Réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » (Suite)
Discussion générale (Suite)
M. Guillaume Gontard, rapporteur de la commission des affaires étrangères . - (Applaudissements sur quelques travées du GEST) Le 10 mars 2015, les poilus de la 21e compagnie du 336e régiment d'infanterie refusent d'aller à une mort certaine. Vingt-quatre sont tirés au sort ; quatre caporaux sont fusillés à mort par leurs propres camarades, quelques heures avant que n'arrive la grâce.
Le 14 juin 1915, Joseph Gabrielli, blessé, ne parlant que le corse, ne parvient pas à rejoindre sa compagnie. Condamné à mort pour abandon de poste, il est fusillé pour l'exemple.
Le 21 mai 1916, quatre soldats ayant retardé d'une heure le départ de leur compagnie sont fusillés pour l'exemple.
Des récits semblables, glaçants d'injustice et qui confinent à l'absurde, les historiens en ont recensé des centaines.
Les conseils de guerre instaurés par le décret du 6 septembre 1914 ont donné droit de vie et de mort aux gradés sur leurs soldats : même sans conseil de guerre, les officiers pouvaient exécuter sommairement les soldats dont la conduite était jugée dangereuse.
En France plus qu'ailleurs, la justice militaire était implacable et voulait faire des exemples, ne laissant le choix qu'entre une mort certaine ou probable. Celui qui refusait de tirer prenait la place de son camarade.
Dès août 1914, le ministre de la guerre endossait cette responsabilité en prônant l'exemple.
Le rapport des historiens dirigés par Antoine Prost a dénombré plus environ 740 fusillés pour l'exemple. À la demande de l'ancien secrétaire d'État Kader Arif, le service historique de la défense a recensé 639 soldats fusillés pour l'exemple, 141 pour faits de droit commun et 126 pour espionnage.
La présente proposition de loi réhabilite ces 639 soldats. Sont-ils morts pour la France, comme le considèrent les maires qui ont inscrit leurs noms sur les monuments aux morts ? Ce qui est certain, c'est qu'ils ont été tués par la France.
Ce serait accepter l'histoire dans toute sa complexité, sans la réécrire, que de reconnaître que, prise à la gorge, la République a commis une lourde faute en confiant à des conseils de guerre spéciaux la mission de rendre justice. Ce n'est pas porter un jugement de valeur sur des faits vieux d'un siècle. Chacun sait combien il est difficile de gouverner un pays assailli. Il ne s'agit pas non plus de blâmer l'armée.
Mais dans ces graves circonstances, des centaines d'hommes ont été victimes d'un déni de justice qui entache notre mémoire collective. L'opprobre s'est abattu sur leurs familles, voire leurs communes. Quelle est la distinction entre celui tiré au sort et fusillé, et celui qui a aussi refusé d'aller au feu, mais qui est mort au combat ensuite ?
En 1916, les conseils de guerre spéciaux ont été supprimés. En 1917, seule une trentaine de soldats mutins a été condamnée à mort. L'essentiel des fusillés l'ont été en 1914 et 1915. Les travaux d'historiens ont montré le rôle de certains officiers particulièrement zélés.
Au lendemain de la guerre, la réhabilitation des fusillés était consensuelle. Entre les deux guerres, le Parlement adopte largement plusieurs textes pour réparer les erreurs commises : loi d'amnistie en 1921, lois pour faciliter les procédures de réhabilitation, réforme du code de justice militaire en 1928, création d'une cour spéciale de justice entre 1932 et 1935, aboutissant à la réhabilitation de 10 % des fusillés. C'est peu, car il fallait des témoins, une forte implication des familles et des associations, inaccessible pour les familles modestes.
Une réhabilitation au cas par cas serait idéale, mais elle est impossible : il manque plus de 20 % des dossiers ; certains sont vides ou incomplets. La réhabilitation ne peut être que collective.
Le temps de la justice est passé, celui des historiens aussi. Au politique de se prononcer sur la mémoire de la Nation. En 1998, à Craonne, Lionel Jospin a souhaité que ces fusillés réintègrent la mémoire nationale. Nicolas Sarkozy les a évoqués à Douaumont en 2008, puis en 2009 sous l'Arc de Triomphe. En 2014, sous la présidence de François Hollande, un espace leur a été consacré au sein du musée de l'Armée.
Deux mille communes, trente-et-un départements et six régions ont adopté des voeux pour les réhabiliter. Des monuments ont été érigés, y compris dans l'Aisne.
Le Sénat s'est déjà prononcé sur une proposition de loi de Guy Fischer. Désormais, cette proposition de loi de Bastien Lachaud a été adoptée par l'Assemblée nationale. Notre commission des affaires étrangères a voté, à une courte majorité, contre ce texte, estimant qu'il posait un problème juridique, et préférant des réhabilitations individuelles. Certains craignaient une réécriture de l'Histoire.
Personnellement, j'estime que le Parlement doit conclure ce qu'il a commencé en 1916, alors qu'une nouvelle guerre de tranchées se déroule en Ukraine. Nul ne devrait être condamné à mort sommairement en raison d'un moment de doute ou d'effroi avant une bataille d'infanterie. (Applaudissements sur les travées du GEST, ainsi que des groupes SER et CRCE ; M. André Guiol applaudit également.)
M. Pascal Allizard . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Il est délicat de considérer l'histoire avec les yeux et les mentalités aujourd'hui. Comment nos actions seront-elles jugées dans un siècle ? Nul ne le sait. Notre vision semblera peut-être inappropriée...
En 1914-18, la guerre était totale. Chaque partie jouait sa survie. La France faisait face à l'Allemagne, puissance économique, industrielle et militaire considérable. Le traumatisme de 1870 hantait les esprits : une nouvelle défaite aurait signifié la fin de la France. Le niveau de violence de cette guerre industrielle, aux armes meurtrières et terrorisantes, était inouï ; les conditions de vie particulièrement dures. De nombreuses vies ont été sacrifiées en raison d'offensives inutiles ou d'erreurs de commandement.
Les combats de 1914 et 1915, les plus meurtriers et les moins préparés, ont conduit à de nombreux fusillés, comme l'établit le rapport Prost de 2013. De nombreux soldats étaient atteints de syndromes post-traumatiques, qui annihilaient leur volonté.
Pour autant, la France ne pouvait se permettre une désobéissance générale face à un ennemi coriace. Des mesures radicales ont été prises, conformes à l'esprit de l'époque et au climat de guerre.
Il me paraît néanmoins inapproprié de mettre sur un même plan ceux qui ont accompli leur devoir jusqu'au bout, y laissant la vie, et ceux qui n'ont pas voulu se battre. Je me garderai bien de juger ces derniers. Des réhabilitations ont eu lieu dès les années 1920.
Cette proposition de loi est l'occasion de rappeler la mémoire de cette guerre qui a épuisé les corps et les esprits, mais je ne la voterai pas.
Mme Colette Mélot . - La jeunesse du XXIe siècle a connu les confinements ; celle du début du XXe siècle connaissait les tranchées, les gaz, les feux roulants et les shrapnells.
Nous avons du mal à nous représenter l'horreur des combats, malgré quelques lettres, et les traces d'écrivains comme Roland Dorgelès, Ernst Jünger ou Maurice Genevoix. En 2008 disparaissait Lazare Ponticelli, le dernier poilu. Les monuments aux morts, lieux fondamentaux de la République et de la Nation, rappellent la mémoire de ceux qui ont combattu.
La Première Guerre mondiale a fait 4 millions de blessés et tué près de 1,5 million de soldats français. On peine à se représenter l'ampleur du massacre.
Certains sont morts sous des balles françaises, condamnés à mort par une justice de guerre qui a exécuté des déserteurs, mais aussi des soldats tirés au sort et des fous. Le Parlement français a mis fin, dès 1916, à ces tribunaux spéciaux, simulacres de justice.
Plusieurs vagues de réhabilitation ont eu lieu, mais l'examen individuel n'est pas toujours envisageable, faute de dossier suffisamment exploitable. Nous sommes tous soucieux de leur mémoire et de la cohésion de la Nation.
Le rapporteur évoque des moments de faiblesse. À la guerre, ces moments n'ont-ils pas des conséquences funestes pour les autres soldats et pour la patrie ? Certes, nul ne doit être condamné à la peine de mort.
Nous sommes donc face à notre conscience. Chaque membre du groupe INDEP votera selon la sienne.
M. Guy Benarroche . - C'est une loi de justice que nous examinons, qui revient sur le déni d'une justice militaire arbitraire, bafouant les droits à la défense. Elle rend leur honneur à des soldats parfois tirés au sort. Elle dépasse tout clivage partisan.
De nombreuses associations ont fait de cette réhabilitation un devoir. M. Gosselin, député de la Manche, évoquait à l'Assemblée nationale le cas de Théophile Maupas, réhabilité en 1932. Nicolas Sarkozy avait estimé que ces soldats ne s'étaient pas déshonorés, car ils avaient été jusqu'à la limite de leurs forces.
La Grande Guerre a décimé nos villages. Des conseils municipaux, départementaux et régionaux ont demandé justice pour ceux qui ne comprenaient pas les ordres ou qui étaient blessés.
Je remercie le rapporteur pour ses travaux.
L'examen au cas par cas, alors que 20 % des archives ont disparu, ajouterait de l'injustice. Les fusillés pour l'exemple n'ont commis aucun crime de droit commun ni d'espionnage. Au début d'un conflit si terrible, ils ont été accusés de mutilation volontaire ou d'abandon de poste. Dès 1925, un médecin légiste estimait qu'il était impossible de savoir si une blessure était volontaire.
J'entends les réticences de ceux qui craignent une loi de réécriture de l'histoire. Nous voulons non pas regarder le passé avec les yeux du présent, mais réhabiliter. Dès 1916, l'armée s'est interrogée sur ce simulacre de justice militaire et a supprimé les conseils militaires spéciaux.
Cette réhabilitation passe par la reconnaissance de ces 639 martyrs de l'armée. Ce sont des jeunes de 18 à 20 ans qui ont payé de leur vie cette justice arbitraire et méritent que leur nom soit inscrit sur nos monuments aux morts.
Prononçons-nous non sur l'histoire, mais sur la mémoire de la Nation. Rares sont les textes qui nous rassemblent pour la mémoire de notre pays. (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER)
M. André Gattolin . - (Applaudissements sur les travées du RDPI) Cette proposition de loi est particulièrement sensible. Quel statut accorder à ces 639 militaires condamnés pour désobéissance entre 1914 et 1918 et non réhabilités depuis lors ?
Disons-le clairement : par leurs actes, ils ne sont ni des héros ni des salauds. Ils sont morts par la France, mais pas pour la France. Toutefois, aucun n'a été condamné pour espionnage ou trahison. C'étaient juste des soldats qui, dans une guerre d'une férocité inouïe, ont refusé d'obéir aux ordres. En dépit des gestes de Lionel Jospin puis de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, ils demeurent des parias de la Nation. C'est inadmissible.
Reste que cette proposition de loi est entachée de nombreuses imperfections, voire de vices de constitutionnalité. Elle instruit une sorte de procès des autorités politiques, militaires et judiciaires de l'époque.
Historien de formation, j'examine toujours avec beaucoup de précautions les lois mémorielles. Nous sommes des législateurs, soucieux de ne pas enfreindre la Constitution. Il est dommage que nous n'ayons pas sollicité l'avis du Conseil d'État.
Je suis sceptique sur une réhabilitation collective du Parlement, en lieu et place d'un examen individuel par le juge. D'où mon amendement visant à substituer la notion de réinscription des militaires fusillés dans la mémoire nationale à celle, très discutable, de réhabilitation collective.
M. François Patriat. - Très bien !
M. André Gattolin. - Si je suis favorable à l'érection d'un monument à ces fusillés, je ne suis pas favorable à la précision selon laquelle ce monument leur rend hommage. Mon amendement a été rejeté par la commission, mais je regrette que davantage d'amendements n'aient pas été déposés, pour clarifier le sujet. (Applaudissements sur les travées du RDPI ; M. André Guiol applaudit également.)
M. Yannick Vaugrenard . - (Applaudissements sur les travées du groupe SER) Fusillés pour l'exemple : expression terrible et qui fait froid dans le dos. L'histoire et l'actualité nous enseignent que toute guerre a ses horreurs et laisse peu de place à l'humanité. Lorsque des humains défendent un territoire, la discipline collective fait partie de leur engagement. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit : ils avaient 18 ou 20 ans, combattaient dans des conditions atroces, progressant de tranchée en tranchée.
Nous pourrions penser que ces fusillés pour l'exemple étaient ceux qui refusaient cette irrationalité ; mais non, les condamnés de 1914 et 1915 étaient en retrait de la ligne de front et n'ont rien à voir avec les mutins de 1917. Lorsque la sentence tombait, pas de défense possible. Certains furent tirés au sort. Que dire de celui qui, refusant de porter le pantalon souillé de sang de son camarade mort, fut fusillé pour l'exemple le jour même ?
En 1916, le Parlement est revenu sur cette justice d'exception : 95 % des condamnés à mort furent graciés. Une forme de réhabilitation était en marche. Souvenons-nous que les familles des fusillés pour l'exemple souffraient de l'opprobre dans leur village et recevaient la facture de la balle et du poteau d'exécution.
Éric Orsenna l'écrit : « la mémoire est la santé du monde. » Ce devoir de mémoire, de compassion et de réparation doit s'inscrire au tableau d'honneur de notre assemblée. Reconnaissons combien les officiers sont aujourd'hui soucieux de préserver la vie et la santé de leurs soldats. C'était moins le cas en 1914 et 1915.
De nombreux historiens se sont penchés sur ces questions. Faire du cas par cas était juridiquement logique, mais, selon les historiens, en raison de la disparition des archives, une réhabilitation collective est préférable.
Les services historiques du ministère des armées ont estimé que 639 fusillés pour l'exemple n'étaient ni des traîtres ni des condamnés de droit commun. De nombreuses avancées ont permis de reconnaître les fautes commises. Notre collègue Jean-Marc Todeschini, alors secrétaire d'État chargé des anciens combattants et de la mémoire, rappelait en 2016 que cette histoire est désormais intégrée au musée de l'armée.
Aujourd'hui, nous devons franchir une dernière étape : la réhabilitation générale, qui serait à l'honneur de notre République. Je songe à ces jeunes gens et à leurs familles : redonnons-leur l'honneur d'appartenir à une communauté nationale capable de reconnaître ses erreurs. Je pense aussi que la jeunesse d'aujourd'hui approuverait cette démarche.
Cela serait reconnaître que la France est véritablement le pays des droits de l'homme. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST)
Mme Michelle Gréaume . - Dans un monde en feu où les grandes puissances s'affrontaient pour le partage des ressources et des colonies, la guerre de 14-18 fut une accumulation d'horreurs, tant pour les soldats que les civils. Des milliers de militaires furent exécutés, fusillés ou abattus au détour d'une tranchée par un officier, pour rébellion ou appartenance à une association ouvrière pacifiste.
Je rends hommage à Guy Fischer, qui avait porté avec brio ces questions dans notre hémicycle. Notre groupe avait déposé en 2013 une proposition de loi mémorielle proposant une réhabilitation globale, car un siècle plus tard, il n'est plus possible de faire le tri.
Le parti pris du texte d'aujourd'hui est différent : il ne propose de réhabiliter que les hommes exécutés pour indiscipline. Nous avons fait le choix constructif de ne pas amender le texte.
Les histoires sont poignantes : que l'on songe aux blessés fusillés sur des brancards, ou à celui qui a refusé de porter le pantalon souillé de son frère d'armes.
M. Christian Cambon. - Il a été réhabilité.
Mme Michelle Gréaume. - Je salue le travail des associations.
Le sujet divise les tenants d'une discipline garante de l'intégrité nationale et les humanistes qui considèrent que ces hommes n'étaient ni des lâches ni des traîtres, mais usés par la violence des combats. Ils ne méritaient certainement pas la mort. L'indignité dont ils sont frappés doit être lavée.
En tant que communiste et républicaine, je suis convaincue que ce texte serait un geste fraternel à la mémoire de ces hommes vaincus par l'épuisement.
Certains préféreraient des réhabilitations individuelles, mais les historiens sont unanimes : près de 20 % des dossiers ont disparu. Une telle demande repousserait toute réhabilitation.
Le groupe CRCE votera ce texte. (Applaudissements sur les travées du GEST ; Mme Émilienne Poumirol applaudit également.)
M. Olivier Cigolotti . - Voilà un volet douloureux de la Première Guerre mondiale. Preuve en sont nos échanges en commission et les témoignages, forts. Je salue le travail précis et documenté de notre rapporteur, Guillaume Gontard.
La proposition de loi réhabilite les 639 fusillés pour désobéissance militaire : les actes individuels, comme le recul pendant l'assaut ou la mutilation volontaire, mettaient en péril la mobilisation générale. Le rapport Prost établit que certains de ces fusillés ont été exécutés pour des raisons sérieuses.
Cette question n'est pas nouvelle. Les associations, les anciens combattants et les élus se sont rapidement mobilisés. Les lois d'amnistie de 1919 et 1921 ont été votées à l'unanimité, complétées par d'autres dispositions : la loi du 9 août 1924 qui réhabilite les soldats exécutés sans jugement ; la loi du 3 janvier 1925 qui crée une procédure exceptionnelle devant la Cour de cassation ; la loi du 9 mars 1932 qui crée une cour spéciale de justice compétente pour réviser les jugements des conseils de guerre. Une quarantaine de cas ont ainsi été réhabilités, comme les fusillés de Vingré.
En 1998, Lionel Jospin a été le premier à réhabiliter les fusillés pour l'exemple à Craonne, avant Nicolas Sarkozy en 2008. Un espace leur est dédié au musée des Invalides, ainsi que sur le site « mémoire des hommes ».
Le travail juridique et historique, indispensable, a été réalisé.
Une réhabilitation collective et générale sous-entendrait que toutes les condamnations ont été prononcées à tort, ce que nous ne pouvons établir. Cette solution n'est pas satisfaisante : la réhabilitation doit être individuelle, et non résulter d'un texte général.
Dans sa grande majorité, le groupe UC votera contre ce texte, politiquement inadapté et à la limite des principes constitutionnels.
M. André Guiol . - Ce texte nous replonge avec émotion dans l'un des plus tragiques épisodes de la Première Guerre mondiale, dans le quotidien atroce des soldats - la boue, les tranchées de « ceux de 14 ». Le poilu André Fribourg écrivait en 1915 ne pas s'être déshabillé ni déchaussé d'un mois, avoir passé toutes ses nuits par terre, s'être baigné avec des chevaux morts.
La Nation a reconnu les sacrifices de ses soldats. Mais une ombre subsiste au tableau d'honneur : les fusillés pour l'exemple.
Le législateur ne doit pas se conduire en historien : le travail a été fait en particulier par Antoine Prost, dans son rapport remis en 2013.
Notre émotion face au sort de ces soldats brisés, sans droit à la défense, est-elle anachronique ? Je ne le crois pas : le malaise a été reconnu dès 1916 et certains officiers ont été relevés de leurs fonctions. Je pense aussi à ceux qui ont tenu le fusil et qui, en pleurs, la boule au ventre, ont dû tuer leurs camarades. Quel traumatisme !
La réhabilitation, c'est rendre l'estime publique. Ici se rencontrent la justice et la discipline militaire : notre discernement doit nous conduire à construire la fraternité. La majorité du RDSE votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du GEST et du groupe SER)
M. Antoine Lefèvre . - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains) Parmi les événements historiques qui jalonnent notre passé, aucun n'a davantage façonné le territoire et la société de l'Aisne que la Grande Guerre.
À Fontenoy, berceau de ma famille paternelle, une histoire me glaçait le sang lorsque j'étais enfant : celle du jeune soldat Lucien Bersot qui, en février 1915, portant toujours le même pantalon de toile blanc reçu à sa mobilisation et grelottant de froid, demanda un pantalon de laine, comme ses camarades, et reçut un pantalon déchiré, maculé de sang, récupéré sur le cadavre d'un soldat. Refusant de le porter, il fut condamné à huit jours de prison, avant d'être fusillé pour l'exemple.
Si Lucien Bersot a été réhabilité, aucun texte ne pansera toutes les plaies de ces années de violence meurtrière. La politique s'est déjà penchée sur l'injustice de leur sort.
L'intention des auteurs de ce texte est hautement honorable. Je salue le travail de Guillaume Gontard sur ce sujet, mais il n'appartient pas au législateur de réécrire l'histoire. Il lui revient de consacrer l'histoire comme disant quelque chose de la société aujourd'hui : quelle est la valeur de l'histoire si nous ne la lisons pas à la lumière de sa contemporanéité ?
Le législateur n'est pas l'historien. Réhabiliter collectivement, c'est mettre sous le même drapeau déserteurs, innocents, traîtres et mutilés volontaires. (Protestations sur les travées du GEST et du groupe SER)
M. Rachid Temal. - Ce n'est pas le texte !
M. Antoine Lefèvre. - De nouvelles réhabilitations au cas par cas sont sans doute nécessaires. Le travail de mémoire sur la Grande Guerre doit être poursuivi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Marc Laménie . - Je remercie nos collègues du GEST d'avoir inscrit ce texte à l'ordre du jour. Adopté le 13 janvier à l'Assemblée nationale, il vise à réhabiliter les militaires fusillés pour l'exemple durant la Première Guerre mondiale, sujet hautement sensible.
Il convient de replacer les faits dans leur contexte : la Grande Guerre a mobilisé des dizaines de milliers d'hommes dans le monde, faisant des millions de morts, de veuves, de mutilés.
Rapporteur spécial de la commission des finances pour la mémoire et le monde combattant, je sais l'important travail réalisé à l'occasion du centenaire 2014-2018. Dans les Ardennes, j'ai rencontré de nombreuses associations. La notion de devoir de mémoire et de reconnaissance a été largement rappelée. Les plus hautes autorités de l'État se sont engagées.
Je comprends la position de la commission, mais à titre personnel, je voterai cette proposition de loi. (Vifs applaudissements sur les travées du GEST et des groupes SER et CRCE)
Mme Patricia Mirallès, secrétaire d'État. - J'ai entendu dire que les balles étaient facturées aux familles. Soyons sérieux : c'est faux, vous le savez. Débattons de faits, pas d'idées reçues. Les frais de justice sont à la charge de la partie condamnée.
M. Rachid Temal. - Et donc ?
Mme Patricia Mirallès, secrétaire d'État. - Chacun des orateurs a dénoncé les conditions dans lesquelles cette justice de guerre a été rendue, à raison. Ce constat nous rassemble. Les fusillés tirés au sort ont été réhabilités.
Les nombreux exemples cités à la tribune nous révoltent tous. Ce qui nous divise, c'est la méthode : il ne peut y avoir de réhabilitation collective. (MM. François Patriat et Antoine Lefèvre applaudissent.)
Discussion des articles
ARTICLE 1er
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères . - Je me réjouis qu'un débat si sensible se tienne dans des conditions de dignité qui font honneur à notre Assemblée. Je remercie pour cela l'ensemble des orateurs.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a rejeté ce texte par 20 voix contre 17. Les sénateurs qui ont voté contre n'ignorent ni ne méprisent les situations dont il est question, parmi lesquelles certainement des injustices effrayantes. Mais nous ne pensons pas que la méthode proposée puisse résoudre un problème qui relève de l'histoire.
Encore une fois, je me félicite que nous soyons en mesure de débattre avec tenue de questions aussi douloureuses. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains)
M. Jean-Claude Tissot . - Je voudrais convaincre les réticents. Cette proposition de loi ne réhabilite ni traîtres, ni espions, ni déserteurs. Les 639 dont il s'agit sont des personnes qui se sont endormies à leur poste ou n'ont pas compris un ordre, par exemple. Les fusillés de Vingré ont été exécutés pour avoir obéi à un ordre de repli ; ceux-là ont déjà été réhabilités.
Cette proposition de loi ne réécrit pas l'histoire. Antoine Prost l'a dit : il n'y a aucun mystère sur les fusillés de 1914. Nos alliés anglais et canadiens ont réalisé ce travail de mémoire. Cette proposition de loi ne ternira en rien la mémoire des soldats célébrés le 11 novembre.
Législateurs, nous avons la possibilité de rassembler enfin les différents soldats morts pendant la Grande Guerre. Ils n'avaient pas d'hostilité pour leurs frères d'armes, mais pour les embusqués et les profiteurs. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE, ainsi que du GEST)
M. Olivier Paccaud . - Je m'exprime comme sénateur de l'Oise, mais aussi comme agrégé d'histoire et citoyen picard. L'Aisne, l'Oise et la Somme ont été particulièrement meurtries. Pas une famille n'a été épargnée.
Ce débat est particulièrement douloureux. Nul ne peut accepter le déni de justice que ces punitions collectives, par définition aveugles, ont constitué.
Sur les 639 cas évoqués, chacun est particulier. La plupart de ces hommes n'étaient ni des traîtres ni des lâches, certains étaient même des héros. Il s'agissait souvent de conscrits, pas de militaires de carrière.
Nous avons envie de tous les réhabiliter. Mais autant la punition collective est injuste, autant la réhabilitation collective, qui met sur le même pied des hommes ignoblement fusillés - je pense à cet officier exécuté sur son brancard - et ceux qui ont trahi, n'est pas la solution.
Faisons plutôt travailler nos étudiants en histoire sur ces sujets, pour ouvrir la voie à des réhabilitations individuelles. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains)
M. Ronan Dantec . - Nous faisons fausse route. Parce que, dans les 639, quelques-uns seraient coupables, on ne pourrait réhabiliter personne ?
Mme Laure Darcos. - Ce n'est pas ce que nous disons. (M. Olivier Paccaud abonde.)
M. Ronan Dantec. - Ils ont été fusillés pour l'exemple, par choix politique, pour éviter que l'armée ne recule. C'est pour la France qu'ils ont été fusillés, comme ont été sacrifiés les hommes envoyés vers des lignes infranchissables. Face au risque d'effondrement du front, l'armée, l'État ont décidé de faire des exemples. Ces hommes l'ont payé de leur vie. Les réhabiliter, c'est réhabiliter aussi l'armée française. Il ne s'agit pas que d'injustices individuelles. (Applaudissements sur les travées du GEST ; Mme Nathalie Goulet manifeste sa désapprobation.)
M. Rachid Temal . - Les 639 cas dont nous parlons sont issus d'un travail du service historique des armées. Les traîtres ne sont pas de cette catégorie. Il n'y a pas lieu de polémiquer à cet égard.
D'aucuns expliquent que le Parlement ne doit pas écrire l'histoire, mais, la semaine prochaine, nous examinerons un texte qui concerne l'histoire d'un pays étranger. Je voterai les deux textes et vous invite à la même cohérence. (Applaudissements sur les travées du groupe SER et du GEST)
M. Jacques Fernique . - Les réserves exprimées sont entendables, mais il n'est pas question de se substituer aux historiens, de départager différentes lectures de l'histoire. Nous prenons acte d'un travail historique, notamment d'Antoine Prost.
Il revient au Parlement de clore le travail entamé dès 1916 en mettant résolument en cause les modalités de ces conseils de guerre spéciaux, beaucoup plus napoléoniens que républicains. Réhabilitons tous ceux qui ont subi une justice expéditive destinée à impressionner la masse.
Formellement, nous n'invaliderons pas les 639 décisions de justice. Nous restons souples. Cette proposition de loi restera avant tout comme un message à la jeunesse. Ma génération a été marquée par le film Les Sentiers de la gloire, qui a attendu dix-huit ans avant de pouvoir être projeté. Les jeunes doivent avoir connaissance des zones d'ombre. (Applaudissements sur les travées du GEST et sur des travées du groupe SER ; Mme Michelle Gréaume applaudit également.)
Mme le président. - Amendement n°1, présenté par MM. Gattolin et Patriat.
Rédiger ainsi cet article :
La Nation reconnaît solennellement que les militaires en service dans les armées françaises du 2 août 1914 au 11 novembre 1918 qui ont été condamnés à mort pour les seuls faits de désobéissance militaire ou mutilation volontaire par les conseils de guerre spéciaux créés par le décret du 6 septembre 1914 relatif au fonctionnement des conseils de guerre ainsi que par les conseils de guerre rétablis par la loi du 27 avril 1916 relative au fonctionnement et à la compétence des tribunaux militaires, sont réintégrés dans la mémoire nationale.
Un monument national est érigé en leur mémoire.
Le présent article n'est pas applicable aux militaires dont la situation a été révisée par la Cour de Cassation, sur le fondement de la loi du 29 avril 1921 relative à l'amnistie et de la loi du 3 janvier 1925 portant amnistie, et par la Cour spéciale de justice militaire chargée de la révision des jugements rendus dans la zone des opérations des armées de terre et de mer par des juridictions d'exception.
M. François Patriat. - Ce sujet est douloureux et nous interroge tous.
Pourquoi notre amendement de compromis a-t-il reçu un accueil si méprisant ? Nous proposions une réintégration dans la mémoire nationale plutôt qu'une réhabilitation.
M. Rachid Temal. - C'est une avancée...
M. François Patriat. - L'amendement prévoyait aussi un monument national érigé à la mémoire des 639 fusillés, ce qui est une forme de réhabilitation.
Or il a été rejeté en commission sans qu'aucun groupe ne prenne la peine d'expliquer pourquoi. Dans ces conditions, je le retire, à regret.
M. Rachid Temal. - Nous voulions en débattre ! (M. Yannick Vaugrenard renchérit.)
L'amendement n°1 est retiré.
Mme le président. - L'article 2 étant un gage, le vote sur l'article 1er vaudra vote sur l'ensemble du texte.
Interventions sur l'ensemble
M. Guillaume Gontard, rapporteur de la commission des affaires étrangères . - Ce sujet est fort, empreint d'émotion. Nous en avons débattu en commission de façon respectueuse et sereine. Nous ne rouvrons aucune brèche. Au contraire, nous avons besoin de clore ce chapitre.
Les historiens ont mené un travail approfondi ; le chiffre de 639 en est le fruit. Ils ont terminé leur travail, à nous de faire le nôtre pour, peut-être, tourner la page.
Cette proposition de loi, votée à l'Assemblée nationale, sera repoussée à plus tard si nous ne la votons pas conforme. Or 639 familles attendent cette réhabilitation. (Applaudissements sur les travées du GEST et sur des travées du groupe SER)
M. Yannick Vaugrenard . - L'amendement retiré par M. Patriat était un artifice de procédure destiné à empêcher un vote conforme. (M. André Gattolin s'exclame.)
Que pense la jeunesse actuelle de nos débats ? Je me félicite que les débats en commission aient été de haute tenue. Concrètement, le 11 novembre, notamment dans l'ouest de la France, une gerbe est déposée par le Souvenir français pour les anciens combattants, puis une autre par les associations qui demandent la réhabilitation des « fusillés pour l'exemple ».
M. Roger Karoutchi. - Ce n'est pas le cas chez moi.
M. Yannick Vaugrenard. - Les historiens estiment que la réhabilitation au cas par cas n'est pas possible, faute d'éléments de preuve.
Nous avons parfois commis des erreurs. Prenons la responsabilité politique de le reconnaître.
J'en prends le pari : cette réhabilitation prendra cinq ans, dix peut-être, mais elle se fera ! (Mmes Émilienne Poumirol et Raymonde Poncet Monge applaudissent.)
Mme le président. Je vous demande de respecter le temps de parole.
Mme Michelle Gréaume . - Nous avons l'occasion de clore un chapitre douloureux de notre histoire. Il n'y a plus de témoins, et 20 % des dossiers sont manquants. Pensez à tous ceux qui ont été au bout d'eux-mêmes !
M. Rachid Temal . - Monsieur Patriat, le rejet d'un amendement n'est pas du mépris : c'est un vote. Par ailleurs, le Gouvernement aurait pu présenter une autre proposition. L'amendement de M. Gattolin est un jeu de passe-passe.
La réhabilitation individuelle est impossible. Je le répète, cette proposition de loi s'appuie sur le travail du service historique des armées. (Applaudissements sur quelques travées du groupe SER)
M. André Gattolin . - Non, mon amendement n'était pas un artifice de procédure. Un problème juridique se pose, vous le savez bien.
Le Royaume-Uni a réhabilité plus de 300 « fusillés pour l'exemple », via une juridiction spéciale pour respecter la séparation entre pouvoir judiciaire et pouvoir législatif. Déposez une proposition de loi en ce sens !
En commission, personne n'a expliqué la raison de son vote contre.
M. Guy Benarroche . - Cet amendement avait été rejeté par la commission : il n'y a pas là une injustice.
M. François Patriat. - Rejeté sans explication !
M. Guy Benarroche. - Mais revenons au fond : les textes qui peuvent nous unir de façon transpartisane sont extrêmement rares, celui-ci en est un. Réhabilitons la mémoire de condamnés dont on sait parfaitement qu'ils l'ont été pour un motif d'exemplarité, et non pour des faits réels.
L'étude au cas par cas a déjà été menée. Il n'est pas possible de l'approfondir, les dossiers n'existant plus. La réhabilitation serait l'honneur de l'armée et de la France.
Mme Patricia Mirallès, secrétaire d'État chargée des anciens combattants et de la mémoire . - Ce débat suscite une grande émotion. Sur les 639 dont vous parlez, une quarantaine ont déjà été réhabilités.
Il est dangereux de revenir sur des décisions de justice. Cette proposition de loi réhabilite François M, fusillé le 22 octobre 1915 pour désertion et abandon de poste devant l'ennemi. Que dirons-nous aux descendants de Léon Schlier, fusillé pour l'exemple ? La réhabilitation collective n'est pas possible. (M. Guy Benarroche le conteste.)
Antoine Prost considère que la meilleure des solutions législatives est de ne rien faire. Le législateur n'est pas un juge. Nous devons respecter la séparation des pouvoirs. (M. François Patriat applaudit.)
À la demande du groupe Les Républicains, l'article 1er est mis aux voix par scrutin public.
Mme le président. - Voici le résultat du scrutin n°122 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 331 |
Pour l'adoption | 113 |
Contre | 218 |
Le Sénat n'a pas adopté.
L'article 2 n'a plus d'objet.
En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Merci pour eux !
La séance est suspendue quelques instants.