Mercredi 9 mai 2012, salon Boffrand, Sénat
Rencontre « Mémoires croisées »
Présidence de M. Serge Larcher, président de la délégation sénatoriale à l'outre-mer
M. Serge Larcher, président. - Je veux tout d'abord, au nom de la Délégation sénatoriale à l'outre-mer, adresser mes remerciements à Françoise Vergès, présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE), pour l'organisation de cette journée sur les « mémoires croisées », placée sous le haut patronage du Président du Sénat, Jean-Pierre Bel, et saluer la présence de Mme Marie-Christine Blandin, présidente de la commission de la Culture. Je souhaite à tous la bienvenue.
La question du lien entre mémoires et histoire me tient particulièrement à coeur, en ma qualité de sénateur de la République comme en tant qu'ancien professeur d'histoire. Maire durant 20 ans du Diamant, petite commune de la Martinique où, à chaque euro dépensé pour les routes ou les bâtiments publics, j'ai tenu à ce que corresponde un euro pour la culture, l'enseignement, la diffusion des savoirs, l'édification ou l'aménagement de lieux de mémoires, mon engagement de terrain a toujours été guidé par l'idée qu'équiper nos territoires n'assurerait pas leur avenir si nous n'investissions pas concomitamment dans la consolidation des consciences collectives réunies sous la bannière de la République. Lorsque, comme homme public, je travaille sur la question de l'histoire et de la mémoire, je m'efforce de contribuer à la prise de conscience de mes contemporains, afin qu'ils soient des citoyens responsables et non de simples consommateurs du bien public.
Le Diamant fut également la patrie d'adoption d'Édouard Glissant qui nous a quittés voilà tout juste un an et qui repose dans le cimetière marin de la commune. Il me tient à coeur de lui rendre hommage et de rappeler son approche originale et son refus d'un historicisme classique. Tout à la fois philosophe, essayiste, poète et romancier, Glissant rejette l'histoire officielle et coloniale pour se plonger dans les histoires souterraines. Jusque dans la progression du récit, il abandonne la dialectique toute occidentale au profit d'une manière créole de redites, d'avancées brutales, de retours en arrière subtils et de datations sans dates. Cet art du détour et de la trace est la marque d'un penseur qui raconte l'histoire sans jamais s'enfermer dans les carcans de la discipline historique. Afin de croiser les mémoires, cette démarche est essentielle. Nous ne pouvons pas nous contenter d'être savants de l'histoire qu'on nous enseigne. Travailler sur la mémoire, c'est, en premier lieu, faire, patiemment, prendre corps à l'histoire de chacun des pays et de chacun des peuples de la République. Ce travail accompli, croiser les mémoires permet de les faire vivre. En effet, il ne s'agit pas de se recroqueviller sur son lieu, il s'agit de le connaître afin d'être ouvert à tous les lieux du monde.
Le lieu - écrit Glissant dans son Tout-Monde - est « incontournable. Mais si vous désirez profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais tous les lieux du monde se rencontrent jusqu'aux espaces sidéraux ». La quête du lieu originel, berceau de l'identité, passe ainsi par la rencontre. Or on voit combien la question de l'ouverture à l'autre est brûlante aujourd'hui, avec une instrumentalisation dangereuse de la peur de l'autre en contradiction avec les valeurs de notre République !
Croiser les mémoires, c'est donc faire oeuvre salutaire en combattant l'ignorance, terreau de la peur et de la fragmentation de la société. Aimé Césaire affirmait qu'il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l'universel. Croiser les mémoires, c'est prendre conscience que la République n'est pas un objet fini et qu'elle ne peut être une et indivisible qu'à condition d'envisager l'altérité et le divers comme la substance même de son existence et de sa grandeur.
Je conclurai en affirmant que croiser les mémoires, c'est construire l'intelligence collective de la République. Cette responsabilité nous incombe et je veux saluer la part que chacun de vous y prend, en vous remerciant encore une fois de votre venue aujourd'hui. Je nous souhaite de fructueuses conversations ! (Applaudissements.)
Mme Françoise Vergès, Présidente du Comité Pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage . - Tout d'abord, si cela fait déjà plusieurs années que l'histoire coloniale de la France s'est invitée dans le débat public ayons conscience que cette rencontre de mémoires croisées est une première. Chaque douleur est unique. C'est une expérience intime mais il existe un terrain commun de la perte et du dommage qui insère mon expérience personnelle dans une expérience collective. Expérience personnelle et récits historiques sont intégrés dans une conscience historique. Cette dernière s'organise autour de récits, d'images, de mythes.
La longue histoire de la colonisation française et de la décolonisation, qui débute au XVIe siècle avec la prise de possession de terres habitées dont on massacre les populations natives ou qu'on laisse mourir de maladies contre lesquelles elles ne sont pas immunisées et qui prend fin officiellement comme ensemble colonial au milieu du XXe siècle, a jeté sur des terres à travers le monde des colons, des esclaves, des migrants, des bagnards, des travailleurs engagés. Il en est résulté des situations hétérogènes où aucun groupe n'est uniforme, figé, fixé mais où des clivages s'opèrent le long des lignes de couleur et de statut social, des sociétés hétérogènes dans leurs groupements et leur composition sociale, religieuse et culturelle. A été introduite très tôt dans la société française une altérité qu'elle fera tout pour ignorer. La société française contemporaine dans laquelle nous vivons est faite de ces histoires. Personne ne partira, personne ne sera chassé. Ce sont des mémoires et des histoires entremêlées à partir desquelles nous devons construire un récit à partager.
L'histoire de la colonisation est aussi celle de la fabrication du consentement à l'injustice qui donne lieu à la création de discours justificatifs racistes, culturalistes ou paternalistes. Mais ce qu'il nous faut retenir, c'est que ces personnes qui ont consenti sont nos semblables. Ce sont des êtres humains comme nous. Les mettre hors humanité, c'est à bon compte se mettre du côté du bien, du côté des victimes ou des bienfaiteurs. Cela n'aide en rien à la construction d'une morale publique. Mais pourquoi vouloir mettre ces mémoires en conversation, pourquoi vouloir croiser ces histoires ? Pour dépasser une fragmentation, une segmentation qui est le produit d'une gestion libérale, d'un multiculturalisme qui s'inspire du modèle des expositions coloniales - à chaque territoire, son monument - et écarte les échanges, les circulations, les créations hybrides. Cette gestion referme, empêche de voir ce qui est commun, en partage. Si nous refusons d'être enfermés dans une histoire qui n'aurait aucune incidence sur le présent, nous ne pouvons pas accepter celle qui nous diviserait, nous opposerait inévitablement les uns aux autres. Il nous faut dépasser ce sentiment qui fait que, si quelque chose est donné à ce groupe, cette part me ferait de l'ombre. Comment procéder ? Deux formes de processus s'offrent à nous : la justice punitive, avec un système pénal habité par le culte de la loi et structuré de manière verticale, ou la justice réparatrice opposée à la logique du tribunal et du procès et qui a pour objectif le bien-être de la communauté. Elle s'adresse aux êtres humains qui vivent les uns à côté des autres. Elle cherche à restaurer les relations qui n'auraient jamais dû être brisées. Elle est sans doute imparfaite mais elle aspire à tenir à égale distance la vengeance et l'impunité totale. Il existe plusieurs exemples de ce processus. La Truth and Reconciliation Commission en Afrique du Sud est la plus connue mais nous pouvons aussi penser à des processus comme celui de la coutume chez les Kanaks. Ce processus ne choisit pas l'amnésie, mais le difficile cheminement vers la vérité qui bouscule les idées reçues. Il met à mal les récits compensatoires, le binarisme du bien et du mal, et nous fait plonger dans les contradictions, les lâchetés, les trahisons, la peur, l'effroi mais aussi la solidarité, les expressions d'interdépendance, du devoir moral envers les autres. Il faut pour cela refuser que l'histoire coloniale soit associée à l'histoire d'étrangers à la France. C'est l'histoire de ce pays, de ce peuple. Ce n'est pas parce que les histoires coloniales seront dites et inscrites que l'histoire de la France disparaîtrait, comme voudrait nous le faire croire un discours xénophobe. Au contraire, ce processus montrera ce qui est commun à tous car, si nous sommes les descendants d'histoires diverses, nous sommes tous les héritiers de cette longue histoire de la colonisation et de la décolonisation. (Applaudissements.)