Le droit d'auteur à l'ère numérique : quelle protection demain ?
III. LE DROIT D'AUTEUR À L'ÈRE NUMÉRIQUE : QUELLE PROTECTION DEMAIN ?
A. LE RÔLE CENTRAL MAIS TROP LIMITÉ DE LA HADOPI
1. Une institution longtemps en sursis
Depuis son installation le 8 janvier 2010, en application des lois n° 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la création sur Internet et n° 2009-1311 du 28 octobre 2009 relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) n'a jamais fait l'objet d'un consensus ni politique ni social .
Comme le rappelaient les sénateurs Loïc Hervé et Corinne Bouchoux, auteurs d'un rapport d'information sur la Hadopi commis au nom de votre commission de la culture, de l'éducation et de la communication 15 ( * ) , « d'abord, le gouvernement qui l'a créée n'a jamais défendu la Hadopi avec conviction face aux attaques de l'opposition de l'époque et des internautes, ce qui a contribué à rendre son positionnement peu lisible pour une opinion publique déjà, au mieux, dubitative. C'est donc affaiblie qu'elle s'est invitée, bien malgré elle, dans la campagne pour l'élection présidentielle pour 2012. Moins de deux ans après son installation, sa suppression figurait en bonne place au programme du candidat François Hollande ».
S'il n'en fut heureusement rien d'un point de vue législatif, l'institution faillit pourtant bel et bien périr d'asphyxie budgétaire . Dès 2012, sa subvention, supérieure à 10 millions d'euros depuis 2010, diminuait de 10 %. Puis la restriction atteignit 32 % en 2013, conduisant, pour la première fois, à un résultat déficitaire nécessitant un prélèvement sur le fonds de roulement. 2014 s'inscrivit dans un scénario budgétaire similaire (réduction de 20 % de la dotation pour atteindre la somme très insuffisante de 5,5 millions d'euros, résultat déficitaire à hauteur de 2,5 millions d'euros, prélèvement sur le fonds de roulement). Après une stabilité de la dotation en 2015, ne compensant nullement l'assèchement du fonds de roulement, l'année 2016 permit une première respiration grâce à une subvention de 8,5 millions d'euros, soit 7,8 millions d'euros après application de la réserve de précaution.
Si la Hadopi survécut à ces années de disette, ce fut au prix d'une internalisation massive de ses travaux, de la réduction des dépenses de fonctionnement et de communication, d' une diminution de sa masse salariale , notamment de son encadrement, et, surtout, d' une restriction du champ de ses missions , en particulier d'études, de développement de l'offre légale et de sensibilisation des scolaires au droit d'auteur.
Parallèlement aux contraintes financières qui lui étaient imposées, l'institution faillit perdre son statut d'autorité publique indépendante (API) dotée à ce titre de la personnalité morale, comme le prévoyait la proposition de loi d'initiative sénatoriale relative aux autorités administratives indépendantes et aux autorités publiques indépendantes.
Lors de l'examen de ce texte au début de l'année 2016, votre commission de la culture s'était, avec succès, fermement opposée à une telle réforme, qui aurait dangereusement affaibli la légitimité de la Hadopi à mettre en oeuvre plusieurs missions.
Il lui est apparu que les missions afférentes aux mesures techniques de protection (MTP) ne sauraient, par nature, être exercées par un établissement public administratif (EPA) , dès lors qu'elles nécessitent, eu égard aux exigences de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et de la Constitution, des garanties solides d'indépendance et d'impartialité .
Le changement de statut de la Hadopi en EPA aurait, en outre, eu de graves conséquences, s'agissant de ces mêmes garanties et du respect des droits des internautes dans le cadre de l'examen de leurs situations individuelles au cours de la procédure de réponse graduée (respect du contradictoire, confidentialité de la procédure, mécanisme de délibération des trois magistrats composant la commission de protection des droits de la Hadopi).
Comme le rappelait le sénateur Philippe Bonnecarrère, dans l'avis rendu au nom de votre commission de la culture, de l'éducation et de la communication sur la proposition de loi susmentionnée, à propos du choix, pour le législateur, de recourir ou non à un statut d'API « si les API et les EPA partagent des caractéristiques communes telles que leur principe de spécialité ou la soumission aux règles de droit public dans leur organisation et leur fonctionnement, ils ne constituent pas pour autant des modes d'actions publiques substituables répondant aux mêmes enjeux et finalités administratifs. La création d'une API se justifie lorsqu'il s'agit de confier une mission de régulation ou de garantir l'exercice d'une liberté publique. Tel est bien le cas de la Hadopi ».
2. Une capacité d'action retrouvée
a) Un budget enfin conforme aux besoins
Le projet de loi de finances pour 2017 s'inscrit, comme l'an passé, dans une logique de consolidation des ressources de l'institution et mettant fin à sa sous-budgétisation chronique, ce dont votre rapporteur pour avis se réjouit.
Le montant de la subvention s'établit, pour 2017, à 9 millions , en augmentation de 500 000 euros par rapport à 2016, soit 6 %. Dans l'hypothèse d'un taux de gel à 8% portant sur la totalité des crédits (y compris la masse salariale 16 ( * ) ), les prévisions de recettes pour 2017 s'établissent à 8,3 millions d'euros.
Évolution des recettes de la Hadopi sur la période 2013-2017
Source : Hadopi
Cette subvention permettra à l'institution de conforter ses missions et de financer la mise en oeuvre de ses priorités stratégiques . Elle prendra également en charge l'indemnisation des FAI au titre des surcoûts résultant du traitement des demandes d'identification des internautes (cf supra ) et, à parité avec le ministère de la culture et de la communication, la mise à disposition d'un agent en tant qu'expert national détaché auprès de Commission européenne.
Toutefois, la soutenabilité budgétaire de la Hadopi en 2017 demeure fragile du fait de l'aléa qui pèse sur l'estimation du montant de la compensation due aux FAI.
Évolution des dépenses de la Hadopi sur la période 2013-2017
Source : Hadopi
En 2017, le résultat de la Hadopi devrait être déficitaire à hauteur de 300 000 euros . La dotation aux amortissements étant estimée à 470 000 euros, la capacité d'autofinancement de 150 000 euros devrait être suffisante pour couvrir les investissements prévus.
Les années 2016 et 2017 amorcent donc une stabilisation de la trajectoire budgétaire de l'institution : le montant de la subvention versée et l'exécution se rapprochent, le fonds de roulement atteint désormais son seuil prudentiel (2,2 mois de fonctionnement).
Consciente du contexte budgétaire général et de la contrainte pesant sur ses moyens, l'Hadopi a dû se résoudre à une diminution significative de son plafond d'emploi, et ce sans que le périmètre de ses missions légales ne soit modifié. En 2016, le nombre d'emplois rémunérés devrait s'établir à 51,2 ETPT , contre 71 ETPT à sa création, pour un plafond fixé à 65 ETPT. Dans une optique de reconstitution de ses équipes, indispensable au bon exercice des missions de l'institution, les effectifs prévus en 2017 devraient progresser pour atteindre 56,5 ETPT , et continuer d'augmenter progressivement lors des exercices suivants.
À l'avenir, l'objectif est d'inscrire l'institution dans un régime de croisière avec une stabilisation du budget annuel autour de 9 millions d'euros et des effectifs à une soixantaine d'agents .
L'augmentation des crédits ouverts (+ 2,7 % hors indemnisation des FAI) devrait permettre de financer le déploiement stratégique des activités de la Hadopi dans plusieurs domaines :
- l'observation des usages
La conduite de la mission d'observation est structurée de sorte que ses résultats soient une aide à la décision pour l'action de l'institution comme pour les pouvoirs publics en général . Les travaux poursuivent un triple objectif : le déploiement de mesures directes des usages , c'est-à-dire d'outils logiciels dédiés capables de comptabiliser exactement les pratiques étudiées auprès de larges panels de consommateurs volontaires ; l'analyse qualitative et quantitative des pratiques , soit la conduite de travaux d'étude et de recherche permettant de disposer d'une bonne connaissance des tendances en cours et des usages émergents ; la préparation et l'évaluation des politiques publiques avec la réalisation de travaux destinés à évaluer les actions menées en matière de diffusion culturelle et de protection des droits et à contribuer à leurs évolutions ;
- l'encouragement au développement de l'offre légale et la régulation des mesures techniques de protection
La labellisation et le recensement des offres légales constituent une précieuse base de données pour l'observation de l'offre légale. Ces outils doivent toutefois être complétés par des solutions qui s'adressent plus directement aux consommateurs, pour les informer et les sensibiliser à la problématique du droit d'auteur . Les actions menées dans ce cadre pourront en particulier distinguer le jeune public, très attiré par l'offre culturelle dématérialisée, notamment illicite, et le public spécialisé dans le domaine de la création, afin de le guider s'agissant des démarches possibles pour la protection des oeuvres ;
- la protection des droits
L'année 2017 devrait se traduire par une effectivité accrue de la lutte contre les pratiques illicites : l'achèvement du déploiement de la réponse graduée au traitement de la totalité des saisines reçues, la prise en compte des cas de partage de multiples oeuvres contrefaites qui fera l'objet d'un suivi particulier, le renforcement de la dissuasion par une stratégie de transmission à l'autorité judiciaire systématique dans les cas les plus critiques, que ce soit sur le fondement de la négligence caractérisée ou de la contrefaçon lorsque le dossier le justifie.
b) Des modalités complexes de compensation aux fournisseurs d'accès à Internet
Les dispositions de l'article L. 34-1 du code des procédures civiles d'exécution prévoient le versement d'une compensation des surcoûts identifiables et spécifiques des prestations assurées par les opérateurs, à la demande de la Hadopi, pour la mise en oeuvre de la réponse graduée . Or, à ce jour, aucun texte réglementaire n'a été publié s'agissant de la détermination des modalités de compensation des FAI.
Par décision en date du 23 décembre 2015, le Conseil d'État a enjoint l'État de prendre les mesures réglementaires qu'implique nécessairement l'application de l'article L. 34-2 précité. À cet effet, le Gouvernement a confié, en juin 2016, une mission à l'inspection générale des finances, afin de déterminer les modalités financières que pourrait revêtir une telle compensation.
La compensation prévue à l'article L. 34-1 ne concerne que la prestation d'identification des adresse IP, qui comprend, d'une part, les demandes ordinaires (collecte en nombre et automatisée des données à partir d'un fichier électronique transmis par la Hadopi aux FAI chaque jour ouvré), et, d'autre part, les demandes complémentaires (recherche individualisée d'informations). En outre, la compensation a vocation à couvrir les seuls surcoûts spécifiques au traitement des demandes de la Hadopi . Il convient donc d'exclure les frais que les FAI devraient en tout état de cause supporter pour faire fonctionner leur système d'exploitation propre, ainsi que les frais engagés au titre de l'application d'une autre législation ou réglementation.
Or, les demandes d'indemnisation formulées par les FAI au titre des surcoûts imputables à la Hadopi s'avèrent nettement surévaluées au regard de la réalité technico-économique constatée sur des opérations d'identification entièrement automatisées.
Contrairement aux FAI qui continuent de revendiquer une tarification au nombre d'adresses IP, l'Hadopi considère , comme l'a rappelé Christian Phéline, son nouveau président, lors de son audition par votre rapporteur pour avis, que seule une logique de forfait « à la requête » (fichier unique contenant les demandes, transmis quotidiennement aux FAI et faisant l'objet d'un traitement totalement automatisé) est de nature à calibrer équitablement la compensation de la réalité des coûts supportés par les FAI.
Dans le cadre du référé relatif à la plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) en date du 25 avril 2016, la Cour des comptes recommande d'ailleurs l'adoption d'une tarification forfaitaire et unique qui s'appliquerait aux réquisitions de toutes les administrations ou autorités indépendantes concernées, dans une logique de rationalisation des dépenses de l'État. En réponse à la Cour, le Premier ministre a indiqué être favorable à l'établissement d'un « système cohérent et unique de juste rémunération, fondé, sauf exception, sur une compensation financière forfaitaire pour les FAI les plus importants ».
Si une tarification forfaitaire globale devait être retenue à l'avenir, il conviendrait de ne pas faire reposer la clé de répartition de la compensation entre les administrations ayant recours aux FAI sur le seul critère lié au volume des actes d'identification sollicités, mais bien de tenir compte du niveau respectif de complexité du système, de la régularité et de l'uniformité des demandes, des délais et de la forme des réponses attendues, qui influent significativement sur les coûts réels.
Dans l'immédiat, l'évaluation financière conduite par l'inspection générale des finances s'est limitée à la charge propre de la Hadopi et au règlement par l'État des contentieux passés avec les FAI. Une fois ses conclusions connues, un décret devrait être adopté pour fixer le montant de la compensation due pour l'année 2017. Si cette somme devait dépasser 400 000 euros, la capacité de la Hadopi de mener à bien missions légales et nouveaux projets serait mise à mal.
3. Une expertise insuffisamment mobilisée
Les usages, licites ou non, des internautes en matière de consommation des oeuvres en ligne s'ajustent rapidement aux potentialités ouvertes par le déploiement des techniques . Alors que le recours au pair-à-pair n'est plus ascendant, la généralisation du haut débit puis l'essor du très haut débit concourent à la large prédominance des sites de streaming légaux ou illégaux . Si, toutefois, les pratiques de téléchargement perdurent, c'est d'une façon croissante par l'intermédiaire des diffusions en streaming alors copiées par les utilisateurs, notamment à travers l'emploi de « convertisseurs ». Ces usages de stream ripping se développent rapidement, notamment dans le domaine de la musique, et concernent désormais plusieurs millions de consommateurs en France.
Source : Hadopi / Opinion Way - Octobre 2015
Dans ce contexte l'expertise de la Hadopi pourrait être utile au développement de voies d'action nouvelles :
- en élargissant le champ de la lutte contre la contrefaçon commerciale
La Hadopi pourrait se voir confier un rôle de suivi des actions engagées à l'initiative du ministère de la culture et de la communication selon l'approche dite « follow the money 17 ( * ) ». Ainsi, les comités de suivi des bonnes pratiques pour le respect du droit d'auteur, qui réunissent ayants droit et intermédiaires de la publicité et des moyens de paiement dans la perspective d'assécher les ressources des sites illicites, pourraient gagner à une certaine sécurisation juridique : la pleine opposabilité de la qualification comme « contrefaisants » des sites visés serait renforcée par l'intervention d'un organisme public indépendant à titre de tiers de confiance.
En outre, selon l'approche « Follow the works 18 ( * ) », le recours facilité et généralisé aux technologies de reconnaissance de contenus pourrait permettre d'éviter que les oeuvres retirées d'un site parce que signalées comme contrefaisantes ( notice and take down 19 ( * ) ) ne réapparaissent rapidement et à de nombreuses reprises. Dans le cadre de sa mission d'évaluation des expérimentations conduites dans le domaine des technologies de reconnaissance de contenus et de leur efficacité, la Hadopi pourrait utilement y contribuer ;
- en développant l'information, la sensibilisation et la protection du public par une action éducative en coopération avec les enseignants et les ayants droit et un accompagnement des consommateurs en matière d'offre légale ;
- en proposant une mesure indépendante des usages.
Les compétences développées par la Hadopi en matière d'observation des pratiques pourraient être utilisées pour l'ajustement de divers dispositifs de la politique culturelle dans le champ numérique. En particulier, l'institution pourrait apporter tout son concours à la conduite des études d'usage et à l'élaboration des barèmes qu'elles fondent en matière de rémunération pour copie privée, ainsi que l'avait proposé votre commission de la culture, de l'éducation et de la communication lors de l'examen de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine.
* 15 « La Hadopi : totem et tabou » - Rapport d'information n° 600 (2014-2015).
* 16 Pour rappel, la Hadopi ne bénéficie pas de l'application de la circulaire propre aux opérateurs sur l'application du taux de mise en réserve. En 2015, il était de 8 % aussi bien pour le fonctionnement que pour la masse salariale alors que les opérateurs se sont vus appliquer un taux moindre de 0,5 % pour la masse salariale. Cette application uniforme de 8% sur la totalité des crédits a amputé de 225 000 euros la subvention de 2015.
* 17 Suivre l'argent.
* 18 Suivre les oeuvres.
* 19 Signaler et retirer.