C. LA NÉCESSITÉ D'UN DÉVELOPPEMENT RAPIDE DES LEVIERS D'INFLUENCE NON-FINANCIERS
1. Maintenir l'influence de l'État actionnaire par des leviers non-financiers est une préoccupation urgente
Le rapporteur s'alarme des tensions économiques et commerciales actuelles qui existent entre les États et qui conduisent, par le truchement des entreprises, à des mouvements stratégiques soudains et rapides, au détriment de nos intérêts nationaux et de certains de nos fleurons. Les années à venir nécessitent par conséquent une grande capacité de réaction de la part de l'État.
Un des moyens d'action est la détention d'une part suffisante du capital d'une société pour influencer ses décisions et orientations. Pour ce faire, l'État peut être amené à o pérer rapidement des arbitrages et à céder des parts qu'il détient dans une autre entreprise, afin d'investir en urgence dans celle menacée. Or, plus le portefeuille de l'État actionnaire se réduit (et cette réduction s'accélère eu égard au programme de cessions envisagé par le Gouvernement), plus il est concentré sur des actifs stratégiques qui contribuent à la souveraineté de la France ou à des missions de service public. Par conséquent, sa capacité de réaction est réduite, ces entreprises stratégiques ne pouvant faire l'objet de cessions .
L'échec de la privatisation partielle de l'aéroport de Toulouse, la concurrence déloyale et massivement subventionnée que livrent les entreprises de certains pays à nos sociétés, la logique financière de court terme , sont autant d' exemples ou d'insuffisances qui mettent en danger la pérennité tant de nos entreprises que, dans certains cas, de notre souveraineté économique , voire nationale. Si le Gouvernement poursuit dans sa logique de recentrage de son portefeuille actionnarial, qui obéit à des motifs certes légitimes mais qui pourrait avoir des conséquences imprévues irréversibles, il importe qu'il s'accompagne du développement de leviers d'influence non-financiers , au-delà du pourcentage du capital et des droits de vote que détient l'État dans une entreprise.
2. Des outils non-financiers d'influence existent
Les mécanismes ci-dessous permettent à l'État actionnaire d'exercer une influence non-financière sur la préservation et le développement d'actifs stratégiques :
• l'action spécifique : mécanisme dérogatoire du droit commun, elle confère des droits spécifiques à son détenteur , modulés au cas par cas, lui permettant par exemple de s'opposer à la cession d'actifs stratégiques protégés par l'action. Sa mise en place doit toutefois être justifiée par la protection des intérêts essentiels du pays en matière d'ordre public, de santé publique, de sécurité publique ou de défense nationale . Une telle action peut être créée au capital de toute entreprise composant le portefeuille de l'APE et des sociétés cotées dont Bpifrance détient au moins 5 % du capital. Durant l'examen de la loi « Pacte », le Sénat a précisé dans le code de l'énergie que l'État dispose au moins d'une action dans la société ENGIE, afin de pouvoir effectivement exercer les pouvoirs rattachés à cette action spécifique ;
• les droits de vote doubles : mis en place notamment depuis la « loi Florange » du 29 mars 2014, ils permettent à un actionnaire conservant ses titres pendant au moins deux ans de bénéficier d'un levier d'influence supplémentaire . Un tel droit de vote ne peut être écarté que par une décision de l'assemblée générale extraordinaire prise à la majorité des deux tiers des voix. La sécurisation de ces droits de vote doubles a ainsi justifié la prise de participation de l'État dans Renault et Air France en 2015 ;
• l'action de préférence de droit commun : récente en droit des sociétés, d'inspiration anglo-saxonne, elle est précisée à l'article L. 228-11 du code de commerce. Une telle action est assortie de droits particuliers de toute nature, à titre temporaire ou permanent . Elle doit être mentionnée dans les statuts de la société et sa création ne peut donc être approuvée que par une assemblée générale extraordinaire ;
• la convention de protection des intérêts stratégiques : négociée entre l'État et l'entreprise, elle permet par exemple au premier d'obtenir de la seconde des engagements sur la pérennité d'un actif stratégique , ou de prévoir un droit de préemption pour l'État lors de la cession d'un actif particulier ;
• les pactes d'actionnaires : conclus par exemple entre l'État et Thalès ou Eramet, ils permettent de sécuriser une minorité de blocage ou une majorité du capital, de prévoir un dispositif de concertation sur les opérations qui touchent des actifs stratégiques, d'assurer le contrôle des orientations stratégiques de l'entreprise ainsi que les nominations ;
• les statuts d'une entreprise : selon leur rédaction, ils peuvent permettre une limitation des pouvoirs des actionnaires . Les statuts de Safran plafonnent par exemple les droits de votes d'un actionnaire à 30 % des droits de vote totaux.
Le rapporteur rappelle qu'il existe également des leviers d'influence propres aux entreprises chargées d'une mission de service public : cahier des charges, contrats d'objectifs et de performance, contrats de performance .
3. Ces outils gagneraient à être davantage employés
Le rapporteur considère que s'assurer que l'État est en mesure d'assurer la sauvegarde des intérêts stratégiques du pays et le développement d'entreprises industrielles grâce à ces différents leviers est un préalable nécessaire à l'engagement de la réflexion sur la pertinence d'une forte participation au capital de l'entreprise. L'intérêt national peut en effet être pris en compte en dehors d'une logique purement financière, mais il doit primer tout autre objectif .
Aujourd'hui, l'emploi de ces leviers n'est pas évident : le rapporteur appelle ainsi à insuffler une véritable culture de « l'influence » , bien avant que la nécessité de protéger un actif des appétits d'un concurrent plus ou moins bien intentionné ne se présente. En effet, il importe que ces considérations soient prises en compte le plus tôt possible , afin d'éviter soit d' agir trop tard , lorsque l'actif est définitivement perdu, soit d' agir dans la précipitation , alors que nos concurrents ont eu le temps, eux, de planifier leur stratégie.
Certains des leviers susmentionnés présentent par ailleurs des niveaux hétérogènes de protection des actifs stratégiques . Ainsi par exemple, en cas de violation de la convention de protection des intérêts stratégiques, cette dernière étant un document contractuel, l'État ne peut que percevoir des dommages et intérêts : il ne dispose pas de prérogatives exorbitantes du droit commun afin de protéger ses actifs stratégiques.
De même, la mise en place de droits de vote double est conditionnée à ce que l'assemblée générale extraordinaire ne s'y oppose à la majorité des deux tiers.
Le rapporteur salue en revanche la mise en place de l'action spécifique . Il appelle donc le Gouvernement à s'en saisir avec volontarisme et à ne pas hésiter à l'invoquer dès lors que la protection des intérêts essentiels du pays l'exige. L'hésitation parfois visible dans d'autres domaines au moment de mettre en avant ces considérations (droit européen de la concurrence, mesures commerciales de rétorsion, contrôle des investissements étrangers, etc.) doit être combattue , afin de renforcer l'influence de l'État actionnaire .
Exemples de participation de l'État
Dans le secteur de la défense, il a promu en 2015 le rapprochement entre l'entreprise française Nexter et l'allemande Krauss-Maffei-Wegmann afin de constituer un champion franco-allemand (KNDS : Krauss-Maffei Nexter Defense Systems) dans le domaine des munitions et armes terrestres . Il a également mis en place un pacte d'actionnaire en 2014 chez Dassault Aviation afin de pouvoir peser davantage sur l'avenir de l'entreprise. Dans le domaine énergétique , l'État a engagé le 3 juin 2015 puis piloté la refondation de la filière nucléaire française qui a conduit à séparer le groupe AREVA en trois entités : Orano (recentrée sur le cycle du combustible nucléaire), Framatome (conception, fourniture, construction, entretien de chaudières nucléaires, conception et fabrication du combustible), Areva SA (qui a pour objectif l'achèvement du projet de réacteur EPR d'Olkiluto 3 en Finlande). L'État est actionnaire direct d'Orano à hauteur de 45,2 % et d'Areva SA à hauteur de 100 % et EDF détient 75,5 % du capital de Framatome (l'État détenant près de 84 % d'EDF). Dans le domaine financier , l'État a initié et piloté un rapprochement entre lui-même, la Caisse des dépôts et La Poste afin de créer un pôle financier public en 2020, rassemblant la Caisse des dépôts, La Poste et CNP Assurances. Les synergies attendues de ce rapprochement concernent les revenus (internalisation d'activités confiées à des tiers, diversification des offres de La Banque Postale et de CNP), la mise en commun des moyens informatiques et des fonctions support, l'amélioration du profil de risque (et donc la diminution des exigences en capitaux propres) et l'adaptation des gammes de produits à la demande. Le rapporteur rappelle toutefois que « la rationalisation des dispositifs publics de prêts aux territoires », « la mise en cohérence des outils publics permettant de lutter contre la fracture territoriale » et le fait de « clarifier les périmètres d'intervention de la CDC et de La Banque Postale » ne doivent pas être prétextes à un recul physique des services publics dans les territoires, notamment ruraux .
Le montage juridico-financier prévoit l'apport à
La Poste des participations de la CDC et de l'État dans CNP
Assurances, participations ensuite apportées par La Poste à
La Banque Postale. La CDC augmentera sa participation au capital de
La Poste et en détiendra 66 %, l'État lui cédant
une partie de ses titres La Poste
Le nombre de sièges au sein du conseil d'administration serait maintenu à 21, regroupant 11 représentants de la CDC (contre 3 aujourd'hui), un représentant de l'État, 2 administrateurs désignés sur proposition de l'État dont le PDG (contre 9 aujourd'hui) et 7 représentants des salariés. |
En matière de protection des actifs stratégiques d'une prise de contrôle non sollicitée d'investisseurs étrangers, le rapporteur s'associe pleinement aux recommandations de la Cour des comptes formulées dans son rapport de janvier 2017 sur l'État actionnaire : « l'Union européenne pourrait également se doter de mesures propres à éviter des prises de contrôle étrangères contraires aux intérêts stratégiques européens 14 ( * ) ».
De même, en matière de développement d'une stratégie industrielle efficace et compétitive, l'ensemble des leviers de politiques publiques doit être actionné : enseignement, recherche, soutien à l'innovation (via une dotation budgétaire et non pas un fonds complexe et débudgétisé), fiscalité (notamment de production), politique de concurrence.
Pour le rapporteur, l'exemple du rejet de la fusion entre Alstom et Siemens par la Commission européenne illustre une inadéquation des outils de politique de concurrence au regard des enjeux stratégiques de souveraineté économique et d'intérêt général européen .
* 14 Cour des comptes, l'État actionnaire, janvier 2017 (p. 125).