-éducation nationale » travaille sur l'ensemble du département ; le chef de circonscription est en lien avec les équipes de direction du monde enseignant ; enfin, le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) travaille plutôt avec le directeur académique des services de l'éducation nationale (Dasen) ou le rectorat.

D'autres référents peuvent être affiliés à des thématiques spécifiques, comme les référents « sureté », chargés d'analyser la menace extérieure et de développer la culture de la sûreté au sein des établissements. Ils sont accompagnés du correspondant « sureté », dont le rôle est décliné au niveau local, mais aussi de policiers formateurs antidrogue (PFAD).

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Combien d'établissements sont abonnés au dispositif Ramses ?

Mme Céline Berthon. - Actuellement, aucun. Il s'agit d'un dispositif de gestion des alarmes « agression ». Il suppose un raccordement et entraîne par conséquent un coût d'installation et d'abonnement.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Est-ce la police qui le propose, ou bien les établissements qui en font la demande ?

Mme Céline Berthon. - À ce jour, nous ne le proposons pas aux établissements scolaires. Il cible plutôt des bâtiments publics qui nécessitent des mesures de réaction particulière en cas d'agression, tels que la Banque de France.

M. Jean-Michel Arnaud. - Certains témoignages passent en effet au travers des mailles du filet. Je vous transmets celui d'un professeur d'histoire-géographie de mon département : « Au mois de juin, j'ai déposé une plainte contre un de mes élèves qui avait posté une photo de moi en cours sur un réseau social. Pas bien méchant certes, mais le même s'est révélé harceleur de camarade. Conseil de discipline, élève exclu définitivement et menace de la part de parents me rendant responsable de son exclusion. Nouvelle plainte contre les propos des parents et puis plus rien. Plus de nouvelles de mes plaintes... »

Dans ces situations, vous préconisez une réponse disciplinaire en interne : or les exclusions qui découlent d'un conseil de discipline peuvent avoir un impact extérieur, avec des parents qui sont menaçants sur les réseaux sociaux, voire physiquement. Pourquoi la plainte de cet enseignant n'a-t-elle pas eu de suite, alors que chaque établissement est doté de référents censés accompagner un enseignant en danger, ou qui se sent en danger ? Les forces de police étant extérieures à l'établissement et la direction extérieure à la classe, l'enseignant semble plus en mesure de jauger la gravité de la situation. Sinon comment juger si celle-ci plutôt qu'une autre relève du cas d'alerte ? Comment être sûr de ne pas passer à côté d'un cas grave, comme c'est souvent le cas lorsqu'un drame survient ?

Les collectivités locales n'ont pas été citées, alors qu'il s'agit du réseau de proximité principal en cas d'emprise scolaire, familiale ou de comportement séparatiste dans les clubs de sport. Dans les établissements du premier et du second degrés, ce sont notamment les communes, les départements et les régions qui ont la main sur la vidéosurveillance, la sécurisation des entrées au moyen de portiques et sur la police de proximité - complémentaire à la vôtre. Les conseils municipaux ont même leurs propres référents « sécurité ». Comment cette architecture globale se met-elle en mouvement pour limiter le risque ?

Mme Colombe Brossel. - Faut-il élargir aux deux zones de police et de gendarmerie les conventions signées avec les rectorats, ou sont-elles déjà généralisées ?

L'une des difficultés est d'arriver à convaincre de l'utilité du dépôt de plainte. Les services de gendarmerie sont-ils sollicités pour en parler aux futurs enseignants ou sont-ils proactifs ? Ces sujets sont-ils abordés au cours de la formation des professeurs ?

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Existe-t-il des procédures spécifiques lorsqu'un élève ou un parent est fiché S ?

M. André Petillot. - La gendarmerie a signé une convention nationale avec l'éducation nationale, qui arrive par ailleurs à échéance. Nous intégrerons de nouveaux compléments au vu de l'évolution de la menace qui frappe le monde éducatif. La prochaine échéance est celle de 2024-2027. Elle sera déclinée dans les territoires, sous l'autorité des préfets départementaux.

Nous n'intervenons pas sur la formation des enseignants, mais ce pourrait être intéressant de démontrer, dans ce cadre, l'importance de déposer plainte. Un autre axe de progression serait même de nous permettre d'investiguer sans qu'une plainte soit forcément déposée. C'est aujourd'hui le cas pour les violences intrafamiliales pour lesquelles, même sans plainte, une enquête est lancée quand la situation l'impose.

Pour autant, il faut faire attention à ce que l'enquête ne soit pas contre-productive, dans le cas, par exemple, d'un jeune dont le comportement problématique relève de simples mesures disciplinaires. Si la police a un doute sur la nature des faits, c'est au magistrat qu'il revient d'évaluer ce qui relève d'une infraction pénale ou non. Si l'infraction pénale n'est pas qualifiée, il n'y a pas lieu de poursuivre l'enquête. Si tout le monde fait son travail, il ne devrait pas y avoir d'angle mort.

Les collectivités locales sont bien évidemment concernées et associées au conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), dans le cadre de son volet « établissements scolaires ». L'éducation nationale peut être associée aux états-majors de sécurité dans le cadre de travaux spécifiques au monde éducatif, mais cela concerne davantage les directeurs départementaux des services de l'éducation nationale que les collectivités territoriales.

Mme Céline Berthon. - Dans le témoignage évoqué, l'enseignant ne dit pas que le suivi est inexistant, mais qu'il n'en a pas connaissance, ce qui n'est pas nécessairement la même chose. Pour autant, un meilleur partage d'informations entre les services de police et de gendarmerie et ceux de l'autorité judiciaire paraît nécessaire. Il faut rassurer le plaignant sur le fait que sa plainte a bien été traitée avec la célérité nécessaire et qu'elle a reçu une réponse, quelle qu'elle soit. Mais dès lors qu'il s'agit de faits commis pour la plupart par des mineurs, dont, pour certains, le casier judiciaire est vierge, le niveau de réponse pénale doit être adapté.

Les conventions de partenariat mentionnées sont les conventions « éducation nationale-justice », qui ont vocation à traiter des signalements réalisés au titre de l'article 40 du code de procédure pénale sur la survenance d'une infraction. Elles visent à favoriser l'articulation entre la réponse judiciaire et disciplinaire. Ces outils sont éventuellement intéressants pour informer les victimes. Compte tenu du nombre massif de ces faits, il n'y a pas de suivi systématique.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Ces conventions ne sont donc pas systématiques ?

Mme Céline Berthon. - Elles ne le sont manifestement pas, mais je compléterai mes éléments de réponse par écrit sur ce sujet.

Enfin, la fiche S couvre des situations extrêmement variables, dont la radicalisation. Nous n'avons pas vocation à indiquer ces éléments aux établissements scolaires. En revanche, il existe dans tous les départements des cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF), qui prennent en compte le cas de mineurs radicalisés, ou en voie de radicalisation. Elles réunissent, sous l'autorité du préfet, les acteurs dans ce domaine, y compris les correspondants de l'éducation nationale, membres de ces CPRAF.

À la suite de l'assassinat de Dominique Bernard, les ministres de l'intérieur et de l'éducation nationale ont demandé à réunir les CPRAF ; à cette occasion, des informations protégées ont pu être partagées.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, rapporteur. - Nous vous remercions pour les réponses précises que vous avez apportées et que vous vous êtes engagés à compléter plus précisément par écrit.

AUDITION DE M. ÉRIC DUPOND-MORETTI, GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE

Mercredi 20 décembre 2023

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M. François-Noël Buffet , président de la commission des lois. - Mes chers collègues, Monsieur le garde des sceaux, la mise en place de cette mission conjointe de contrôle par la commission de la culture et par la commission des lois traduit une volonté : voir si des leçons ont été tirées de l'agression dramatique du professeur Samuel Paty, singulièrement par le ministère de la justice, et dans l'affirmative, lesquelles. Quelle organisation votre ministère et l'éducation nationale ont-ils depuis mise en place ?

Je précise que cette audition est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site internet du Sénat.

M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. - Nous nous intéressons tout particulièrement à l'articulation des différents acteurs - police, justice, éducation nationale - et à la façon dont la chaîne pénale s'enclenche dès lors qu'un enseignant est menacé ou victime d'une agression.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Trois ans après l'assassinat de Samuel Paty, l'attentat contre Dominique Bernard démontre à quel point la menace terroriste continue de peser sur les professionnels de l'éducation nationale. Personnel et élèves des établissements scolaires sont devenus des cibles privilégiées, et ces atteintes portées dans l'espace scolaire sont insupportables - doux euphémisme...

Elles viennent violer le sanctuaire républicain. Nous nous devons de préserver l'école de toute forme de radicalisation, d'obscurantisme et de violence, car elle est le premier espace de transmission des valeurs de notre République. Elle mérite une mobilisation sans faille pour que les enseignants continuent à éveiller l'esprit de nos enfants sans craindre pour leur vie ou pour celle de leurs proches. Tous les acteurs de l'État sont unis pour protéger l'école républicaine ; mon ministère ne fait pas exception.

Nous nous devons d'apporter, à tous niveaux de menace, une réponse coordonnée, immédiate, ferme et dissuasive. Pour cela, il est essentiel que tout acte répréhensible à l'encontre de la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité judiciaire ou administrative. Si la justice n'est pas saisie, elle ne peut intervenir ! Il faut donc fluidifier les circuits d'information pour apporter la meilleure réponse possible.

J'ai été amené à prendre un certain nombre de circulaires pour renforcer les partenariats entre l'éducation nationale et le ministère de la justice. Il a fallu pour cela changer de paradigme. En effet, certaines alertes n'étaient pas toujours portées à la connaissance de la justice. Cette remontée d'informations doit être rapide et l'autorité judiciaire efficiente.

Une première disposition précédait ma nomination comme ministre : la circulaire du 8 avril 2005 relative à la prévention et au traitement des infractions commises au sein et aux abords des établissements scolaires. Avec ce texte et la circulaire du 11 octobre 2019 relative à la lutte contre les violences scolaires, le ministère de la justice a souligné l'impérieux besoin d'établir des conventions départementales entre services de l'éducation nationale, forces de l'ordre et parquets. De telles conventions sont essentielles, notamment dans les situations d'urgence, pour convenir des modalités de transmission des signalements aux procureurs de la République. En effet, il importe que le chef d'établissement, pour faire face à un danger, sache quoi faire et comment contacter le parquet.

Dès le 17 octobre 2020, au lendemain de l'assassinat de Samuel Paty, j'ai diffusé une circulaire relayant le télégramme adressé le même jour par le ministère de l'intérieur. Ce texte appelait à accroître notre vigilance en matière de protection des établissements scolaires et du personnel de l'éducation nationale. Il fallait agir vite et de manière ciblée pour que les magistrats du parquet et les membres de l'éducation nationale soient en mesure d'identifier les signaux, fussent-ils les plus faibles, d'une radicalisation violente. Le message derrière cette circulaire était clair et accessible à tous. Il fallait valoriser ce partenariat solide entre l'éducation nationale, l'intérieur et la justice, afin que ce dialogue constant devienne un rempart pérenne contre le terrorisme.

De même, j'ai rappelé le 17 octobre 2020, aux côtés du ministre de l'intérieur, la nécessité d'analyser l'état de la menace pesant sur les établissements scolaires et sur le personnel qui y exerce, et de partager l'information pour coordonner la réponse administrative et judiciaire.

Cette coordination devait s'illustrer par le dynamisme des instances de lutte contre la radicalisation : groupes d'évaluation départementaux (GED) et cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF). Non seulement les procureurs de la République sont mobilisés systématiquement au sein de ces instances présidées par le préfet de département, mais encore l'éducation nationale y est représentée au travers des directeurs académiques des services de l'éducation nationale (Dasen). Les services de renseignement y partagent ainsi leurs informations avec les autorités préfectorale et judiciaire ainsi qu'avec l'éducation nationale ; à l'inverse, le procureur de la République et les représentants de l'éducation nationale peuvent transmettre des informations aux services de renseignement. En assurant une telle circulation régulière des connaissances entre les acteurs des départements, nous sommes mieux à même d'anticiper les menaces et violences terroristes.

Mon ministère veille à ce que tout fait significatif visant la sphère scolaire soit porté à la connaissance de l'autorité administrative ou judiciaire. Ainsi, les chefs d'établissement doivent faire systématiquement remonter aux directeurs académiques des services de l'éducation nationale toute menace pesant sur le personnel et sur leur établissement, toute forme de radicalisation et même tout discours portant atteinte à la laïcité. De telles informations sont ensuite transmises au préfet de département, qui évalue chaque situation et décide des mesures les plus adaptées. Le recteur ou le directeur académique des services de l'éducation nationale signale également au procureur de la République les faits susceptibles de constituer une infraction, en application de l'article 40 du code de procédure pénale.

Par l'instruction interministérielle du 27 octobre 2020 relative à la sécurisation de l'espace scolaire et aux mesures d'accompagnement du corps enseignant, nous avons rappelé que, dès la commission des faits, les membres de la communauté éducative doivent signaler à leur hiérarchie toute menace ou atteinte à leur personne. J'insiste : ils « doivent ». Nous avons connu des situations où les enseignants sont victimes et n'osent pas dire les choses. Dès lors, la justice ne peut intervenir.

Dès le signalement des faits, les agents du personnel éducatif font l'objet d'un soutien spécifique. Ils sont informés de leur droit de déposer plainte et peuvent être accompagnés dans cette démarche par la direction des services départementaux de l'éducation nationale. Dans chaque brigade de gendarmerie ou commissariat de police, un référent sécurité scolaire identifié renseigne les agents sur les modalités pratiques d'un tel dépôt de plainte. Une orientation vers l'association locale d'aide aux victimes est également proposée. Lorsque la protection de la victime paraît nécessaire, sa domiciliation peut être celle de son adresse professionnelle ou de l'adresse du service de police ou de la brigade de gendarmerie.

Dans la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai de nouveau invité les parquets généraux et les parquets à renforcer les partenariats avec l'éducation nationale et les établissements scolaires par la conclusion de protocoles, destinés à formaliser les circuits de signalements à l'autorité judiciaire. De façon générale, j'ai toujours demandé à ce que l'on abandonne la culture du « couloir de nage » : il est dans notre intérêt de travailler ensemble, et non pas de manière séparée.

J'ai rappelé le rôle des magistrats assurant le rôle de référent éducation nationale. Cette fonction, créée récemment, vise à assurer l'efficacité de la transmission des informations. Ces magistrats spécialisés veillent à maintenir, en lien avec le référent justice désigné par le recteur, des contacts réguliers avec leurs correspondants au sein des établissements scolaires pour déceler, en faisant le tour des établissements, d'éventuelles difficultés et pour mieux les anticiper. Ils sont également en contact avec les référents désignés au sein des services de police et de gendarmerie. Tous ensemble, ils communiquent pour déceler les signaux les plus faibles et pour éviter des drames indicibles.

En outre, les procureurs de la République assurent un lien opérationnel entre les magistrats qui assurent le rôle de référents éducation nationale et ceux qui sont identifiés comme référents radicalisation violente et terrorisme afin de coordonner parfaitement les actions. Pour rendre le traitement quotidien des informations encore plus utile et rapide, nous sommes en train d'élaborer avec l'éducation nationale une trame harmonisée de signalements directement exploitables dès lors qu'un comportement dénoncé constitue une infraction pénale.

Au-delà de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme, il nous faut protéger nos écoles et nos enfants des dérives séparatistes en combattant à la racine de tels discours, sources de déstabilisation majeure. Je pense à la présentation de ce tableau, voilà quelques jours, à des élèves ; les réactions ont été extraordinairement choquantes ! Minorer ces difficultés est à mon avis une faute morale et politique majeure.

L'école, en ce qu'elle incarne la promesse républicaine d'égalité des chances, est au coeur de la stratégie interministérielle de lutte contre les séparatismes. Cette lutte devrait commencer au sein des familles, ce que j'ai résumé par une formule un peu familière : « tenez vos gosses ! ». Il faut rappeler à ses enfants que nous vivons dans un pays laïc, dont les seules valeurs sont républicaines. Après les familles, la lutte passe par l'éducation nationale puis par la justice, dans son volet préventif et répressif. Une synergie doit se mettre en place, mais certains jettent de l'huile sur le feu... Ainsi, j'en veux beaucoup à Jean-Luc Mélenchon et à ses séides. Raconter aux Musulmans de notre pays que nous les détestons est totalement irresponsable !

Les cellules de lutte contre l'islamisme radical et le repli communautaire (Clir) assurent localement le contrôle des structures identifiées comme porteuses de discours et de comportements séparatistes. Dans le même objectif, un nouvel arsenal a été consacré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Il vise à faire face à la prolifération des discours haineux et des contenus illicites sur internet et sur les réseaux sociaux.

Par la circulaire du 22 octobre 2021, j'ai sensibilisé les parquets généraux et les parquets à la nécessité de se saisir des infractions incriminant des comportements susceptibles de viser les enseignants. J'ai également invité les procureurs à renforcer la répression à l'encontre des auteurs et des diffuseurs de contenus haineux sur les réseaux sociaux. La mobilisation de mon ministère se fonde dès lors sur l'arsenal législatif suivant.

Premièrement, nous avons mis en place le délit d'entrave à la fonction d'enseignant. Le fait d'entraver de manière concertée à l'aide de menaces l'exercice de cette fonction est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

Deuxièmement, par la circulaire du 5 septembre 2023 relative aux infractions commises en milieu scolaire, j'ai assuré la large diffusion aux procureurs généraux et aux procureurs de la République de la note du ministre de l'éducation nationale du 31 août 2023. Celle-ci invite les chefs d'établissement à veiller au respect de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ; je pense évidemment aux abayas. Les parquets généraux et les parquets se sont vu rappeler dans cette même circulaire que l'infraction prévue à l'article 433-3-1 du code pénal, qui incrimine les menaces et les violences séparatistes, peut être retenue en cas de comportement menaçant, violent ou intimidant commis dans le but d'obtenir une adaptation des règles. Retirez cette toile que je ne saurais voir !

Troisièmement, il a été rappelé que les pressions sur les croyances des élèves ou les tentatives d'endoctrinement sont constitutives d'une contravention, relevant d'une infraction de cinquième classe lorsque ces agissements sont commis dans les écoles publiques, dans les locaux d'enseignement ou à leurs abords immédiats au cours de toute activité liée à l'enseignement.

Quatrièmement, j'ai invité les parquets généraux et les parquets à apporter une réponse ferme et immédiate à toutes les infractions commises à l'encontre des enseignants et du personnel de l'éducation nationale. Les menaces ou violences dirigées contre les professionnels de ce secteur portent atteinte non seulement à leur autorité, mais aussi au fonctionnement de notre système éducatif.

À ce titre, la loi pénale protège spécifiquement le personnel de l'éducation nationale et le sanctuaire scolaire. Il existe à cet égard de nombreuses infractions pour lesquelles la qualité d'enseignant ou le lieu de commission des faits sont constitutifs de circonstances aggravantes, comme les faits de violences dans leur ensemble. Les lieux éducatifs bénéficient dès lors d'une protection supplémentaire en raison de la sécurité devant être assurée aux usagers dans ces espaces.

Cinquièmement, le délit de mise en danger par diffusion d'information a été créé par la loi du 24 aout 2021. Le nouvel article 223-1-1 du code pénal incrimine les comportements individuels visant à nuire gravement à une personne, à sa famille ou à ses biens en dévoilant des informations personnelles la concernant. Ce nouveau délit est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Ces peines sont portées à cinq ans et à 75 000 euros lorsque les faits sont commis au préjudice de certaines catégories de personnes, dont celles qui sont chargées d'une mission de service public. En 2022, trente-quatre affaires relevant de ce délit ont été orientées par les parquets, contre six en 2021.

Répondant à un vide juridique, cette infraction vise les messages véhéments qui diffusent sur les réseaux sociaux des éléments permettant d'identifier une personne, tels que ceux qui avaient été proférés à l'encontre de Samuel Paty. Après ce drame, nous nous sommes rendu compte que nous avions un « trou dans la raquette » - : il n'était pas possible de judiciariser ce comportement.

Il n'existe pas de législation parfaite. Chaque affaire mène à une réflexion, bien au-delà des irresponsables « y'a qu'à, faut qu'on » ! Ceux qui promettent la disparition de ces crimes, comme s'ils pouvaient ne plus exister, sont des menteurs : le risque zéro n'existe pas. À ce titre, je rends hommage aux forces de sécurité intérieure et à nos équipes de renseignement, notamment pénitentiaire.

Les dispositions de la loi de 2021 sont notamment mobilisées par le pôle national de lutte contre la haine en ligne (PNLH). Celui-ci a été créé à droit constant par la circulaire du 24 novembre 2020 relative à la lutte contre la haine en ligne et par le décret du 24 novembre 2020. Le tribunal judiciaire de Paris a été désigné pour centraliser, sous la direction du procureur de Paris, le traitement des affaires de cyberharcèlement et de haine en ligne. Entre janvier 2021, date d'ouverture effective du pôle, et le 13 novembre 2023, le PNLH s'est saisi de 2 009 procédures. Ce chiffre signifie que cet acteur est bien identifié dans le paysage judiciaire et qu'il tourne à plein régime.

Le pôle national de lutte contre la haine en ligne a notamment vocation à traiter les infractions suivantes lorsqu'elles sont commises en ligne : discours de haine réprimés par la loi de juillet 1881 ; provocations directes à un acte de terrorisme et apologie publique d'un acte de terrorisme ; toute forme de menace, harcèlement moral et sexuel, et cyberharcèlement en l'absence de relations interpersonnelles ou professionnelles entre la victime et l'auteur des faits dès lors que les messages comportent des éléments permettant de retenir une circonstance aggravante des articles 132-76 ou 132-77 du code pénal, ou qu'il y a expression ou exposition publique de la victime. Dans ce cadre, le parquet de Paris est l'interlocuteur privilégié de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos).

La création du pôle national de lutte contre la haine en ligne a permis à l'institution judiciaire de nouer un véritable dialogue avec les opérateurs de réseaux sociaux, dialogue indispensable à l'efficience de l'action judiciaire. Grâce à l'identification de personnes « ressources », le pôle a effectivement pu intervenir directement auprès de ces opérateurs, afin de faciliter l'exécution de réquisitions judiciaires. Le blocage de sites diffusant ces messages de haine a par ailleurs été renforcé.

À ce sujet, les dispositions du règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA), seront applicables au 17 février 2024. Ce règlement vise à lutter contre la diffusion de contenus illicites et à instaurer plus de transparence entre les plateformes en ligne et leurs utilisateurs.

Le législateur français a pris des dispositions afin d'adapter le cadre légal national à ce règlement : c'est l'objet du projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, adopté en première lecture à l'Assemblée nationale le 17 octobre 2023. Ce texte prévoit un ensemble de mesures concrètes visant à renforcer l'ordre public dans l'espace numérique, en permettant par exemple un durcissement des sanctions pour cyberharcèlement, phénomène qui se propage sur les réseaux sociaux.

Enfin, la formation des magistrats en matière de lutte contre le séparatisme a été renforcée, et ce pour pouvoir combattre tous les crimes de haine visant à déstabiliser nos institutions et à diviser notre population.

En définitive, je veux vous assurer de l'entière mobilisation du ministère de la justice pour protéger le monde de l'éducation de la menace terroriste islamiste et de tout comportement incompatible avec les valeurs qui sont les nôtres.

Mme Monique de Marco. - Dans le cas d'un enseignant qui, menacé oralement ou physiquement, que ce soit en cours, à l'extérieur de l'établissement ou en ligne, saisit son chef d'établissement, quel sera le déroulé du processus hiérarchique ? Dispose-t-il d'autres possibilités que celle de la voie hiérarchique pour pouvoir donner l'alerte ?

S'agissant du pôle national de la lutte contre la haine en ligne, pouvez-vous nous donner le nombre d'enseignants concernés parmi les 2 009 procédures en cours ? Ces derniers peuvent-ils directement alerter le pôle ?

Mme Colombe Brossel. - Vous avez mentionné le renforcement de la coopération interministérielle et je comprends que des protocoles spécifiques ont été conclus dans certains départements, comme la Somme ou le Nord. Quel bilan peut-on en tirer, s'agissant du nombre de plaintes ou de délits traités, mais aussi d'efficacité ? Envisagez-vous la généralisation de ces protocoles ?

Mme Marie Mercier. - Une anecdote pour compléter celle - qui n'en est pas vraiment une - du tableau que vous avez évoqué. Elle remonte à l'époque où j'étais maire d'une petite commune de 6 300 habitants. Dans le cadre d'un atelier chant de la mi-journée, un animateur musical propose de faire chanter aux élèves d'une classe de CE2 la chanson Armstrong de Claude Nougaro. Les enfants rapportent les paroles à la maison pour les apprendre. Un élève revient à l'atelier chant le lendemain et explique que ses parents ne veulent pas qu'il chante cette chanson, à cause des paroles : « Allez Louis, alléluia ». Il y avait confusion totale entre le champ profane et le champ sacré. Consultée par l'animateur, rémunéré sur les fonds communaux, je décide que l'enfant ne participera pas à l'activité musicale et fera l'activité pâte à sel. Mais l'instituteur, de son côté, consulte sa hiérarchie, qui lui répond que l'enfant doit rester dans la classe de chant et n'aura qu'à chanter « lalalala » au lieu de « alléluia ».

J'observe que, depuis cet incident, les choses se sont aggravées ; désormais, on ne propose même plus cette chanson, qui est pourtant une chanson antiraciste, appartenant à notre patrimoine et qui n'a absolument rien de sacré.

Les parents jouent donc un rôle important. Dans l'anecdote que je mentionne, ce sont eux qui ont pris la main sur l'éducation nationale.

M. Stéphane Piednoir. - Merci, monsieur le ministre, d'avoir présenté l'ensemble des dispositifs et expliqué le durcissement de la législation, notamment des peines encourues par les auteurs d'insultes et de menaces.

Les conventions sont très positives. L'audition des responsables de la police et de la gendarmerie montre que les partenariats fonctionnent. Mais je m'interroge sur l'agilité du processus : quand il faut au préalable contacter le référent laïcité, comme ce fut le cas pour Samuel Paty, puis le rectorat, puis le ministère, cela prend du temps - je rappelle d'ailleurs que Samuel Paty se sentait menacé au point d'avoir un marteau dans son sac à dos. Comment permettre aux enseignants de se mettre en retrait immédiatement, sans qu'il n'y ait la moindre contestation du chef d'établissement ?

M. Martin Lévrier. - Les enseignants du secteur privé sous contrat et hors contrat sont-ils inclus dans les systèmes de protection et d'aide pour les enseignants ? Qu'en est-il dans la filière de l'apprentissage, où les formateurs ne sont pas des enseignants ?

Mme Annick Billon. - L'actualité nous rappelle en permanence que l'école de la République est attaquée. Le 30 novembre 2023, une trentaine d'enseignants ont manifesté devant le collège Kléber à Strasbourg pour soutenir un de leurs collègues menacés de mort par un élève quelques jours plus tôt. Le 13 décembre 2023 - deux mois, jour pour jour, après l'assassinat du professeur Dominique Bernard et quasiment trois ans après l'assassinat du professeur Samuel Paty -, une enseignante a été menacée avec un couteau en classe par une élève à Rennes.

Les syndicats et les professeurs réclament plus de moyens, notamment pour la prévention. Un professeur sur deux dit avoir été victime d'agression physique ou verbale, selon l'Institut français d'opinion publique (Ifop). Le droit de retrait est de plus en plus utilisé par les enseignants et l'école semble devenue un territoire où le terrorisme est très présent.

Vous avez évoqué deux dispositifs : le délit d'entrave à la fonction d'enseignant, adopté dans la loi confortant le respect des principes de la République, auquel le Gouvernement, me semble-t-il, n'était initialement pas très favorable, d'une part, et le délit d'intrusion dans les établissements scolaires, de l'autre. Quel bilan faites-vous de ces mesures ? Quels moyens supplémentaires sont envisagés pour renforcer la prévention et répondre aux demandes des enseignants ?

Mme Laure Darcos. - Ma question porte sur les parents - on parle beaucoup des élèves, mais assez peu d'eux - qui viendraient agresser ou menacer des professeurs. Aucun règlement intérieur ne s'applique à eux et, si le secteur privé a pu mettre en place une forme de contractualisation entre les familles et les établissements, ce n'est pas le cas dans l'école de la République. Comment peut-on sanctionner ces parents ?

À cet égard, je réitère ma demande auprès de nos deux présidents de commission : j'aimerais bien que nous puissions entendre les associations de parents d'élèves, notamment la Fédération des Conseils de Parents d'Élèves (FCPE), qui s'est illustrée à plusieurs reprises par des campagnes assez anti laïques.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - S'agissant de la prise en charge des victimes, voici ce que prévoit l'instruction interministérielle du mois d'octobre 2020 : l'enseignant victime doit signaler les faits à sa hiérarchie ; celle-ci l'informe alors de son droit de déposer plainte et d'être accompagné dans sa démarche par la direction du service départemental de l'éducation nationale. La plainte doit être enregistrée par un policier ou un gendarme référent, ce qui permettra de porter une attention particulière à la situation. L'enseignant est ensuite orienté vers l'association locale d'aide aux victimes. Lorsque sa protection apparaît nécessaire, on le domicilie à l'école, au commissariat ou à la gendarmerie.

Les agents de l'éducation nationale disposent par ailleurs de la protection fonctionnelle mise en oeuvre par leur administration, à laquelle s'ajoute la prise en charge offerte à toutes les victimes d'une infraction : la possibilité d'être accompagné tout au long de la procédure pénale par une association d'aide aux victimes susceptible d'apporter un concours juridique, une assistance sociale ou psychologique, le premier contact pouvant se faire via les bureaux d'aides aux victimes situés dans les tribunaux judiciaires.

Enfin, la protection fonctionnelle relève de la compétence du ministère de l'éducation nationale, mais les recteurs doivent mettre en oeuvre, chaque fois que cela est nécessaire, la protection juridique prévue par la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui précise que la collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, injures, diffamation, outrages dont ils pourraient être les victimes dans le cadre de leurs fonctions et de réparer le cas échéant, le préjudice qui en résulte.

Madame Mercier, je suis bien triste qu'on ne puisse plus entendre cette très belle chanson de Nougaro, qui porte en plus un message antiraciste. La réponse dans ces situations, c'est la CPRAF. Il faut découvrir ce que peut dissimuler ce refus obstiné d'entendre une chanson. La CPRAF, comme je l'ai expliqué, a vocation à déceler des signaux qui pourraient nécessiter une intervention. Si l'on en venait, par ailleurs, à considérer que l'enfant est en danger, on pourrait évidemment saisir la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et, si nécessaire, le placer en foyer.

Par ailleurs, des expériences ont été conduites à Amiens, par l'intermédiaire du Dasen de la Somme en 2020, ainsi qu'à Colmar et Mulhouse au travers de conventions avec les services de l'éducation nationale pour lutter contre les violences scolaires en 2022. Je dispose d'excellents échos sur ces expériences, que je ne peux malheureusement pas encore objectiver par des données chiffrées.

Notre action est guidée par l'idée que l'éducation nationale ne peut pas gérer seule des menaces, des invectives, des violences ou malheureusement des actes beaucoup plus graves. Évidemment, le parquet sera nécessairement saisi en cas d'actes de nature criminelle, mais face à toutes ces petites entorses, qui parfois constituent des infractions, et qui nous choquent, tous les partenariats doivent être encouragés.

Comme je l'ai déjà dit, on ne peut plus accepter la culture du silo. Dans les affaires de violences intrafamiliales, pour prendre cet exemple, ce fonctionnement a pu conduire à des catastrophes. Tout le monde a à l'esprit le drame de Mérignac... L'expertise très approfondie de l'inspection générale de la justice a mis en évidence l'absence de faute individuelle, mais il subsiste malheureusement une culture professionnelle où manque la transmission d'informations. Par conséquent, ces protocoles et ces conventions ont pour objectif de favoriser l'échange à la moindre alerte, voire même s'il n'y en a pas, par un dialogue étroit entre les différents acteurs.

Pour répondre à Martin Lévrier, tous les établissements de formation sont concernés par les mesures de protection des enseignants.

En revanche, monsieur Piednoir, je vous invite à interroger Gabriel Attal sur la question du droit de retrait.

Je précise que les partenariats entre les forces de sécurité intérieure, les magistrats et les parquets sont déclinés également pour les affaires de harcèlement scolaire. D'ailleurs, avec Gabriel Attal et Gérald Darmanin, nous avons réuni les procureurs sur ce sujet - cela ne s'était jamais vu au sein de la Chancellerie -, qui ont été particulièrement réceptifs à l'implication d'autres ministères que ceux sous leur tutelle. Nous avons mis en place des référents ainsi qu'un dispositif de lutte contre ces attaques, afin d'aider aussi les chefs d'établissement à distinguer une chamaillerie d'un harcèlement et les conseiller sur la manière d'agir rapidement pour éviter des suicides de jeunes, qui sont des drames insupportables.

Je suis convaincu que le partage d'informations à tous les niveaux permet une action plus efficace.

Mme Monique de Marco. - Pour un enseignant, il n'est pas toujours facile de solliciter sa hiérarchie et de relayer ses problèmes d'agression. Je me permets donc de reposer mes questions en les précisant : un enseignant peut-il avoir un policier référent ou un référent dans le secteur de la justice qu'il puisse solliciter directement ? Peut-il saisir directement le pôle national de lutte contre la haine en ligne ? Enfin, combien d'enseignants parmi les 2 009 procédures enregistrées ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Vous avez raison de me reposer la question car j'ai oublié de mentionner le site masecurité.fr, sur lequel un enseignant peut signaler un problème directement.

Mme Monique de Marco. - Que se passe-t-il alors ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Une fois que les faits ont été portés à la connaissance des gendarmes ou des policiers, on essaie bien évidemment d'identifier l'auteur, si ce n'est pas déjà fait, puis le parquet est saisi pour apporter une réponse, qui peut être un classement sans suite, par exemple en cas de faits insuffisamment caractérisés.

Voici un exemple très précis : des enseignants se plaignent et dénoncent des faits ; le parquet estime que ceux-ci ne sont pas constitutifs d'une infraction pénale, mais il tarde trop à expliquer les raisons du classement sans suite ; cela suscite évidemment une frustration chez les enseignants. Ceux-ci n'attendent pas forcément qu'on reconnaisse les faits comme avérés ou sont prêts à accepter un classement sans suite. En revanche, il faut leur donner toutes les informations, d'où l'importance des référents.

Par ailleurs, c'est Pharos qui saisit le pôle national de lutte contre la haine en ligne.

Enfin, je ne peux pas répondre à la question de la part des enseignants dans les procédures en cours. Les faits sont répertoriés comme constitutifs de haine en ligne, mais nous ne pouvons pas différencier les cas en fonction des victimes. Le ministère de l'intérieur doit avoir ce chiffre.

Madame Darcos, votre question concernait les enseignants du privé...

Mme Laure Darcos. - Dans l'éducation privée, les familles contractualisent avec l'école en signant le règlement intérieur. Ce n'est pas le cas pour l'école laïque : les parents restent « extérieurs » à elle. Cependant, nous constatons un nombre grandissant d'agressions verbales et physiques commises par des parents sur des professeurs. Dans un cas comme dans l'autre, est-on dans la même configuration ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Oui.

Quelques mots, également, sur les comportements d'enfants qui nous inquiètent, comme le non-respect des minutes de silence. Nous avons mis en place des mesures avec Gabriel Attal. La première réaction est, bien sûr, d'ordre disciplinaire. Mais, ensuite, il faut à nouveau avoir le réflexe de la CPRAF pour comprendre ce qui se passe : si cet enfant est soumis à des pressions islamistes dans le cercle familial, alors il est en danger et il faut l'extraire du milieu dans lequel il se trouve, ce qui justifie l'intervention de la protection judiciaire de la jeunesse.

Nous souhaitons donc aller assez loin pour lutter contre ces comportements. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d'une petite sanction à l'école ou d'un changement d'établissement scolaire. En même temps, nous devons exercer un regard attentif sur le volet préventif.

Mme Annick Billon. - Quel bilan dressez-vous du délit d'entrave à la fonction d'enseignant et du délit d'intrusion dans un établissement scolaire ? Quels moyens supplémentaires pourraient-être consacrés à la prévention dans les établissements ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je n'ai pas les chiffres, mais je vous les communiquerai. Si des condamnations sont intervenues, elles sont effectivement répertoriées au casier judiciaire national. En tout cas, je sais que ces textes ont été appliqués.

J'en viens à votre question sur ma circonspection. Je ne me souviens plus précisément du débat parlementaire, mais j'avoue avoir été convaincu par les arguments de la députée Annie Genevard. Dans mon souvenir, nous avions d'abord envisagé la protection des forces de sécurité intérieure (FSI). Ensuite, la question d'autres protections s'était posée. Mais si tout le monde fait l'objet d'une protection, alors il n'y a plus d'exception. Très vite, nous avons compris l'intérêt d'inclure les enseignants dans la protection qui s'adressait aux FSI.

Mme Pauline Martin. - Nous avons beaucoup parlé des partenariats entre les ministères de la justice, de l'intérieur et de l'éducation nationale. Mais quel rôle les élus locaux peuvent-ils jouer ? Comment l'articuler sur le terrain avec l'action des ministères concernés ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - J'ai justement rédigé une plaquette à l'attention des maires pour essayer de les aider dans les difficultés qu'ils rencontrent, notamment quand ils sont victimes de comportements antirépublicains. Le livret revient aussi sur la fonction d'officier de police judiciaire. Il permet donc d'aborder de manière très complète certaines questions.

En matière de rôle des élus locaux, je pourrai citer la médiation avec les familles, qui peut parfois s'avérer extraordinairement utile. Avec la Première ministre, nous avons annoncé certaines mesures post-émeutes, comprenant un volet lié à la parentalité - il s'agit bien de sanctionner les parents défaillants, non les parents dépassés. Il faut aller sur ce terrain de la parentalité et les élus locaux peuvent nous y aider. C'est en lien direct avec notre sujet car ce que font les parents défaillants et désinvoltes, qui mettent en danger la moralité de leurs gamins, on le retrouve bien sûr à l'école.

Pour ne rien vous cacher, l'idée de la médiation est née d'une réunion conduite sous l'égide de la Première ministre, au cours de laquelle des maires ont expliqué comment il leur arrivait d'intervenir comme médiateurs entre les familles. Cette action est tout à fait utile pour l'atteinte de l'objectif commun.

M. Jean-Gérard Paumier. - Je voudrais revenir sur l'anecdote concernant la chanson de Nougaro. Vous avez expliqué qu'il fallait creuser derrière la réaction des parents. Mais celle de l'inspecteur me pose aussi problème. Sur le papier, les dispositifs semblent fonctionner ; dans la réalité, les choses sont différentes. En tant que président de département, j'ai été confronté maintes fois à l'injonction de ne pas faire de vague. Je crains que l'éducation nationale ne soit tentée de gérer les problèmes en silo et d'enjoindre au « pas de vague », considérant que les faits ne sont pas si graves, qu'il s'agit d'un premier signe et qu'on verra bien la prochaine fois.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Il est effectivement sidérant que l'éducation nationale cède devant un enfant qui ne veut pas entendre une chanson appartenant à notre patrimoine. Avec Gérald Darmanin et Gabriel Attal, nous agissons pour que le « pas de vague » n'ait plus de raison de perdurer. Nous faisons tout pour qu'il y ait des vagues et qu'elles soient portées à la connaissance de tout le monde.

M. François-Noël Buffet, président. - À cet égard, l'enjeu est de ne jamais reculer. Nous avons l'impérieuse nécessité de réarmer moralement, intellectuellement et politiquement l'ensemble de nos concitoyens et de nos services pour ne pas reculer ; un pas en arrière représente déjà une défaite.

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