Transport fluvial
M. le président. - L'ordre du jour appelle le débat sur le transport fluvial à la suite de la présentation du rapport du Conseil d'orientation des infrastructures du 1er février 2018.
M. Christophe Priou, pour le groupe Les Républicains . - Bordée par trois mers et un océan, la France redécouvre aujourd'hui qu'elle est maritime. Si la mer est devenue un prolongement de la terre, le fleuve est devenu une artère irriguant les territoires. À la mer, le commerce du lointain ; au fleuve, l'acheminement dans les terres. Notre vieux et beau pays, irrémédiablement centré sur sa capitale, est traversé en toutes régions par d'importants cours d'eau. L'Europe continentale du Nord, pionnière du fluvial, se présente comme une longue plaine entre mer et montagne. Quelque part, le destin de l'Europe s'y est inscrit en favorisant les échanges par voie navigable.
La France est marquée par trois axes : Seine-Nord-bassin rhénan, l'Ouest et son arc fluvial connecté aux grands ports de l'Atlantique et l'axe Rhône-Saône vers la Méditerranée. Avec l'écluse puis les canaux de jonction, Henri IV a été le précurseur du développement de la navigation intérieure durant trois siècles.
Ce débat est l'occasion de faire émerger des perspectives pour nos 8 000 km de voies navigables. Que le Gouvernement nous éclaire sur les choix stratégiques qu'il souhaite faire et les suites qu'il entend donner aux recommandations du Conseil d'orientation des infrastructures.
Le secteur du fret, malgré un recul quantifiable, a un besoin croissant de personnel qualifié. Près de 5 000 personnes vivent en France du commerce fluvial. Le centre de formation d'apprentis de Tremblay dans les Yvelines doit être mis en valeur.
Voies navigables de France, VNF, dépend des financements publics. Pourtant, un euro investi dans les voies navigables est un euro utile ; la Belgique et les Pays-Bas l'ont compris depuis des siècles. En France, les choses sont différentes mais nos grands ports sont aux avant-postes d'un grand fleuve. Comment répondre à la complémentarité des usages ? Il faut mener à terme la liaison Seine-Escaut, le canal Seine-Nord avec un gabarit européen, la liaison entre la région parisienne, la Normandie et le Benelux. C'est une question d'aménagement du territoire. Or les grands projets d'intérêt public sont contrariés par des minorités agissantes - on pense à Notre-Dame-des-Landes. (M. Joël Guerriau approuve.) Ne nous enfermons pas « dans les vases clos des débats », dont parlait de Gaulle, pour rendre à nos fleuves leur utilité économique au-delà de leur majesté naturelle. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC)
Mme Élisabeth Borne, ministre auprès du ministre d'État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargée des transports . - Merci pour ce nouveau débat sur les travaux du Conseil d'orientation des infrastructures après celui consacré aux infrastructures ferroviaires et routières.
Débattre du fluvial, c'est d'abord parler aménagement du territoire tant nos voies d'eaux en structurent la carte. Autour d'elles coexistent différentes infrastructures et usages : quais industriels, plateformes logistiques, activités nautiques, hydroélectricité, irrigation, prélèvements industriels ou ports de plaisance, hydroélectricité, promenades.
Débattre du fluvial, c'est aussi souligner les enjeux environnementaux qui concernent toutes les voies d'eau et la forte valeur patrimoniale de certains ouvrages - en particulier le canal du Midi, inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco.
Débattre du fluvial, c'est surtout de parler d'un transport propre, non saturé, écologique. Un convoi fluvial représente 200 camions en moins sur nos routes. Mais il représente moins de 3 % du transport de marchandises... C'est dommage. (M. Charles Revet renchérit.)
Une explication est géographique. Une autre tient à l'état du réseau, vieillissant ; il faut le régénérer. C'est ce constat qu'a inspiré le rapport du 1er février adopté à l'unanimité par les seize membres du Conseil d'orientation.
Comme pour les réseaux routiers et ferroviaires, nous devons assumer une situation où les investissements nécessaires ont été repoussés depuis des années. Ce rapport pose les bases d'une programmation ambitieuse, sincère et réaliste : hausse significative des crédits de l'État à VNF pour la régénération, des investissements de modernisation pour moderniser l'exploitation dans les cinq à dix prochaines années, soutien aux trois grands projets fluviaux - l'aménagement de la Lys mitoyenne, de la mise à grand gabarit de l'Oise entre Creil et Compiègne et de la mise à grand gabarit de la Seine amont entre Bray-sur-Seine et Nogent-sur-Seine. La robustesse et la fiabilité des infrastructures sont, en effet, un préalable au développement du trafic fluvial. La situation de la Seine en amont, où l'exploitation a été empêchée par les crues, n'est pas acceptable.
Une mission confiée par le Premier ministre à trois préfets sur les trois axes identifiés par M. Priou répond à l'objectif de développement des ports fluviaux, notamment en attirant de nouveaux trafics. Il s'agira de relever quatre défis : celui de la performance économique et logistique d'abord. Je me réjouis, à cet égard, du nouveau plan d'aide au report modal de 20 millions d'euros validé par la Commission européenne. Deuxième défi : la transition numérique. La performance environnementale en est un autre que permettra de relever le plan d'aide à la modernisation et à l'innovation doté de 16,5 millions d'euros, piloté lui aussi par VNF. Dernier défi, le défi social. Pour les relever, le monde fluvial doit se rassembler. J'ai donc demandé la préfiguration d'une interprofession, la réunion de lancement aura lieu demain. Nous avons engagé avec VNF des discussions sur son modèle économique pour s'engager dans un contrat d'objectifs et de performance où l'État s'engagera sur des moyens et VNF sur des résultats. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM, Les Indépendants et UC)
Mme Nelly Tocqueville . - Élue de Seine-Maritime, où se trouve le Havre, le plus grand port de France, ce sujet du transport fluvial est d'importance. La part du fluvial pour le trafic hinterland de conteneurs depuis et vers le port du Havre représente seulement 9 %, contre 35 et 36 % pour Rotterdam et Anvers. Près de 85 % des 2,6 millions de conteneurs sont transportés par la route. Ce retard tient essentiellement au manque d'infrastructures : Port 2000 a été construit sans qu'aucun accès fluvial au nouveau bassin n'ait été réalisé. Bientôt, les porte-conteneurs, parce qu'ils sont de plus en plus gros, n'accéderont plus aux ports de Bordeaux et de Nantes. Lors des dernières assises de l'économie de la mer, le Premier Ministre évoquait une indispensable stratégie portuaire nationale. Madame la Ministre, où en est-on ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Je ne peux me satisfaire de la faible part du fluvial et du ferroviaire dans nos ports, et en particulier au Havre. La commission nationale du débat public a été saisie du projet de chatière. En mars 2018, elle a donné acte du bilan de la concertation établi par la garante. La discussion sur le projet de chatière est en cours, une décision sera prise par le conseil de surveillance en juin prochain. Croyez-en ma détermination : si nous ne voulons pas que nos routes soient envahies par les poids lourds, cette avancée est indispensable.
M. Charles Revet. - Il y a urgence !
M. Alain Fouché . - Le rapport Duron recommande de fermer les 20 % du réseau fluvial les moins empruntés. Ce serait catastrophique pour les territoires et la porte ouverte à l'exode des populations. Madame la Ministre, alors que se conclut la réforme ferroviaire, vous avez compris l'importance du maillage territorial. En 2016, la France ne représentait que 6 % du trafic européen alors que près de 20 % du linéaire s'y trouve. Cela marche en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne ; pourquoi pas en France ? À vous entendre, vous ne semblez pas vous engager dans un politique de dénavigation. Pouvez-vous le confirmer ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - En effet, le Conseil d'orientation des infrastructures a suggéré de concentrer les dépenses de rénovation sur les voies fluviales les plus circulées. Certaines voies, reconnaissons-le, ne sont plus adaptées au fret et ne présentent pas de potentiel touristique. Pour autant, une politique de dénavigation n'entraînerait pas de réduction de l'investissement. Nous avons écarté l'option de fermer 20 % du réseau sans autre forme d'analyse que celle de la circulation. Si une fermeture est envisagée, elle fera l'objet d'une réflexion sur ses conséquences économiques et touristiques ainsi que d'une concertation avec les collectivités. La réouverture réussie du canal de la Sambre à l'Oise grâce à l'action conjointe de VNF et des élus locaux doit nous inspirer.
M. Alain Fouché. - Merci pour ces précisions qui vont dans le bon sens, de même que la prolongation des aides dédiées au transport fluvial par la Commission européenne.
M. Jean-Pierre Corbisez . - Pourquoi le transport fluvial est-il à la peine ? Le réseau est vétuste, il est insuffisamment relié aux autres modes de transport. Avec 140 millions d'euros, équivalent au budget d'investissement du Pas-de-Calais, VNF n'a pas assez d'argent pour investir. La faiblesse du portage politique est aussi à déplorer avec des renoncements : le canal Rhin-Rhône, l'adoption de mesures favorables au transport routier. Quid du canal Seine-Nord ? Le poste de président du directoire est vacant depuis un an... Alors que ses membres ont été désignés il y a six mois, le comité stratégique ne s'est pas encore réuni. Pourquoi ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Voies Navigables de France entretient 6 700 km de voies navigables, sur lesquelles sont transportés 53 millions de tonnes de marchandises et 10 millions de passagers. Le niveau d'investissement de VNF s'est réduit de 157 à 138 millions entre 2013 et 2018 ; un montant très en deçà du niveau nécessaire à la seule régénération estimé à 245 millions d'euros par an. Le réseau est vieillissant et fragile ; on l'a vu avec les perturbations dues à la rupture d'une digue sur le Loing en 2016 et les crues de 2018.
Est envisagé un passage de 80 à 180 millions d'euros par an en dix ans pour la régénération sans compter 330 millions d'euros sur cinq ans pour moderniser l'exploitation. Pour financer cet effort, le comité d'orientation préconise la transformation de la taxe hydraulique en redevance domaniale. La loi Mobilités et la signature d'un nouveau contrat d'objectifs et de performance avec VNF permettront de dégager une trajectoire d'investissement claire, réaliste et sincère.
M. Jean-Pierre Corbisez. - Sur Seine Nord Europe, ma collègue et moi-même nous trouvons le temps un peu long : être désigné dans une instance qui ne s'est toujours pas réunie six mois après sa création, ce n'est pas satisfaisant !
Mme Agnès Canayer . - Avec plus de 6 700 kilomètres de voies navigables, dont 1 700 pour les grands gabarits, la France semble disposer des atouts nécessaires. Elles sont pourtant sous-exploitées : seuls 9 % des conteneurs arrivés au Havre sont acheminés par la Seine.
Le projet de chatière, au Havre, semble retenu ; puisse-t-il se réaliser rapidement.
M. Charles Revet. - Espérons !
Mme Agnès Canayer. - Les acteurs sont trop souvent seuls à supporter les coûts des reports de charge. Comment créer un écosystème attractif, à l'instar des pays du Nord de l'Europe ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - La faible compétitivité est un handicap pour le transport fluvial de marchandises. Les surcoûts liés aux acheminements de terminaux, la maîtrise du foncier en bord de voies d'eau... les explications sont nombreuses. Dans le projet de loi sur les nouvelles mobilités, nous envisageons de confier à VNF un droit de préemption urbain, pour que l'établissement travaille avec les communes sur les enjeux de la voie d'eau. S'y ajoutent les aides : vingt millions seront attribués entre 2018 et 2020 dans un plan d'aide au report modal ; nous mettons en place une aide aux chargeurs, pour les accompagner dans le choix du transport fluvial, des études préalables à l'acquisition d'équipements ; l'État prend également en charge une part du surplus de transbordement, c'est l'aide à la pince, que nous allons réformer en profondeur ; je ferai des annonces prochainement.
Mme Agnès Canayer. - Les aides sont nécessaires et attendues : chaque conteneur coûte 50 euros au transbordeur avant même son acheminement !
M. Charles Revet. - Eh oui !
M. Didier Rambaud . - La route est bien trop utilisée, qui représente 90 % du transport de marchandises ! Rien de ce qui a été tenté pour le report modal n'a véritablement fonctionné.
Une vision globale est nécessaire, pour ne pas superposer fret ferroviaire et maritime.
Pour soutenir le transport fluvial, il faut moderniser les réseaux, valoriser les ports fluviaux et inciter les chargeurs à se tourner vers ce mode.
L'axe Seine, avec le Havre, Rouen et Paris doit recevoir de lourds investissements, les retombées sont très importantes. Le Havre, en particulier, a annoncé un vaste plan d'investissement pour élargir l'accès à ses installations. Madame la ministre, comment comptez-vous soutenir ces avancées ? Quelles propositions complémentaires pour moderniser l'axe Seine ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Le bassin de la Seine, c'est en effet un axe majeur, qui concentre la moitié du fret fluvial. VNF est responsable des 7 barrages et 17 écluses, de la partie Seine-Aval entre Paris et Rouen, où la navigation est possible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pour les grands gabarits ; 250 millions d'euros d'investissement sont prévus jusqu'à 2027 pour la modernisation et la sécurisation des grands ouvrages, tel Méricourt, où passent 250 bateaux par semaine. Or ses écluses doivent être réparées - je m'y suis rendue. Un plan d'investissement d'urgence pluriannuel est en cours d'élaboration par VNF. Cela renforcera l'intégration des ports et leur attractivité.
Mme Cécile Cukierman . - Les voyants sont au rouge pour tous les modes de transport. Or les réseaux de transport sont la richesse de la France qui, avec ses 8 500 kilomètres de voies navigables, a le premier réseau d'Europe. Pourtant, il est mal exploité voire inexploité. Le tout routier accroît la pollution et sature nos routes. La marge de manoeuvre du fluvial est considérable.
La ville de Roanne a tout pour exploiter cet atout, et VNF a réalisé des travaux récemment. La chambre de la batellerie est motivée, les élus locaux aussi, les vignerons accepteraient d'utiliser la voie fluviale ; ne manque que la volonté politique et de la chambre de commerce et d'industrie, qui pour l'instant reste silencieuse.
Que prévoit le Gouvernement ? Le trajet Roanne-Le Havre coûte quatre fois plus cher par voie fluviale que par la route... Il y a beaucoup à faire.
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Le premier enjeu est la remise à niveau de notre patrimoine. Les montants consacrés jusqu'ici sont en deçà des besoins. C'est le rôle du Conseil d'orientation des infrastructures. Peut-être faudra-t-il prioriser les moyens sur certaines voies. La loi de programmation des infrastructures proposera des choix ambitieux.
L'axe Seine constitue une autoroute fluviale, qui ne demande qu'à être modernisée. Le canal de Roanne à Digoin, latéral à la Loire, date du XIXe, n'est plus utilisé car il ne permet qu'un emport de 300 tonnes pour les péniches ; mais il peut être exploité dans une optique touristique - c'est une autre piste sur laquelle nous comptons beaucoup.
Mme Michèle Vullien . - Merci, Madame la Ministre, d'être à nouveau parmi nous après de longs débats sur le projet de loi pour un pacte ferroviaire.
Le rapport Duron nous a éclairés sur le report modal du fret, qui se maintient péniblement autour de 2 %, soit 53 millions de tonnes de marchandises.
D'un point de vue environnemental, les solutions les plus vertueuses sont les moins exploitées...
Le montant d'investissements pour remettre en état le réseau destiné au fret fluvial s'élèverait à 245 millions d'euros annuels sur dix ans.
Pour respecter les accords de Paris, le report modal vertueux fait-il partie de votre stratégie ? Pour quels résultats à court, moyen et long termes ? Quelle évaluation des mesures envisagées ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Si le volume transporté par voie fluviale - plus de 52 millions de tonnes de marchandises - avait été transporté par la route, 470 000 tonnes de CO2 supplémentaires auraient été émises. Je partage donc votre analyse, il faut aller plus loin.
La modernisation de nos infrastructures est un préalable. Il faudra investir 330 millions d'euros en plus ce qui est prévu et encourager les chargeurs à surmonter les surcoûts d'acheminement. Comment ? Grâce au plan d'aide à la rénovation et à l'innovation, et au Plan d'aide au report modal (PARM), dont j'ai parlé, ainsi qu'au renforcement de l'aide à la pince.
M. Michel Dagbert . - Vous avez parlé du rapport du COI. Son travail a été important, mais non exhaustif puisque le projet du Canal Seine-Nord-Europe n'y figurait pas. C'est le choix du Gouvernement. Or les études prospectives laissent pourtant imaginer un quadruplement du trafic fluvial !
L'Europe s'était engagée à hauteur de 2 milliards d'euros ; les collectivités territoriales avaient manifesté leur intérêt, qui n'a pas été démenti par le renouvellement municipal de 2015. Les élus s'étonnent donc du silence du Gouvernement et s'inquiètent des capacités collectives à respecter nos engagements. Quid de la présence de l'État dans la société de projet ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Je vous rassure sur ce projet d'ampleur - 4,9 milliards d'euros - qui est structurant pour notre réseau fluvial. Le Premier ministre a indiqué, en octobre dernier, la façon dont nous allions procéder dans les années à venir. Il s'agit d'abord de faire évoluer la gouvernance du projet, en la confiant aux collectivités locales, ainsi que la maîtrise des risques. L'État a confirmé son engagement à hauteur d'un milliard d'euros, via un emprunt de long terme par la société de projet.
La régionalisation de la société de projet aura lieu courant 2019, je l'ai confirmé à Xavier Bertrand. Le plan de financement est en cours de consolidation. Les échanges avec les collectivités territoriales se poursuivent.
M. Didier Mandelli . - En France, le réseau fluvial est important, plus que chez nos voisins - 7 300 km en Allemagne ; 4 800 aux Pays-Bas, mais la part modale du secteur arrive péniblement à 4 % contre 35 % aux Pays-Bas, faute d'une vraie politique de transport intermodal. En cinq ans, VNF a vu fondre son budget d'investissement de 200 millions à 130 millions annuels, ceci en dépit de l'audit qui avait révélé l'ampleur des besoins pour maintenir le réseau - et évalué qu'il faudrait, en fait, 245 millions annuels pour faire face.
Les hésitations du président de la République sur le canal Seine-Nord montrent que le transport fluvial n'est pas une priorité. C'est dommage, alors que nos voisins misent sur le multimodal, à l'heure où les routes sont saturées et que c'est une exigence écologique. Pourquoi, Madame la Ministre, l'État n'investit-il pas massivement dans le fluvial ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Les épisodes de crues ont mis en évidence l'inadaptation de notre réseau ; l'audit dont vous parlez a conduit à évaluer à 245 millions d'euros les besoins d'investissements pendant dix ans. Fluvial, ferroviaire, il faut en effet rattraper un retard.
La loi de programmation des infrastructures vous proposera bientôt un scénario de rattrapage. Le montant que VNF a consacré à la régénération est en effet insuffisant. Il faudra faire des choix et définir des priorités : je compte sur vous.
M. Jean-Paul Prince . - Le transport fluvial, 2 % du transport de marchandises, gagnerait à être développé ; cela exige une volonté politique forte et une stratégie - mais aussi une communication adaptée. Le rapport du COI et les annonces de l'État vont dans ce sens, il faudra jouer sur la culture des acteurs, celle de la route, et remédier à leur mauvaise information. Quelles mesures prendrez-vous, Madame la Ministre, pour une telle communication incitative ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Le fluvial est en effet un mode trop peu connu des donneurs d'ordre. VNF agit pour promouvoir les voies navigables dans une vingtaine de formations et a trouvé en 2011 un partenariat avec Sup de Co La Rochelle.
Le Plan d'aide au report modal, doté de 20 millions sur 2018-2020, permettra aussi d'accompagner les acteurs, des études préalables à l'acquisition d'équipements. J'ai aussi demandé au préfet François Philizot une préfiguration. La première réunion préparatoire aura lieu demain.
Mme Martine Filleul . - Le rapport du comité d'orientation des infrastructures ne s'est pas saisi du projet de canal Seine-Nord, le considérant comme acté. Je m'en félicite. C'est un élément central de la liaison Seine-Escaut. Mais des interrogations subsistent sur son financement.
Le rapport s'intéresse cependant à deux ouvrages liés au canal Seine-Nord : d'une part le projet Mageo, c'est-à-dire la mise au gabarit européen de l'Oise entre Compiègne et Creil ; d'autre part le recalibrage de la Lys entre Deûlémont et Halluin. Mais rien n'oblige le Gouvernement à suivre ses recommandations et la réticence du Premier ministre est connue. Le Gouvernement engagera-t-il la réalisation de ces infrastructures ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Le projet Mageo, d'un coût de 288 millions, est indispensable à la réalisation du canal Seine-Nord. L'enquête préalable à la déclaration d'utilité publique aura lieu à la fin de l'année pour des travaux commençant en 2023. Le recalibrage de la Lys est tout aussi indispensable ; d'un montant de 190 millions, il implique la France, la Wallonie et la Flandre - la part de l'État est de 12 millions d'euros. L'enquête publique aura lieu également à la fin de l'année, pour une déclaration d'utilité publique au début de l'an prochain.
M. Pierre Cuypers . - Le canal Seine-Nord, cette arlésienne, verra-t-il le jour ? Le président de la République s'est engagé à sa réalisation d'ici huit ans. Son coût est estimé à 4,5 milliards : l'Union européenne y contribuera pour 2 milliards ; les collectivités territoriales pour un milliard ; les régions Île-de-France et Hauts-de-France y apporteront une contribution de 500 millions d'euros mais la contribution d'un milliard d'euros de l'État reste à définir. La région Île-de-France ne serait plus un cul de sac fluvial et deviendrait une véritable autoroute pour grands gabarits. Ce canal libèrerait l'exportation des produits agricoles, avec une baisse du coût des transports et de la pollution.
Sous quelles modalités l'État compte-t-il s'engager ? Nous avons besoin d'un signal fort.
Mme Élisabeth Borne, ministre. - En octobre, le Premier ministre a indiqué sa volonté de transférer le pilotage du projet aux collectivités territoriales tout en maintenant son engagement d'un milliard d'euros par le biais d'un emprunt par une société de projet qui percevrait une taxe nationale à assiette locale pour le financement.
Le projet Bray-Nogent est très important pour le canal Seine-Nord ; très attendu par les salariés, il acceptera un gabarit maximal par 2 500 tonnes. Le conseil d'orientation des infrastructures recommande sa réalisation d'ici à 2032, quel que soit le scénario retenu. La loi de programmation des infrastructures précisera le calendrier.
M. Daniel Gremillet . - La reconquête industrielle de notre territoire passe par le transport, ferroviaire et fluvial, en plus de routier - nous en avons débattu ces dernières semaines.
Le report des projets de canaux Saône-Moselle et Saône-Rhin est regrettable ; en matière de politique fluviale, la France pâlit en comparaison avec l'Allemagne - six fois moins de trafic - et les Pays-Bas - quatre fois moins. Comment retrouver la compétitivité ?
La décision de fermeture rapide des centrales à charbon aura un fort impact sur les ports. Qu'allez-vous faire pour le compenser ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Je ne me satisfais pas de la part du fluvial dans le transport de marchandises, pas plus que de celle du ferroviaire. Le premier enjeu est de renforcer les investissements de régénération ; le deuxième est d'engager la modernisation.
Mais il faut aussi développer l'information sur ce mode et inciter les chargeurs à y recourir ; c'est l'objet du plan d'aide au report modal doté de 20 millions ; et de l'aide à la pince dont les modalités seront bientôt précisées. Il faut enfin encourager la transition énergétique de la flotte.
M. François Grosdidier . - Quelles sont les intentions du Gouvernement sur la liaison fluviale entre la Moselle et la Saône ? Son intérêt est renforcé par l'abandon de la liaison Rhin-Saône par le Doubs. Il reste indispensable de relier le Rhin au réseau méditerranéen. La liaison Rhin-Rhône relierait les bassins par des canaux à grand gabarit et désengagerait le réseau existant. L'intérêt est économique et écologique. La part de canaux à grand gabarit est très faible en France, où elle est d'un cinquième, en comparaison avec nos voisins où elle est de la moitié. Metz et Thionville sont les sixième et septième ports fluviaux français, les premiers respectivement pour les céréales et la métallurgie, à 30 km de distance.
Le projet Moselle-Saône a été proposé voici très longtemps. Où en sont les discussions à ce sujet ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Le canal Saône-Moselle-Saône-Rhin coûterait 15 milliards d'euros, pour 350 km de linéaire ; il relierait la Méditerranée à l'Europe du Nord. Ce coût est hors de portée des investissements envisageables à court et moyen terme ; l'opération n'a de ce fait pas été examinée par le COI. La perspective d'un débat public sur le sujet a été abandonnée en 2013.
M. Jean-François Rapin . - Le canal Seine-Nord a monopolisé l'attention ; je l'aborderai sous un autre angle. Il contribuera à une mobilité durable ; or les interrogations persistent sur la part du financement de l'État. Le 28 mai, vous évoquiez une vignette temporelle par laquelle le transport routier contribuerait au financement. Mais dans le même temps, dans un rapport de Mme Revault d'Allonnes, le Parlement européen préconisait l'abandon d'une taxation fondée sur la durée, au profit d'une eurovignette répondant au principe pollueur-payeur. Votre projet d'une vignette est-il compatible avec ces orientations européennes ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. - Il peut être tentant de financer le canal Seine-Nord par redéploiement ; c'est le scénario du COI mais je doute qu'il soit populaire parmi mes collègues ministres... Une autre solution est le recours à la Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) ; la dernière est la création d'une redevance.
Notre premier objectif est de faire participer au financement de nos infrastructures les poids lourds qui transitent par notre pays en faisant le plein dans les pays voisins - d'autant qu'ils imposent le redimensionnement de certaines routes... Autre préoccupation : répercuter la charge sur les chargeurs et non les transporteurs eux-mêmes, dont la fragilité est commune.
La France fait partie des États ne souscrivant pas aux orientations proposées dans le rapport de Mme Revault d'Allonnes.
M. Jean-Paul Émorine, pour le groupe Les Républicains . - La part modale du fluvial en France reste très faible : 3 %, contre 7 % en moyenne en Europe, 43 % aux Pays-Bas, 15 % en Allemagne, 12 % en Belgique. Le maillage territorial très riche est handicapé par le manque d'interconnexion et l'inadaptation d'infrastructures vieillissantes.
Les investissements non consentis, à hauteur de 150 millions par an, sont insuffisants. Les ouvrages se dégradent ; le canal Sambre-Oise est devenu inutilisable.
Au-delà de cinq à six ans, la situation sera hors de contrôle. Notre performance environnementale passe par les modes de transport alternatifs. Présent au coeur des grandes agglomérations, le fluvial permet de contourner les noeuds de transport ; il est économique et fiable.
J'ai entendu votre réponse à M. Grosdidier sur l'abandon du canal Rhin-Rhône ; mais je la regrette ; l'annulation, en 1995, du projet sous prétexte que le Premier ministre n'avait pas signé le décret est l'une des graves erreurs du siècle dans ce domaine.
À travers ce débat, le groupe Les Républicains interpelle le Gouvernement sur l'urgente nécessité d'une politique volontariste en faveur du transport fluvial. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains et UC ; M. Alain Fouché applaudit aussi.)
La séance est suspendue à 19 h 30.
présidence de M. Jean-Marc Gabouty, vice-président
La séance reprend à 21 h 30.