Composition de la cour d'assises de l'article 698-6 du code de procédure pénale
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative à la composition de la cour d'assises de l'article 698-6 du code de procédure pénale, présentée par M. Philippe Bas et plusieurs de ses collègues, à la demande du groupe Les Républicains et de la commission des lois.
Discussion générale
M. Philippe Bas, auteur de la proposition de loi . - Pourquoi cette proposition de loi ? En 1982, quand fut supprimée la Cour de sûreté de l'État, il a fallu créer une autre juridiction habilitée à juger les crimes contre la sûreté de l'État, le législateur ne souhaitant pas exposer les citoyens membres de jurys d'assises aux risques de pressions souvent graves dans de telles affaires. La cour d'assises spéciale ainsi créée, composée exclusivement de magistrats, s'est d'abord surtout occupée de juger les crimes terroristes. Le contentieux s'est concentré à Paris, où le parquet voyait ses responsabilités étendues.
Depuis deux ans, les tragiques attentats que nous avons connus font peser des contraintes sur le fonctionnement de la justice. Nous avons dû modifier la loi pénale, augmenter les moyens de l'enquête et de l'instruction. Reste le jugement des terroristes. La composition actuelle de la cour d'assises spéciale rend difficile de répondre efficacement et rapidement à l'exigence de juger de nombreux criminels. Nous vous proposons donc de la modifier.
Actuellement, la cour d'assises spéciale comporte six membres en première instance, huit en appel, prélevés parmi les juges du tribunal de grande instance (TGI) - y compris par exemple les juges aux affaires familiales - tout le temps que durent les procès. Afin d'éviter de perturber plus encore le fonctionnement du TGI de Paris, et d'être en mesure de juger davantage d'affaires dès 2017, nous proposons de diminuer le nombre des magistrats composant la cour d'assises spéciale.
En 2015, 342 jours d'audience ont été consacrés aux affaires terroristes aux assises, 132 en 2016, mais on évalue leur nombre à 1 244 en 2017, soit une augmentation de... 842 % ! Le besoin en magistrats augmentera de 950 % entre 2016 et 2017 au sein de la cour d'appel de Paris. Cela résulte du fait que le nombre d'informations judiciaires en la matière a augmenté de 96 % en 2016, celui des d'enquêtes préliminaires de 70 %. Le risque de saturation est évident.
En réduisant de deux le nombre d'assesseurs de la cour d'assises, nous n'affaiblirons pas les garanties apportée aux justiciables mais resterons fidèles à nos traditions. Vous vous rappelez que la loi du 10 août 2011 a diminué le nombre de jurés de la cour d'assises pour les crimes ordinaires. On doit donc pouvoir aussi diminuer le nombre d'assesseurs de la cour d'assises spéciale sans mettre à mal sa collégialité, à condition de ne pas passer en deçà d'un certain seuil.
Fermement convaincu que ma proposition ne contrevient à aucune règle d'indépendance et d'impartialité de la justice, je serais heureux que vous l'adoptiez. (Applaudissements au centre et à droite ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit également)
M. Michel Mercier, rapporteur de la commission des lois . - Cette proposition de loi poursuit deux objectifs. Le premier est celui d'une bonne administration de la justice - objectif de valeur constitutionnelle consacré par la Déclaration de 1789 - pour faire face à l'augmentation du nombre d'affaires terroristes, conséquence des succès rencontrés par nos services policiers et judiciaires dans la lutte antiterroriste. Le TGI de Paris risque aujourd'hui l'embolie. En 2017, il y aura 1 244 jours d'audience consacrés au jugement d'affaires terroristes, soit une hausse de 842 % ! Deux procès importants sont attendus l'an prochain, l'affaire Cannes-Torcy occupera la cour pendant huit semaines, et pour parer au risque de maladie, il faudra mobiliser sept juges tout ce temps-là.
À cela s'ajoute la nouvelle politique pénale du parquet de Paris, validée l'an dernier par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, consistant à poursuivre en tant que crime l'association de malfaiteurs en vue de porter atteinte à la vie. Cela contribue à augmenter l'activité de la cour d'assises.
Quelque 200 magistrats du TGI de Paris peuvent être mobilisés en tant qu'assesseurs. Vingt-quatre le sont à la fois, vu le nombre d'affaires à juger. Si l'on veut respecter le délai d'un an pour juger les affaires, il est indispensable de lancer une réforme.
J'en viens au deuxième objectif de cette proposition de loi. Depuis dix ou quinze ans, tous les gouvernements ont construit un droit du terrorisme dérogatoire par bien des aspects, de l'enquête préliminaire à l'exécution des peines, mais appliqué par une juridiction de droit commun, même spécialement composée. Encore faut-il qu'elle puisse fonctionner, à défaut de quoi il faudra créer une juridiction d'exception. Si nous voulons rester fidèles à ce choix important, conserver le principe d'une juridiction de droit commun, il faut lui apporter des aménagements en réduisant de six à quatre en premier ressort, de huit à six en appel le nombre d'assesseurs qui la composent. Cela remet-il en cause la collégialité de la cour ? Non, puisque beaucoup d'affaires d'association de malfaiteurs sont aujourd'hui jugées par le tribunal correctionnel composé de trois magistrats...
Pour armer la République et donner à notre justice les moyens de fonctionner, la commission des lois a adopté cette proposition de loi à l'unanimité, et je vous invite à faire de même. (Applaudissements au centre et à droite ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit également)
M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice . - Je salue le travail des magistrats qui mènent une mission exigeante au sein du tribunal de grande instance de Paris. Son président, Jean-Michel Hayat parlait à propos de la présente proposition de loi d'une évolution normale face à la « déferlante terroriste ». En 2016, 114 informations judiciaires ont été ouvertes en matière terroriste, contre 67 en 2015, concernant des candidats au djihad qui tentent de partir dans des zones de guerre, qui s'y rendent ou en reviennent, des personnes poursuivies pour apologie du terrorisme ou consultation habituelle de sites djihadistes. Les incarcérations s'accélèrent : depuis le 1er septembre, 94 détenus ont été incarcérés sous le chef d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, dont les trois quarts en région parisienne. Pour le reste, 50 établissements sont concernés par l'accueil de ce type de détenus.
Face à cette massification, et pour prendre en compte la dangerosité des personnes concernées, le parquet de Paris a décidé de poursuivre plus systématiquement les personnes parties combattre ou rejoindre un théâtre de guerre sous le chef de l'association de malfaiteurs criminelle.
La cour d'assises spéciale de Paris risque alors l'engorgement. En 2017, 22 dossiers devraient être jugés, 55 en 2018. Tous les magistrats du TGI de Paris sont appelés à y siéger, mis à part les juges pour enfants - qui ont eux-mêmes à connaître d'affaires terroristes impliquant des mineurs - et les juges d'instance.
Conscient de l'importance du sujet, j'ai déjà renforcé les moyens du tribunal de grande instance de Paris. Le président Hayat a indiqué en novembre que certaines affaires pourraient être jugées en comparution immédiate : désormais, les magistrats spécialisés de la seizième chambre peuvent juger en procédure accélérée, en fixant une date de jugement à cinq mois au maximum, des cas de consultation habituelle de sites terroristes et d'apologie du terrorisme.
C'est dans cet esprit que vous proposez de réduire le nombre de magistrats assesseurs dans la cour d'assises spéciale en les ramenant de six à quatre en première instance et de huit à six en appel. Cette proposition n'est pas nouvelle : elle a été émise par le président Hayat. J'avais choisi de ne pas y donner suite, car la direction des services judiciaires évalue le gain en équivalents temps plein à 2,25 % seulement. En outre, il ne me paraissait pas souhaitable de réduire la collégialité de la formation de jugement sur des affaires aussi graves.
Je ne suis cependant pas hostile à votre proposition de loi, mais songeons bien que ses effets seront limités. Je compte sur votre soutien pour la politique que nous menons par ailleurs, et qui poursuit le même objectif.
Je rappelle certaines mesures que nous avons prises : renforcement de la section antiterroriste du parquet de Paris avec treize magistrats, du pôle d'instruction antiterroriste du tribunal de grande instance, avec dix et bientôt onze juges d'instruction. Des crédits ont été dégagés pour recruter quinze assistants spécialisés ; 25 sont en cours de recrutement. Le parquet a vu ses dotations augmenter de 50 000 euros, dont 8 000 euros pour l'achat de gilets pare-balles. Comme M. Mercier, je crois qu'il faut conserver le primat des juridictions de droit commun qui ont démontré leur pertinence.
Je ne comprends pas la proposition récurrente de créer un parquet national antiterroriste dédié : cela ne répond à aucun besoin et figerait nos capacités d'action. Notre système, qui mobilise tous les magistrats de la cour d'assises de Paris en fonction des besoins, n'a montré aucune faille depuis sa création, en 1986 ; nous avons encore éprouvé son efficacité à Nice. Bref, c'est une fausse solution, et ce serait un vrai bouleversement... Évitons les propositions simplistes.
Nous avons au reste renforcé les moyens : 1 175 emplois ont été créés dans les services judiciaires. L'administration pénitentiaire a été renforcée de cent postes pour lutter contre le terrorisme, la protection judiciaire de la jeunesse de 75 équivalents temps plein. S'ajoutent le plan de sécurisation des établissements pénitentiaires annoncé le 25 octobre qui anticipe l'augmentation du nombre d'affaires, ou encore la loi Justice du XXIe siècle qui simplifie les procédures et recentre les magistrats sur leur coeur de métier.
Bref, cette proposition n'apporterait qu'un gain marginal, mais toutes les bonnes idées sont bonnes à prendre. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
Mme Esther Benbassa . - La cour d'assises spéciale, créée par la loi du 9 septembre 1986, est composée uniquement de magistrats professionnels : un président et six assesseurs en première instance, huit en appel, ce afin de prévenir toute tentative d'intimidation des jurés. Outre les actes de terrorisme, elle est aussi compétente pour les crimes militaires commis en temps de paix, pour les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, le trafic de stupéfiants et les crimes de prolifération d'armes de destruction massive.
Cette proposition de loi réduit de deux le nombre d'assesseurs en première instance comme en appel. Cette mesure est-elle à même de désengorger le TGI de Paris tout en garantissant une justice de qualité ? La majorité du groupe écologiste en doute.
Avec 195 enquêtes préliminaires et 160 informations judiciaires en cours, il est vrai que la cour d'assises spéciale doit fournir un travail titanesque. Pas moins de sept dossiers vont être audiencés en ce début d'année, dont l'affaire Merah, prévu pour durer un mois, et celui de la cellule Cannes-Torcy, qui en durera trois.
Faut-il pour autant réduire le nombre d'assesseurs ? La collégialité est une garantie. La pénurie de magistrats, le manque de moyens des tribunaux ne sont pas nouveaux. Vous-même, monsieur le ministre, disiez que la justice est à « bout de souffle », évoquant une « situation de sinistre ». Elle manque de tout : de magistrats, de greffiers, de fonctionnaires, même de papier et d'encre...
La proposition de la majorité sénatoriale, qui a refusé d'examiner le projet de loi de finances et donc le budget de la justice, est bien légère...
Est-elle annonciatrice des temps qui viennent ? En 2015, le nombre de magistrats nommés sera supérieur à celui des départs en retraite. C'est une première, qui ne se reproduira pas si le candidat de la droite que certains soutiennent ici est élu, puisqu'il veut supprimer 500 000 emplois publics... (Applaudissements sur quelques bancs du groupe socialiste et républicain)
M. Jean-Pierre Sueur . - C'est l'honneur des démocraties de tenir à ce que les crimes terroristes soient jugés dans le cadre d'une justice de droit commun et non d'exception.
Cette proposition de loi réduit de deux le nombre d'assesseurs de la cour d'assises spéciale, en première instance comme en appel.
La loi de septembre 1986 avait prévu que la cour d'assises spéciale compétente pour juger les crimes terroristes était composée uniquement de magistrats pour éviter toute manoeuvre d'intimidation à l'encontre des jurés populaires. Il en va de même pour les crimes relatifs au trafic de stupéfiants et à la prolifération des armes de destruction massive.
Cette loi avait été déférée devant le Conseil constitutionnel, qui n'y a pas vu de discrimination injustifiée, estimant que l'indépendance et l'impartialité étaient garanties et les droits de la défense sauvegardés. Par cette décision, il a clairement établi la légalité et la constitutionnalité de cette procédure. La chambre criminelle de la Cour de cassation a également considéré qu'elle était justifiée et conforme à nos règles de droit.
Rappelons que le contentieux du terrorisme est en hausse de 93 % : au 1er décembre 2016, 288 informations judiciaires et 287 enquêtes préliminaires avaient été ouvertes, dont respectivement 160 et 95 liées au conflit syro-irakien.
L'effet de cette mesure sera limité, dit le ministre ? L'intention de la commission des lois est bien de parer à toute velléité d'instaurer une juridiction d'exception. En prévoyant une composition réaliste eu égard à l'ampleur du contentieux à traiter dans les années à venir, ce texte va dans le sens d'une meilleure administration de la justice, objectif à valeur constitutionnelle. Le groupe socialiste le votera. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur plusieurs bancs au centre et à droite)
M. André Reichardt . - Comme 2015, 2016 a été marquée par le terrorisme. Le nombre d'informations judiciaires a augmenté de 93 %, le nombre d'enquêtes préliminaires de 70 %, et la menace persiste. Il devient dès lors urgent de réformer la cour d'assises spéciale de Paris pour lui donner les moyens de faire face à une charge qui va doubler cette année. En 2017, elle devra notamment statuer sur l'affaire Merah et celle de la cellule Cannes-Torcy qui requièrent chacune douze semaines d'audiences. D'autres dossiers lourds sont pendants - avec l'obligation de respecter un délai d'un an d'audiencement.
Ce texte va dans le sens d'une justice raisonnée, conformément au principe de célérité de la justice, droit fondamental reconnu par le droit européen, pour la victime comme pour la personne en détention provisoire. Un délai non raisonnable de jugement engage la responsabilité de l'État et oblige à réparation du préjudice en cas de non-lieu ou d'acquittement. Ainsi M. Farouk Ben Abbes, soupçonné d'avoir fomenté un attentat contre le Bataclan en 2010 et ayant bénéficié d'un non-lieu faute de charges suffisantes, malgré les faits révélés par l'État égyptien, a ainsi été indemnisé pour avoir été placé en détention préventive trop longtemps. Ce qui a fait dire à Philippe Bilger dans Le Figaro que nous offrions aveuglément les privilèges de l'État de droit à ceux-là mêmes qui veulent le détruire...
La France a été plusieurs fois condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme à ce titre : ainsi de l'arrêt Sagarzazu contre France, en 2012, qui concernait des membres de l'ETA. La Cour de Strasbourg a en effet considéré que l'encombrement de la cour d'assises spéciale ne saurait exonérer l'État de sa responsabilité et justifier une détention préventive excessive. La Cour de cassation s'est alignée sur cette jurisprudence.
Bref, faute d'effectifs, le système est sous pression : difficile de mobiliser 25 magistrats sur un vivier de 200 à peine. Il est donc urgent de donner à la cour d'assises spéciale les moyens nécessaires pour minimiser l'engorgement de toutes les procédures par effet de cascade.
Ce texte lui permettra de traiter treize dossiers supplémentaires en première instance et six en appel. Un gain modeste, peut-être, mais toujours bon à prendre ! Sur le plan moral, l'indemnisation symbolique des victimes sera aussi accélérée, nonobstant à réparation pécuniaire. C'est pourquoi le groupe Les Républicains soutient ce texte. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. - Merci !
Mme Cécile Cukierman . - Depuis vingt ans, les procédures pénales dérogatoires au droit commun se sont multipliées.
La composition de la cour d'assises spéciale, qui vise à renforcer l'efficacité répressive et à éviter toute intimidation sur les jurés populaires, pose la question de la conciliation entre sécurité et liberté.
Invoquant l'arrivée en 2017 de deux grands procès, la hausse des affaires de terrorisme et du nombre d'audiences nécessaires, ce texte vise à réduire le nombre d'assesseurs en première instance comme en appel. Le tribunal de grande instance de Paris, dont le garde des sceaux évoque l'embolie, serait ainsi moins mobilisé pour composer la cour d'assises.
Avec l'augmentation du contentieux du terrorisme, il faut des moyens supplémentaires. Nous dénonçons depuis longtemps la baisse du budget de la justice et des effectifs dans le cadre de la refonte de la carte judiciaire, l'asphyxie des tribunaux - je pense aux agents du tribunal de Nancy, qui travaillent dans des conditions climatiques difficiles... - l'inflation carcérale... Le retard accumulé ces dix dernières années est gigantesque. En termes budgétaires, nous sommes au niveau de la Moldavie ! Avec 10,7 juges professionnels pour 100 000 habitants, nous sommes très loin de la moyenne des pays du Conseil de l'Europe, qui est de 21. Cette proposition de loi adapte le droit à la pénurie installée par les gouvernements précédents, à commencer par le gouvernement Fillon...
M. Philippe Bas, président de la commission. - Excellent Gouvernement !
Mme Cécile Cukierman. - ... qui a réduit les moyens humains et matériels de la justice. Malgré les efforts du gouvernement actuel, les effectifs manquent toujours.
Réduire le nombre d'assesseurs, c'est porter une atteinte indirecte au principe de collégialité qui garantit les droits de la défense. Devons-nous adapter notre droit aux conséquences des choix de politique pénale ? Ce qu'il faut, c'est plus de magistrats, pas moins de droits pour les justiciables, d'autant que la modification proposée concerne aussi les crimes militaires, les stupéfiants, les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre, etc. De nombreux syndicats de magistrats ou d'avocats y sont opposés. S'agissant de crimes lourds, la collégialité est d'autant plus essentielle. Comme l'a dit le président de l'association des avocats pénalistes, une décision de justice a d'autant plus de force qu'elle est rendue par un nombre plus grand de personnes. Nous ne voterons pas cette proposition de loi.