Débat préalable au Conseil européen des 15 et 16 décembre 2016
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle le débat préalable au Conseil européen des 15 et 16 décembre 2016 (demande de la commission des affaires européennes).
Orateurs inscrits
M. Harlem Désir, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes . - Le Conseil européen de jeudi prochain doit être une étape essentielle dans la mise en oeuvre des priorités de Bratislava, réponse à la crise migratoire, sécurité et défense, soutien à la jeunesse européenne. Sur les migrations, l'agence Frontex a été transformée en corps européen de garde-côtes et garde-frontières disposant d'une réserve opérationnelle de 1 500 agents. La révision du code des frontières de Schengen a été entamée, les travaux législatifs ont commencé sur le système Etias de comptage des entrées et sorties. La France souligne le principe de responsabilité, qui implique le retour des illégaux, et le principe de solidarité, donc le soutien aux pays de premier accueil, nous l'avons démontré avec la Grèce.
Nous nous pencherons aussi sur la dimension externe, au premier chef l'accord Union européenne-Turquie ; nous constatons une progression des flux, par rapport au point bas de 100, puisque nous sommes actuellement sur une moyenne de 200 migrants par jour - bien loin des 1 500 d'avant l'accord, certes, mais nous devons insister auprès de la Turquie pour qu'elle respecte son engagement avec la plus grande rigueur.
La question a été posée ce matin, au Conseil affaires générales, d'une suspension du dialogue avec la Turquie. Pour nous, si ce pays a le droit de se défendre contre les putschistes et les terroristes, il doit respecter l'État de droit. L'Union européenne a exprimé son inquiétude face à la répression de ces dernières semaines : des députés kurdes, des journalistes, des universitaires sont arrêtés, or ils n'ont rien à voir avec le putsch ni le terrorisme. Aucun chapitre de négociation ne peut être ouvert dans les circonstances actuelles. La Turquie est un partenaire stratégique de l'Union européenne, mais elle doit remplir les engagements pris dans le cadre de l'accord.
Nous devons agir sur les causes des migrations, en Méditerranée centrale, entre l'Afrique et l'Italie. Une action diplomatique est nécessaire en Libye ; il faut aussi faire le point sur les accords de partenariat renforcé - cinq ont été initiés, avec l'Éthiopie, le Niger, le Nigéria, le Mali et le Sénégal, et un premier a été signé dimanche dernier avec le Mali. Ces accords visent le développement économique des pays de départ, ainsi que les moyens de lutte contre les trafics d'êtres humains. Saluons l'accord trouvé sur le Fonds européen de développement durable et sur le mandat externe de la Banque européenne d'investissement.
Deuxième sujet, la politique de défense commune et les questions de sécurité : l'Europe doit se donner les moyens d'assumer davantage sa défense, car personne ne le fera à sa place - c'est la position de la France, mais aussi de l'Allemagne, et les ministres des deux pays ont présenté ensemble les documents qui ont servi de base de réflexion au Conseil des affaires étrangères du 14 novembre dernier. Des avancées y ont été obtenues ; la Commission a présenté en conséquence un plan d'action le 30 novembre, avec un Fonds européen de la défense pour soutenir les investissements dans la recherche, et un recours aux fonds structurels et à la BEI. Les chefs d'État et de Gouvernement doivent maintenant endosser ces décisions et donner les impulsions nécessaires.
Nous voulons aussi une revue européenne annuelle de défense, sorte de semestre européen de la défense incluant les besoins de capacités, d'interopérabilité et de coordination et le soutien aux industries de défense. Les efforts doivent être mieux coordonnés et partagés, et les États membres de l'OTAN s'engager à dépenser 2 % de leur budget à leur défense - nous l'avons fait.
De même, pour les OPEX communes, nous devrons réviser le mécanisme de financement Athena et aller, au-delà des battle groups, vers un état-major européen, améliorer notre projection, et envisager une coopération structurée permanente entre les États qui le veulent.
Sur la sécurité intérieure, notamment sous l'impulsion de la France et de l'Allemagne, beaucoup a été fait. Je pense notamment à la directive sur la lutte contre le terrorisme, celle sur le PNR, les propositions sur la lutte contre les armes à feu et le blanchiment, l'interopérabilité des systèmes d'information, la mise en place des contrôles d'entrée et de sortie dans le paquet « Frontières intelligentes ».
Nous reviendrons sur les priorités fixées à Bratislava, l'emploi, la croissance et la jeunesse. Nous avons porté le plan Juncker de 315 à 500 milliards d'euros. Nous étendrons l'initiative européenne pour la jeunesse qui finance la garantie jeunes.
Ce Conseil fera le point sur les négociations post-Brexit. Elles se fondent sur le principe du maintien de l'unité des 27. À l'issue des négociations, aucun État tiers ne doit être en situation plus favorable qu'un État membre. Nous nous pencherons sur ce dossier dès que Mme Theresa May aura engagé la procédure de l'article 50, au plus tard au mois de mars 2017. Nous débattrons aussi bien sûr de la situation en Syrie, de l'urgence humanitaire à Alep et de la nécessité d'une solution politique. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)
M. Didier Marie . - À la veille des 60 ans du traité de Rome, l'Europe est en crise. Nos concitoyens s'inquiètent. La vague populiste frappe partout : élection de Trump, Brexit, non au référendum en Italie. Nos concitoyens croient trop souvent encore que l'Europe est la cause du problème et non la solution. Et pourtant, qui pourrait croire que nous pouvons résister seuls ? Trump, Poutine, Erdogan cherchent à affaiblir l'Europe.
Il faut répondre à l'urgence migratoire. Notre devoir de solidarité ne peut être à la carte ou flexible comme les conclusions de Bratislava le disaient. L'Europe doit accueillir, en particulier les mineurs, sans externaliser le traitement de l'asile. Elle doit protéger, muscler son aide au développement, coopérer avec les pays d'origine ; elle doit être exigeante avec la Turquie, où les caractéristiques de l'État de droit sont peu à peu atteintes depuis la tentative de coup d'État. Ce n'est pas tolérable. Je salue à ce propos le récent rapport du Parlement européen.
Schengen a été mis en accusation après les attaques terroristes. C'est pourtant la solution, et non le problème. La création du corps de garde-côtes et de garde-frontières est une avancée.
Le Brexit éclaircit l'horizon des possibles en matière de défense commune. L'impulsion, quoique timide, est là avec le plan de cinq milliards d'euros pour la recherche.
Le second défi concerne la croissance. Démontrons que l'Union européenne a les ressources pour relancer l'investissement et l'emploi des jeunes auquel le budget de 2017 apporte des crédits supplémentaires.
La gouvernance de la zone euro et l'Union bancaire doivent être nos objectifs comme un smic européen, l'harmonisation de la TVA, la lutte contre la fraude aux travailleurs détachés. Mettons-nous aussi au service de la transition énergétique.
L'Europe est à un tournant. Les petits pas ne sont plus adaptés, comme la règle de l'unanimité. Il est temps d'aborder les questions institutionnelles en termes de transferts de souveraineté.
L'Union européenne a déçu. Soit elle décide d'être solidaire, de lutter contre la fraude fiscale, d'accompagner la révolution numérique, de se recentrer sur ses valeurs, la lutte contre les inégalités, soit elle est perdue.
Les 60 ans du Traité de Rome sont l'occasion de rappeler que c'est avec les citoyens et pour eux que l'Europe se construit. France et Allemagne ont en l'espèce une immense responsabilité. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et RDSE)
Mme Fabienne Keller . - Le prochain Conseil européen traitera de sujets fondamentaux pour l'avenir d'une Europe toujours en grande difficulté.
La crise migratoire, d'abord. Les arrivées sont encore très élevées en Méditerranée centrale ; en Méditerranée orientale, elles sont tributaires de notre relation avec la Turquie qui ne cesse de se dégrader au fil de la dérive autoritaire d'Ankara. Quand le président Erdogan menace d'ouvrir grand ses frontières s'il n'obtient pas de l'Europe ce qu'il veut, l'Europe doit être en capacité de gérer les crises migratoires de manière autonome. Or la solidarité à la carte du groupe de Visegrád et l'insuffisante sécurisation des frontières laissent perplexe.
La création du corps de garde-frontières et de garde-côtes est une bonne nouvelle ; mais il ne pourra remplir ses missions qu'avec le soutien de tous les États membres ; or il est douteux pour certains. Le partage des informations des fichiers de police et de sécurité est impératif ; mais cette culture est encore répandue de manière hétérogène selon les États.
Le succès du fonds de recherche sur la défense proposé par la Commission dépendra lui aussi de l'implication des États. À eux de se saisir de tous les outils que l'Europe met à leur disposition.
Le plan Juncker a été doublé dans sa durée et sa capacité - c'est très positif. Mais les États membres devront l'accompagner par des réformes structurelles et la levée d'obstacles réglementaires.
Le Brexit n'est pas prévu à l'ordre du jour, mais seulement au dîner... Depuis peu, nous en savons davantage. La Haute Cour a contraint le Gouvernement britannique à demander son avis au Parlement. Et la semaine dernière, le groupe travailliste a déposé une motion demandant que l'article 50 soit mis en oeuvre fin mars. Elle a été modifiée à la demande du Gouvernement dans le sens d'un engagement à respecter la volonté du Royaume-Uni. Son adoption représente une victoire pour Theresa May.
Bruxelles, déterminée à maintenir la cohérence des 27 États qui restent ne veut rien céder sur l'accès au marché unique. Cette incertitude fait craindre un « hard Brexit » soit une sortie sans accord.
Londres, comme Bruxelles, sont déterminées plus par des considérations politiques que par leur intérêt bien compris. Il semble que nous nous dirigions vers un hard Brexit... J'appelle de mes voeux un accord au moins provisoire sur la libre circulation. Espérons que le couple franco-allemand, qui nous a tant manqué ces dernières années, saura se montrer à la hauteur. (Applaudissements à droite)
M. Jean Louis Masson . - Il faudra choisir un jour entre l'Europe fédérale et l'Europe des Nations.
Les bien-pensants poussent pour la première. Quand le peuple ou des élus vont dans un autre sens, ils sont taxés de populisme. Les tenants de la pensée unique n'acceptent la démocratie que si son résultat va dans leur sens. Les citoyens se sont prononcés au Royaume-Uni, comme en Pologne et en Hongrie, pour la fermeture des frontières - et ils ont bien fait !
Les Britanniques, les Américains, les Hongrois n'auraient-ils plus le droit de s'exprimer ? Le peuple vote et on l'injure en le traitant d'abruti... Eh bien non ! Les bien-pensants sont désavoués. Il est indécent que les tenants de la liberté en Europe se soient permis de remettre en question l'élection de M. Trump. Quelle impudence ! Mme chose pour M. Orban, qui a raison.
Mme la présidente. - Veuillez conclure...
M. Jean Louis Masson. - Ce sera pour la prochaine fois...
M. Michel Billout . - La prochaine réunion du Conseil européen aura lieu alors que M. Renzi vient de démissionner, que la dette grecque attend une solution solidaire, que la crise migratoire pèse sur la solidarité européenne.
L'accord fragile et ambigu avec la Turquie pose la question de la capacité de l'Union européenne à résister à un pays qui foule au pied les libertés tout en voulant intégrer l'Union européenne. Le chantage permanent de M. Erdogan est loin de répondre à un mouvement pérenne, dû aux guerres et à la misère. Seuls pourront régler le problème le développement des pays d'origine et de transit et l'ouverture de nouvelles voies d'immigration légale. L'Union doit intégrer ces questions à sa politique extérieure, oeuvrer à la prévention et à la gestion des crises. Le drame d'Alep montre combien l'action de l'Union européenne est inopérante.
La condamnation du coup d'État et des attentats justifient-ils que 500 000 Kurdes turcs aient été déplacés, 40 000 personnes placées en détention, 1 125 associations, 35 hôpitaux, 15 universités, 19 syndicats et 934 écoles dissous ou fermés ; 80 000 fonctionnaires suspendus ou révoqués ?
37 conseils municipaux démis de leurs fonctions, plus de 2 700 mandats d'arrêt délivrés contre des juges et des procureurs. Sans oublier le nombre de journalistes incarcérés, la Turquie en détient le triste record. L'Union européenne est restée bien silencieuse jusque-là. Certes, le Parlement européen a demandé la suspension de la procédure d'adhésion. Mais il faudra faire davantage. La cécité serait coupable. L'Union devra faire preuve de fermeté si elle ne veut pas être complètement déconsidérée. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen)
M. Jean-Claude Requier . - Il n'est pas surprenant de voir la question migratoire à l'ordre du jour du Conseil européen. À Bratislava, il a été décidé de ne plus subir de flux incontrôlé... Grâce à l'accord conclu avec la Turquie, l'Europe a réussi à passer de 2 000 arrivées par jour à moins de 80. La réinstallation des Syriens en Europe semble bien fonctionner, mais l'objectif est loin d'être atteint alors que les Canadiens en ont accueilli 21 000 et les Américains 85 000 !
On peut se féliciter de la création du corps de garde-frontières et de garde-côtes, la France y contribuant honorablement. Mais l'Union européenne doit avoir plus de compétences, comme en matière de droit d'asile. Or la tradition n'est pas la même en Suède et en Autriche... Le mécanisme de Dublin qui fait reposer la charge sur un nombre limité d'États membres doit être discutée.
Le RDSE partage la vision d'un partenariat renforcé avec les pays africains, sous réserve que cela ne remette pas en cause notre tradition d'accueil des réfugiés.
Le volet économique maintenant : l'amélioration de la croissance européenne reste modérée. L'action économique de l'Union doit suivre trois axes : le soutien à la croissance - le plan Juncker a été efficace -, la coordination des politiques économiques et budgétaires - mais la concurrence fiscale et sociale nous inquiète, malgré les avancées que représenterait une assiette commune de l'impôt sur les sociétés - et la protection du marché européen s'il est menacé - c'est le débat autour du CETA et du TTIP ; et Pékin ne bénéficiera pas du statut d'économie de marché, à l'OMC fin décembre.
Dans les conclusions de Bratislava, on peut lire que l'Europe n'est pas parfaite, mais c'est le meilleur instrument pour relever les défis. La solution passe par plus d'Europe, mais surtout mieux d'Europe. Elle est une protection, elle doit aussi redevenir notre idéal commun. (Applaudissements sur les bancs du groupe RDSE et au centre)
M. Claude Kern . - Le Brexit s'est invité en 2016 dans les débats, sur fond de crise migratoire, de terrorisme, de vague populiste et de conflit en Syrie. Nos gouvernants poursuivent leur chemin vers la dislocation de l'Union, ce que nous regrettons au sein du groupe UDI-UC, nous qui avons l'Europe chevillée au corps.
La crise migratoire appelle des réponses multiples au sein de l'Union, aux portes de l'Union et en Afrique. Nous avons des marges de manoeuvre sur certains sujets : il faudrait aller plus loin dans la coopération avec la Turquie. Mais les relations entre Bruxelles et Ankara se détériorent tandis que le président turc n'hésite pas au chantage à l'ouverture des frontières. Je vous demande, monsieur le ministre, d'être intransigeant sur le respect des droits de l'homme en Turquie. (MM. André Gattolin, Loïc Hervé et Mme Fabienne Keller applaudissent)
L'Union doit se doter d'une politique commune de l'asile comme renforcer les contrôles aux frontières Schengen. À quand une coopération pleine et entière en matière de sécurité et de défense ? Saluons la résolution européenne portée par Yves Pozzo di Borgo, qui a été jusqu'au sommet de Varsovie. Mais cela nécessite une Europe politique et nous en sommes loin !
Le statu quo actuel n'est plus supportable. Or l'agenda politique du couple franco-allemand - s'il existe encore - met à mal, avec des élections qui gèlent toute initiative pendant la première moitié de l'année, l'espoir d'une évolution. La seule manière de sortir l'Europe de son ornière, c'est d'en faire une Europe puissante, de la sortir du gué où elle demeure coincée.
Monsieur le ministre, quelle est votre position sur les négociations avec le Royaume-Uni ? Il faut être vigilant pour ne pas céder au chantage britannique.
Autre question : quelles mesures envisagez-vous pour mettre fin au génocide en Syrie ? (Applaudissements au centre et à droite)
M. André Gattolin . - Ce Conseil européen de fin d'année risque fort d'être expéditif, tant de sujets à aborder en une seule journée ! Une fois refermé, les technocrates pourront s'en donner à coeur joie...
L'Europe est en crise, surtout ne changeons rien, docteur Folamour... Elle bute sur deux dossiers explosifs : le Brexit et une crise des réfugiés qui s'éternise. En la dernière matière, on parlera des pactes avec cinq États africains dans la suite du sommet de La Valette. En échange du retour des migrants illégaux et de la surveillance des frontières, l'Union européenne s'engage à renforcer sa coopération économique. Ce mélange des genres est des plus douteux, une première inquiétante... Rappelons que le but de l'aide au développement est la réduction de la pauvreté, non le règlement des crises migratoires ou la protection des frontières extérieures. N'aurait-il pas fallu conditionner ces accords à la lutte contre la corruption et le respect des droits de l'homme ? Rappelons les scandales sur les accords avec Addis-Abeba, sans parler de la Turquie, où l'Union européenne n'est sortie de son silence que dix jours après des arrestations massives d'opposants... Elle semble prête à fermer les yeux sur les violations des droits humains... Les arrivées de Turquie se sont taries, mais le nombre de migrants installés sous des tentes de fortune dans les îles grecques ne se réduit pas. La Grèce reste sous-équipée pour traiter les demandes, les officiers grecs de l'asile ont refusé de renvoyer des migrants en Turquie, pays non sûr selon eux - contre l'avis du Parlement grec.
Cette gestion extérieure et coercitive de la crise constitue une bombe à retardement. Avec le président Bizet, nous revenons d'Italie où nous avons rencontré des responsables politiques et des agents de l'ONU - l'Italie a accueilli 180 000 migrants en 2016, 700 000 y sont passés ces dernières années. Les conditions d'accueil sont insupportables. On se gargarise de l'effort européen pour renforcer Frontex... Mais qui assume les sauvetages en mer ? À 65 % l'Italie, à 25 % les ONG et à 10-15 % seulement Frontex... Et qui paie ? À 80 %, l'Italie ; cela lui coûte 1,5 milliard cette année, 1,3 milliard l'an passé.
Nous avons de quoi nous inquiéter de ce que nous prétendons représenter. Les routes des migrations sont fermées, le nombre de demandeurs d'asile explose... Et à Alep, c'est pire... Ceux qui y sont massacrés sont ceux qui ne peuvent pas partir. Quel scandale que l'ordre du jour de ce Conseil européen, qui n'évoque qu'un examen de la situation dans d'autres pays et ne met pas en cause la Russie... Pourquoi ? Car comme la Turquie, ce sera le policier de l'Europe. (Applaudissements sur les bancs du groupe écologiste)
M. Éric Bocquet . - Antoine Deltour et Raphaël Halet sont accusés d'avoir divulgué des secrets sur une partie des 1 000 milliards de l'évasion fiscale au coeur de l'Europe. Leurs révélations montrent que les grands groupes ont été soumis à 2 ou 3 % d'impôt, bien loin des 29 % officiels. Antoine Deltour, loin d'être militant, dit avoir agi par civisme. Au début, il ne savait que faire des informations qu'il détenait. LuxLeaks fait suite aux Panama Papers ou à l'affaire Cahuzac.
Pourtant, on assiste à une augmentation spectaculaire des rescrits fiscaux, passés de 500 en 2013 à 972 en 2014 et 1 444 fin 2015, soit 160 % de hausse en deux ans, en particulier en Belgique et au Luxembourg. Le projet européen est miné par cette concurrence fiscale sans fin, sujet dont le groupe CRC s'est toujours emparé. Si nous avions commencé il y a soixante ans par une harmonisation fiscale et sociale, nous n'en serions pas là... Mais Éluard disait que le passé est un oeuf cassé, l'avenir un oeuf couvé... (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen ; MM. André Gattolin et Jean Desessard applaudissent également)
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées . - (Applaudissements au centre et à droite) Nous avons rencontré une dizaine d'ambassadeurs à l'ONU. Jamais je n'ai vu une situation internationale aussi dégradée. Le Conseil européen se tient alors que menace un désordre mondial généralisé.
Les foyers d'explosion sont nombreux - et pas seulement de stupidité. L'horreur d'Alep n'est pas celle d'une crise locale, mais l'horreur d'une stratégie dont le but est d'en finir avant l'intronisation de Trump, de faire en sorte qu'il ait alors face à lui une coalition victorieuse autour de Bachar, de la Russie de l'Iran. La Libye fait peser une menace sur notre pays frère qu'est la jeune démocratie tunisienne. Il y a aussi l'Ukraine, la Mer de Chine, le Soudan, le Mali...
La crise des réfugiés, c'est la crise de la guerre ! Le mal, ce ne sont pas les réfugiés, c'est la guerre ! (MM. Patrick Abate et Jean Bizet renchérissent)
Pendant ce temps, le monde s'arme de plus en plus et Trump remet en cause les trois bonnes nouvelles de 2016 : l'accord de Paris, l'accord avec l'Iran, la nomination d'un secrétaire général des Nations unies capable de promouvoir le multilatéralisme.
Pendant ce temps, le monde construit l'Europe. Nos amis chinois ont choisi seize pays avec lesquels refaire la route de la soie. Nos amis russes redessinent l'Europe à leur manière. Trump ne veut pas entendre parler de l'Union européenne mais de quelques pays amis... Chacun pense son Europe, nous ne pensons pas la nôtre. (L'orateur scande son propos du geste) Or nous devons penser l'Europe de demain. La refondation ne se limitera pas à l'Europe de la défense, même si elle est essentielle. Ne laissons pas les autres penser l'Europe à notre place !
Le plan d'action présenté par la Commission le 30 novembre va dans le bon sens ; il s'inspire d'ailleurs d'un rapport de la commission des affaires étrangères de 2013 et d'une résolution que nous avons votée.
Il y a les bonnes perspectives : le fonds européen de défense - idée lancée par Thierry Breton - le semestre européen de défense, les fonds structurels et d'investissement, essentiels pour notre industrie de défense, les pôles régionaux d'excellence et un Lancaster House élargi. On peut également se réjouir de la nouvelle prise de conscience que l'Union européenne et l'OTAN sont complémentaires. Nous avons besoin d'un effort de défense mais la défense ne veut pas dire la guerre. On entend aujourd'hui parler de guerre à propos de tout, de monnaie ou de religion. Mais la guerre ne doit pas être banalisée et ce que nous recherchons est la paix ! Notre défense est dissuasive. Pour la première fois depuis que je fais de la politique, je pense à mes petits-enfants. Je ne suis pas certain de leur laisser un monde en paix !
L'Europe doit trouver sa place, elle cherche sa refondation dans la gravité et c'est dans la gravité qu'elle est la meilleure. (Applaudissements à droite, au centre et sur les bancs du groupe socialiste et républicain ; M. Michel Billout applaudit également)
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes . - Les nuages s'amoncellent. Des forces centrifuges s'exercent sur l'Europe, qui a pourtant besoin de cohésion, d'ambition, de réactivité face aux défis auxquels elle est confrontée. Face à la crise des réfugiés, il faut rattraper le temps perdu : espérons que la nouvelle agence de garde-frontières et de garde-côtes sera opérationnelle rapidement. Les contrats de partenariat avec les pays d'origine contribueront à tarir les flux, mais nous attendons sur les modalités de mise en oeuvre et d'évaluation du plan d'investissements extérieurs, le rôle de la BPI et l'articulation avec l'Union pour la Méditerranée ou le partenariat oriental.
L'accord avec la Turquie a eu des effets incontestables, mais l'Europe ne peut pas accepter quelque forme de chantage que ce soit dans ses relations avec les pays d'origine ou de transit.
S'agissant de la sécurité, nous voulons une Europe qui affiche sa puissance et prenne toutes ses responsabilités. Exploitons mieux les capacités d'Europol et incitons les États membres à mieux coopérer : seuls cinq pays européens participent activement aux échanges d'information.
Le Conseil européen sera aussi consacré à l'Europe de la défense, dont les relations avec l'OTAN doivent être précisées ; le traité de Lisbonne offre des outils, tels que les coopérations structurées permanentes. Nous devons aussi renforcer les instruments de cohérence opérationnelle et développer des capacités européennes de financement de la défense.
Sur le plan économique, je veux souligner le succès du plan Juncker, qui a réussi à mobiliser des fonds publics et privés. Nous approuvons son prolongement et son doublement pourvu que le principe d'additionnalité s'applique. Construisons des infrastructures, mais ne négligeons pas l'innovation ni les priorités du marché unique. La France sait faire éclore des start-up, mais celles-ci, pour se développer, vont chercher des fonds outre-Atlantique... Nous demandons une meilleure formalisation des plateformes de financement et une plus grande implication des collectivités territoriales. Tout cela ne pourra fructifier que dans une situation où toutes les barrières réglementaires auront été levées.
L'économie du XXIe siècle sera numérique ; en cette matière, nous voulons une Europe productrice et non seulement consommatrice. Nous y travaillons avec nos amis allemands. C'est un message adressé à notre jeunesse : à cette heure, les institutions européennes gardent tout leur sens. (Applaudissements à droite et au centre ; MM. André Gattolin et Didier Marie applaudissent aussi)
M. Harlem Désir, secrétaire d'État . - Merci à tous les orateurs de leur contribution.
Comme l'a dit M. Marie, nous ne pouvons pas en rester à une Europe des petits pas. J'approuve toutes les priorités qu'il veut voir émerger.
Mme Keller a raison, l'Europe n'a pas besoin de solidarité flexible - ce qui ne veut rien dire - mais de solidarité tout court. S'agissant du Brexit, la chambre des Communes a pris une décision très importante : quand bien même le Parlement serait consulté, à la demande de la Haute Cour, le choix des électeurs sera respecté. Ce choix, contrairement à M. Masson, je ne m'en réjouis pas, mais je le respecte. Quand l'article 50 aura été activé en mars, le Conseil adoptera des orientations générales et donnera mandat pour négocier à la Commission, et à elle seule. M. Barnier, vous le savez, a été chargé de préparer cette négociation, qui sera soumise au contrôle étroit du Conseil et, au quotidien, du Conseil des affaires générales - car ce n'est pas une négociation classique. Le Royaume-Uni ne pourra ainsi négocier séparément avec chaque État, comme il en a peut-être la tentation : le négociateur unique veillera à l'intérêt général européen.
Nous voulons dénouer cette affaire rapidement, avant les élections européennes et le renouvellement de la Commission européenne mi-2019. La négociation devrait donc durer quinze mois plutôt que dix-huit.
Monsieur Masson, l'Europe est une union de nations souveraines qui ont compris qu'elles avaient intérêt à partager certaines responsabilités pour mieux défendre leurs intérêts. Ce modèle est aujourd'hui en crise, c'est vrai, et qu'un État veuille sortir de l'Union n'aide pas. Nous devons entendre les colères qui s'expriment, comme lors du vote sur le Brexit, mais aussi y apporter des réponses concrètes.
M. Billout l'a dit, la situation des droits de l'homme est très dégradée en Turquie, où des parlementaires, journalistes, universitaires sont emprisonnés arbitrairement. Nous devons continuer à travailler avec la Turquie, dans la clarté et la fermeté. Je l'ai dit, le rétablissement de la peine de mort serait une rupture complète. L'éloignement de la Turquie et de l'Europe est le fait des autorités turques, et il est regrettable, car la Turquie elle-même a besoin de ce partenariat pour sa sécurité, son développement économique et démocratique, et pour faire face à la crise au Moyen-Orient.
Monsieur Requier, ce matin même, un accord a été trouvé pour mieux lutter contre le dumping et assurer notre défense commerciale. Quel que soit à l'avenir le statut de la Chine à l'OMC, l'Europe saura se protéger.
Monsieur Kern, la réponse au risque de la dislocation, c'est l'action et il faut agir sans attendre les élections en France et en Allemagne. Des actions, il y en a : Europe de la défense, défense commerciale, création d'un fond franco-allemand d'un milliard d'euros pour les entreprises innovantes. M. le Premier ministre l'a dit dans sa déclaration de politique générale : chaque jour compte. Des élections sont organisées chaque année en Europe, nous ne pouvons pas attendre - de bonnes politiques survivent d'ailleurs aux alternances.
M. Gattolin s'est inquiété de la situation en Italie, pays qui est en première ligne face à l'afflux de réfugiés venus de Libye et de toute l'Afrique. La réduction de la pauvreté est la meilleure réponse, et n'est en rien contradictoire avec la lutte contre la corruption - qui passe par les instruments promus par l'ONU et l'OCDE. À Bamako, nous avons fait obstacle à l'arrivée de Daech, soutenu l'organisation d'élections et la transition démocratique, tout en aidant à la reconstruction et au développement économique.
L'opération Sophia est extrêmement importante pour défendre nos frontières tout en venant en aide aux migrants abandonnés en mer par des passeurs criminels. À présent, il faudrait pouvoir stabiliser la Libye et intervenir dans ses eaux territoriales, ce qui nécessiterait un mandat.
M. Bocquet a raison de souligner la gravité de l'évasion fiscale. Une directive est en cours d'élaboration dans le cadre du projet BEPS. La Commission a aussi proposé une nouvelle directive contre l'évasion fiscale dite ATAD II (Anti-Tax Avoidance Directive II) et des mesures contre le blanchiment. Nous travaillons enfin sur une assiette commune d'imposition sur les sociétés.
Monsieur le président Bizet, cinquante projets en France ont bénéficié du plan Juncker, mais des milliers de PME se sont aussi vu octroyer des prêts bonifiés par le biais du Fonds européen pour les investissements stratégiques.
M. le président Raffarin l'a dit, jamais le monde n'a, à ce point, paru en proie au désordre et à la guerre. Des menaces pèsent effectivement sur le multilatéralisme, les accords de Paris et l'accord nucléaire iranien - cela nous inquiète sans que nous ayons un jugement sur le résultat d'un vote. Nous en débattrons avec notre allié américain. On voit poindre le risque d'un contournement de l'Europe sur des crises qui la concernent pourtant au premier chef : c'est en Europe qu'affluent les réfugiés de Syrie, ou que frappent surtout les terroristes de Daech. Malgré cela, il y a des avancées. L'Europe prend conscience que son avenir est en jeu, qu'elle doit s'organiser pour être une puissance de paix et défendre un ordre international fondé sur ses valeurs - c'est-à-dire la paix, le droit international et le respect des Nations-Unies. Pour cela, il faut qu'elle se dote de moyens d'action, qu'elle soit capable de protéger son territoire mais aussi projeter la stabilité et la paix - faute de quoi c'est la guerre qui sera projetée en son sein.
Monsieur Bizet, je me réjouis de voir que les travaux du Sénat et, en particulier, de votre commission des affaires européennes contribuent à la réflexion. Les désordres du monde arrivent très vite, alors que les décisions européennes sont trop lentes à être prises. L'enjeu est d'accélérer la prise de conscience pour que l'Europe ne soit pas victime des tentations impériales, dominatrices, guerrières que l'on voit poindre. (Applaudissements sur les bancs des groupes socialiste et républicain et RDSE)
Débat interactif et spontané
Mme Pascale Gruny . - « Chaque fois qu'un jeune n'arrive pas à trouver un emploi, un rêve est brisé » disait Jean-Claude Juncker. Comment accepter que le taux de chômage des jeunes soit deux fois plus élevé en Europe, alors que deux millions d'emplois y sont vacants ? C'est le signe de l'inadéquation des formations et compétences aux besoins du marché du travail. L'Europe veut encourager l'apprentissage - mis à mal dès 2012 par votre Gouvernement, alors que 70 % des apprentis trouvent un emploi à l'issue de leur formation - ainsi que la mobilité des apprentis, qui leur offre de nouvelles opportunités et l'occasion d'apprendre une langue étrangère. La France est-elle prête à aller plus loin, vers un cadre unique et un statut européen de l'apprenti ?
M. Harlem Désir, secrétaire d'État . - Oui, l'apprentissage est un succès, et le Gouvernement le soutient, contrairement à ce que vous affirmez. Mais je ne veux pas entrer dans la polémique interne... Nous avons besoin, en effet, d'un cadre européen de l'apprentissage. Avec quinze entreprises françaises et allemandes, nous avons développé un projet-pilote d'échange d'apprentis en surmontant nos différences ; le Parlement européen a voté un budget pour étendre l'expérimentation. Nous travaillons aussi à la création d'un Erasmus des apprentis, car une expérience dans un autre pays européen est le moyen de gagner en qualification tout en poursuivant l'apprentissage de la citoyenneté européenne. J'ajoute que le président de la République a obtenu, pour la garantie jeunes, 1,2 milliard d'euros supplémentaires.
La séance est suspendue à 19 h 55.
présidence de M. Claude Bérit-Débat, vice-président
La séance reprend à 21 h 30.