CHAPITRE IV
LES OBSERVATIONS DE LA COMMISSION DES
FINANCES
La
commission des finances, au vu des crédits affectés aux actions
de coopération pour 1999, a formulé cinq observations principales
:
1°)
Le rapprochement du ministère des Affaires
étrangères et du ministère de la Coopération vise
à concentrer les moyens dont dispose la France pour l'aide au
développement, et à en accroître ainsi l'efficacité.
Mais la baisse des crédits dévolus à la Coopération
pour 1999
après déjà plusieurs années
marquées par cette tendance, fait craindre à la commission des
finances que
si cette réduction se poursuivait, les crédits de
coopération ne finissent par jouer le rôle d'une variable
d'ajustement du budget global du ministère des affaires
étrangères
.
Cette réforme était réclamée de longue date par nos
ambassadeurs en poste dans les pays " du champ ". En effet, la
dualité du pouvoir, politique, dans leurs mains, et financier, dans
celles du chef de mission de coopération, faisait parfois de ceux de nos
postes diplomatiques ne bénéficiant pas d'un ambassadeur au
savoir-faire exceptionnel et s'impliquant personnellement, une sorte de
théâtre d'ombres. La légitime prééminence de
l'ambassadeur pouvait ainsi être contredite et contrariée par la
concentration des moyens financiers d'intervention au profit des chefs de
mission de coopération, malgré les termes très clairs du
décret " Sauvagnargues ", jamais appliqué.
Cette situation complexe était contre-productive vis-à-vis de nos
interlocuteurs du champ et donnait une image brouillée de la France.
C'est pourquoi la réforme entreprise cette année est
l'aboutissement d'une réflexion menée par des gouvernements
successifs d'horizons politiques divers.
De surcroît, l'organisation des structures ministérielles
relève de la compétence gouvernementale, et le Parlement aura
à juger, non sur des intentions, qui sont bonnes, mais sur les
résultats qui sont encore à venir. C'est pourquoi toute
appréciation serait, à ce stade de la réforme,
prématurée.
En revanche, il est d'ores et déjà possible de décrire
les avantages et les risques potentiels de cette évolution
:
Les avantages :
a) Il est indéniable que
notre action au bénéfice de
nos partenaires africains a souffert de la dispersion des centres de
décision en matière d'action extérieure, tant en France
que sur le terrain
.
A cet égard, la réforme est trop timide, car l'essentiel de
l'APD est gérée par le ministère des Finances, et
notamment la Direction du Trésor, suivant des critères qui lui
sont propres et qui sont considérés comme une sorte de
" secret-défense ".
b) Il est également certain que la sollicitude de notre pays pour ses
partenaires traditionnels a pu produire des effets mutuellement pervers :
la
France a trop longtemps ignoré l'Afrique australe et orientale
,
alors que la plupart des pays de ces zones souhaitent diversifier leurs
alliances traditionnelles.
En retour, l'assurance de trouver en France des appuis indéfectibles,
quelles que soient les vicissitudes de leurs conduites des affaires, a conduit
bien des pays africains à conserver envers l'ancienne
métropole une relation de dépendance économique et
financière
qui n'a pas éclairé leur avenir.
Les risques :
a) Ils tiennent essentiellement à
l'utilisation des crédits
affectés à la coopération comme variable d'ajustement des
besoins
-et ils sont grands-
du ministère des Affaires
étrangères
: comment garantir que les arbitrages
inévitables se feront au bénéfice de partenaires
étrangers traditionnels dont l'influence, variable, ne pourra pas
toujours contrebalancer des besoins financiers immédiats ailleurs dans
le monde ?
Cette crainte est vive dans les opinions publiques africaines, qui redoutent un
désengagement de la France à leur égard.
Il faut
utiliser le prochain sommet franco-africain qui se réunira à
Paris à la fin de ce mois de novembre 1998 pour leur adresser un message
clair et rassurant sur les buts de la réforme.
b)
Mais le risque de saupoudrage et de banalisation des crédits
affectés à l'APD est également réel
.
En effet, notre pays, puissance moyenne, ne saurait utilement intervenir dans
de multiples pays, dont les besoins sont certes légitimes, mais qui ne
tireraient alors aucun bénéfice réel d'un appui
français, trop saupoudré et donc peu significatif.
2°)
Il faut relever qu'alors que les crédits relevant du
ministère délégué à la coopération
décroissent régulièrement,
l'essentiel de notre APD
transite de plus en plus par le ministère des finances, qui la
gère suivant des normes exclusivement financières qui ne
sauraient à elles seules guider notre action extérieure. Ceci
rend encore plus impératif le renforcement du contrôle
parlementaire sur ces sommes, ainsi que sur leurs modalités
d'utilisation.
Mais, il faut bien constater que
la réforme entreprise cette
année, loin de clarifier cet état de fait, en accentue
l'opacité
en confiant des crédits et
un rôle
croissant à l'Agence française de Développement
(AFD)
qui n'est que le bras armé d'une Direction du Trésor
technocratique, secrète et jalouse d'une indépendance que trop de
ministres ont eu la faiblesse de lui accorder
. Il importe
particulièrement de clarifier son action alors que baisse le montant
global de l'APD française, car la part relative de cette aide
gérée par la Direction du Trésor en est accrue d'autant.
A cet égard, il conviendrait que
les membres du Comité
directeur du Fonds d'Aide et de Coopération (FAC) soient
précisément informés
de l'évolution des projets
autorisés en Comité directeur, et dont la
réalisation
est déléguée à l'AFD
. L'absence totale
d'informations sur leur calendrier de réalisation, qui est la
règle actuelle,
est en effet choquante sur le plan
démocratique
. Après avoir autorisé des projets
portant, pour certains, sur des sommes considérables, le
Comité directeur est totalement dessaisi de moyens de contrôle
sur leur réalisation. Il s'agit là d'une autre forme
d'opacité des procédures.
3°) Il est essentiel de maintenir l'aide publique française au
développement à un haut niveau,
en dépit des
contraintes budgétaires qui pèsent sur notre pays, et
malgré l'influence insidieuse d'une nouvelle forme de
cartiérisme. En effet, comment qualifier autrement ce mouvement de
pensée décrivant l'action de la France envers ses anciennes
colonies comme mue uniquement par la prébende, les intérêts
occultes et les soutiens inavoués ?
L'aide apportée par la France au développement est
légitime, elle est mutuellement profitable, elle est conforme à
son rôle traditionnel
sur la scène internationale
.
Cette aide conforte des liens culturels importants avec l'Afrique ; elle
soutient la francophonie ; elle passe aussi de façon croissante,
même si les sommes en jeu restent encore très modestes, par les
canaux de la coopération décentralisée qui implique les
acteurs de terrain, et irrigue la France et les pays partenaires dans la
profondeur de leur tissu humain et social.
4°) La France est le premier contributeur à l'aide
européenne au développement, mais la commission des finances du
Sénat s'inquiète de la confusion qui marque les objectifs de
cette aide. Alors que le montant global de l'aide européenne stagne, le
nombre de ses bénéficiaires ne cesse de croître sans
qu'aucune ligne directrice n'ait été adoptée dans ce
domaine.
Il faut rappeler que le
VIII
e
Fond Européen de
Développement (FED)
, couvrant la période 1995-2000,
n'a
enregistré une légère progression de ses moyens
financiers
(13,3 milliards d'écus, contre 12 milliards pour le
VII
e
FED)
que grâce à l'action décisive de la
France
, et alors même que l'Union Européenne s'accroissait de
trois nouveaux membres (Autriche, Finlande et Suède).
Notre pays a, en effet, maintenu son apport à 24,3 % du total (soit
3,120 milliards d'écus), alors que l'Allemagne, l'Italie et surtout le
Royaume-Uni ont sensiblement réduit le leur.
Ce désengagement financier est d'autant plus préoccupant que
l'Union Européenne a considérablement élargi le champ de
son aide.
Ainsi, aux 71 pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP),
bénéficiaires initiaux de l'aide, et des dispositions
commerciales de la Convention de Lomé, se sont successivement
ajoutés les pays en développement d'Amérique latine et
d'Asie, puis les pays tiers méditerranéens, et enfin les pays
d'Europe Centrale et Orientale.
5°) Les retraités français d'Afrique ont
été durement éprouvés par la dévaluation du
franc CFA, alors que leur faible nombre justifierait un geste significatif et
durable des pouvoirs publics en leur faveur.
En effet, ceux de nos compatriotes qui ont accompli tout ou partie de leur
carrière sur ce continent reçoivent des caisses locales de
protection sociale des pensions libellées dans cette monnaie : leur
montant a donc été divisé de moitié en valeur
après le 14 janvier 1994.
A cette réduction s'ajoutent des aléas considérables dans
les versements qui leur sont destinés, du fait de la gestion parfois peu
rigoureuse de ces caisses locales.
Certes, les pouvoirs publics français ont attribué à
certains pensionnés particulièrement démunis
une aide
forfaitaire exceptionnelle
. Puis une mission d'évaluation,
comprenant des représentants de l'Inspection générale des
Affaires sociales (IGAS), et des ministères des Affaires
étrangères et de la Coopération a présenté
des propositions, qui ont fait l'objet d'une concertation
interministérielle. Les mesures arrêtées visent
à : " sécuriser les droits de nos compatriotes sans
peser sur les finances de la sécurité sociale
française ".
Ces intentions sont excellentes, mais on comprend
qu'elles ne donnent pas satisfaction à nos compatriotes
retraités.
*
* *
Au terme
de ces observations, et alors que se dessine une banalisation de nos rapports
avec nos anciennes colonies, le temps est peut-être venu
d'esquisser
un bilan
-nécessairement partiel et incomplet-
de nos relations
avec ces pays.
En effet,
la réforme entreprise le 4 février dernier ne
peut être perçue comme une simple rationalisation des
structures
gouvernementales qui concourent à l'action
extérieure de la France. Elle
vise à adapter notre action
à un champ devenu très vaste
et marque donc, dans une
certaine mesure, le terme de l'aventure post-coloniale de la France dans son
"champ" traditionnel.
Si l'on a pu dire que la seconde guerre mondiale avait pris fin le
9 novembre 1989, avec la chute du mur de Berlin, on peut raisonnablement
avancer qu'à l'échelle, plus modeste, de notre pays, c'est plus
d'un siècle d'histoire qui se clôt avec la
" normalisation " des structures de coopération.
Le temps a fait son oeuvre, nos partenaires africains aspirent à une
pluralité de relations, la France n'a plus les moyens financiers de
demeurer un partenaire majeur unique pour un continent dont la situation
globale, bien que fort contrastée suivant les régions, est
marquée par une certaine instabilité potentielle ou
déclarée.
C'est pourquoi le souci de souligner la portée symbolique de cette
réforme n'est pas fondé sur la nostalgie d'un illusoire
" âge d'or " des rapports entre la métropole et ses
anciennes colonies : ce terme serait aussi choquant qu'inadéquat.
En revanche, elle fournit l'occasion de rappeler certaines évidences que
de nombreux contempteurs de l'action de notre pays s'obstinent à passer
sous silence :
Dans l'histoire politique de la France, l'aventure coloniale visait d'abord
à l'émancipation républicaine des peuples auxquels elle
s'adressait.
C'est ainsi que Jules Ferry fut brocardé, à droite, pour ses
projets sur l'Indochine : "Ferry-Tonkin" était supposé
détourner l'ardeur du redressement français au profit de
conquête lointaines, coûteuses et inutiles.
C'est Déroulède qui s'indignait en ces termes "j'ai perdu deux
enfants, vous m'offrez vingt esclaves", pour déplorer que la
reconquête de l'Alsace-Lorraine ne fût pas l'unique projet
politique du pays.
Que les résultats n'aient pas toujours été à la
hauteur des espérances, que le projet colonial ait été
porté en France par des groupes minoritaires et d'inspiration parfois
étroitement mercantile, ne doit pas faire oublier cette inspiration
généreuse.
Ces spécificités du projet colonial français ont
également marqué les colonisations latines.
Lors de son accession à l'indépendance, en 1964, la Somalie
était l'un des pays les mieux administrés de l'Afrique orientale.
En Angola et au Mozambique, l'indépendance fut longtemps refusée
par un régime à la fois trop autoritaire et trop faible pour s'y
résoudre ; mais le métissage des populations était la
norme, et a fourni les élites de ces jeunes nations.
L'Italie, le Portugal et l'Espagne ont, comme la France,
développé des infrastructures d'éducation, de santé
et de transport ; leurs colons se sont mêlés aux populations
colonisées, et si le mépris ou le paternalisme étaient
parfois présents, au moins n'a-t-on jamais célébré
ces efforts de développement comme "le fardeau de l'homme blanc".
L'action de la France envers ses partenaires africains a été
l'objet d'odieuses caricatures généralement
intéressées.
On se souvient qu'outre-Atlantique, un -éternel- candidat au Prix Nobel
de la Paix avait naguère construit son image sur un entretien au titre
fracassant : " Pourquoi la France soutient les dictateurs
africains ".
On entend encore les cris d'indignation qui avaient accueilli l'idée
française, avancée dans les années 90, de soutenir
les pays africains dans leurs efforts de constitution de forces
régionales de maintien de la paix. On évoquait alors une
"militarisation" du continent, tout en prospectant avec méthode les
marchés potentiels d'armement qui pourraient en découler.
On a encore en mémoire la vaste tournée africaine d'un
Président en exercice, appliqué à démontrer les
vertus du seul marché pour appuyer l'expansion des pays visités,
et qui s'est soldée pour l'annonce d'un ambitieux projet d'aide au
commerce bilatéral qui n'a pas même été encore
soumis au Congrès. Quant à son adoption...
On sait l'irritation que suscite la stabilité de la zone franc,
brocardée comme une entrave passéiste à la liberté
des échanges. Mais quelles solutions concrètes propose
l'Organisation mondiale du commerce à l'écoulement des
matières premières ? Quelles incitations à la
transformation et à la valorisation locale des produits
offre-t-elle ?
Quel autre pays que la France accorde-t-il autant en moyens humains,
financiers et d'expertise à ses partenaires moins
avancés ?
Que l'aide française ne soit pas toujours productive, judicieuse dans
ses applications et pertinente dans ses projets est un fait incontestable. Mais
elle existe.