Jeudi 13 mars 2025

- Présidence de M. Bernard Delcros, président -

Examen du rapport d'information relatif aux premières applications de l'intelligence artificielle (IA) dans l'univers des collectivités territoriales

M. Bernard Delcros, président. - Chers collègues, je vous propose d'écouter sans tarder nos collègues Pascale Gruny et Ghislaine Senée pour la présentation très attendue de leur rapport. Je les remercie d'avoir accepté de la décaler à la suite de l'audition du ministre Rebsamen qui s'est prolongée il y a quelques jours.

Mesdames, le sujet sur lequel vous avez travaillé tout au long de l'année 2024 est d'une importance capitale. Les collectivités devront intégrer la question de l'IA, dont nous commençons à peine à mesurer les effets. Nous avons déjà constaté les bouleversements qu'a entraînés l'arrivée du numérique dans nos méthodes de travail, notre vie quotidienne et le fonctionnement des collectivités. L'IA promet des changements au moins aussi importants, voire davantage. Il est donc crucial que notre délégation y travaille pour anticiper et préparer les collectivités à cette transformation majeure.

Le 10 octobre, lors d'une table ronde en collaboration avec la délégation à la prospective, nous avons examiné l'impact de l'IA sur la vie des collectivités. Ce sujet suscite, comme toute nouveauté, des interrogations, des espoirs, mais aussi des doutes, et parfois des craintes parmi nos concitoyens.

Un sommet international sur l'IA s'est tenu à Paris début février, offrant un éclairage général sur les implications de l'IA. Il ne s'est pas concentré spécifiquement sur les collectivités. Le travail que vous avez mené va donc nous apporter des éléments précieux sur ce sujet.

Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Mon premier contact avec l'IA remonte à un débat dans l'hémicycle du Sénat, en présence du ministre Mounir Majoubi. N'ayant alors aucune connaissance en la matière, j'avais été saisie par la complexité et les implications de cette technologie. C'est précisément cette prise de conscience qui alimente mon vif intérêt pour ce sujet.

Le président le rappelait : l'IA n'est pas une évolution à venir, elle est déjà une réalité. Nos collectivités territoriales doivent impérativement être armées pour relever ce défi.

Je tiens à remercier Ghislaine Senée pour la qualité du travail que nous avons mené ensemble lors des auditions, notre précédente présidente, Françoise Gatel, qui nous avait confié cette mission, ainsi que notre président actuel, Bernard Delcros. Je remercie également l'ensemble des membres de la délégation pour la confiance qu'ils nous ont témoignée.

La création de cette mission reposait sur une intuition forte, accompagnée de nombreuses interrogations encore sans réponse : l'IA va profondément transformer nos communes, nos intercommunalités, nos départements et nos régions. Sachez que notre rapport constitue le premier travail parlementaire exclusivement consacré aux collectivités. Il offre une vision prospective et s'appuie sur de nombreux exemples concrets. Il pose des questions fondamentales : l'IA supprimera-t-elle des emplois ? Quel sera le rôle de l'humain demain au sein des collectivités ? L'utilité même des élus pourrait-elle être remise en cause ? À ces interrogations parfois sources d'inquiétude, nos conclusions apportent des éléments de réponse rassurants.

Face à l'essor rapide et massif de l'IA, ce rapport se veut un guide pratique à destination des décideurs locaux, leur fournissant des repères pour appréhender cette technologie et en exploiter les opportunités.

Il est indéniable que l'IA suscite autant de fascination que d'inquiétudes. Nous avons pu vérifier ce constat lors d'une table ronde organisée en collaboration avec la délégation à la prospective, en présence d'experts et d'une romancière de science-fiction.

Avant tout, il est essentiel de démystifier cette technologie. Nous avons fait le choix d'expérimenter nous-mêmes l'IA en produisant la synthèse de notre rapport d'information avec l'outil Delibia, principalement conçu pour générer des projets de délibérations. Cette tentative s'étant révélée infructueuse, nous avons eu recours à Mistral, dont les résultats ont toutefois nécessité un travail humain considérable. Nos administrateurs ont consacré dix heures pour compléter le document de synthèse que vous avez entre les mains. Ainsi, l'IA ne nous remplacera pas.

D'un point de vue schématique, l'IA est une machine conçue pour parvenir en un instant à une conclusion à laquelle un individu serait parvenu par sa logique et sa raison, avec du temps. Elle repose sur un principe fondamental : l'apprentissage. C'est pourquoi on parle souvent de la nécessité de « nourrir » l'IA. Son fonctionnement s'inspire du vivant, en reproduisant les mécanismes des réseaux de neurones. Trois éléments clés sont indispensables à son développement : des données, une capacité de calcul exceptionnelle et un algorithme.

La démystification de l'IA nécessitera du temps. C'est pourquoi nous formulons deux propositions à l'échelle des collectivités.

D'abord, il convient de développer des modules de sensibilisation et de formation à destination des élus et des agents. Dans certaines collectivités, l'IA est déjà utilisée sans que les élus en aient pleinement conscience. Il est donc primordial d'instaurer une culture commune autour de cette technologie.

Ensuite, il est essentiel d'associer les citoyens à l'introduction de l'IA dans les services publics locaux. Cette approche poursuit un double objectif : garantir l'acceptation citoyenne des applications de l'IA et prévenir tout risque de déshumanisation des services. À cet égard, la métropole de Montpellier-Méditerranée a ouvert la voie en instaurant une convention citoyenne sur l'IA, adossée à un comité d'experts. Les conclusions de cette convention, rendues au début de l'année dernière, ont contribué à l'élaboration d'une stratégie métropolitaine de l'IA et de la gestion des données, au service des habitants et du territoire.

Par ailleurs, de nombreuses collectivités ont d'ores et déjà levé les freins liés à cette technologie et surmonté les appréhensions initiales. De la commune de Saint-Savin, en Isère, à Paris, en passant par la communauté d'agglomération du Sicoval, en Haute-Garonne, plusieurs collectivités ont pris le tournant de l'IA. Elles exploitent cette technologie pour améliorer des politiques publiques essentielles : gestion des déchets, information des usagers, prévision des risques naturels ou encore analyse des mobilités.

En février 2024, lors d'une séance hors les murs, notre délégation a pu expérimenter Optimus, un agent conversationnel basé sur l'IA, déployé à la mairie de Plaisir, dans les Yvelines. Ce dispositif permet aux usagers de contacter le standard municipal 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, afin d'obtenir des renseignements de premier niveau. Les demandes plus complexes sont transmises à un agent standardiste. Grâce à cette innovation, le taux de perte des demandes traitées a chuté de 65 % à 8 %. Toutefois, je dois préciser que je n'ai pas eu de chance. J'ai posé une question simple d'usager, mais ma requête n'a pas été correctement traitée. Cet exemple souligne que l'IA ne remplace pas l'humain, mais intervient en complément. Les agents restent indispensables pour traiter les demandes plus complexes. Cette évolution peut valoriser leur rôle en les déchargeant des tâches les plus répétitives. C'est sous cet angle qu'il convient d'aborder et de promouvoir l'IA au sein des collectivités.

À Saint-Savin et dans la communauté d'agglomération des Portes de l'Isère, une IA développée par la start-up Leakmited contribue à l'optimisation de la ressource en eau. Son algorithme a permis d'identifier, en une seule semaine, cinq fuites, sauvant ainsi 150 mètres cubes d'eau par jour. Avant cette intervention, la commune distribuait 800 mètres cubes d'eau quotidiennement, mais n'en facturait que 600, les 200 mètres cubes restants étant perdus dans les canalisations vétustes. Grâce à cette technologie, le rendement du réseau d'eau potable est passé de 75 % à 90 %.

Dans les cantines scolaires de Nantes, un outil basé sur l'IA est également mobilisé pour lutter contre le gaspillage alimentaire. Grâce à l'analyse des séries statistiques des repas servis les années précédentes, ce dispositif anticipe, avec dix semaines d'avance, les commandes alimentaires à effectuer. Son taux de fiabilité atteint 98 %, contre 93 % pour les prévisions réalisées par les agents de la cantine.

À Nîmes, l'IA contribue également à l'anticipation des crues et à la prévention des inondations. Le projet « Hydr.IA » a permis à la ville d'établir des synergies entre le secteur public et le secteur privé, tout en limitant le coût supporté par la collectivité.

Une question revient fréquemment lorsque l'on évoque l'IA : cette nouvelle technologie va-t-elle détruire des emplois en remplaçant les agents ? Une étude menée par des élèves de l'Institut national des études territoriales (INET) à Lyon montre que les métiers les plus concernés par l'IA générative appartiennent principalement au secteur administratif. En moyenne, 82 % des tâches effectuées par les employés de bureau pourraient être réalisées, en tout ou en partie, par une IA de type ChatGPT. Les agents d'accueil et les assistants de gestion figurent parmi les professions les plus affectées.

Cependant, contrairement aux précédentes révolutions technologiques, l'IA générative touche autant les cols blancs que les cols bleus, dans la mesure où elle est capable d'accomplir des tâches cognitives complexes. Selon les estimations, environ 5 % des emplois pourraient, à terme, être assurés par une IA générative.

Toutefois, cette perspective ne doit pas être perçue comme un scénario catastrophe annonçant une disparition massive des emplois. Il convient plutôt de l'envisager comme une évolution des métiers sous l'effet de cette transformation technologique. Par exemple, la saisie de données pourrait être remplacée par des missions d'analyse approfondie des dossiers ou des informations collectées. Une telle réorientation des tâches rendrait ces professions plus enrichissantes et valorisantes.

L'essentiel est d'accompagner ce changement. Il est impératif que les agents soient informés et formés, et qu'ils ne se voient pas imposer l'utilisation de ces technologies sans préparation.

Mme Ghislaine Senée, rapporteure. - Il me semble que la démystification de l'IA constitue un enjeu fondamental, et que les différentes expériences que nous avons pu observer, qu'elles soient positives ou négatives, doivent nourrir la réflexion des décideurs. Ce sera à eux d'évaluer si l'IA a vocation à s'intégrer dans leurs services, voire à se substituer à certains agents.

Notre rapport dresse un état des lieux détaillé. Il met en lumière le fort potentiel d'amélioration des services publics locaux et les gains d'efficacité que l'IA peut apporter à nos collectivités. Toutefois, la mise en oeuvre de cette technologie exige de nombreuses précautions.

Nous avons cherché à nous placer du point de vue d'un élu local ou d'un directeur général des services qui s'interroge sur la meilleure manière d'engager sa collectivité dans un projet intégrant l'IA. La gouvernance des données constitue le premier enjeu central. L'IA nécessite une volumétrie de données considérable. Si la culture de la donnée a progressé sous l'impulsion du règlement général de protection des données (RGPD), elle demeure encore peu développée au sein de nos collectivités.

Pour réussir cette transition, il est indispensable de mettre en place une ingénierie dédiée à l'acculturation des acteurs publics à ces enjeux. Dans les collectivités d'une taille critique suffisante, que nous estimons à environ 30 000 habitants, nous recommandons la création de structures de gestion des données comparables aux services informatiques existants. Cela pourrait notamment prendre la forme d'un « chief data officer » (administrateur en chef des données), d'un réseau de référents data, d'un comité de gouvernance des données ou encore d'une direction dédiée à la gestion des données. Chaque collectivité devra bien entendu adapter ce cadre à ses propres spécificités.

En outre, afin de faciliter le partage des données à des fins d'intérêt général et d'encourager le retour d'expérience entre territoires, nous proposons la mise en place de comités territoriaux de la donnée. Ces instances permettraient de réunir et d'animer un réseau de partenaires institutionnels et privés, producteurs et consommateurs de données. J'ai pu constater lors du Forum des Interconnectés, lundi dernier, que plusieurs collectivités collaborent déjà activement dans ce domaine et partagent leurs expériences.

Enfin, à l'instar de ce que nous avons observé avec le numérique, l'IA risque d'accroître les fractures territoriales. Les collectivités les mieux dotées pourraient développer aisément des projets d'IA, tandis que les plus petites, faute de moyens, risqueraient d'en être exclues.

Pour éviter un décrochage face à l'IA, nous proposons que tout projet de développement s'appuie sur des collectivités cheffes de file. Celles-ci, grâce à leur expertise et leur capacité à piloter des projets d'envergure, pourraient entraîner avec elles d'autres communes aux moyens plus limités.

Ensuite, l'empreinte environnementale des solutions d'IA constitue une préoccupation majeure. En 2019, l'Université du Massachusetts a estimé que l'entraînement d'une IA générait une empreinte carbone équivalente à 205 trajets aller-retour Paris-New York en avion. En 2023, l'Université du Colorado a calculé que 25 requêtes adressées à ChatGPT consommaient en moyenne un demi-litre d'eau douce.

Dans cette optique, nous formulons deux propositions pour encourager une IA durable et frugale, au service des collectivités :

• intégrer l'impact environnemental parmi les critères de sélection des solutions d'IA lors de l'attribution des marchés publics ;

• créer une bibliothèque nationale des projets IA développés par les collectivités.

Cette plateforme numérique permettrait aux collectivités de recenser leurs initiatives, de consulter celles mises en oeuvre ailleurs et d'évaluer notamment leur empreinte environnementale, afin de promouvoir un développement raisonné et adapté aux besoins locaux.

Par ailleurs, la durabilité de l'IA repose également sur une approche éthique. Tout projet IA doit être précédé d'une réflexion collective sur les principes, les valeurs et les normes éthiques auxquels il devra répondre. Nous encourageons donc les collectivités à formaliser ces engagements au sein d'une charte éthique. Cette démarche permet de favoriser le débat et l'appropriation citoyenne des projets IA à l'échelle locale, et d'encadrer l'IA pour s'assurer qu'elle réponde réellement aux besoins du territoire.

Enfin, la question de l'éthique soulève rapidement celle de la sécurisation du recours à l'IA. Sur ce point, les collectivités ne partent pas de zéro. L'Union européenne a posé un cadre réglementaire avec le « Cybersecurity Act » de 2019, complété par la directive NIS II, qui vise à renforcer la cybersécurité de certaines collectivités territoriales. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) estime que 2 481 collectivités seront concernées par ces exigences.

Toutefois, un point reste à arbitrer : le délai de mise en conformité. Les associations d'élus plaident pour cinq ans, afin de limiter la charge financière et organisationnelle. L'ANSSI et la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP) préconisent trois ans pour accélérer la sécurisation des systèmes.

Si nous comprenons les contraintes pesant sur les collectivités, nous soulignons que certaines grandes entreprises profitent de cette mise en conformité obligatoire pour facturer des prestations à des tarifs excessifs. Des témoignages récents font état de pratiques abusives qui alourdissent considérablement la charge financière des collectivités.

Au-delà de ces enjeux financiers, notre rapport souligne les nombreuses vulnérabilités en matière de cybersécurité posées par l'IA. L'actualité récente l'a démontré : les collectivités territoriales ne sont pas épargnées par les cyberattaques. C'est pourquoi nous préconisons que le délai de mise en conformité soit porté à trois ans afin de permettre aux collectivités, avec le soutien de l'État et de ses opérateurs, d'appréhender pleinement les enjeux de sécurité liés à l'IA et de développer des projets pérennes et responsables.

Au terme de notre mission, nous affirmons que les collectivités territoriales n'ont pas à rougir de leur engagement dans le domaine de l'IA. Nombre d'entre elles ont su, en pionnières, s'approprier cet outil au service des politiques publiques.

Toutefois, l'heure n'est pas au triomphalisme. La période à venir sera déterminante : l'IA se généralise à un rythme soutenu, et ceux qui ne s'y engagent pas risquent de prendre un retard difficilement rattrapable. Il convient donc de trouver un équilibre délicat.

Les collectivités doivent concilier des objectifs de nature très différente : accroître l'efficacité de leurs politiques publiques tout en garantissant la protection des libertés individuelles, adapter leur organisation sans renier la place essentielle de l'humain et assurer une transition respectueuse de l'environnement. Chaque semaine, de nouveaux projets d'IA émergent au sein des collectivités. Fort heureusement, les premières réalisations se sont révélées suffisamment prometteuses pour entretenir l'espoir de voir les collectivités continuer à faire preuve d'exemplarité.

Je tiens à remercier la délégation aux collectivités territoriales, ainsi que la ministre Françoise Gatel et le président Delcros, pour leur engagement sur ce sujet particulièrement prégnant.

Dans un contexte politique en perpétuelle évolution, notre rapport, finalisé en décembre, met en évidence des enjeux qui s'accélèrent. Un point, peut-être sous-estimé, mérite aujourd'hui une attention particulière : la question de la dépendance technologique. À l'aune des tensions internationales, il est impératif d'organiser notre souveraineté en la matière.

Nous sommes convaincues que le Sénat a tout intérêt à accompagner les collectivités, qui devront inévitablement faire face à ces décisions stratégiques.

M. Bernard Delcros, président. - Je me permets d'insister sur le risque d'inégalité territoriale entre les grandes collectivités, qui auront les moyens d'anticiper et d'appréhender ces sujets, et les petites collectivités aux ressources limitées. Il ne faudrait pas reproduire la fracture numérique que nous avons connue précédemment, par manque d'anticipation.

Vous proposez qu'une collectivité joue le rôle de chef de file pour embarquer les autres. Pensez-vous que l'État a un rôle à jouer dans l'accompagnement des petites collectivités ? L'intercommunalité peut-elle fédérer les collectivités autour de cette question ?

Mme Muriel Jourda. - Je crois comprendre que l'IA n'a rien d'intelligent en soi. Il s'agit plutôt d'un calculateur géant, capable de traiter des informations plus rapidement que nous. Contrairement à une calculatrice qui présente des réponses limitées, les IA peuvent traiter des questions avec un large éventail de réponses possibles.

Il me semble que la fiabilité de ces outils dépend grandement de la façon dont on les alimente en données. Avec des données fermées et fiables, on pourrait obtenir des résultats assez précis. J'ai entendu dire que le taux d'erreur de ChatGPT augmentait, parce qu'il se nourrit entre autres des réseaux sociaux, où la fiabilité des informations n'est pas garantie. Je comprends donc que nous devons alimenter l'IA avec des données fiables pour obtenir des réponses fiables.

J'ai personnellement testé l'IA pour rédiger un discours d'inauguration d'une médiathèque. En une fraction de seconde, j'ai obtenu un discours tout à fait honorable, comparable à ce que pourrait produire un collaborateur compétent. Ce résultat soulève la question de l'évolution des emplois face à cette technologie.

Bien que cette technologie puisse entraîner des changements, nous ne devrions pas y voir un obstacle. L'histoire nous montre que les avancées technologiques ont toujours transformé le paysage professionnel, comme l'imprimerie l'a fait en son temps.

L'IA peut être extrêmement fiable si elle est alimentée par des données précises. Elle offre des résultats rapides et intéressants, à l'instar d'une calculatrice qui effectue des calculs rapides. Cependant, il est crucial de comprendre ses limites. Une formatrice nous a partagé une expérience révélatrice : elle a demandé à ChatGPT comment cueillir des oeufs de panda. Bien que nous sachions que les pandas ne pondent pas d'oeufs, l'IA a fourni une réponse détaillée, mais complètement erronée, démontrant l'importance de l'esprit critique et des connaissances de base de l'utilisateur.

Par ailleurs, je pense que les petites communes auraient intérêt à observer comment les grandes collectivités gèrent ces nouvelles technologies. Les systèmes s'améliorent rapidement, et il pourrait être judicieux d'attendre que des solutions éprouvées et efficaces émergent avant de s'équiper.

M. Bernard Delcros, président. - Tous les progrès techniques génèrent des évolutions d'emploi. Il faut les anticiper plutôt que lutter contre elles, de façon à gommer un maximum d'effets négatifs et à mettre en avant des aspects positifs.

Mme Anne-Catherine Loisier. - L'IA est d'ores et déjà omniprésente. La véritable question réside dans la place qu'elle occupera au cours des prochaines années et dans les moyens à mettre en oeuvre pour accompagner les collectivités, en particulier les plus isolées, dans son adoption.

En Côte-d'Or, le conseil départemental s'investit pleinement dans le développement du numérique et des outils technologiques associés. Cet échelon administratif me semble particulièrement pertinent pour traiter ces enjeux. Actuellement, le département procède au déploiement de centres de données afin d'assurer un stockage souverain des informations communales. Par ailleurs, une équipe spécialisée au sein des services techniques accompagne activement les municipalités dans l'intégration de ces nouvelles technologies.

J'observe que de nombreuses communes du département ont d'ores et déjà recours à l'IA afin de rédiger les comptes rendus de séance. Ces usages, accessibles et maîtrisables, ne soulèvent pas de difficultés d'interprétation majeures, dans la mesure où ils ne nécessitent ni analyse de données complexe, ni démarche prospective.

L'essentiel demeure de progresser avec l'appui d'experts maîtrisant ces technologies, afin d'en encadrer les usages et d'éviter toute dérive à l'avenir.

Mme Nadine Bellurot. - Cette technologie est intrinsèquement alimentée par l'humain. Son intervention demeure indispensable à chaque étape du processus. Il est indéniable que toute innovation technologique génère de nouveaux emplois, mais entraîne également des suppressions de postes, induisant ainsi une nécessaire réorganisation de notre tissu socio-économique.

Il est donc primordial que les individus bénéficient d'une formation adaptée et acquièrent les compétences requises. L'exemple mentionné précédemment, concernant la cueillette des oeufs de panda, illustre parfaitement le risque qu'une absence d'intervention humaine puisse conduire à la production et à la diffusion d'informations erronées, susceptibles d'être prises pour des réalités. L'humain doit rester au coeur de cette transformation. Il doit donc disposer de moyens intellectuels, pratiques et critiques pour interagir avec ces intelligences artificielles. Faute de quoi, nous courons le risque d'une société déshumanisée et altérée dans sa perception du réel.

L'IA est d'ores et déjà utilisée par nos collectivités dans de nombreux domaines. Les professions juridiques disposent aujourd'hui d'outils d'IA, capables de fournir instantanément des références jurisprudentielles. Dans ce contexte, qu'adviendra-t-il des assistants ? Pour autant, l'expertise de l'avocat demeure indispensable pour sélectionner, interpréter et exploiter ces informations dans le cadre d'une plaidoirie.

Il convient également de souligner le coût substantiel de ces technologies pour les collectivités et les entreprises, celles-ci devant faire face à des besoins constants de mises à jour et de renouvellement des applications.

M. Lucien Stanzione. - Bien que généralement attiré par les nouvelles technologies, je me trouve curieusement réticent face à l'IA. Pascale Gruny a évoqué la possibilité pour les communes d'offrir des informations par téléphone le week-end grâce à des systèmes automatisés. Ce dispositif me préoccupe. Nous avons tous déjà éprouvé la frustration de devoir naviguer à travers des menus téléphoniques interminables, sans jamais parvenir à échanger avec un interlocuteur humain. Ce phénomène risque de s'intensifier. Ma préoccupation majeure concerne l'impact d'une telle transition sur nos usagers, en particulier ceux qui ne disposent ni des moyens, ni des compétences nécessaires pour interagir avec des dispositifs technologiques avancés, notamment les personnes âgées.

Je m'interroge donc : comment assurer l'évolution de nos services tout en garantissant leur accessibilité pour tous ?

M. Jean-Jacques Lozach. - Vous avez mentionné la nécessité d'une appropriation citoyenne de l'IA. Avez-vous connaissance de territoires au sein desquels des actions de formation et de sensibilisation ont été mises en place à destination des usagers, via des tiers-lieux ou des maisons France Services ?

M. Hervé Reynaud. - Je souhaiterais aborder cette question sous l'angle des services publics. Il me semble essentiel de préciser les termes du débat. Parlons-nous d'une intelligence augmentée susceptible d'apporter un soutien même aux plus petites communes, notamment pour pallier la pénurie de secrétaires de mairie ? Une telle innovation pourrait renforcer leur capacité à répondre aux attentes des administrés.

Je partage les préoccupations exprimées quant aux difficultés d'accès à certains services publics, en particulier par téléphone, qui engendrent des inégalités parmi les usagers.

Par ailleurs, j'ai été surpris d'apprendre que certains de nos collègues ont déjà recours à des logiciels d'IA pour générer des discours prêts à l'emploi. Une telle pratique soulève des interrogations quant au risque d'appauvrissement du débat démocratique et à la question de l'authenticité dans nos échanges politiques.

Il me semble donc primordial de fixer une limite claire : l'IA doit demeurer un outil au service de l'information et de l'amélioration des services publics, sans jamais se substituer à l'intelligence humaine.

Mme Corinne Féret. - Ce rapport de qualité soulève des questions essentielles, dépassant les clivages générationnels et interrogeant la nature même de la société que nous souhaitons bâtir pour l'avenir.

Il est primordial de rappeler que l'humain demeure au coeur du processus. Les données traitées par l'IA ont été saisies par des hommes et des femmes. La machine, en tant que telle, ne peut rien inventer, bien qu'elle puisse parfois produire des résultats ubuesques.

L'IA constitue une avancée majeure dans l'amélioration de nos pratiques, mais son déploiement ne saurait se faire au détriment des usagers. Son objectif premier doit viser à renforcer la relation entre nos concitoyens et l'administration, quel que soit le niveau de collectivité concerné.

Dans cette perspective, je m'interroge sur la place que pourraient occuper les maisons France Services dans ce processus. Nous en comptons plus de quarante dans le Calvados. Ces structures pourraient jouer un rôle d'interface entre les citoyens, l'administration dans son ensemble et l'usage de l'IA, contribuant ainsi à en démocratiser l'accès et à en faciliter la compréhension.

Enfin, il me semble essentiel de souligner l'importance de l'éducation à l'IA dès le plus jeune âge, notamment dans les collèges. Les jeunes générations sont déjà sensibilisées à ces enjeux à travers des heures dédiées à la découverte et à l'appropriation de ces technologies. Cette démarche est porteuse d'espoir.

M. Pierre-Jean Rochette. - J'ai particulièrement apprécié l'analogie établie entre l'IA et la calculatrice. En effet, il s'agit d'un outil dont nous devons nous accommoder, car il s'inscrit désormais durablement dans notre environnement. Il pourrait constituer un appui précieux pour les petites communes sur de nombreux sujets.

Cependant, je souhaiterais ouvrir une parenthèse sur une question connexe : l'impact potentiel de l'IA sur la natalité dans les années à venir. Il s'agit d'un risque avéré, particulièrement observable dans certains pays asiatiques, où l'essor de l'IA et de la robotique contribue à un isolement social croissant et à une diminution des taux de natalité.

S'agissant des collectivités territoriales, il me semble primordial d'orienter notre réflexion vers l'encadrement des usages de l'IA. Il convient de définir avec précision les services susceptibles d'être proposés à la population par le biais de ces technologies, tout en demeurant particulièrement vigilants face aux éditeurs de logiciels, parfois étrangers, qui pourraient être tentés d'aspirer les données, dont nous ne saurions rien des détenteurs finaux. Notre souveraineté numérique serait alors compromise.

Dans cette optique, je suggère que l'État joue un rôle de soutien auprès des collectivités territoriales, en leur fournissant des recommandations sur les usages pertinents de l'IA et en encadrant strictement la commercialisation de ces solutions.

À cet égard, Mistral pourrait constituer un partenaire stratégique. Cette entreprise pourrait fournir aux collectivités un outil garantissant un contrôle effectif sur leurs données, prévenant ainsi toute dispersion incontrôlée d'informations sensibles.

M. François Bonhomme. - Nous avons tendance à considérer l'IA comme un simple outil dont nous conserverions l'entière maîtrise. Toutefois, il me semble essentiel de nous interroger sur notre rapport à la connaissance et sur les facilités qu'offrent les technologies actuelles.

Nous faisons face à un risque d'externalisation de nos capacités cognitives, notamment pour les nouvelles générations qui auront grandi dans un environnement où ces outils sont omniprésents. Les personnes nées après 2010, appelées à exercer des responsabilités dans un avenir proche, évoluent dans un univers entièrement numérisé, ce qui pourrait, à terme, appauvrir la qualité du débat public. Olivier Babeau, dans son ouvrage « L'ère de la flemme », évoque l'émergence de générations qualifiées de « paresseuses » - non pour les stigmatiser, mais pour mettre en évidence l'impact de cette hyper-dépendance aux outils numériques sur nos modes de pensée et d'apprentissage.

S'agissant des collectivités locales, nous reconnaissons les bénéfices que l'IA peut apporter, tant pour l'exécution de tâches répétitives que pour des missions plus complexes. Toutefois, il nous appartient de réfléchir aux implications d'un tel changement sur notre rapport au monde et sur la société que nous souhaitons bâtir.

Il y a quelques années, les collectivités locales ont promu le « totem technologique » comme un symbole de modernité, notamment en l'introduisant au sein de nos établissements scolaires. Nous nous demandons aujourd'hui comment l'en faire sortir.

Mme Catherine Belrhiti. - Ma principale préoccupation porte sur la protection des données. Nous venons de publier un texte visant à renforcer la sécurité et la résilience de nos infrastructures en matière de cybersécurité. Il s'agit d'un enjeu crucial, car l'ensemble de nos données pourrait potentiellement être exposé à des risques d'intrusion.

De la même manière que nous avons exprimé des inquiétudes quant à la vulnérabilité de nos établissements hospitaliers face aux cyberattaques, nos collectivités pourraient elles aussi être mises en danger. Il est donc impératif d'anticiper ces menaces et d'adopter des mesures rigoureuses pour garantir la protection de nos systèmes d'information.

M. Bernard Delcros, président. - Merci beaucoup pour toutes vos questions et interventions sur ce sujet qui nous interroge tous. Merci, également, à ceux qui ont testé les outils d'IA. Il serait d'ailleurs intéressant de prévoir une séance dédiée à ces applicatifs, afin de sensibiliser tous les membres de la délégation.

Mme Pascale Gruny, rapporteur. - S'agissant du rôle de l'État, nous avons proposé la mise en place d'une plateforme permettant d'identifier les différentes solutions d'IA et d'orienter les acteurs vers des outils plus ou moins reconnus. Cette question est particulièrement préoccupante pour les petites communes, qui disposent de moyens limités et dont les secrétaires de mairie utilisent parfois ces outils sans encadrement, exposant ainsi leur collectivité à d'éventuels risques. La protection des données constitue donc un enjeu fondamental, d'autant plus lorsque ces usages se développent à l'insu des élus.

Par ailleurs, il arrive qu'une collectivité achète une solution, mais que son éditeur soit finalement contraint de fermer, affectant la pérennité de l'outil. Le partage d'expérience est essentiel dans ce cadre.

À cet égard, l'initiative portée par Xavier Bertrand dans les Hauts-de-France, visant à développer une zone dédiée aux data centers autour de Cambrai, est une piste intéressante. Il convient d'assurer aux collectivités une certaine autonomie tout en leur offrant un cadre structurant.

L'impact de l'IA sur l'éducation nationale doit également être suivi. Cette technologie modifie profondément notre rapport à la connaissance, ce qui impose de renforcer dès le plus jeune âge l'esprit critique et les capacités de synthèse.

Par ailleurs, ces outils pourraient constituer un levier d'optimisation pour les secrétaires de mairie en leur permettant de consacrer davantage de temps aux missions relationnelles auprès des administrés.

La cybersécurité demeure un enjeu primordial, indépendamment de l'IA. Il serait pertinent d'organiser une coopération à l'échelle des collectivités afin de favoriser le partage des bonnes pratiques et de mutualiser les efforts en matière de protection des systèmes d'information.

Enfin, la question de l'éthique est centrale, en particulier dans des domaines tels que la vidéoprotection, où l'IA est de plus en plus sollicitée. L'exemple de la convention citoyenne de Montpellier a, à cet égard, apporté des enseignements précieux.

Mme Ghislaine Senée, rapporteure. - La France est en pointe sur le développement de l'IA, comme l'a confirmé Mistral. L'État, en coopération avec ses services, structure son déploiement, tandis que des acteurs comme France Services oeuvrent à la réduction de la fracture numérique.

Dans mon département, une présentation de France Services a mis en évidence sa capacité à accompagner les citoyens grâce à ces outils. L'expérience des serveurs vocaux a montré des échanges fluides, avec un taux de résolution de 84 %, les demandes portant souvent sur des questions simples comme les horaires de la mairie. Lorsque le chatbot ne peut répondre, il oriente l'usager vers un agent humain.

Il est essentiel de démystifier ces technologies, qui relèvent davantage de l'information que d'une véritable intelligence. Elles offrent un gain de temps considérable en automatisant des tâches répétitives, comme l'enregistrement des dossiers scolaires. Plusieurs communes, à l'image de Montpellier, ont d'ailleurs organisé des conventions citoyennes pour en favoriser l'appropriation et en fixer les limites acceptables.

Sur le plan réglementaire, des services de l'État tels qu'Ecolab ou l'Inspection générale de l'environnement et du développement durable (IGEDD) ont déjà travaillé sur l'empreinte environnementale de ces outils. L'Union européenne a également établi un cadre législatif rigoureux avec cinq lois encadrant l'IA et l'utilisation des données : la loi « Data Governance Act » (accès aux données), le « Data Act » (propriété des données), le « Digital Services Act » (régulation de l'espace numérique), le « Digital Markets Act » (règles économiques) et l' « IA Act », qui fixe des obligations en fonction des risques. Il est crucial de défendre ce cadre, malgré les contraintes qu'il implique.

Les collectivités abordent ces enjeux avec maturité. Un accompagnement adapté, notamment via des bibliothèques nationales et des comités territoriaux, permettra de tirer parti de ces avancées tout en évitant une fracture numérique.

Si des inquiétudes demeurent, notamment sur l'impact de l'IA vis-à-vis de la paresse, il ne fait aucun doute que ces technologies transformeront notre société, pour le meilleur, je l'espère.

M. Bernard Delcros, président. - Merci pour ce travail très intéressant. Nous sommes aux prémices d'une nouvelle aventure, qui méritera d'être suivie.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Le département de la Côte d'Or a créé ses propres centres de données. Il serait très instructif de découvrir comment les collectivités les plus innovantes se sont engagées dans cette voie, à l'occasion d'une table ronde.

M. Bernard Delcros, président. - En effet. Je vous propose de procéder au vote relatif à ce rapport.

Les recommandations sont adoptées.

La délégation adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

M. Bernard Delcros, président. - Le rapport recueille un vote favorable unanime.

Le 17 mars, Loïc Hervé organise une table ronde sur les sports et la coopération décentralisée. L'un de vous pourrait-il représenter notre délégation ? Nous verrons comment nous pouvons être représentés.

Audition de M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes, accompagné de Jean-Pierre Viola, président de section à la 4ème chambre, conseiller maître, s'agissant du rapport remis à la commission des finances de l'Assemblée nationale sur le sujet de la déterritorialisation de l'impôt

M. Bernard Delcros, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir messieurs Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes, et Jean-Pierre Viola, président de section. Ils nous présenteront leur enquête relative à l'évolution de la répartition des impôts locaux entre ménages et entreprises, ainsi qu'à la déterritorialisation de la fiscalité.

Cette enquête a été menée à la demande de la commission des finances de l'Assemblée nationale, à laquelle ont été présentées ces conclusions le 15 janvier dernier. La fiscalité locale a toujours connu des évolutions - créations, suppressions, dégrèvements, exonérations -, mais les bouleversements récents ont été d'une ampleur singulière, tant pour les ménages que pour les entreprises. Parmi ces changements majeurs, on peut citer la suppression de la taxe d'habitation pour les ménages ou la réduction de moitié de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) pour les entreprises, sans oublier les ajustements concernant les bases des locaux industriels.

Votre enquête met en lumière les conséquences de ces évolutions pour les entreprises, les ménages, l'État et les collectivités locales, ainsi que pour les finances publiques dans leur ensemble. Ces questions sont au coeur des préoccupations du Sénat. Elles affectent directement l'autonomie fiscale et financière des collectivités, déterminant ainsi leurs ressources et leur capacité à répondre aux besoins de l'action publique locale. À cet égard, je distingue clairement autonomie fiscale et autonomie financière. Je suis particulièrement attaché à cette dernière, car tous les territoires ne disposent pas du même potentiel économique.

Nous sommes également attentifs aux effets de la déterritorialisation de la fiscalité, notamment à la disparition du lien contributif entre les habitants non propriétaires et leurs communes.

M. Christian Charpy, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes. - Ce rapport constitue un bilan des cinq dernières années de réforme des impôts locaux. Commandé par la commission des finances de l'Assemblée nationale, il porte sur les trois grandes réformes fiscales mises en oeuvre ces dernières années : la suppression progressive de la taxe d'habitation sur les résidences principales (THRP) entre 2018 et 2023, la suppression partielle de la CVAE engagée dès 2021 - dont la part résiduelle, désormais affectée à l'État, pourrait être amenée à disparaître si la situation des finances publiques le permet - ainsi que, en 2021, la réduction de moitié des bases des locaux industriels soumis à la cotisation foncière des entreprises (CFE) et à la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB).

Notre enquête, qui couvre la période 2017-2023, n'intègre pas encore les données de 2024, celles-ci n'étant pas définitivement consolidées. Nous envisagerons de les actualiser dans le rapport sur les finances publiques locales (FIPULO), dont la publication est prévue en juin. Par ailleurs, nous n'avons pas pris en compte les effets de la loi de finances initiale pour 2025, désormais adoptée.

Un premier constat s'impose : ces réformes, qui n'ont pas été conçues en fonction des préoccupations spécifiques des collectivités locales, mais dans une logique plus large de politique économique, ont généré des gains substantiels pour les ménages et les entreprises. Ainsi, la charge fiscale locale, qui représentait 115 milliards d'euros en 2017 (soit 5 % du PIB), s'établissait à 99,8 milliards d'euros en 2023 (soit 3,5 % du PIB).

Dans le détail, cette réforme s'est traduite par une diminution de 19 milliards d'euros de la THRP, de 15 milliards d'euros de CVAE et de 4,3 milliards d'euros des taxes pesant sur les locaux industriels, soit une baisse totale de 38 milliards d'euros des impôts locaux.

Toutefois, cette évolution n'a pas modifié l'équilibre global de la répartition de la charge fiscale locale entre ménages (56 %) et entreprises (44 %), inchangée depuis 2017.

S'agissant plus spécifiquement des ménages, il convient de rappeler que, bien que regrettée par certains aujourd'hui, la taxe d'habitation présentait de nombreux défauts. Elle était perçue comme un impôt injuste, en raison de bases obsolètes, déconnectées des loyers réels, et d'un classement des biens datant de 1970. Cet impôt n'était ni moderne, ni vraiment juste.

Par ailleurs, en raison des exonérations, dégrèvements et plafonnements, 25 % de la charge de la THRP reposait en réalité sur l'État. En effet, environ 5,1 millions de foyers fiscaux sur près de 30 millions en étaient totalement exonérés, tandis que 9 millions de foyers bénéficiaient d'un plafonnement limitant leur impôt à 3,44 % de leur revenu fiscal de référence. Ainsi, au total, près de 14 millions de foyers - soit près de la moitié - étaient exonérés ou partiellement dégrevés.

La suppression de la THRP a représenté un gain de 18,9 milliards d'euros pour les ménages, soit environ 1,1 % de leur revenu disponible, répondant ainsi à l'objectif initial d'augmentation du pouvoir d'achat. Toutefois, les ménages aux revenus les plus modestes, déjà exonérés ou bénéficiant d'un dégrèvement, n'ont pas perçu d'avantage direct, tandis que les foyers les plus aisés, qui acquittaient pleinement cet impôt, ont bénéficié d'un allègement conséquent. Cette dimension anti-redistributive a été particulièrement marquée lors de la dernière phase de suppression, qui concernait les 20 % des ménages les plus aisés et a représenté un coût budgétaire élevé.

S'agissant des impôts de production, la CVAE faisait l'objet de critiques, mais elle était néanmoins perçue comme moins problématique que la taxe professionnelle. Celle-ci avait suscité de vives contestations. Toutefois, cet impôt pesait sur les coûts des entreprises et introduisait des distorsions entre elles en raison de son barème progressif, établi en fonction du chiffre d'affaires. De plus, il était partiellement pris en charge par l'État : en 2020, un peu moins d'un quart de son montant était couvert, soit par le mécanisme de dégrèvement barémique, soit par le plafonnement du cumul CFE-CVAE en fonction de la valeur ajoutée.

Les bases de la CFE et de la TFPB correspondaient quant à elles aux valeurs brutes inscrites au bilan des entreprises, sans prise en compte des amortissements, une approche économiquement discutable. En raison de l'incapacité à appliquer aux locaux industriels les modalités de révision des bases adoptées pour les locaux professionnels en 2017, celles-ci ont été réduites de moitié en 2021.

Ces deux mesures combinées ont généré un impact significatif sur la rentabilité des entreprises. On estime qu'elles ont contribué à une hausse de 2,4 points de l'excédent brut d'exploitation (EBE), dont 1,5 point imputable à la CVAE et 0,9 point à la CFE.

En revanche, il est plus difficile d'évaluer si cette réduction de la fiscalité, et l'augmentation corrélative de l'EBE, ont eu un effet sur l'investissement et, à terme, sur l'emploi. Selon le célèbre théorème de Schmidt, « les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain ». Nous n'avons pas été en mesure de le vérifier.

S'agissant maintenant de l'impact sur les finances publiques, il convient de souligner le coût particulièrement élevé de ces réformes. En effet, si ces mesures ont entraîné la suppression de recettes pour les collectivités locales, elles ont été compensées par des affectations de recettes de l'État, principalement via la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), en plus du transfert aux communes de la taxe foncière sur les propriétés bâties.

En 2023, environ 52 milliards d'euros de TVA ont été affectés aux collectivités locales, dont 47 milliards au titre de la compensation des pertes de recettes fiscales, soit 25,5 % des recettes de TVA. Plus largement, il est important de noter qu'aujourd'hui, l'État est devenu l'affectataire minoritaire de la TVA, celle-ci étant désormais principalement allouée aux collectivités locales et à la protection sociale.

Par ailleurs, pour compenser la réduction de moitié des bases des locaux industriels, un nouveau prélèvement sur les recettes de l'État a été instauré. Globalement, nous estimons que la compensation a été globalement favorable aux collectivités locales. En 2022, nous avons évalué ce gain à environ 4,3 milliards d'euros pour la THRP, et 1,1 milliard d'euros pour la CVAE, principalement grâce à la forte dynamique de la TVA en 2021 et 2022. Ce calcul repose sur l'hypothèse d'une stabilité des taux d'imposition, ce qui n'aurait probablement pas été le cas. Ce gain s'est réduit en 2023, en raison du ralentissement de la croissance des recettes de TVA. La question se pose désormais pour 2025, en raison de la mise en place d'un gel de la TVA.

Si celui-ci était levé en 2026, le dispositif actuel, qui permet de bénéficier des recettes de TVA dès l'année N en fonction des effets prix et volume, pourrait théoriquement s'avérer plus favorable que le précédent. En effet, auparavant, la revalorisation des bases fiscales ne s'appliquait qu'à partir de l'année N+1.

Dans l'ensemble, la compensation par l'État des pertes de recettes engendrées par ces réformes a représenté un coût considérable, estimé à 38,5 milliards d'euros en 2023. Ce chiffre, validé par la Cour des comptes et non contesté, se décompose en deux éléments :

• 34,7 milliards d'euros au titre de la compensation des pertes de recettes des collectivités locales, après prise en compte des effets de retour favorables à l'État ;

• 3,8 milliards d'euros liés à la suppression de la redevance audiovisuelle, qui était prélevée conjointement avec la THRP.

Ces 38,5 milliards d'euros représentent 25 % du déficit public de 2023, et près de 50 % de la hausse du déficit entre 2017 et 2023. En définitive, bien que l'État ait assuré la compensation des recettes perdues pour les collectivités locales, ce financement a reposé essentiellement sur l'endettement.

Un troisième axe d'analyse porte sur l'impact de ces réformes sur les collectivités locales, en particulier sur leurs pouvoirs fiscaux et sur la territorialisation de l'impôt.

L'analyse montre que l'impact pour les régions a été limité. En effet, leur pouvoir fiscal était déjà restreint, représentant environ 10 % de leurs recettes. Les principales sources fiscales restantes sont la taxe d'immatriculation des véhicules et la modulation de la fraction Grenelle de la taxe sur les produits énergétiques. Ces impôts, peu dynamiques, n'ont pas été significativement affectés par les réformes fiscales récentes.

En revanche, pour les départements, l'impact a été beaucoup plus marqué. Avec la suppression de la taxe foncière sur les propriétés bâties, leur pouvoir fiscal est désormais quasi inexistant. Leur principale source de fiscalité directe repose sur les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), qui étaient jusqu'en 2024 plafonnés à 4,5 %. Tous les départements, à l'exception de trois, appliquaient déjà ce taux maximal. La loi de finances initiale pour 2025 a toutefois introduit une possibilité d'augmentation de 0,5 point supplémentaire. Malgré cette marge de manoeuvre, le pouvoir fiscal des départements reste globalement limité.

Ensuite, ces réformes n'ont pas eu d'impact négatif sur le pouvoir fiscal des blocs communaux, puisqu'ils ont récupéré la gestion de la TFPB. Ce transfert leur confère une autonomie fiscale significative. Actuellement, 46,6 % des impôts perçus par les communes et intercommunalités sont placés sous leur contrôle direct. En intégrant les recettes tarifaires, ce pouvoir financier s'élève à 55 %.

Enfin, l'évolution des différents impôts entre 2017 et 2023 montre des tendances relativement stables, bien que des ajustements aient été observés selon les catégories de collectivités.

Si l'on neutralise l'effet du transfert de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB) au bloc communal en 2021, on constate que, sur l'ensemble de la période, les taux des impôts locaux ont globalement augmenté.

Un deuxième point d'analyse porte sur la territorialisation des recettes locales, c'est-à-dire le lien entre l'impôt prélevé et l'activité économique du territoire concerné. Sur l'ensemble de la période étudiée, cette territorialisation a diminué. Pour les régions, elle est passée de 50 % à 12,1 %, principalement en raison de la suppression de la part régionale de la CVAE en 2021. Pour les départements, la part des impôts liés au territoire est passée de 50 % à 20 %, du fait de la réaffectation de la TFPB et de la suppression de la part départementale de la CVAE. Pour le bloc communal, la baisse est moins marquée, mais reste significative, avec une diminution d'environ deux tiers à un peu plus de la moitié, conséquence de la suppression de la part de la CVAE qui leur était affectée et de la disparition de la THRP, non compensée par une réaffectation départementale de la TFPB.

Cette déterritorialisation de l'impôt génère plusieurs conséquences, dont la disparition du lien contributif entre les ménages et les communes

L'une des principales critiques formulées par les associations d'élus concerne la suppression de la contribution des locataires de résidences principales au financement des charges communales. En effet, ceux-ci ne paient plus de taxe d'habitation, ce qui remet en cause le lien direct entre les habitants et les finances locales.

Toutefois, cette critique doit être nuancée. Avant la suppression de la taxe d'habitation, plus de 5 millions de personnes en étaient déjà exonérées. Si l'on prend en compte les divers mécanismes de dégrèvement, environ la moitié des ménages fiscaux ne contribuaient pas pleinement aux finances communales. De plus, la proportion de locataires varie fortement selon les communes. Dans 83 % des communes, au moins 70 % des résidences principales sont occupées par leurs propriétaires. Les communes urbaines comptent une plus forte proportion de locataires, contrairement aux petites communes où la propriété est plus répandue.

Cette déterritorialisation de l'impôt occasionne également une moindre incitation à la construction de logements. Avec la disparition de la taxe d'habitation, l'accueil de nouveaux locataires représente un enjeu moindre pour les communes, puisqu'il n'apporte pas de recettes fiscales supplémentaires. De plus, la construction de logements sociaux est en partie exonérée de TFPB pendant une longue période, ce qui limite encore l'impact fiscal pour les collectivités.

Enfin, la suppression des liens fiscaux entre les entreprises et les régions ou départements pourrait réduire l'intérêt de ces collectivités à soutenir le développement économique, notamment en accueillant des entreprises industrielles, parfois perçues comme plus polluantes. Ce phénomène pourrait peser sur la dynamique locale, bien que d'autres facteurs puissent continuer à inciter les collectivités à favoriser l'activité économique sur leur territoire.

Dans ce rapport, un ensemble de recommandations a été formulé, sans pour autant proposer une refonte majeure de la fiscalité locale. En particulier, il n'a pas été envisagé de recréer un impôt résidentiel. Nous estimons d'ailleurs qu'un retour en arrière serait difficile à mettre en oeuvre.

Deux grandes orientations ont cependant été mises en avant :

• adapter la fiscalité foncière aux réalités économiques régionales, notamment en maintenant et en faisant évoluer la réforme des bases des locaux professionnels sur le long terme ;

• réviser les bases locatives des locaux d'habitation, qui restent aujourd'hui obsolètes et figées à un état ancien, alors même qu'elles déterminent les impôts fonciers. Il est impératif d'engager cette mise à jour, bien que l'administration ait souvent hésité à le faire.

La réforme fiscale a conduit à un remplacement des impôts locaux par des affectations de recettes nationales, établies à l'euro pour compenser les pertes. Ce système a figé des situations anciennes, sans prise en compte des évolutions démographiques et économiques des territoires. Une collectivité en déclin démographique continuera de recevoir le même montant d'impôts locaux, même si ses besoins diminuent. À l'inverse, une collectivité en croissance démographique ne verra pas ses ressources fiscales augmenter, malgré des charges accrues.

Ce modèle apparaît donc peu adapté aux réalités locales et appelle à une refonte progressive des critères d'attribution des ressources.

Pour répondre à ces défis, nous recommandons de répartir les ressources de TVA transférées en fonction de la richesse relative par habitant des collectivités, sur la base d'un nombre limité de critères. Cette transition devra être progressive afin d'éviter des écarts trop brutaux entre collectivités. Nous pourrions engager la même réflexion sur la DGF.

M. Bernard Delcros, président. - Vous avez souligné que, pour les communes, ces réformes ont finalement eu peu d'incidence, puisqu'elles ont récupéré la taxe foncière 2024 sur les propriétés bâties (TFPB) des départements. Elles ont ainsi conservé leur autonomie fiscale et leur capacité à agir sur les taux d'imposition.

Toutefois, afin qu'aucune commune ne subisse de pertes, un coefficient correcteur a été appliqué. Cette mesure a eu pour conséquence de distendre le lien entre l'impôt et le territoire, car les recettes de la taxe foncière sur les propriétés bâties versées par les habitants d'une commune peuvent désormais alimenter celles d'une autre. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

S'agissant des départements et des intercommunalités, la suppression de la THFB a été compensée par l'attribution d'une fraction de la TVA. Ce mécanisme a conduit à une perte d'autonomie fiscale pour ces collectivités, tout en leur assurant une ressource dynamique jusqu'en 2025.

Vous avez mentionné un montant de 18,9 milliards d'euros au moment de la suppression de la taxe d'habitation sur les résidences principales (THRP). Si elle avait été maintenue, quelle aurait été son évolution ? Par ailleurs, la suppression de cet impôt, combinée à l'allègement de la fiscalité pesant sur les entreprises, a-t-elle eu un impact sur les recettes de l'État, les investissements des entreprises ou la consommation des ménages ?

Mme Céline Brulin. -Le bilan présenté apparaît assez préoccupant : la suppression de la taxe d'habitation a représenté 25 % du déficit public en 2023 et 50 % de sa progression. Par ailleurs, l'impact ressenti par la population en matière de pouvoir d'achat semble nul. En effet, près de la moitié des ménages n'étaient pas assujettis à la taxe d'habitation. De plus, cette suppression a coïncidé avec une forte inflation, qui en a largement annulé les effets potentiels sur le pouvoir d'achat.

Il est vrai que la taxe d'habitation sur les résidences principales était imparfaite. Toutefois, son remplacement par un financement via la TVA semble encore moins équitable, dans la mesure où cet impôt pèse de manière identique sur tous les ménages, quelles que soient leurs ressources.

Par ailleurs, la déterritorialisation de la fiscalité pourrait se justifier si elle permettait une meilleure correction des inégalités territoriales. Or, à l'exception d'un effet lié aux dynamiques démographiques, je peine à identifier un réel mécanisme de redistribution au bénéfice des territoires en difficulté. Disposez-vous d'éléments précis sur ce point ?

Enfin, cette évolution contribue à une dépendance croissante des collectivités à l'égard de l'État, ce qui me semble poser un véritable enjeu démocratique. Jusqu'à présent, les élections locales, notamment municipales, mobilisaient fortement les citoyens. Or, on observe aujourd'hui un phénomène de désengagement qui tend à s'aligner sur celui des autres scrutins. Cette perte d'autonomie des collectivités, qui limite leur capacité d'action et de différenciation dans les projets qu'elles portent, pourrait accentuer cette tendance.

M. Bernard Delcros, président. - Vous évoquez l'idée de répartir les ressources de TVA en fonction de la richesse relative par habitant. Remplacer un impôt local par une fraction d'un impôt national présente certes des inconvénients, mais introduit également, dans une certaine mesure, un effet peréquateur. J'aimerais donc mieux comprendre les modalités et les objectifs de cette proposition.

M. Hervé Reynaud. - L'impôt sur le revenu, tout comme l'impôt local, comportait une dimension de territorialité. Au cours de votre analyse financière, avez-vous mené une réflexion sur cette question ? En tant qu'élus locaux, nous sommes souvent interpellés sur ce sujet : « Monsieur le maire, je paie des impôts, je dois donc avoir accès à certains services ». Pensez-vous qu'il existe, à cet égard, une forme de rupture démocratique ?

Par ailleurs, la substitution d'un impôt local par un financement national introduit mécaniquement une péréquation. Mais cette dernière ne risque-t-elle pas de générer de nouvelles inégalités territoriales qui n'existaient pas auparavant ?

Enfin, au-delà de la seule autonomie fiscale, n'assiste-t-on pas également à une perte d'autonomie de gestion et de libre administration des collectivités ? Avez-vous pris en compte ces dimensions dans votre analyse et votre état des lieux financiers ?

M. Christian Charpy. - Il est vrai que la perception des baisses d'impôts est souvent moindre que celle des hausses. D'une manière générale, les augmentations fiscales marquent davantage les esprits, tandis que les réductions sont rapidement oubliées, y compris par les gouvernements eux-mêmes. De surcroît, ces effets ont été largement atténués par la crise sanitaire, suivie de la crise inflationniste et énergétique.

Par ailleurs, la dynamique de la taxe foncière a contribué à cet effacement. En 2022, l'augmentation des bases fiscales a été particulièrement marquée, et la tendance s'est poursuivie en 2023. Cette évolution a conduit à une hausse significative de l'impôt restant, renforçant l'impression d'absence d'allègement fiscal.

Ensuite, la compensation des impôts locaux par des recettes fiscales nationales, à l'euro près, ne produit aucun effet peréquateur, puisqu'elle fige les situations existantes. Contrairement à une idée parfois avancée, remplacer un impôt local par une part d'impôt national ne génère pas mécaniquement de péréquation. Certes, certains dispositifs ont occasionné un impact, notamment sur les départements ou la CVAE, mais la suppression d'une partie de ces prélèvements a réduit cet effet correcteur.

C'est pourquoi nous estimons qu'il est essentiel d'évoluer vers un système qui, au-delà de la simple compensation des pertes passées, vise à réduire les inégalités à l'avenir. Toutefois, deux obstacles majeurs se posent. Le premier tient à la position des élus locaux et de leurs associations, qui revendiquent une compensation intégrale des pertes subies. Il est délicat de leur expliquer qu'une compensation égale a été accordée, mais que, dans un souci d'équité, certaines collectivités pourraient voir leur dotation ajustée à l'avenir en fonction de leur niveau de richesse relative.

Le second obstacle réside dans la définition de critères de répartition à la fois robustes et limités en nombre. La population constitue un facteur déterminant des charges pesant sur les collectivités. Elle doit être prise en compte. Le revenu par habitant est également un élément clé, car il influe sur la capacité d'une commune à faire face à ses dépenses. D'autres critères géographiques, tels que la longueur des voiries, la surface ou la densité du territoire, peuvent également jouer un rôle. Il s'agit donc d'établir une grille d'analyse pertinente afin d'adapter progressivement la répartition des recettes, aujourd'hui fondée sur des bases anciennes, pour tendre vers un modèle plus équitable. Néanmoins, il s'agit d'un travail complexe et de longue haleine.

S'agissant du lien entre l'impôt et les citoyens, il est indéniable que la réforme a conduit à une forme de déterritorialisation fiscale. Ce phénomène présente des conséquences, notamment en matière d'incitation au développement économique. Par exemple, une commune accueillant une entreprise industrielle polluante ne perçoit désormais plus de bénéfices directs ni en matière d'impôt sur les sociétés, ni en termes d'attractivité résidentielle. Ce type de situation peut décourager certains projets d'aménagement.

Enfin, la question du lien entre citoyenneté et fiscalité demeure ouverte. Il est probable que le fait de contribuer directement aux ressources locales renforce le sentiment d'appartenance et de responsabilité civique, mais il est difficile d'en mesurer précisément l'impact.

M. Jean-Pierre Viola, président de section à la 4ème chambre, conseiller maître. - Nous avons évalué à 38 milliards d'euros la perte de recettes fiscales locales en 2023 par rapport à ce qu'aurait généré l'application de la législation antérieure. Ce montant se répartit comme suit : 18,9 milliards d'euros au titre la taxe d'habitation sur la résidence principale THRP, 15 milliards d'euros pour la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et 4,3 milliards d'euros concernant les locaux qualifiés d'industriels. Cette estimation repose sur l'hypothèse d'une stabilité des taux d'imposition, et est fondée sur des projections validées par la direction générale des finances publiques (DGFiP) et l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).

Le coefficient correcteur constitue un dispositif essentiel visant à garantir la neutralité financière de la réforme, tant pour les communes que pour l'État. Toutefois, il demeure incomplet et nécessite une contribution complémentaire de 0,7 milliard d'euros en 2023 de la part de l'État.

Concrètement, ce mécanisme implique un prélèvement d'environ 10 % - 9,3 % en 2023 - du produit de la TFPB, redistribué à d'autres communes. Ce prélèvement repose donc sur une fraction des recettes fiscales de certaines communes, dont une partie est ensuite réaffectée.

Le transfert de la part départementale de la TFPB s'est accompagné d'une cristallisation des exonérations départementales préexistantes. Cela constitue une source de frustration pour les communes, qui perçoivent désormais l'intégralité de la recette de cette taxe sans pour autant disposer de la pleine maîtrise des bases d'imposition.

M. Christian Charpy. - Ensuite, l'impact de ces mesures sur l'économie est difficile à évaluer, car elles se sont inscrites dans un contexte marqué par de multiples crises. On peut estimer qu'une part significative du gain fiscal pour les ménages a été affectée à l'épargne plutôt qu'à la consommation, d'autant plus que ces allègements sont intervenus durant les périodes de confinement en 2020 et 2021. Par ailleurs, le taux d'épargne n'ayant pas diminué depuis 2019, il est probable qu'une partie de ces gains ait été thésaurisée.

S'agissant des entreprises, il paraît raisonnable de considérer que ces réformes ont contribué, à un certain degré, à la création d'emplois et à l'amélioration de la compétitivité. Toutefois, il est difficile d'en mesurer précisément l'impact, notamment en raison des effets conjugués de la crise ukrainienne et de la crise énergétique qui en a découlé. J'ai toutefois le sentiment que la compétitivité des entreprises françaises s'est accrue, en partie grâce aux baisses d'impôts de production, un domaine dans lequel la France figurait parmi les pays les plus taxés.

De plus, je comprends votre préoccupation s'agissant de l'impact sur la justice fiscale. Il est vrai que la TVA est acquittée par l'ensemble de la population, même si les ménages les plus aisés, qui consomment davantage de biens taxés à des taux plus élevés, y contribuent proportionnellement plus. Toutefois, puisque les taux de TVA n'ont pas été augmentés, on ne peut pas considérer qu'il y ait eu une aggravation des inégalités en matière de prélèvements.

En outre, il est difficile d'évaluer l'évolution du lien entre les citoyens et l'impôt. En revanche, il est indéniable que la dépendance des collectivités locales vis-à-vis de l'État s'est renforcée. Lors des discussions sur la loi de finances pour 2025, la question de la contribution des collectivités à l'équilibre des finances publiques est apparue comme un enjeu central. Plus les recettes des collectivités proviennent de l'État, plus il est aisé pour ce dernier d'en ajuster le niveau en réduisant les dotations. De fait, lorsque la Cour des comptes recommande une plus grande participation des collectivités au redressement des finances publiques, elle admet aussi que leur autonomie en matière de dépenses reste une limite. En revanche, l'État conserve la possibilité d'agir sur leurs recettes en modulant les transferts financiers.

Enfin, notre rapport d'octobre 2023 comportait un chapitre dédié à l'autonomie fiscale et financière. À l'Assemblée nationale, certains avaient envisagé l'instauration d'un critère d'autonomie fiscale pour les collectivités, projet qui n'a finalement pas abouti en raison de la dissolution. Aujourd'hui, l'autonomie fiscale n'existe pas en tant que principe juridique. En revanche, l'autonomie financière demeure, bien qu'elle repose en grande partie sur des transferts de recettes de l'État aux collectivités, ce qui en limite la portée effective.

M. Bernard Delcros, président. - On observe aujourd'hui un transfert de fiscalité locale entre les communes selon leur coefficient correcteur. Autrement dit, des impôts locaux acquittés par les habitants de certaines communes contribuent à financer les recettes d'autres collectivités. Sans formuler ici une critique du dispositif, je serais intéressé d'entendre l'analyse de la Cour des comptes à ce sujet.

De plus, il est vrai que la substitution d'un impôt local par une fraction de TVA est neutre au moment de sa mise en place. Toutefois, sur le long terme, l'évolution des bases fiscales et des ressources issues de la TVA ne suit pas nécessairement la même dynamique selon les communes et les départements. Dès lors, qu'on l'approuve ou non, ce mécanisme produit inévitablement un effet peréquateur.

Certaines collectivités bénéficient d'une dynamique de TVA plus favorable que l'évolution de leurs bases fiscales, tandis que d'autres connaissent la situation inverse. Comment analysez-vous cet effet peréquateur ?

M. Fabien Genet. - Lors des réformes initiales, le diagnostic n'était pas toujours favorable, tant en ce qui concerne les impôts professionnels, jugés très inéquitables, que les impôts des ménages, dont le mode de calcul des valeurs locatives demeurait opaque. Une réforme s'imposait donc indéniablement.

Aujourd'hui, avec le recul, l'évaluation des mesures adoptées ces dix dernières années montre un bilan qui demeure mitigé. Ce nouveau système conduit désormais à financer une part substantielle des recettes des collectivités locales à crédit, l'État jouant le rôle de banquier, alors même qu'il ne dispose pas des ressources nécessaires. Vous avez démontré que cette évolution constituait une part significative du déficit public.

Dès lors, peut-on réellement considérer comme bénéfique le remplacement d'un impôt prélevé et redistribué localement par un mécanisme qui repose sur l'endettement ? Cette question me semble essentielle. Au-delà du constat, il devient urgent de réfléchir collectivement à une sortie de ce modèle qui apparaît de plus en plus insoutenable. Nous avons trop souvent tendance à privilégier une logique d'endettement, mais il arrive un moment où même les États, malgré leur envergure, ne peuvent échapper aux conséquences d'une gestion déficitaire.

À cet égard, je me souviens d'un ancien ministre des Comptes publics qui, il y a une vingtaine d'années, déclarait que l'impôt n'avait pas pour vocation première d'assurer la justice, mais d'être un outil efficace permettant de générer des recettes là où elles sont nécessaires, laissant à d'autres mécanismes le soin de corriger les inégalités. Cette approche mériterait sans doute d'être méditée.

Enfin, si l'hypothèse d'une réinstauration d'un impôt résidentiel devait être envisagée, la Cour des comptes pourrait-elle nous proposer des pistes de réflexion sur ce sujet ? Car, je le répète, vivre à crédit peut sembler une solution temporaire, mais elle ne saurait constituer un modèle viable sur le long terme.

M. Christian Charpy. - Concernant le coefficient correcteur, il semble difficile d'aller au-delà de ce qui a été mis en place. Il n'existait guère d'alternative à un mécanisme de redistribution consistant à prélever une partie des ressources des collectivités les mieux dotées pour les allouer à celles qui en avaient moins. Cependant, sur le long terme, cette logique peut susciter une certaine exaspération parmi les contribuables locaux, contraints de voir une partie de leurs impôts bénéficier à des communes voisines. Pour autant, les marges de manoeuvre pour envisager un autre dispositif apparaissent très limitées.

M. Jean-Pierre Viola. - Le problème semble particulièrement marqué pour certaines communes. Dans un cinquième d'entre elles, 40 % du produit de la TFPB est transféré à d'autres collectivités. Cet effet de déterritorialisation est significatif, mais, dans la mesure où l'objectif était d'assurer la neutralité financière du dispositif, les alternatives étaient limitées. Le rapport de la Cour des comptes n'a d'ailleurs pas recommandé de réforme majeure en la matière.

M. Christian Charpy. - L'effet peréquateur mérite une analyse qui ne se limite pas aux seules recettes. Il est vrai qu'une recette de TVA évoluant de manière uniforme bénéficie davantage aux collectivités dont les bases fiscales progressent moins vite. Cependant, il convient également d'examiner l'aspect des dépenses. Une commune confrontée à une diminution de ses bases fiscales subit souvent une baisse de sa population et de son activité économique, réduisant ainsi ses besoins en services publics. Cette logique n'est pas purement mathématique, car un phénomène de paupérisation peut accroître les besoins, mais elle doit être prise en compte. Si certaines collectivités perçoivent plus de ressources via la TVA, ces recettes ne correspondent pas nécessairement à leurs besoins réels, notamment dans les territoires ruraux où la population tend à diminuer.

Par ailleurs, les recettes d'une collectivité doivent être justifiées par les services qu'elle rend, selon moi. Le montant des ressources dont elle dispose devrait être déterminé en fonction des besoins des populations et des entreprises qu'elle abrite. C'est pourquoi, si d'importantes recettes fiscales de l'État sont transférées aux collectivités, leur répartition devrait se faire en fonction des besoins effectifs, plutôt qu'en compensation des recettes perdues.

Sur un plan plus général, il est indéniable que ces réformes ont été financées à crédit. La Cour des comptes a souligné à plusieurs reprises qu'il était louable de réduire la pression fiscale, mais que cela supposait soit une réduction des dépenses à due concurrence, soit la création de nouvelles recettes pour compenser la perte. Or, dans le contexte actuel, les impôts ont été significativement réduits sans diminution équivalente des dépenses publiques. Cette situation s'explique par des impératifs compréhensibles, tels que la gestion de la crise sanitaire et les mesures de relance. Toutefois, au-delà des seules réformes touchant les impôts locaux, d'autres baisses fiscales sont intervenues, notamment la transformation de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI), la réduction de l'impôt sur les sociétés ou encore la mise en place du prélèvement forfaitaire unique. Ces réformes ont renforcé la compétitivité économique, mais elles ne peuvent être soutenues sur le long terme que si elles s'accompagnent soit d'une baisse des dépenses, soit d'une augmentation des recettes résultant de la dynamique économique engendrée.

Enfin, concernant la réintroduction d'un impôt résidentiel, l'expérience d'autres pays invite à la prudence. Le cas britannique de la « poll tax », a montré combien un tel dispositif pouvait être complexe à mettre en oeuvre, et socialement explosif. Si l'impôt est forfaitaire et faible, son efficacité est limitée. S'il est élevé, il soulève des problèmes d'équité et risque d'entraîner des tensions sociales, à moins de prévoir de nombreuses exonérations. Dans le contexte actuel, il semble difficile d'imaginer une marge de manoeuvre suffisante pour recréer un tel impôt. La Cour des comptes a déjà exploré cette question dans un rapport pour la commission des finances du Sénat, envisageant divers scénarios pour le financement des collectivités locales. Toutefois, la décision de réintroduire un impôt résidentiel reste fondamentalement un choix politique.

M. Jean-Pierre Viola. - Il convient de souligner les profondes disparités démographiques qui affectent les territoires, qu'il s'agisse des communes, des intercommunalités, des départements ou des régions. Pour l'instant, ces écarts ne se traduisent pas pleinement dans la répartition des recettes issues de la TVA, puisque seules quelques années se sont écoulées depuis la mise en place du dispositif. Toutefois, ces disparités vont s'accentuer avec l'évolution de la population.

Selon les projections de l'INSEE, certains départements pourraient voir leur population diminuer de 20 à 30 % d'ici 2050. Si l'on maintient un système de compensation réparti de manière strictement homothétique, certaines collectivités seront ainsi surfinancées, tandis que d'autres seront sous-financées au regard des besoins réels de leur population. C'est cette problématique que la Cour des comptes a souhaité mettre en avant.

Mme Anne-Catherine Loisier. - Je partage totalement cette analyse. Pour autant, ne sous-estimons pas l'existence de dépenses fixes dans les collectivités. Dans de petites communes, même si la population diminue, les charges de certaines infrastructures sont incompressibles : les écoles, les bibliothèques, les services périscolaires, etc. S'y ajoutent les effets du fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC), qui ont parfois pénalisé de manière difficilement justifiable des territoires ruraux déjà fragiles. Ce phénomène crée un effet de ciseaux qui mériterait d'être mieux pris en compte, bien que son traitement reste complexe.

M. Jean-Pierre Viola. - Dans une répartition fondée sur des critères de ressources et de charges, il est essentiel de prendre en compte les charges liées à la centralité ainsi que le fait que les coûts ne sont pas strictement proportionnels à la population. Toutefois, une partie de ces coûts y demeure tout de même liée, ce qui justifie également d'intégrer la population parmi les critères de répartition.

M. Bernard Delcros, président. - Les charges des collectivités ne sont évidemment pas strictement proportionnelles à leur évolution démographique. Si un lien existe, il n'existe cependant aucune proportionnalité stricte : une baisse de population peut coexister avec des charges de service qui demeurent identiques.

Merci pour le travail accompli, ainsi que pour la richesse de ces échanges.

Je rappelle que la commission des finances du Sénat, dès l'élection présidentielle de 2017 et l'annonce de la suppression de la THRP - d'abord prévue pour 80 % des ménages - a mené un travail approfondi sur les modalités de compensation. Nous étions habitués à des compensations reposant sur des dotations de l'État, souvent figées avec le temps, voire réduites. Nous avons ainsi formulé plusieurs propositions, dont celles finalement retenues par le Gouvernement, visant à assurer une compensation dynamique.

Toutefois, cette dynamique est partiellement remise en question avec la TVA : si elle a été retenue comme référence, son gel en 2025 suscite des interrogations quant à son avenir en 2026. Si ce gel reste acceptable pour certaines collectivités, il risque de fragiliser un certain nombre de départements s'il venait à se prolonger. C'est précisément pour tenir compte de l'expérience passée en matière de suppressions, exonérations et dégrèvements que la commission des finances s'était penchée sur ce sujet.