Accès à la justice (Questions cribles)
M. le président. - L'ordre du jour appelle les questions cribles thématiques sur l'accès à la justice et la justice de proximité.
Mme Cécile Cukierman . - En touchant les tribunaux d'instance, la réforme de la carte judiciaire, menée sans concertation, a mis à mal les tribunaux les plus proches des citoyens.
Le rapport Borvo-Détraigne, prolongé par les travaux de M. Détraigne et Mme Klès, envisageait la création d'un tribunal de première instance rassemblant la quasi-totalité des juridictions de première instance. Madame la ministre pouvez-vous nous rassurer sur le maintien d'un service public de la justice au plus proche des Français et sur la spécialisation des magistrats ?
Il ne semble pas non plus pertinent de revenir sur la spécificité française qu'est l'existence de tribunaux spécialisés de première instance, comme les juridictions sociales, les prud'hommes, les tribunaux pour enfants.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice . - Je vous rassure : aucun tribunal de proximité ne sera supprimé, pas plus que nous ne reviendrons sur la spécialisation des magistrats. Aucun site ne sera fermé, pas même les maisons de la justice et du droit. Le président de la République s'y est engagé.
La consultation est en cours. Cela prend du temps. Les 10 et 11 janvier, à l'Unesco, nous présenterons nos orientations relatives aux juges et aux juridictions du XXIe siècle, ainsi qu'à la modernisation de l'action publique. J'informerai le Parlement en temps réel de nos réflexions. Vous êtes d'ailleurs invités à cet événement, car votre parole compte. L'objectif de notre réforme reste de servir au mieux nos concitoyens.
Mme Cécile Cukierman. - Merci de votre réponse. Les élus locaux se sentent parfois dépourvus lorsque le service public de la justice est menacé sur leur territoire. Nous souhaitons bien sûr être associés aux travaux que vous conduirez.
Mme Esther Benbassa . - L'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme garantit le droit à un recours effectif devant un tribunal. Sur ce fondement, de nombreuses associations plaident pour l'instauration d'un recours collectif ou Class action. Vous avez-vous-même, madame la ministre, plaidé pour un tel mécanisme.
La loi sur la consommation fait un premier pas dans ce sens. J'ai déposé une proposition de loi instaurant un recours collectif en matière de discrimination et de lutte contre les inégalités ; elle sera examinée le 13 décembre. Dans quels domaines et quels délais pensez-vous qu'une telle disposition, conforme aux recommandations de la Convention européenne, puisse être introduite dans notre droit ? (Applaudissements sur les bancs écologistes)
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Le projet de loi sur la consommation permet déjà d'engager une Class action pour des préjudices sériels de faible importance.
Nous devons veiller à ce que ces procédures ne pénalisent pas les plaignants, qui, lorsque la procédure est individuelle, ont droit à une réparation intégrale.
M. Jean-Jacques Hyest. - C'est bien le problème !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Nous y travaillons. Avec la ministre des droits de la femme et le ministre de l'intérieur, nous avons commandé un rapport à Mme Pecaut-Rivolier, conseiller référendaire à la Cour de cassation.
Mme Esther Benbassa. - Chaque génération fait avancer le droit, qui n'est pas immuable. Ce texte doit être le fondement des procédures de demain, dans les champs de la santé et de l'environnement par exemple. Avec M. Kaltenbach, rapporteur de ma proposition de loi, nous poursuivons nos efforts dans ce sens, pour nos concitoyens.
M. Stéphane Mazars . - Le droit au recours nécessite un accès effectif au juge. Or la réforme de la carte judiciaire, menée dans la précipitation, s'est faite au détriment des citoyens, dans une perspective étroitement comptable.
Le projet de loi sur la collégialité de l'instruction subit un nouveau report. Les pôles d'instruction ne devront pas être créés sur une base seulement comptable. La proximité du service public de la justice doit aussi être un critère. Un maillage territorial trop lâche remet aussi en cause le principe de libre choix de son avocat. Comment celui-ci pourra-t-il être proche de son client sans être trop éloigné du lieu de jugement ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Distinguons la question de la proximité de celle de la collégialité de l'instruction. Nous ne prenons pas en compte les chiffres seuls : la proximité est un critère essentiel du maillage de la justice.
Je me suis rendue à Rodez... (M. Jean-Jacques Hyest s'exclame) Ailleurs aussi ! Certes, je ne peux me rendre en tout point du territoire. Vous connaissez mieux le terrain que moi ; à vous de m'y guider !
M. Jean-Claude Lenoir. - Très bien ! Nous devons travailler ensemble.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Ce projet de loi sur la justice aménage les conditions de collégialité de l'instruction. Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale, il n'est pas encore inscrit à l'ordre du jour. Nous aurions été prêts à l'appliquer dès le 1er janvier 2014 puisque j'ai pour principe qu'une loi votée doit être appliquée. J'ai demandé un amendement au projet de loi de finances pour 2014 pour que soit reportée d'un an l'application de ce texte pour lequel j'ai procédé aux plus larges concertations.
M. Stéphane Mazars. - L'Aveyron a été le département le plus touché par la réforme Dati. Ç'a été un plaisir de vous y guider, madame la ministre. Nous devons garder à l'esprit les droits des justiciables, de choix de son avocat et d'accès à la justice.
M. Jean-Jacques Hyest . - Le rapport Klès-Détraigne fait d'intéressantes propositions sur les juridictions de l'instance. La capacité du législateur à définir les périmètres de chaque contentieux sera déterminante.
Vous n'êtes pas revenue, madame la ministre, sur la réforme de la carte judiciaire, à une exception près...
M. Jean-Claude Lenoir. - À Tulle !
M. Jean-Jacques Hyest. - Cette réforme était nécessaire : la précédente remontait à 1959. Quitte à me faire des ennemis, je dirai que j'aurais voulu que l'on aille plus loin sur les cours d'appel.
Les rapports sont nombreux, qui devraient nourrir votre réflexion. Attendez-vous la grand-messe de janvier pour faire évoluer notre carte judiciaire ? Comment parer aux risques d'inconstitutionnalité de mesures touchant au libre accès à la justice et à l'inamovibilité des magistrats ? Comment garantir, notamment, le principe sacré d'inamovibilité des magistrats du siège ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Nous venons de prendre connaissance de l'incident en Isère, monsieur Vallini. Les services judiciaires se rendent immédiatement sur place.
La réforme de la carte judiciaire était sans doute nécessaire, mais elle a créé des déserts judiciaires. Nul ne peut s'en accommoder. J'ai fait procéder à une réévaluation objective des situations ayant fait l'objet de remarques du Conseil d'État. Tulle est la seule préfecture ayant perdu son TGI, il faudrait se demander pourquoi !
L'excellent rapport Klès-Détraigne propose des pistes intéressantes. Nous devons travailler ensemble. Vous êtes tous invités à l'événement de janvier prochain. Ce ne sera pas une « grand-messe » mais l'occasion de mettre les intelligences ensemble. Ma méthode est celle-ci : l'écriture commune de la réforme.
M. Jean-Jacques Hyest. - Je me méfie des conférences, des consensus.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - À tort !
M. Jean-Jacques Hyest. - La loi s'écrit ici ! C'est également le Parlement, et le Sénat en particulier, qui évalue les politiques publiques. Notre expertise est nécessaire. Je respecte les magistrats dans leur activité juridictionnelle mais ils sont aussi capables que d'autres de corporatisme. Demander à des professionnels de se réformer, c'est enterrer les réformes.
Je participerai sans doute à la conférence de janvier, mais ce ne sera qu'un éclairage supplémentaire.
M. Yves Détraigne . - Notre rapport a proposé une démarche pragmatique, en fusionnant les tribunaux de proximité en un seul tribunal de première instance, accompagné de la création d'un guichet de greffe unique. Cela suppose de rapprocher les procédures, de mutualiser les effectifs des greffes. Il faudra aussi mener à son terme le développement du greffe en ligne « Portalis ». Où en est-on de ce chantier majeur ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Les groupes de travail ne rassemblent pas que des magistrats, monsieur Hyest : des gendarmes, des policiers, des avocats, des universitaires y sont aussi. Vous avez en effet la main sur la confection de la loi. Nous vous proposerons un texte aussi solide que possible.
Monsieur Détraigne, votre remarquable rapport est un outil majeur de nos travaux. Nous avons quasiment achevé l'interconnexion de l'application Cassiopée, qui sera étendue aux cours d'appel en 2014. Son coût s'élèverait à 60 millions. Pour « Portalis », qui doit être une application performante, nous avons prévu 41 millions d'euros. Elle sera opérationnelle dans quatre ans sur tout le territoire.
M. Yves Détraigne. - Je vous remercie pour cette réponse, mais la justice du XXIe siècle requiert des moyens supplémentaires.
M. le président. - Je vous remercie de votre brièveté.
M. Ladislas Poniatowski. - Si la ministre répond à la réponse du parlementaire, on n'en finira jamais !
M. Philippe Kaltenbach . - Depuis 30 ans, les gouvernements successifs ont renforcé le droit des victimes. Je rends hommage à Robert Badinter, en particulier. Des faiblesses demeurent : difficulté à se porter partie civile, manque de moyens des bureaux d'aide aux victimes, baisse des subventions des associations. L'indemnisation des victimes est trop variable.
M. Béchu et moi-même vous remettrons bientôt un rapport à ce sujet. Qu'entendez-vous faire, madame la ministre ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - J'ai déjà commencé à lire votre rapport, fort intéressant. Le Gouvernement s'est engagé en faveur des victimes : pour la première fois depuis 2010, le budget de l'aide aux victimes a augmenté, de 25,8 % en 2013 et encore de 8 % en 2014 ; les bureaux d'aide aux victimes ont été généralisés. Nous en avons créé une centaine. Une étude est en cours, pour ajuster leurs moyens. Des mesures ont déjà été prises : équipement, permanences...
Avant même la transposition de la directive « victimes », j'ai lancé une expérimentation sur l'indemnisation des victimes L'inspection générale des services judiciaires rendra en outre un rapport sur le sujet. L'individualisation doit être préservée, même si des référentiels sont nécessaires.
M. Philippe Kaltenbach. - Les victimes ont besoin d'autant d'attention que les auteurs d'infractions. C'est une question de justice.
M. Albéric de Montgolfier . - Votre politique manque parfois de cohérence et de lisibilité. Vous avez reporté la réforme de l'aide juridictionnelle, ce qui met en difficulté avocats et justiciables. Malgré cette reculade, la question reste d'actualité, puisque le projet de loi de finances prévoit une baisse de 32 millions d'euros de crédits.
Devant le Conseil national des barreaux, vous avez annoncé que vous exploreriez chaque piste, à charge pour eux de les récuser. Devons-nous attendre de nouvelles taxes ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Trois procès en deux minutes, bel exploit !
Vous qui saluez l'engagement des avocats, vous n'avez pas revalorisé d'un centime d'euro l'unité de valeur pendant le précédent quinquennat ! Le rapport du Luart de 2007, déjà, parlait d'un « système à bout de souffle » et, en cinq ans, vous n'avez rien fait.
Notre méthode n'est pas la vôtre. Nous travaillons avec les professionnels, nous mettons des pistes sur la table, et nous en discutons. Vous avez fragilisé l'aide judiciaire, nous la consoliderons, car c'est une question de solidarité envers tous les justiciables, y compris les plus pauvres.
Vous n'avez rien dit des 35 euros du droit de timbre que vous aviez instauré, véritable entrave pour l'accès à la justice. Nous avons dû abonder le budget de la justice de 60 millions d'euros pour le supprimer. (Applaudissements à gauche)
M. Albéric de Montgolfier. - La CMP sur le projet de loi de finances ne pourra que constater la baisse des crédits... Nous resterons vigilants.
Mme Michelle Meunier . - Les femmes, en France, continuent d'être victimes de violences : 80 % des victimes de violences sexuelles sont des femmes, souvent mineures. La loi du silence protège les violeurs, qui appartiennent la plupart du temps à l'entourage de la victime, ce qui explique la rareté des plaintes et, plus encore, des condamnations : moins de 2 % des viols donnent lieu à des poursuites.
Il n'y a aucune fatalité à ce fléau. La justice, grâce au rôle pédagogique de la sanction, a son rôle à jouer, à condition de ne pas apparaître aléatoire, obsolète, inégalitaire. Comment le Gouvernement compte-t-il appliquer la convention d'Istanbul sur l'accompagnement des victimes ?
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Je connais votre engagement, madame la sénatrice, sur cette question dramatique. J'ai réuni deux fois le Conseil national d'aide aux victimes ; il ne l'avait pas été depuis 2010. La Chancellerie participe au plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes. Nous étendons l'application de l'ordonnance de protection, généralisons le téléphone de grand danger, et travaillons sur l'éviction du conjoint violent et toutes les manières de prévenir la réitération. Une circulaire sera bientôt diffusée, pour former les magistrats, les policiers et gendarmes, les assistants sociaux, au recueil des plaintes en la matière.
La convention d'Istanbul a été transposée en droit français.
Sur la correctionnalisation des viols, j'ai lancé une étude car elle est scandaleusement fréquente, même si elle se fait souvent avec l'accord de la victime. Le viol est un crime.
Mme Michelle Meunier. - Merci, madame la ministre. Évaluons les dispositifs sur le terrain.
M. Christian Cambon . - Le candidat Hollande s'était engagé à renforcer la justice de proximité, celle du quotidien. Deux jugements sur trois concernent des faits simples, parfois dramatiques : divorces, surendettement, petits litiges...
Or les citoyens ont du mal à accéder à la justice. Plutôt que de vous lancer dans des réformes à l'utilité douteuse, plutôt que de libérer les délinquants, que n'apportez-vous des réponses concrètes à ce problème ? (Approbation à droite ; protestations à gauche)
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Votre question a deux vertus. La première est de rappeler que 70 % des procédures relèvent de la justice civile, celle qui concerne le plus les citoyens, pour des problèmes souvent mineurs, certes, mais qui importent à tout un chacun. Sa deuxième vertu est de dresser le bilan du quinquennat précédent. Notre gouvernement a rompu avec votre politique, en relevant le budget de la justice de 4,3 % en 2013 et 1,7 % en 2014, et en mettant fin à la RGPP. 500 emplois sont créés cette année.
M. Jean-Jacques Hyest. - Et la justice ne se porte toujours pas mieux !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Vous avez accru la désertification judiciaire et rallongé les délais. Nous réparons la justice. Pourquoi refuser de voir les réalités ? Pourquoi ne pas débattre ensemble des moyens d'améliorer le service public de la justice ?
M. Christian Cambon. - Comme à son habitude, le Gouvernement se contente de parler du passé alors qu'il a été élu pour préparer l'avenir. Vous maniez en outre des contre-vérités : la RGPP ne s'est pas appliquée à la justice ! (Mme la garde des sceaux le conteste vigoureusement) Nous en reparlerons.
Prochaine séance, lundi 9 décembre 2013, à 16 heures.
La séance est levée à 15 h 55.
Jean-Luc Dealberto
Directeur des comptes rendus analytiques