SÉANCE
du jeudi 16 janvier 2014
56e séance de la session ordinaire 2013-2014
présidence de M. Jean-Pierre Bel
Secrétaires : Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, Mme Odette Herviaux.
La séance est ouverte à 15 heures.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
Élections prud'homales (Questions cribles)
M. le président. - L'ordre du jour appelle les questions cribles thématiques sur le devenir des élections prud'homales.
M. Jean Desessard . - J'en profite pour adresser mes voeux à M. le ministre : vous nous appelez à accélérer en 2014, nous y sommes prêts !
Le projet de loi sur la formation professionnelle autorise le Gouvernement à revoir par ordonnance le mode de désignation des conseillers prud'homaux, ouvrant la voie à la suppression d'une élection au suffrage universel ancrée dans notre histoire sociale depuis 1806. Les conseillers seraient désormais désignés au prorata des résultats obtenus par les partenaires sociaux aux élections professionnelles.
Dans une lettre de novembre 2013, adressée à ces derniers, vous indiquez que cette élection coûte trop cher et ne mobilise pas assez les électeurs. Mais le corps électoral des élections professionnelles n'est pas le même, puisqu'il ne comprend ni les chômeurs - qui seront ainsi encore éloignés du monde du travail - ni les travailleurs précaires. Est-ce vraiment votre intention ?
M. Michel Sapin, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social . - Le projet de loi n'a pas encore été adopté en Conseil des ministres...
Il n'est pas question de remettre en cause l'existence des juridictions prud'homales, mais au contraire d'éviter leur dévalorisation. Outre la question du coût, la participation n'a cessé de diminuer, chutant à 25 %, menaçant la légitimité de ces juridictions. Les organisations syndicales sont légitimes pour représenter les salariés comme les chômeurs.
M. Jean Desessard. - Les élections prud'homales ont lieu le même jour. Vous évoquez la faible participation, mais cela vaut aussi pour d'autres élections... Faudra-t-il à ce compte supprimer les élections européennes ? Il faut plutôt se demander comment mobiliser les salariés, aussi les précaires et les chômeurs qui doivent avoir des droits.
M. Robert Hue . - La participation citoyenne à la démocratie sociale est un fondement de notre République auquel les Français sont particulièrement attachés. Votre volonté de supprimer les élections prud'homales nous inquiète. Vous invoquez leur coût, mais la démocratie sociale a-t-elle un prix ? L'abstention ? Elle est préoccupante, en effet, mais il vaudrait mieux réfléchir aux causes de cette désaffection : les difficultés à se déplacer, le manque d'informations, le vote encore restreint par Internet... Quand des bureaux de vote sont installés dans les entreprises, la participation est très satisfaisante. En outre, avec une désignation des conseillers sur la base des élections professionnelles, le corps électoral sera amputé de 5 millions de personnes.
Les conseils de prud'hommes, spécificité française, sont un outil formidable au service des travailleurs. Pourquoi ne pas simplifier les modalités d'organisation du scrutin plutôt que le supprimer ?
M. Michel Sapin, ministre. - La question n'est pas d'ordre théorique mais pratique. Je crains qu'aux yeux des Français, avec une participation qui ne cesse de baisser, l'institution ne finisse par être dévalorisée. Une désignation des conseillers par les organisations syndicales renforcera leur légitimité.
Le plus faible taux de participation aux élections européennes a été de 40 %, non de 25 %. Soyons pragmatiques, il faut trouver un mode de désignation qui renforce les prud'hommes. Mon raisonnement est partagé par beaucoup d'organisations syndicales.
M. Robert Hue. - On voit bien la complexité du problème, nous sommes nous aussi réalistes. Mais tous les syndicats ne sont pas d'accord. Il faut aussi les écouter, pas seulement le patronat. Imaginez que les partis désignent les députés sans passer par le suffrage universel...
Mme Isabelle Debré . - L'ancienne majorité avait engagé une réflexion sur un mode de désignation des prud'hommes plus pertinent, moins coûteux, susceptible de mobiliser davantage. Alors qu'un rapport au gouvernement précédent préconisait une élection au suffrage universel indirect des conseillers, vous privilégiez une désignation par les organisations représentatives de salariés et d'employeurs. Cette solution présente un risque élevé d'inconstitutionnalité, car cela revient à accorder un monopole de présentation aux syndicats. Pourquoi ne pas attendre l'avis du Conseil supérieur de la prud'homie plutôt que de nous demander de délibérer en urgence et d'autoriser le Gouvernement à légiférer par ordonnance ? (Applaudissements à droite)
M. Michel Sapin, ministre. - Merci d'être aussi attentive aux élections prud'homales. La baisse de la participation fragilise la légitimité des conseils de prud'hommes. J'ai écouté les syndicats. Une majorité est favorable à la désignation, seule la CGT y est opposée. Les syndicats ne souhaitent pas de mécanisme d'élection à deux niveaux. Le risque d'inconstitutionnalité ? Il semble écarté par le Conseil d'État - et le Conseil constitutionnel lui-même dans une décision antérieure sur une autre juridiction.
Les conseillers seront désignés par les organisations syndicales en fonction de leur représentativité dans le ressort de la juridiction concernée. Une ordonnance est nécessaire car ce dispositif requiert une multitude de dispositions très techniques.
Mme Isabelle Debré. - Nous sommes opposés à régler cette question par ordonnance après une loi d'habilitation votée dans l'urgence. Le principe constitutionnel d'égal accès aux charges publiques n'est pas respecté dans votre projet, puisque les non-salariés ne pourront constituer de liste.
M. Aymeri de Montesquiou . - La loi du 20 août 2008 a fait du résultat des élections professionnelles le critère de la représentativité syndicale.
Les élections prud'homales coûtent cher ; et le faible taux de participation fragilise la légitimité de l'institution. La réforme à venir s'inscrit dans une évolution cohérente et naturelle, à ceci près qu'elle sera menée par ordonnance. Quelle conversion, monsieur le ministre ! Le rapport de M. Didier Marshall préconisait un regroupement avec le tribunal des affaires sociales et un recours plus systématique à l'échevinage. Qu'en pensez-vous ? Quel est votre calendrier ?
M. Michel Sapin, ministre. - Dans le projet de loi à venir, nous changeons uniquement le mode de désignation des conseillers. Ni fusion, ni évolution ne sont proposées. Seule la garde des sceaux pourrait vous répondre à ce sujet.
Je veux conforter les prud'hommes, qui sont des lieux essentiels de régulation sociale. La loi de 2008 a défini un mode de calcul de la représentativité syndicale très pertinent ; avant elle, seules les élections prud'homales étaient le moyen de l'apprécier.
Le recours aux ordonnances est prévu par notre Constitution ; j'ai toujours considéré que celle-ci n'était pas un si mauvais outil... L'ordonnance est nécessaire parce que les mécanismes sont d'une grande complexité.
M. Aymeri de Montesquiou. - Il est rare que nos analyses convergent... J'aurais aimé une réponse sur l'échevinage et l'efficacité espérée du nouveau système.
M. Jean-Pierre Godefroy . - Ma question est personnelle et n'engage pas mon groupe.
Les conseils prud'homaux ont été créés en 1806, et sont devenus paritaires en 1848. La réforme que vous engagez, appuyée sur la loi de 2008, peut surprendre ; les conseils rendant la justice au nom du peuple français, nul ne devrait en être exclu. Va-t-on vers un corps de conseillers inamovibles nommés par les organisations syndicales ? En outre, comment appréciera-t-on la représentativité patronale ? Quel sera l'échelon de représentativité pris en compte ? Écarter les chômeurs, qui peuvent aujourd'hui participer aux élections et être élus, c'est exclure du processus démocratique une partie de la population.
Il est vrai que les élections prud'homales mobilisent peu - 4,8 millions de votants ; mais les élections professionnelles ne mobilisent guère plus - 5,4 millions. L'argument peut se retourner...
Enfin, sur un sujet qui touche à la démocratie sociale et mérite un large débat, est-il judicieux de procéder par ordonnance ? (Applaudissements sur les bancs CRC, écologistes ; Mme Gisèle Printz et M. Robert Hue applaudissent aussi)
M. Michel Sapin, ministre. - L'avantage des questions cribles est que j'ai le sentiment de progresser dans mon argumentation... (Sourires) La réforme envisagée ne vise pas à délégitimer les conseils prud'homaux mais au contraire à éviter leur délégitimation. La participation actuelle des chômeurs ne dépasse pas 5 %...
Confier la désignation des conseillers aux organisations syndicales représentatives, et bientôt aux organisations patronales représentatives, c'est marquer la confiance que nous leur accordons. Je ne crains pas que les conseils prud'homaux s'en trouvent bouleversés, leur stabilité est la règle. Ministre du dialogue social, j'ai toute confiance en les partenaires sociaux pour procéder à des nominations de qualité.
M. Jean-Pierre Godefroy. - Nous progresserions davantage si nous pouvions discuter d'un projet de loi... La représentativité ? Des organisations de l'économie sociale et solidaire, par exemple, ne seront jamais représentatives au niveau national !
Pour économiser 91 millions d'euros, on risque de fragiliser la justice au travail. Encore une fois, comment la représentativité patronale sera-t-elle appréciée ? Dans quel délai ? Quid de la période transitoire ? (Applaudissements sur les mêmes bancs)
M. Dominique Watrin . - Vous semblez bien seul, monsieur le ministre... Pour justifier un recul démocratique majeur, vous évoquez un faible taux de participation ; mais la crise de la représentation ne concerne pas que la démocratie sociale. Il y a de quoi s'interroger sur d'autres élections...
Un euro par an et par électeur, qu'est-ce par rapport aux 20 milliards d'euros du CICE ? La démocratie sociale a peut-être un coût, mais il faut l'évaluer en rapport avec la nécessaire légitimité des conseils de prud'hommes. Ne préparez-vous pas l'affaiblissement de ceux-ci, voire leur suppression - auxquels certains contentieux ne sont plus soumis directement depuis votre loi dite de sécurisation de l'emploi ? Plusieurs syndicats, CGT ou CFE-CGC, ont exprimé leur hostilité à votre réforme. Pourquoi ne pas réfléchir à un autre mode d'élection au sein des entreprises, en lien avec les instances représentatives du personnel ?
M. Michel Sapin, ministre. - Je répète qu'il s'agit de conforter l'institution prud'homale, non de l'affaiblir. Ma crainte, partagée par la quasi-totalité des syndicats, c'est qu'elle perde en légitimité à mesure que l'abstention progresse. Faire confiance aux syndicats, se fonder sur leur représentativité au niveau territorial, n'est-ce pas légitime ? L'approche ne sera évidemment pas uniforme sur tout le territoire français.
J'en ai assez que l'on reporte d'un ou deux ans l'élection faute de solution ! (Approbation sur plusieurs bancs socialistes)
M. Dominique Watrin. - Les syndicats, lors de l'accord sur la représentativité en 2008, n'avait pas donné leur accord à la suppression des élections prud'homales. En outre, le groupe socialiste s'était opposé au dernier report des élections prud'homales et, par anticipation, à la suppression de l'élection. (Applaudissements sur les bancs CRC et écologistes)
Mme Catherine Deroche . - La précédente majorité avait confié une réflexion à ce sujet au conseiller d'État Jacky Richard. Modifier le mode de désignation pourrait renforcer l'institution, encore faut-il que nous en débattions. On parle de s'appuyer sur la représentativité des organisations syndicales, mais les propositions du Gouvernement restent évasives.
La suppression de ces élections ferait économiser 100 millions d'euros : c'est peu, mais tout de même. Or vous avez annoncé que cette somme servirait en partie à financer les organisations syndicales et patronales, à la place des crédits provenant de la formation. Comment le Gouvernement maintiendra-t-il le financement des organisations syndicales, sachant que ce financement sera également assuré par des cotisations des employeurs ? L'augmentera-t-il, alors que l'État doit faire des économies ? Quelle somme comptez-vous récupérer, sachant que les élections prud'homales avaient lieu tous les cinq ans ?
M. Michel Sapin, ministre. - À lui seul, le coût des élections prud'homales ne justifierait pas leur suppression. Mais au coût pour l'État, il faut ajouter le coût considérable pour chacune des organisations syndicales - c'est peut-être une des raisons de leur adhésion majoritaire à un nouveau dispositif.
Nous débattrons dans la plus parfaite transparence des nouvelles modalités de financement des organisations syndicales et patronales lors de l'examen du texte qui sera présenté la semaine prochaine en Conseil des ministres. Le paritarisme mérite le soutien des entreprises et des pouvoirs publics.
Mme Catherine Deroche. - Nous attendons le projet de loi avec impatience et regrettons la procédure accélérée. Le recours aux ordonnances est contraire aux engagements du candidat Hollande.
Mme Gisèle Printz . - L'institution prud'homale, dont l'origine remonte au XVe siècle, a joué un grand rôle dans l'émergence de la démocratie. Le paritarisme y est un principe ancien. Les femmes sont éligibles depuis 1908. C'est dire que la réforme à venir est un défi majeur.
Au vu de la baisse de la participation aux élections, il peut sembler judicieux de revoir le mode de désignation des conseillers pour renforcer leur légitimité. Mais la structure paritaire des conseils sera-t-elle préservée ? Comment seront désignés les conseillers issus des collèges salariés et patronaux ? Comment représenter les chômeurs ? (Applaudissements sur les bancs socialistes, écologistes et CRC)
M. Michel Sapin, ministre. - J'ai répondu en partie. La désignation des conseillers se fera en fonction de la représentativité des organisations syndicales au niveau du territoire concerné. La réforme est techniquement complexe, c'est ce qui rend nécessaire le recours aux ordonnances. Je m'attacherai à ce que les réalités locales soient parfaitement reflétées au sein des conseils. Cette réforme prendra place dans le contexte de la réforme de la formation professionnelle, qui est la clef de tout.
Mme Gisèle Printz. - Ne transigeons pas sur la protection sociale des salariés. Le Parlement doit être vigilant pour que la démocratie soit présente dans le monde du travail.