III. ANTICIPER, S'ADAPTER ET ÉVALUER, TROIS MODALITÉS D'ACTION POUR ACCOMPAGNER LA FINALISATION DU PLAN 15 000 ET DE LA CRÉATION DE 20 CENTRES ÉDUCATIFS FERMÉS DE DEUXIÈME GÉNÉRATION

A. ANTICIPER, POUR L'IMMOBILIER COMME POUR LES RESSOURCES HUMAINES

1. Associer les professionnels techniques pour éviter des défauts majeurs de conception ou de sécurité

Alors que certains choix de construction et d'aménagement de l'espace peuvent paraître étonnants - s'agissant par exemple d'organiser un centre de détention en 22 bâtiments distincts - et donc autant de déplacements à organiser, y compris sous la pluie ou par grand froid - ou de prévoir un mur d'enceinte qui suppose la destruction d'une structure existante récente - il est surtout regrettable que le retour d'expérience sur les opérations livrées ne soit pas davantage formalisé.

Si la volonté de revoir l'architecture extérieure comme intérieure des établissements pénitentiaires pour y améliorer les conditions de détention comme de travail est parfaitement louable, l'excès inverse serait de vouloir innover à chaque nouvelle construction, sans s'appuyer sur l'existant. L'absence de standardisation ne signifie pas que l'APIJ doit être contrainte, en tant que maître d'ouvrage, à repartir du début pour chacun des projets qu'elle doit mener. Certaines caractéristiques techniques, notamment pour les projets les plus anciens, ont pu être entièrement revues, quasiment à l'inverse de ce qui avait été initialement décidé, sous une impulsion politique, avant de revenir au projet initial. Il doit y avoir une plus grande stabilité des caractéristiques techniques des projets, alors que 14 opérations ont déjà été livrées dans le cadre du plan 15 000 et trois pour les CEF.

Au-delà de cette stabilité « en amont », l'APIJ et l'administration pénitentiaire doivent en parallèle conserver la possibilité de réagir quasiment en temps réel aux éventuels défauts repérés sur les chantiers : plus une malfaçon est repérée tôt, plus il peut y être remédié à moindres frais et moindre temps.

Il n'est en effet pas concevable qu'un établissement pénitentiaire livré depuis un an et demi nécessite de lourds travaux d'aménagement pour remédier à des failles de sécurité ou de fonctionnement. Ainsi, les châssis des fenêtres de plusieurs bâtiments d'un centre pénitentiaire peuvent être démontés en moins de deux minutes avec un coupe-ongles acheté au supermarché. Les membres du personnel reconnaissent ne pas pouvoir blâmer les détenus : les fenêtres ont été conçues de telle façon qu'elles ne laissaient pas passer suffisamment d'air pour aérer les cellules ou pour les rafraîchir en période de forte chaleur et de surpopulation. Derrière cette anecdote, se cache une facture de 600 000 euros pour l'État pour procéder à leur remplacement.

La possibilité, pour les personnels de l'administration pénitentiaire, de tester les équipements et les aménagements d'un centre pénitentiaire au fur et à mesure de sa construction apparaît dès lors essentielle pour éviter des travaux coûteux a posteriori. S'il est parfaitement concevable que le maître d'oeuvre ne puisse pas avoir en tête l'ensemble des impératifs du monde pénitentiaire, il est en revanche inconcevable que les professionnels ne soient pas formellement associés aux travaux.

Il en va de même pour les associations pour les centres éducatifs fermés : dans le cadre de la livraison du centre d'Épernay, qui relève du secteur associatif habilité, les associations et fédérations de la protection de la jeunesse n'ont pas été consultées en amont ni lors de la phase de travaux. Or, lorsqu'ils ont pris possession des locaux, les personnels de l'association habilitée ont remarqué, parmi d'autres défauts de conception, que les boutons de sécurité incendie, qui permettaient d'ouvrir toutes les portes, étaient accessibles à tous et que les systèmes de fermeture des portes n'étaient pas conformes aux exigences de sécurité d'un centre fermé.

Le rapporteur a pu apprécier la pertinence d'une approche plus concertée et d'un suivi quotidien des chantiers lors de sa visite au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan. Une équipe de l'établissement existant est spécifiquement en charge du suivi du chantier des nouveaux bâtiments : ils ont pu, en phase de travaux, signaler des défauts de conception aussi majeurs que l'absence de barreaux aux fenêtres des parloirs avocat, qui donnaient pourtant directement sur le toit terrasse du 1er étage, ou encore l'isolation en cours du bâtiment par l'intérieur - au risque que cela soit ensuite utilisé comme caches par les détenus. À Mulhouse, outre le problème des fenêtres précédemment évoqué, certains interphones de commande et systèmes d'ouverture des portes extérieures sont susceptibles de se bloquer en deçà d'une certaine température - ce qu'aurait très bien pu signaler des personnels testant quotidiennement les installations du centre.

Le dispositif mis en place à Bordeaux-Gradignan, avec une petite équipe associée au chantier, bien en amont de la « marche à blanc »41(*), doit pouvoir être répliqué sur tous les chantiers engagés dans le plan 15 000 mais également dans le cadre de la construction des 20 CEF de deuxième génération. Certes, le chantier de Bordeaux-Gradignan présente l'avantage de la proximité, puisqu'il se situe à quelques centaines de mètres des bâtiments existants. Il apparaît néanmoins, pour les centres pénitentiaires qui seraient construits sur de nouvelles parcelles, que le coût de la prise en charge des frais de transport de deux à trois personnes depuis le centre pénitentiaire le plus proche du chantier serait bien moins élevé que celui engendré par des réparations ou par des remédiations a posteriori de défauts de conception majeurs, qui seront sources ensuite de risques sécuritaires ou de difficultés de gestion au quotidien.

Cette équipe interviendrait donc dès le début du chantier, avec une validation à chaque étape. Les connaissances techniques des architectes et des maîtres d'oeuvre seront utilement complétées par les connaissances de terrain des personnels de l'administration pénitentiaire.

Recommandation n° 1: associer les organisations professionnelles et le secteur associatif habilité à l'élaboration des plans de construction ou de rénovation des établissements pénitentiaires et des centres éducatifs fermés (ministère de la justice).

Recommandation n° 2 : installer des « équipes test » sur chacun des chantiers engagés dans le cadre du plan de création de 15 000 places de détention supplémentaires et de création de 20 nouveaux centres éducatifs fermés (ministère de la justice).

2. Déployer une politique de ressources humaines centrée sur la revalorisation des métiers de l'administration pénitentiaire, en parallèle du recrutement de contractuels

Il ne peut y avoir de promesses de places de détention supplémentaires sans ressources humaines supplémentaires à due concurrence. Dans le projet de loi de finances pour 2024, sur les 450 emplois supplémentaires créés sur le programme 107 « Administration pénitentiaire », 208 le seraient au titre des nouveaux établissements pénitentiaires relevant du programme 15 000. Ils s'ajouteraient aux 1 500 recrutements effectués au total d'ici la fin de l'année 2023 dans le cadre de la mise en oeuvre de ce plan.

La formation de ces nouveaux personnels suppose qu'ils soient pris en charge par l'École nationale de l'administration pénitentiaire (ENAP), dont les efforts pour absorber la hausse du nombre d'élèves surveillants pénitentiaires doivent être soulignés et soutenus. Le rapporteur réitère à cet égard les recommandations énoncées dans le cadre de son rapport d'information sur l'ENAP42(*), et plus spécifiquement celles concernant la définition du plan de charge de l'école, l'amélioration de la gestion prévisionnelle des effectifs par une planification pluriannuelle des besoins en recrutement ou encore la valorisation des compétences acquises par les formateurs de l'ENAP pour la poursuite de leur carrière.

a) Symptomatiques d'une perte d'attractivité des métiers de la pénitentiaire, l'impossibilité de résorber les taux de vacance et d'emplois non pourvus en progression

À l'instar des autres métiers du ministère de la justice, les emplois de surveillants pénitentiaires présentent un taux de vacance élevé, avec des difficultés de plus en plus prononcées en matière de recrutement.

En 2022, alors que le schéma d'emplois du programme 107 « Administration pénitentiaire » devait se traduire par le recrutement de 179 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires parmi les surveillants pénitentiaires, les entrées n'ont pas pu suffisamment compenser les sorties, ce qui s'est traduit par une diminution de 126,4 ETP. Le même écart risque de se reproduire en 2023, d'autant plus que le schéma d'emplois fixé en loi de finances initiale était particulièrement ambitieux, avec le recrutement prévisionnel de 628 nouveaux surveillants pénitentiaires, dont 395 dans le cadre du plan 15 000.

Évolution du taux de vacance parmi les surveillants pénitentiaires,
mesuré au mois de décembre de chaque année

(en nombre d'emplois)

Source : commission des finances, d'après les données transmises au rapporteur

Alors qu'il y avait eu une première amorce de réduction du taux de vacance entre 2018 et 2021, ce dernier s'est stabilisé en 2022 avant de connaître une forte hausse en prévision pour 2023.

b) À court et moyen terme, mesurer l'impact des mesures de revalorisation et ouvrir le recrutement aux contractuels

Dès lors, l'attractivité des métiers de la justice, et plus particulièrement des métiers de l'administration pénitentiaire, est certainement le plus grand enjeu de la politique de ressources humaines du ministère. L'amélioration des conditions de détention, et donc des conditions de travail des personnels pénitentiaires, aura un rôle à jouer, comme le soulignait déjà Jean-René Lecerf dans le Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire en 2017 : « le premier gage d'une attractivité retrouvée passe par l'amélioration des conditions de travail des personnels, au premier rang desquelles la diminution de la sur-occupation des détentions »43(*). Elle ne sera toutefois pas suffisante.

Les inquiétudes sur le taux de vacance des emplois de surveillants pénitentiaires ne peuvent qu'être renforcées par les données disponibles sur le concours de surveillants. Si, dès le concours, l'ensemble des postes ouverts ne sont pas pourvus, alors l'écart ne peut que s'accroître jusqu'au terme de la formation et l'entrée en poste.

Évolution de l'écart entre les emplois offerts et pourvus
aux sessions de concours de surveillants pénitentiaires

Source : commission des finances, d'après les données transmises au rapporteur

Les efforts menés pour enrayer la dynamique constatée depuis plusieurs années, à savoir un écart de plus en plus élevé entre les emplois offerts et les emplois pourvus au concours, ne semblent pas avoir produit les effets escomptés. L'écart reste élevé et a même progressé entre 2021 et 2022, passant de 31,5 % à 37 %. Pourtant, pour tenter de convaincre davantage de candidats, un arrêté du ministre de la justice44(*) a permis l'ouverture de concours nationaux à affectation locale, avec identification du territoire de destination, en parallèle des concours à affectation nationale. L'objectif était simple, remédier aux freins que sont les déménagements potentiellement coûteux pour les futurs surveillants (situation personnelle et familiale, coût de la vie dans la région d'affectation, etc.).

Or, les régions qui ont les taux de vacance les plus élevés ne sont pas forcément celles qui attirent le plus les élèves surveillants, du fait par exemple de leur éloignement géographique ou du niveau de vie. L'Île-de-France apparaît ainsi comme la première bénéficiaire des concours à affectation locale - 700 postes proposés en 2021 et 532 en 2022 - mais c'est aussi l'une des régions peu prisées par les surveillants titulaires. Les affectations avaient été davantage diversifiées en 2020, pour la première année, avec 90 postes en Auvergne-Rhône-Alpes, 42 en Provence-Alpes-Côte d'Azur et 18 dans le Grand Ouest. S'ajoutaient à ces postes 83 ouverts dans le cadre du concours déconcentré, pour la Nouvelle-Calédonie45(*).

Face au constat partagé d'un manque d'attractivité du métier de surveillant pénitentiaire, et, plus largement, des métiers de l'administration pénitentiaire et du ministère de la justice, plusieurs mesures ont été prises par le Gouvernement pour tenter d'y remédier :

- l'instauration d'une prime de fidélisation en 2018 ;

- la création en 2019 des concours nationaux à affectation régionale ;

- la révision catégorielle des emplois au 1er janvier 2024, 47,2 millions d'euros étant demandés à ce titre dans le projet de loi de finances pour 2024. Les officiers seront reclassés de la catégorie B à la catégorie A et les corps des surveillants de la catégorie C à la catégorie B . Ce changement est particulièrement important pour les personnels puisqu'il permet non seulement de bénéficier d'une grille de rémunération plus élevée, mais également d'un avancement de carrière dû à l'ancienneté plus rapide46(*) ;

- la revalorisation indiciaire des directeurs des services pénitentiaires ainsi que des directeurs pénitentiaires d'insertion et de probation, entrée en vigueur au second semestre 2023 ;

- le doublement de la prime d'indemnisation pour charges pénitentiaires d'ici 2026.

Si l'ensemble de ces mesures sont bienvenues, elles constituent un pansement et non un traitement : elles ne sont pas suffisantes, à court et à moyen terme, pour combler les vacances dans les établissements les plus difficiles ou dans les régions les plus affectées par le manque de personnels. Par ailleurs, force est de constater qu'elles ne produiront leurs effets au mieux qu'à moyen terme, alors même que les besoins dans les établissements pénitentiaires sont urgents et criants.

Le recrutement de contractuels, sous le statut d'agents pénitentiaires47(*), apparaît, dans ce contexte contraint, comme étant l'un des moyens les plus efficaces à court terme pour pallier les vacances et le manque d'attractivité du concours de surveillants pénitentiaires. Ces agents contractuels bénéficieraient d'une formation de 18 semaines comprenant une période de 16 semaines dans un établissement de formation et une période de deux semaines dans un établissement pénitentiaire dans le département du lieu d'affectation de l'intéressé. Les agents pénitentiaires pourraient utilement venir seconder les surveillants pénitentiaires, et non les remplacer, leur formation n'étant pas comparable.

Missions des surveillants adjoints contractuels

Les principales missions sur lesquelles seraient amenés à intervenir les surveillants adjoints contractuels, en présence et en complémentarité des surveillants titulaires, seraient :

- le « binômage » en détention (faute d'effectifs suffisants, les agents sont régulièrement seuls sur la coursive, ce qui pose, notamment en période de surencombrement chronique, d'évidents problèmes de sécurité)

- les opérations de fouilles, sectorielle et de cellule, sous la responsabilité d'un surveillant titulaire ;

- la garde des murs (lors d'opérations de travaux, à l'occasion de la fermeture d'établissements ou après la livraison d'un nouvel établissement, avant l'accueil des premiers détenus) ;

- les écoutes téléphoniques légales ;

- l'accueil des familles ;

- la conduite de véhicules ;

- la surveillance des parloirs ;

- la surveillance vidéo ;

- le soutien dans les greffes pénitentiaires.

Source : étude d'impact de l'article 14 du projet de loi d'orientation et programmation du ministère de la justice 2023-2027

L'ouverture de postes sous le statut de contractuel présente également deux avantages.

D'une part, elle permet d'attirer des profils qui ne se seraient pas nécessairement présentés au concours national de surveillant pénitentiaire mais qui sont intéressés par les missions qui sont confiées à ces personnels. Par exemple, des agents de sécurité ou des vigiles peuvent vouloir donner davantage de sens à leur métier en rejoignant l'administration pénitentiaire. Parmi la 215e promotion de surveillants pénitentiaires de l'ENAP (avril 2023), 64 % sont titulaires d'un baccalauréat et 33 % ont eu au moins une expérience dans le domaine de la sécurité48(*), une proportion qui a atteint 43 % lors d'une session de concours en 2021. Les métiers concernés, par ordre décroissant de prévalence, sont ceux d'agents de prévention et de sécurité, de militaires, d'agents de sécurité incendie, de policiers et gardiens de la paix, de gendarmes et de sapeurs-pompiers.

D'autre part, le statut de contractuels permet de répondre aux aspirations d'une partie de la population active qui ne souhaite plus s'engager dans un même métier ou dans une même administration pour toute sa vie professionnelle mais qui veut garder une certaine flexibilité et mobilité. L'engagement de ces contractuels doit toutefois être valorisé. Au cours de leur contrat, ces agents pourraient souhaiter rejoindre à titre plus pérenne l'administration pénitentiaire. Afin de les soutenir, il convient de leur créer et de leur réserver une voie spécifique d'accès au concours de l'école nationale d'administration pénitentiaire.

Le recrutement sur une base locale, et non nationale, des surveillants adjoints est une condition impérative pour pouvoir attirer les profils recherchés : peu seraient prêts à déménager potentiellement à l'autre bout de la France pour trois ans. Les établissements pourraient également à terme développer leurs propres modalités de recrutement, en se tournant vers la population de leur bassin de vie.

Recommandation n° 3 : développer le recrutement d'agents pénitentiaires contractuels en appui des surveillants pénitentiaires, en prévoyant la possibilité d'un recrutement au niveau du département, voire de l'établissement (direction de l'administration pénitentiaire).

Recommandation n° 4 : créer une voie réservée aux agents pénitentiaires (contractuels) pour le concours de surveillants pénitentiaires (École nationale d'administration pénitentiaire).

Par ailleurs, si le rapporteur dispose de moins de données sur le traitement et les mesures salariales à destination des personnels de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse et du secteur associatif habilité, il n'en demeure pas moins qu'ils sont eux aussi confrontés à des problématiques d'attractivité de leurs métiers. Si de premières revalorisations ont été engagées, elles ne sont pas suffisantes pour parvenir à combler l'ensemble des postes vacants. Or, des structures comme les centres éducatifs fermés sont très consommatrices de ressources humaines, avec un taux d'encadrement de plus de deux équivalents temps plein (ETP) par jeune accueilli.

Le personnel du centre éducatif fermé d'Épernay

Le centre éducatif fermé d'Épernay, dans lequel le rapporteur s'est rendu au mois de juin 2023, relève du secteur associatif habilité (Association Sauvegarde de la Marne). Il comptait 26,5 équivalents temps plein (ETP), dont un directeur, deux chefs de service éducatif, un secrétaire, un psychologue, un infirmier, sept éducateurs spécialisés, deux monteurs éducateurs ou éducateurs scolaires, trois éducateurs sportifs, quatre éducateurs techniques, un maître de maison, 2,8 surveillants de nuit, 0,7 agent d'entretien, un enseignant en mise à disponibilité de l'éducation nationale, 0,5 formateur GRETA (groupements d'établissements publics locaux d'enseignements), 0,2 pédopsychiatre et une astreinte cadre 7/7 et 24/24.

Source : informations transmises au rapporteur lors de son déplacement

c) Revoir les modalités de calcul des besoins en ressources humaines des établissements pénitentiaires

Par ailleurs, concernant cette fois-ci l'affectation des agents, il apparaît plus que nécessaire, au regard des taux d'occupation de certains établissements et de leurs effets négatifs en matière de sécurité, de dialogue social et de bien-être au travail, de calculer l'effectif requis par établissement en fonction de son occupation réelle et de sa configuration. Par exemple, alors qu'il est déjà admis et su de tous qu'un centre dédoublera toutes ses cellules - puisque des cellules individuelles sont pourtant construites avec, par exemple, des prises électriques et des tables de chevet correspondant à un lit superposé - il n'est pas logique que l'effectif nécessaire soit toujours calculé en fonction de son occupation théorique et sur la base de l'objectif de 80 % d'encellulement individuel.

Le rapporteur partage ici la « surprise » de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté49(*), qui s'étonne également que les effectifs pénitentiaires et médicaux soient calculés en fonction du nombre de places théoriques du centre de détention et non selon le nombre réel de personnes prises en charge. Les syndicats de surveillants pénitentiaires rencontrés par le rapporteur font état, partout, du même constat : le ratio de surveillant par détenus peut atteindre 1 pour 100, tandis que certains établissements ne tiennent que par l'engagement de leurs personnels, au détriment de l'équilibre entre leur vie personnelle et professionnelle.

Recommandation n° 5 : calculer le nombre de personnels de l'administration pénitentiaire requis par établissement pénitentiaire non plus en fonction de son occupation théorique mais de son occupation réelle, en tenant compte également de sa configuration (direction de l'administration pénitentiaire).

3. Sur le foncier, convaincre plutôt que contraindre

Traiter la question du foncier est incontournable pour réussir à mener à leur terme, dans des délais raisonnables, les programmes de construction de nouveaux établissements pénitentiaires ou de nouveaux centres pour mineurs.

Au regard des difficultés précédemment relevées concernant la mise à disposition du foncier et sa qualité, le rapporteur juge peu opportun de se lancer dans un « bras de fer » avec les collectivités, et en particulier les communes, qui cherchent aussi à préserver l'intérêt de leur population
- rares sont les riverains qui accueillent de prime abord positivement la construction ou l'extension d'un centre pénitentiaire dans leur commune. Ils craignent une dégradation de leur sécurité quotidienne mais aussi un effet réputationnel et une dépréciation de la valeur de leur bien immobilier, même si ce lien n'a jamais pu être démontré.

Le rapporteur est en revanche convaincu que les difficultés constatées et les réticences parfois très fortes des populations et des exécutifs locaux s'expliquent pour partie par les informations incomplètes dont ils disposent pour apprécier la portée de ces projets. Une prison, ce n'est pas seulement des bâtiments et des détenus, ce sont aussi des agents publics et leurs familles, des partenariats avec les commerces locaux, des petites et moyennes entreprises (PME) engagées dans les chantiers de construction et de rénovation.

L'approche par le coût socio-économique d'une prison, qui inclut les craintes des populations locales, doit disposer d'un volet sur les gains socio-économiques de l'installation d'un tel établissement. Ces derniers sont potentiellement nombreux.

Il y a tout d'abord un impact sur la population des communes alentours et sur l'emploi, à l'échelle du bassin de vie. Doivent donc être comptabilisés la création d'emplois directs du fait de la construction ou de l'extension d'un centre pénitentiaire (personnel pénitentiaire, personnel de santé, enseignants, etc.) mais également la création d'emplois indirects (au sein des administrations et entreprises partenaires de l'établissement).

Ensuite, la plupart des marchés de conception-réalisation conclus dans le cadre du plan 15 000 prévoit qu'une part minimale des travaux est réservée par le groupement aux PME et artisans ainsi qu'à des publics éloignés de l'emploi. L'impact sur la vitalité économique du territoire est donc direct et il convient également d'y inclure les relations commerciales et d'approvisionnement dans le cadre de la « vie quotidienne » de l'établissement (fourniture d'énergie, alimentation, cigarettes). À titre d'exemple, le contrat conclu par le centre de Mulhouse-Lutterbach avec les débitants de tabac de la commune est de l'ordre de 200 000 euros à 300 000 euros.

Par ailleurs, l'installation du personnel pénitentiaire, outre qu'elle conduit à augmenter le niveau de population d'une commune, se traduit le plus souvent par l'installation de sa famille : les enfants vont à l'école, les conjoints occupent un nouvel emploi dans le bassin de vie. Dans le sens « inverse », des partenariats peuvent se nouer entre le tissu économique et social local et les détenus : ateliers de réinsertion, partenariats avec les associations, installation d'ateliers d'entreprises dans les centres pénitentiaires.

Enfin, la présence d'un centre pénitentiaire sur le territoire d'une commune se traduit le plus souvent par une présence policière ou de gendarmerie accrue, et donc un effet dissuasif décuplé. L'ouverture d'un tel établissement peut donc, paradoxalement, se traduire par un renforcement du sentiment de sécurité de la population locale.

Bien entendu, ces effets doivent être dûment évalués. Certains projets ont ainsi fait l'objet, à l'instar de celui de Lille-Loos et de Bordeaux-Gradignan, d'une évaluation socio-économique par le secrétariat général pour l'investissement (SGPI) ainsi que d'une contre-expertise indépendante. Or, ces évaluations se concentrent sur le coût financier du projet ainsi que sur la monétisation des gains associés à l'amélioration des conditions de détention, des conditions de travail et de l'accessibilité de l'établissement. Elles ne sont donc pas suffisantes, faute de données - comme l'admettent par exemple les auteurs de l'évaluation sur Loos : « le dossier ne nous permettant pas de renseigner les indicateurs associés à ces effets [création d'emplois directs et indirects, flux financiers directs, évolution du paysage urbain autour de la prison, effet d'image], nous n'intégrons pas ces effets dans le calcul de la VAN [valeur ajoutée nette] socio-économique ». Ce ne peut être que regretté : une telle évaluation ne devrait pas être un exercice ponctuel mais un élément incontournable.

Lors de sa visite du centre pénitentiaire de Mulhouse-Lutterbach, le rapporteur a par exemple appris que si l'exécutif local s'était montré plus que réticent à la construction de ce nouveau centre pénitentiaire, il était désormais particulièrement actif pour proposer des partenariats avec la direction du centre. Les personnes rencontrées lors de cette visite lui ont également parlé du cas de la maison centrale de Clairvaux, une ancienne abbaye du XIIe siècle qui a fermé au mois de juin dernier. Depuis, des classes ont été fermées dans une école pour la rentrée 2023, un restaurant aussi, la compagnie de gendarmerie a réduit sa présence et les 250 logements de fonction sont vides, tandis que le ministère de la culture, qui doit reprendre la gestion de ce monument historique, ne dispose pas nécessairement des moyens pour assurer sa valorisation.

Cette démonstration s'applique également aux centres éducatifs fermés : dans le cadre du lancement du plan de création de 20 CEF, le ministère de la justice avait estimé que 530 emplois directs seraient créés par ce plan, dont 133 dans le secteur public. À cette évaluation initiale s'ajoutent les emplois indirects ainsi que les recettes générées par la présence, dans le centre urbain, des membres du personnel et de leur famille.

Recommandation n° 6 : inclure, dans chacune des évaluations socio-économiques des projets immobiliers pénitentiaires, une estimation des effets attendus en matière de création d'emplois directs et indirects, de flux financiers, de développement économique et commercial local ainsi que d'urbanisme et de sécurité. Produire le même type d'études sur des établissements existants (ministère de la justice, en lien avec le secrétariat général pour l'investissement).

4. Préparer le prochain plan de construction de nouvelles places en établissements pénitentiaires

Il est certain, et le rapporteur n'a eu de cesse de le réaffirmer lors de ses travaux budgétaires, que la politique pénitentiaire menée par le Gouvernement ne peut pas et ne doit pas se résumer à une politique immobilière. Aucun programme immobilier n'a jamais permis de « prendre de l'avance » sur l'évolution de la population carcérale ou de remédier durablement aux problématiques de surpopulation. Lorsqu'il s'est rendu au centre de Mulhouse-Lutterbach, livré au mois de novembre 2021, le taux d'occupation atteignait déjà 130,8 % sur le premier semestre 2023, avec un pic à 141,74 % au mois de février, dans une région pourtant caractérisée par des taux d'occupation moins élevés que la moyenne nationale.

Plusieurs acteurs se sont ainsi prononcés en faveur de la mise en place de mécanismes de régulation carcérale, à l'instar de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, qui souhaite qu'un mécanisme législatif et contraignant soit instauré. Le comité des États généraux de la Justice a également repris, dans son rapport, la proposition n° 15 du groupe de travail sur la justice pénitentiaire et de réinsertion, consacrée à la lutte contre la surpopulation carcérale. Il appelle ainsi à envisager la mise en place de mesures de régulation lorsque le seuil de criticité d'occupation des établissements serait atteint50(*). Ces mesures incluraient par exemple le recensement des personnes susceptibles de faire l'objet d'une libération anticipée, l'examen anticipé des réductions de peine, le placement sous contrôle judiciaire ou encore le recours accru à la libération sous contrainte.

Sans se prononcer sur de tels mécanismes, qui ne sont pas l'objet de ses travaux, le rapporteur souligne les initiatives qui ont pu être mises en place au niveau local, à la faveur de la mobilisation et de la grande implication des magistrats et des directeurs d'établissements pénitentiaires. Ces protocoles « locaux » permettent de tenir compte des spécificités de la population carcérale dans un territoire et apportent de la souplesse dans la gestion des détenus.

Il est toutefois probable qu'à moyen et long terme, il soit impossible de pouvoir répondre à la saturation des capacités d'occupation des établissements pénitentiaires et à la dégradation des conditions de vie et de travail qui en découle sans un nouveau programme immobilier. Son élaboration doit intégrer dès l'origine la question sensible du foncier ainsi que les exigences qui s'y attachent, notamment en matière d'accessibilité et de logement. Pour reprendre les termes utilisés dans le Livre blanc précité, il est impératif d'accompagner ce plan d'un « diagnostic des potentialités du territoire »51(*). Les phases d'identification et d'acquisition du foncier sont celles qui ont conduit aux décalages les plus importants dans le lancement des travaux ; un travail préventif sur cet aspect, bien en amont du lancement du programme immobilier, apparaît dès lors particulièrement opportun pour limiter au maximum les écarts calendaires, hors aléas conjoncturels.

En plus du foncier, ces travaux, en amont de l'élaboration du plan, devront reposer sur des hypothèses démographiques hautes - pour éviter la situation actuelle dans laquelle la cible de population carcérale anticipée pour 2027 est quasiment atteinte à l'été 2023 - ainsi que s'attacher à évaluer la faisabilité de prévoir davantage d'opérations de rénovation que de construction, sauf circonstances démographiques particulières sur un territoire. Une telle approche permettrait de ne pas exclure de ces programmes les établissements « entre deux », c'est-à-dire ni neufs ni vétustes au point de devoir être démolis.

Recommandation n° 7 : produire un schéma directeur immobilier centré sur le pénitentiaire et lancer les travaux préparatoires à la mise en oeuvre du futur programme immobilier pénitentiaire, sur la base d'hypothèses hautes en matière d'évolution de la population carcérale et en tenant compte des évolutions démographiques, de l'objectif d'encellulement individuel, de la diversification des modalités de prise en charge des détenus et des besoins de rénovation des établissements les plus vétustes. Intégrer, dans l'identification des terrains, les contraintes de desserte de transport et d'offre de logement (ministère de la justice et APIJ, en lien avec les collectivités territoriales pour l'identification du foncier potentiellement disponible).


* 41 Une marche à blanc est organisée par l'administration pénitentiaire après la livraison de l'établissement mais avant sa mise en opération. Les personnels de l'administration pénitentiaire testent les locaux avant l'arrivée des détenus.

* 42 Rapport d'information n° 569 (2021-2022), «  L'ENAP, une école pour consolider l'avenir de l'administration pénitentiaire », fait par M. Antoine Lefèvre au nom de la commission des finances, 9 mars 2022.

* 43 Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire, op. cit.

* 44 Arrêté du 26 mai 2020 autorisant l'ouverture au titre de l'année 2020 de concours pour le recrutement de surveillantes et de surveillants de l'administration pénitentiaire.

* 45 Ces données proviennent des observations définitives de la Cour des comptes sur l'École nationale d'administration pénitentiaire (juillet 2023).

* 46 Le passage du premier au troisième grade s'effectuerait en neuf ans en catégorie B, contre treize ans en catégorie C.

* 47 Statut prévu et formalisé par l'article 14 du projet de loi d'orientation et programmation du ministère de la justice 2023-2027.

* 48 École nationale d'administration pénitentiaire, «  Observatoire de la formation, 215e promotion », avril 2023.

* 49 Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Rapport d'activité 2022, 23 juin 2023.

* 50 Comité des États généraux de la Justice, «  Rendre justice aux citoyens », avril 2022.

* 51 Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire, op. cit.

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