Laïcité (Questions cribles)
M. le président. - L'ordre du jour appelle les questions cribles thématiques sur la laïcité, thème choisi par le groupe UMP.
M. Hervé Marseille . - Le mot « laïcité » fait l'objet d'interprétations multiples aboutissant in fine à une confusion. Lors du débat sur la loi Falloux, Victor Hugo disait : « Je veux l'Église chez elle et l'État chez lui ». Selon le vice-président du Conseil d'État, la laïcité n'est pas la négation du fait religieux par l'État mais le respect des convictions religieuses ; la liberté est la règle, la restriction l'exception. La loi de 1905 a imposé à l'État la seule neutralité religieuse. Aujourd'hui, selon Philippe Portier, professeur à l'École pratique des hautes études, une tentation s'exprime de prolonger l'espace de l'État plutôt que celui du privé. Voyez l'affaire Baby-Loup.
Le Gouvernement entend-il légiférer pour consacrer la jurisprudence ?
M. Michel Sapin, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social . - Vous avez rappelé la séparation des espaces privé et public. Certains espaces se situent à leur croisement : ainsi la rue ou certaines entreprises. Certains espaces de travail, relevant du service public, sont bien publics et les principes de la laïcité s'y appliquent dans toute leur force. Baby-Loup est une entreprise privée, dont certains salariés sont cependant en contact avec le public. Fallait-il interdire les signes religieux distinctifs à tous les salariés ou à ces derniers seulement ? Les décisions judiciaires successives se contredisent. La cour d'appel de Paris s'étant dernièrement « rebellée », la Cour de cassation tranchera une seconde et dernière fois.
M. Hervé Marseille. - Il faudra compléter la réglementation. Les problèmes actuels résultent aussi de l'échec de notre système éducatif à faire vivre l'esprit de tolérance.
M. Claude Domeizel . - Le 31 mai 2011, le Sénat a, au terme de débats riches et sereins, voté une résolution instituant une journée annuelle de la laïcité le 9 décembre. Une résolution semblable avait été déposée par Mme Joissains, à qui je souhaite un prompt rétablissement.
La laïcité, c'est comme un air qu'on respire sans s'en apercevoir, disait quelqu'un. L'actualité nous incite cependant à rappeler que la France est une République laïque. Quelles suites seront données à cette résolution ?
Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée auprès de la ministre de la réforme de l'État, de la décentralisation et de la fonction publique, chargée de la décentralisation . - M. Valls aurait aimé vous répondre mais il est retenu par une réunion avec ses collègues belge et néerlandais.
Le Gouvernement est tout à fait favorable à votre initiative et il apprécie beaucoup cette définition : « un air qu'on respire sans s'en apercevoir ». En 2013, l'Observatoire de la laïcité a plaidé dans le même sens. Tout doit être mis en oeuvre pour faire comprendre ce que recèle le mot « laïcité ». L'administration territoriale est chargée de relayer ce message, via des « correspondants laïcité ». La laïcité est une action de chaque jour ! (Applaudissements sur les bancs socialistes et du RDSE)
M. Claude Domeizel. - Merci de cette réponse. J'espère célébrer la première journée nationale de la laïcité le 9 décembre prochain, pour l'anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l'État.
Mme Éliane Assassi . - Composante du pacte républicain, la laïcité est aujourd'hui dévoyée par l'extrême-droite qui en fait un outil de stigmatisation pour alimenter le communautarisme. Le législateur est tenu à la rigueur intellectuelle. Faut-il pour autant légiférer ? Pour ne pas toucher à l'équilibre de notre droit, distinguons ce qui relève de la loi et du débat politique ou philosophique.
À la suite des arrêtés de mars 2013 de la Cour de cassation, le Défenseur des droits a réclamé une clarification de la loi après le parcours judiciaire de l'affaire Baby Loup ; la commission nationale consultative des droits de l'homme est claire : la neutralité ne s'impose qu'aux personnes qui exercent des activités de service public. Si des problèmes se posent actuellement, cela tient plus, finalement, au fait qu'on a délégué à des entreprises privées l'exercice du service public...
Une séance de question cibles thématiques ne suffira pas. Nous avons besoin d'un débat approfondi et rigoureux.
M. Michel Sapin, ministre. - Le sujet exige en effet de la sérénité. En 1905, Aristide Briand réclamait du sang-froid et qu'on se garde des surenchères. La laïcité, c'est effectivement le sang-froid, l'apaisement.
Vous avez parfaitement décrit l'état de la question juridique. La Cour de cassation dira le droit : nous verrons s'il doit évoluer.
Le code du travail autorise les restrictions à la liberté religieuse dans les entreprises privées, justifiées par la nature de la tâche et proportionnées : ainsi, si la sécurité est en jeu, ou si un salarié est en contact avec de très jeunes enfants ou des personnes vulnérables. Il faut donc, avant toute chose, faire connaître la loi.
Mme Éliane Assassi. - Merci de cette réponse. La laïcité est en péril, dévoyée par les extrêmes et mal défendue par les républicains. La Haute Assemblée pourrait se voir confier une mission à ce sujet.
Mme Esther Benbassa . - En 2004-2005, Jean Baubérot rédigeait une déclaration universelle de la laïcité fondée sur trois principes fondamentaux - liberté de conscience comme liberté publique, autonomie de l'État et des institutions publiques à l'égard de toute religion, égalité dans l'exercice des droits - et définissait la laïcité comme l'harmonisation des trois. « Après avoir raconté la séparation des Églises et de l'État d'une manière uniquement conflictuelle, écrit-il, le discours social dominant effectue un virage à 180 degrés lors du centenaire de la loi en 2005. On insiste maintenant sur son irénisme. »
Selon lui, d'une loi permettant le vivre-ensemble, on est passé à un culte de la laïcité, une vulgate républicaine qui nous enferme dans un débat binaire, opposant les bons Français aux mauvais musulmans, au premier chef. La machine à exclure est en marche.
Est-il sage que l'État dicte les principes de la laïcité abstraite aux entreprises privées ? Celles-ci s'en chargent beaucoup mieux, sans tracas ni vaines polémiques.
M. Michel Sapin, ministre. - Un « culte de la laïcité », c'est en effet une antinomie.
M. Jean-Pierre Sueur. - Un oxymore !
M. Michel Sapin, ministre. - Je reconnais bien là votre goût pour les mots. (Sourires)
De même, la laïcité s'oppose à l'intégrisme : c'est le respect de l'autre, dans la sphère publique comme dans la sphère privée. (M. Alain Fouché approuve) Je l'ai dit, le code du travail autorise des restrictions proportionnées. Un guide de bonnes pratiques destiné aux entreprises privées a été édité par l'Observatoire de la laïcité. Oui, dans beaucoup d'endroits, ces problèmes ont été résolus sereinement.
Mme Esther Benbassa. - Je suis pour une laïcité harmonieuse, et pas celle qui frise une sorte de religiosité. Elle peut être gérée dans l'entreprise privée. Il serait temps de réfléchir aussi aux discriminations dans l'entreprise.
M. Alain Fouché. - Très bien !
Mme Françoise Laborde . - L'Observatoire de la laïcité, où M. Garrec et moi-même représentons le Sénat, a participé à la rédaction de la Charte de la laïcité à l'école : une laïcité qui rassemble et tient à l'écart de l'école de la République tout prosélytisme et tout communautarisme. Six mois après, il serait bon de disposer d'un premier bilan. Avec la morale laïque, cet ensemble est la pierre angulaire de la refondation de l'école. Où en est la préparation des enseignants ?
Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. - M Vincent Peillon, vous connaissez ses convictions, aurait été heureux de vous répondre : il a dit sa détermination à voir afficher la Charte de la laïcité dans toutes les écoles. L'enseignement moral et civique est destiné à transmettre les valeurs et les règles qui fondent notre vivre-ensemble et à former le sujet moral afin que l'enfant apprenne à penser par lui-même.
Le Conseil supérieur des programmes doit proposer ce printemps une nouvelle définition du socle des connaissances et des compétences, et un programme d'enseignement moral et civique. À destination des enseignants, un plan de formation continue est en cours d'élaboration, la formation initiale étant dispensée par les nouvelles écoles supérieures du professorat.
Mme Françoise Laborde. - La journée nationale de la laïcité sera l'occasion de parler de cette valeur dans les écoles. J'ai participé à une journée de formation qui a montré tout l'intérêt et les attentes des enseignants concernant la laïcité.
M. Roger Karoutchi . - La laïcité, j'ai pour elle beaucoup de respect, n'est pas l'air qu'on respire. Beaucoup de pays, notamment anglo-saxons, ne sont pas laïques. Une spécificité française donc.
La laïcité est une action qui se construit au jour le jour. De quelle laïcité voulons-nous ? Celle du début du XXe siècle ou bien une laïcité positive qui consiste à dire que l'État est au-dessus des religions à l'heure où celles-ci ressurgissent ?
J'ai lu l'ouvrage de M. Peillon sur Ferdinand Buisson. Il y dit que la laïcité est une religion d'État, ce n'est pas mon avis. Quelle est votre vision, monsieur le ministre ?
M. Michel Sapin, ministre. - Difficile de répondre en deux minutes à cette question débattue depuis un siècle et demi... (Sourires)
La laïcité, ce n'est peut-être pas vrai partout, mais ça l'est en France, est bien l'air qu'on respire. Elle est au coeur de notre vivre-ensemble ; d'autres pays ont choisi d'autres valeurs. La laïcité n'est pas la négation des religions, c'est le respect de toutes, sans qu'il faille hiérarchiser entre elles...
M. Alain Fouché. - Très bien !
M. Michel Sapin, ministre. - ... sans que l'une l'emporte sur l'autre, à condition que ces religions se déploient dans le cadre républicain. Voilà l'état d'esprit du Gouvernement. Il n'est pas forcément besoin de légiférer, mais de mieux expliquer.
M. Roger Karoutchi. - La laïcité oui, c'est le respect de la liberté de conscience. La journée nationale de la laïcité, pourquoi pas. Mais ne faut-il pas organiser un débat au Parlement ? Ainsi, les Français verraient que nous nous intéressons à ce qu'ils vivent.
Mme Delphine Bataille . - Jaurès disait que démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Le second est remis en cause par la crise sociale et la montée des extrêmes. Le gouvernement précédent n'avait pas hésité à le remettre en cause, parlant de « laïcité positive ». Des groupes minoritaires la menacent en boycottant des journées d'école, en organisant des prières dans les stades. L'Observatoire de la laïcité est à l'oeuvre. Que compte faire le Gouvernement pour faire vivre concrètement cette valeur fondamentale ?
M. Michel Sapin, ministre. - La laïcité est un principe, c'est aussi une pratique. Elle se passe de tout adjectif.
Elle est un équilibre délicat, d'où la nécessité d'informer à l'école comme dans l'entreprise. Le Gouvernement accorde beaucoup d'importance à l'Observatoire de la laïcité et à son guide de bonnes pratiques de la laïcité dans l'entreprise, qui est excellent.
L'information sera le meilleur moyen de faire vivre concrètement les grandes valeurs de notre République.
Mme Delphine Bataille. - Vous estimez, comme le Conseil économique, social et environnemental, que la législation actuelle suffit. Certains membres de l'Observatoire de la laïcité le contestent, au vu de l'affaire Baby Loup ou de l'assignation en justice de Charlie-Hebdo pour des caricatures dénoncées comme blasphématoires. Nous avons besoin d'un cadre juridique clair.
M. André Reichardt . - Le 29 janvier dernier a été déposée à l'Assemblée nationale une proposition de loi étendant la loi de 1905 à tout le territoire, abolissant le statut concordataire de l'Alsace-Moselle. Or celui-ci assure une complète séparation de l'État et des Églises, une concorde entre les religions.
Mme Françoise Laborde. - C'est bien que vous en soyez convaincu...
M. André Reichardt. - Ce statut a perduré à travers tous les régimes depuis 1870, hormis lors de notre annexion forcée par l'Allemagne nazie. Le 21 février 2013, le Conseil constitutionnel a estimé ce droit local des cultes conforme à la Constitution. C'est grâce à notre statut concordataire que nous avons pu intégrer les musulmans, en créant des lieux de culte et des cimetières confessionnels. Comme les précédents gouvernements, celui-ci maintiendra - t-il le Concordat ?
Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. - Rassurez-vous, le Concordat, issu d'une histoire tragique, ne sera pas mis en cause. Le Conseil constitutionnel, donnant rang constitutionnel au principe de séparation de l'Église et de l'État, a reconnu l'exception historique de l'Alsace-Moselle. C'était le voeu du Gouvernement, conformément aux engagements du président de la République durant la campagne présidentielle. En Alsace-Moselle, l'État, je le dis avec force, est neutre et la liberté de culte est totale. Les régions concordantes sont des régions de tolérance où règne un dialogue fructueux entre les confessions.
M. André Reichardt. - Merci. Nous n'avons pas compris la proposition de loi du député Candelier qui s'attaquait à la laïcité apaisée que nous connaissons dans les trois départements de l'est.
Quant à moi, je veux rappeler que toute modification du droit local doit se faire avec les acteurs locaux, et non provenir d'un député d'un autre territoire appartenant, qui plus est, à un courant politique loin du nôtre.
Mme Catherine Génisson . - La laïcité à l'école, question importante que celle-là. C'est aux enseignants qu'il appartient d'expliquer cette valeur fondamentale aux enfants. La charte de la laïcité insiste sur la culture de l'égalité entre les filles et les garçons, dont la loi de juillet 2013 fait un principe cardinal. C'est heureux. Si cette culture se propageait, les femmes seraient peut-être plus nombreuses dans cet hémicycle.
M. Alain Gournac. - Quel rapport avec la laïcité ?
Mme Catherine Génisson. - Que donnent les ABCD de l'égalité ?
Mme Anne-Marie Escoffier, ministre déléguée. - La Charte de la laïcité est fondamentale, vous l'avez bien dit. Les ABCD de l'égalité inscrivent la culture de l'égalité dans nos écoles. Loin des caricatures, ce ne sont en aucun cas des séances d'éducation sexuelle ou de théorie du genre, mais de véritables cours où les enfants sont invités à réfléchir aux valeurs d'égalité et de respect mutuel : mot forts et que l'on se plaît à entendre, après les polémiques récentes. Il s'agit aussi de préparer une meilleure insertion professionnelle des jeunes filles.
Une expérimentation a été menée dans dix académies volontaires. Nous attendons les retours d'expérience pour dresser un bilan. Les inspecteurs de terrain sont totalement mobilisés, vous aurez les conclusions de ces travaux aussi tôt que possible.
Mme Catherine Génisson. - Il s'agit bien d'égalité entre garçons et filles. Nous attendons les conclusions de l'expérimentation en cours.
La séance, suspendue à 15 h 55, reprend à 16 h 5.