V. COMMENT SIMPLIFIER DURABLEMENT POUR CONFORTER LA COMPÉTITIVITÉ DES ENTREPRISES FRANCAISES ?

L'arrêt définitif de l'inflation normative est une illusion dans le domaine économique, compte-tenu de la survenance toujours possible de chocs exogènes et d'un pilotage toujours plus complexe d'une activité économique mondialisée. En tout état de cause, la simplification normative n'est pas la première des priorités pour les entreprises. Elles préfèrent, et de loin, la stabilité normative, comme l'a indiqué l'AFEP221(*).

Au demeurant, aucun pays européen ne poursuit un tel objectif et tous se sont ralliés à l'idée de « meilleure régulation », préoccupation que l'on retrouve au sein de l'administration française dès un rapport de 2004 « Pour une meilleure qualité de la réglementation », dont l'auteur, M. Bruno Lasserre, a présidé le Conseil d'État de 2018 à 2022.

Au préalable, il convient de relever que simplifier et stabiliser le droit peuvent constituer deux objectifs potentiellement contradictoires. « Toute mesure de simplification ne saurait être par principe bonne en soi, en particulier si elle porte une atteinte trop forte à la sécurité juridique des actes des entreprises », avaient considéré, à juste titre nos collègues Michel Delebarre et Christophe-André Frassa, dans un rapport de 2015 de la commission des Lois du Sénat :

Le maintien d'une règle imparfaite mais bien connue des acteurs est dans certains cas préférable à un changement déstabilisant au nom de la simplification. Une mesure authentique de simplification est une mesure qui supprime une charge administrative inutile ou une procédure complexe qui n'apporte aucune protection substantielle aux entreprises, sans perturber d'aucune manière les relations de l'entreprise avec les tiers dans le cadre de son activité économique.

Vos rapporteurs attirent l'attention sur les effets pervers potentiels de certaines mesures présentées comme des mesures de simplification, dans le cas où des procédures peu contraignantes ou peu coûteuses sont remises en cause, alors qu'elles garantissent aux entreprises concernées un niveau élevé de sécurité juridique.

Dans ces conditions, vos rapporteurs appellent à une méthode qui se fonderait sur une théorie du bilan, c'est-à-dire une comparaison entre les avantages attendus d'une mesure de simplification et les inconvénients qui pourraient en résulter, en termes de moindre sécurité juridique ou de risque d'atteinte aux droits des tiers ou des différentes parties prenantes de l'entreprise. Un meilleur équilibre est ainsi à trouver entre la stabilité des normes protectrices et la simplification des normes inutilement complexes.

Par ailleurs, les représentants des entreprises entendues par votre commission ont appelé de leurs voeux une meilleure association des acteurs économiques dans la préparation et la programmation des travaux législatifs et des réformes à réaliser concernant les entreprises, tant de la part du Gouvernement que de la part des assemblées parlementaires.

Forts des méthodes de travail de votre commission, vos rapporteurs estiment utile d'associer de façon plus permanente les acteurs économiques dans l'élaboration et la discussion des textes législatifs les concernant, tout en rappelant l'arbitrage nécessaire qui appartient au seul législateur entre les intérêts des entreprises et la recherche de l'intérêt général, qui peut conduire à s'en éloigner.

Source : « Droit des entreprises : enjeux d'attractivité internationale, enjeux de souveraineté », rapport d'information n°395 du 8 avril 2015.

La simplification ne doit donc être opérée que lorsque les avantages (complexité inutile) l'emportent sur les coûts (instabilité). C'est le point sur lequel l'AFEP a également insisté lors de son audition222(*).

Le droit de l'entreprise est par nature de plus en plus complexe, et doit englober des réalités économiques très diverses, appliquant la même norme à la multinationale ou à la très grande entreprise et à la TPE de moins de dix salariés, voire à l'autoentrepreneur.

A. UNE POLITIQUE DE SIMPLIFICATION INDISPENSABLE À LA COMPÉTITIVITÉ DES ENTREPRISES FRANÇAISES

1. Un lien établi entre fardeau normatif et compétitivité

Quel que soit le coût financier de la charge administrative pesant sur les entreprises, il est incontestable qu'elle handicape leur compétitivité.

Du point de vue macroéconomique, le poids de la réglementation est l'une des composantes de l'indice de compétitivité mondiale223(*) calculé régulièrement à l'occasion du Forum économique mondial. Le classement en 2018 plaçait la France au 107ème rang sur 140 pays pour le fardeau administratif. En 2019224(*), Singapour était considérée comme l'économie la plus compétitive, la France se classant 15ème, avec un score de 79/100, mais seulement 65ème pour performance du secteur public en raison du « fardeau de la réglementation » avec un score de 42,8/100.

Une note de France Stratégie de novembre 2019 a souligné que « si la France n'avait pas révisé son environnement réglementaire depuis 1998, le taux de chômage serait aujourd'hui plus élevé d'environ 2 points de pourcentage et le PIB plus faible d'environ 2,5 points ». Au-delà de sa contribution au plein emploi, « une réglementation mal calibrée peut créer des situations de rente pour les entreprises, avec pour conséquence des prix en hausse et une moindre qualité des biens et services. D'où l'importance d'améliorer la réglementation de manière à ne pas entraver la concurrence afin de contribuer à une baisse des prix, donc à une augmentation du pouvoir d'achat, et à une hausse de la production donc de l'emploi », comme l'a estimé, lors de son audition du 4 avril, M. Vincent Aussiloux.

« Une meilleure qualité du droit favorise l'initiative économique ainsi que le développement des petites et moyennes entreprises. Une baisse des charges administratives peut en outre avoir des effets significatifs sur la croissance et l'emploi. Un effort en ce domaine est également nécessaire pour renforcer l'attractivité de notre territoire, surtout dans un contexte d'exacerbation de la concurrence entre systèmes juridiques par les classements internationaux de compétitivité. Plus généralement, le poids de la France et de ses entreprises dans l'économie mondiale et la vie des affaires dépend de l'influence de son droit et de la tradition juridique continentale par rapport à celle des pays de common law » : ce constat du Conseil d'État, dressé en 2016, est toujours valable

La simplification est un instrument de défense de la compétitivité de notre pays.

Une injonction de la stratégie nationale d'orientation de l'action publique, annexée à la loi n°2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance doit être constamment mise en avant dans le champ de la vie des entreprises :

« Toute décision publique prend en compte le coût qu'elle implique pour son auteur, ses destinataires et les tiers ainsi que la complexité des règles particulières qu'ils doivent appliquer et respecter. Ce coût et ces règles doivent être limités au strict nécessaire et proportionnés aux objectifs à atteindre ».

Bien que non normatifs, trop nombreux pour constituer de véritables principes généraux et se contentant parfois de reprendre des principes innervant déjà l'activité administrative (« Ce serait, en outre, faire ombrage, à l'ensemble des agents publics que de considérer le rôle de conseil loyal vis-à-vis de l'usager comme un principe neuf pour l'administration » avait estimé le rapport de la commission spéciale du Sénat qui avait examiné ce texte225(*)), ces principes doivent être constamment à l'esprit des producteurs de normes en direction des entreprises.

La complexité administrative pèse en effet davantage sur les PME et les TPE qui sont moins armées que les grandes entreprises et les grandes ETI pour l'affronter et la gérer.

Le double préalable nécessaire est :

- d'une part, une méthode de calcul de la charge administrative et des autres coûts directs qui, tout en s'inspirant des méthodes retenues par la Commission européenne et les institutions internationales (OCDE notamment), serait adaptée aux particularités françaises, cette méthode devant permettre d'estimer les coûts et les charges induits par toute nouvelle norme selon les catégories de destinataires (PME et TPE) ;

- d'autre part, d'en faire une politique publique à part entière claire, globale et stable sur la dur ée d'une législature.

Dans cet objectif, il convient de :

- former spécifiquement les producteurs de normes à la simplification et à la qualité du droit en enseignant le principe suivant lequel la prise en charge de la complexité revient à l'administration et non à l'usager ;

- étendre les dispositifs de guichet unique et « dites-le nous une fois » à un plus grand nombre de démarches incombant aux usagers et aux entreprises.

2. Agir à droit constitutionnel constant

Le Parlement a sa part de responsabilité dans l'inflation législative, tant par les lois qu'il adopte que par les décrets d'application rendus nécessaires.

Des mesures d'autodiscipline ont été activées.

Depuis 2015, l'irrecevabilité peut être soulevée à l'encontre de toute proposition de loi, de tout amendement qu'il soit parlementaire ou gouvernemental et des modifications apportées par les commissions saisies du texte, dès lors que ces initiatives n'appartiennent pas au domaine de la loi. Alors que l'irrecevabilité était du monopole gouvernemental depuis 1958, la procédure a été « parlementarisée » et peut être également invoquée à l'égard des amendements du gouvernement, corrigeant le déséquilibre de 1958 entre les deux initiatives226(*).

Il s'agit d'une contrainte forte sur l'initiative parlementaire.

Peut-on aller plus loin au niveau constitutionnel ? Poursuivant cet objectif, une proposition de loi constitutionnelle visant à lutter contre la surréglementation a été rejetée le 4 avril 2019 par l'Assemblée nationale.

Elle aurait complété l'article 37-1 de la Constitution pour poser le principe selon lequel tout texte de niveau législatif ou réglementaire qui introduit une norme contraignante pour les entreprises doit corrélativement en supprimer une. La mise en oeuvre de cette règle devrait s'entendre d'un point de vue qualitatif (des normes de même valeur doivent être concernées) et quantitatif (la règle supprimée doit entraîner une diminution des coûts administratifs ou globaux identique ou proche de celle créée). Elle devrait en outre s'accompagner d'une amélioration significative de la qualité des études d'impact qui accompagnent les projets de textes. Par ailleurs, elle aurait instauré la règle selon laquelle aucune loi ou règlement ne peut poser, en droit interne, des exigences qui vont au-delà de celles définies par le texte européen.

Lors des débats, le Gouvernement a mis en avant le flou des notions de norme « contraignante », de « surtransposition », de « compensation » pour s'y opposer.

La voie constitutionnelle, comme la voie organique, difficilement praticables, ne peuvent apporter une réponse urgente et concrète à l'objectif de simplification des normes applicables aux entreprises.

3. Objectiver pour se doter d'objectifs

Avant de lancer une politique de simplification, il convient au préalable de se doter d'une méthodologie rigoureuse et partagée entre toutes les parties prenantes de l'évaluation, pour, en priorité :

- Identifier les « normes » applicables aux entreprises, en reprenant l'étude du Conseil d'Etat de 2016, aux « droits », « codes », « régimes », « règles », « dispositions », « dispositifs », s'ajoutent les « conditions d'accès »,« obligations », « procédures », « démarches », « formalités », « formulaires », « pièces justificatives », « contrôle administratif ».

Cela implique de se placer du point de vue de l'entreprise, qui doit appliquer cet empilement de règles et de procédures.

- Recenser le stock exact de normes actuellement applicables aux entreprises, ce qui suppose de ne pas tenir compte des normes obsolètes.

Cela implique de partir des entreprises, de leur vécu administratif, dans une démarche ascendante.

- Construire un agrégat227(*) du coût des normes applicables aux entreprises, sur le modèle allemand élaboré par le NKR.

Cela permettrait, à partir d'un « moment zéro », par exemple le 1er janvier 2025, de mesurer son évolution, de permettre des comparaisons européennes, et de fixer un objectif d'allégement du poids de normes sur les entreprises.

Par ailleurs, une méthodologie rigoureuse de l'évaluation devrait pouvoir être élaborée à l'issue d'états généraux de l'évaluation de la politique de simplification, afin d'adopter des règles communes à tous les évaluateurs.


* 221 Audition du 2 mai 2023.

* 222 Audition du 2 mai.

* 223 Cet indicateur synthétique est établi sur la base d'une combinaison de 113 critères, dont 34 données statistiques fournies par les organisations internationales (ou "hard data") et 79 critères issus de réponses aux enquêtes de perception auprès de 15 000 cadres et dirigeants d'entreprises dans 139 pays, soit, en moyenne, moins de 100 personnes interrogées par pays. Tous ces critères sont corrélés avec le niveau de vie. Il a été refondu en 2018 (Global Competitiveness Index 4.0) pour rendre compte de l'ensemble des facteurs déterminant la productivité et la croissance économique

* 224 https://fr.weforum.org/reports/how-to-end-a-decade-of-lost-productivity-growth

* 225 Rapport n° 329 (2017-2018) de Mme  Pascale GRUNY et M.  Jean-Claude LUCHE, fait au nom de la commission spéciale, du 22 février 2018.

* 226 Sur ce sujet, voir : « Le Sénat et le renouveau de l'article 41 de la Constitution », Audrey de Montis, Priscilla Jensel Monge, Revue française de droit constitutionnel 2017/4 (N° 112)2017/4 (N° 112), pages 861 à 880.

* 227 Sur le modèle allemand, voir infra.

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