Indépendance de l'exécutif (Proposition de loi constitutionnelle)
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir l'indépendance du Président de la République et des membres du Gouvernement vis-à-vis du pouvoir économique.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, auteur de la proposition de loi. - Comme le souligne le rapporteur de la commission, mettre les dirigeants au-dessus de tout soupçon est une préoccupation constante de notre histoire, depuis l'obligation de déclarer son patrimoine imposée en 1795 par la Convention. La République s'est dotée depuis d'un cadre juridique pour éviter confusions et conflits d'intérêt. La morale publique peut faire partie de notre consensus républicain.
Inéligibilité, incompatibilités, statut de la fonction publique sont autant de dispositions qui ont été progressivement introduites, s'ajoutant à celles devant assurer la transparence des campagnes électorales et du patrimoine des élus.
Hélas, on constate tous les jours que ce cadre juridique, s'il est utile, est insuffisant. La porosité entre pouvoirs publics et argent est d'autant plus grande aujourd'hui que l'idéologie libérale fait primer les intérêts particuliers sur l'intérêt général et l'économie sur le politique, et que le pouvoir est de plus en plus concentré.
Les privatisations récentes, le recours croissant aux partenariats public-privé et aux délégations de service public ont multiplié les liens entre pouvoir économique et pouvoir politique. Enfin, l'actuel Président de la République affiche lui-même sa proximité avec le monde des affaires, du Fouquet's au yacht de Bolloré.
Nous vivons dans une société hyper-médiatisée, qui fait ses choux gras de dérives qui nourrissent le rejet du politique et nuisent à la santé de la démocratie. Il est navrant de constater qu'au pays de Saint-Just, de Jaurès et de Zola, les deux tiers de nos concitoyens considèrent les élus comme corrompus ou sensibles à la corruption. On est loin de la « République irréprochable » -parole verbale...- évoquée par M. Sarkozy. Après la détestable séquence de cet été, une commission a été créée pour réfléchir à la question des conflits d'intérêt ; on verra ce qu'il en sortira...
La présente proposition de loi, qui n'est donc nullement hors sujet, est antérieure à la création de cette commission. Elle soulève, dit le rapporteur, des questions cruciales... puis la rejette. Il a d'abord entendu opposer l'irrecevabilité à notre loi simple, l'usage de la procédure étant une pratique habituelle de la majorité pour éviter les débats de fond.
Notre texte prévoit d'interdire au Président de la République et aux membres du Gouvernement de recevoir des dons et avantages en nature apportés par des personnes morales, et crée une obligation de déclaration des dons émanant de personnes physiques. En effet, la loi de 1995 traite seulement du financement des campagnes électorales et des partis politiques. La loi de 1988, qui a créé la commission pour la transparence financière de la vie politique, est muette quant aux revenus, cadeaux et avantages en nature non patrimoniaux.
Le rapporteur essaye de décrédibiliser notre proposition en prétendant qu'elle priverait le Président de la République et le Gouvernement des moyens de leur action. Quelle confusion entre dons et moyens légitimes ! Il nous reproche aussi de ne pas avoir prévu de sanctions ; il aurait pu amender... La sanction politique, la seule qui vaille, selon lui, ne peut intervenir que si la transparence est faite sur les liens financiers existants. Il est enfin un peu fort d'invoquer la protection de la vie privée lorsque celle-ci s'étale devant les Français...
Nous défendons l'honneur des élus, donc la démocratie. (Applaudissements à gauche)
M. Jacques Mézard. - Très bien !
M. Patrice Gélard, rapporteur de la commission des lois. - Cette proposition de loi n'est nullement inintéressante.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - C'est sa seule qualité.
M. Patrice Gélard, rapporteur. - Mais la loi du 11 mars 1988 impose déjà au Président de la République de déclarer son patrimoine, dont l'évolution est contrôlée. S'ajoutent diverses mesures limitant les frais des campagnes électorales et imposant leur transparence financière.
La version initiale du texte était irrecevable, mais nous sommes saisis maintenant d'une proposition de loi constitutionnelle. Celle-ci devra donc être adoptée dans des termes identiques par les deux assemblées, avant que le Président de la République ne la soumette, s'il le souhaite, à référendum. L'abstention serait sans doute considérable...
Si ce texte est maintenant irrecevable, il pose toute une série de problèmes. Il est en premier lieu sans portée juridique, faute de sanction civile ou pénale... sauf éventuellement la poursuite du Président de la République devant la Haute Cour !
Deuxième objection : la proposition de loi mélange dons et avantages en nature. Le Président de la République devrait donc déménager de l'Élysée et renoncer, comme les ministres, aux voitures de fonction. C'est parfaitement irréaliste. Faudra-t-il lui attribuer une liste civile, comme à la Reine d'Angleterre ?
J'ajoute qu'il n'est pas envisageable d'imposer au Président de la République de refuser les cadeaux faits à l'occasion de déplacements diplomatiques. Et faudra-t-il imposer aux ministres de déclarer les cadeaux d'anniversaire ?
M. Alain Gournac. - Irréaliste !
M. Patrice Gélard, rapporteur. - Il est à craindre que la proposition de loi ne favorise en réalité la dissimulation des dons et des cadeaux... La commission a décidé de ne pas revoir le texte et de s'y déclarer défavorable. (Applaudissements sur les bancs UMP)
M. Alain Marleix, secrétaire d'État à l'intérieur et aux collectivités territoriales. - Cette proposition imposerait au Président de la République et aux membres du Gouvernement de déclarer les dons et avantages excédant un certain montant lorsqu'ils sont le fait de personnes physiques et tous ceux remis par une personne morale.
Elle doit être rapprochée des quatre textes socialistes repoussés il y a deux semaines par l'Assemblée nationale à la demande du Gouvernement, tendant à limiter les cumuls de mandats et à imposer une plus grande transparence financière. Comme l'a dit alors M. de Raincourt, la défense de la morale publique n'est le monopole d'aucun parti. Le Gouvernement s'est opposé à des textes à connotation démagogique, rédigés dans la précipitation -critiques valables pour le texte d'aujourd'hui.
La République s'est dotée d'un ensemble solide de dispositions juridiques en matière de transparence financière de la vie publique, pour l'essentiel à l'initiative de la majorité actuelle. La Commission nationale des comptes de campagne examine aussi le patrimoine des membres du Gouvernement et des élus. Les ministres doivent formuler une déclaration dans les deux mois suivant leur nomination, puis après la cessation de leurs fonctions. En cas de doute, la commission peut saisir le Premier ministre et le parquet.
De même, les candidats à la Présidence de la République doivent déposer au Conseil constitutionnel une déclaration patrimoniale ; une seconde déclaration doit l'être après la cessation de leurs fonctions. J'ajoute que depuis le début de ce quinquennat, les comptes de l'Élysée sont soumis à la Cour des comptes.
La solidité de ce dispositif -il n'y a pas de vide juridique, contrairement à ce que soutiennent les auteurs de la proposition de loi- suffirait à motiver le refus du texte. De plus, sa rédaction approximative pourrait conduire aux interprétations abusives qu'a mentionnées le rapporteur et au contrôle de la vie quotidienne du chef de l'État et des membres du Gouvernement.
Le Gouvernement n'est pas fermé à l'idée de prendre en considération la notion de conflit d'intérêts dans la vie politique, ce qu'atteste la mise en place d'une commission ad hoc à la demande du Président de la République, qui pourrait avoir éventuellement un prolongement législatif lors de l'examen de textes à venir.
Le Gouvernement souhaite le rejet de la proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les bancs UMP)
M. Pierre-Yves Collombat. - Une querelle de famille qui se transforme en feuilleton où le ministre de la comptabilité vient s'égarer et où le parquet assume sans complexe son rôle de bouclier judiciaire du pouvoir, un ex-ministre de la charité prêchant la fin des conflits d'intérêts à des petits camarades outragés : tel est le contexte, qui suffit à expliquer la fin de non recevoir de la majorité sénatoriale et du Gouvernement. A politicien, politicien et demi...
On pourrait s'étonner que pareille proposition de loi n'aille pas de soi. Il existe certes un corpus de textes et une commission pour la transparence financière -qui n'a pas les moyens, déplore-t-elle année après année, d'exercer sa mission...
Rien d'étonnant à la quasi absence de toutes poursuites. Treize dossiers seulement ont eu une suite judiciaire, et aucun au-dessus du niveau de conseiller général...
Et que dire des incompatibilités baroques, confirmées par les distinctions byzantines du Conseil constitutionnel ? On ne peut être sénateur et professeur de philosophie, mais parlementaire et conseiller des entreprises qui vendent des armes et des avions à l'État... Ce n'est plus un bouclier, c'est un blindage ! On pourrait évoquer aussi le pantouflage sous toutes ses formes, ou la mise en couveuse de futurs ou anciens élus par de grandes entreprises : l'enjeu des marchés publics n'est pas mince... Quant au pantouflage des fonctionnaires, il est encouragé au nom de l'efficacité. Dans le domaine politique, la France n'a pas de Schröder passé au service de Gazprom ou de Blair conseiller des banquiers, mais cela ne tardera pas !
Manquer au devoir de probité a-t-il un sens lorsqu'on gère l'État libéral avec les règles du management, qui connaît les coûts mais non les valeurs ? « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille » disait le général de Gaulle. Aujourd'hui, elle se fait là et pour elle ; le FRR entend récupérer par la spéculation ce qu'il a perdu en spéculant... Quant au rôle de l'Agence des participations de l'État ... Doit-elle gagner le plus d'argent possible ou conduire une politique industrielle ? Seule l'oligarchie a gagné de l'argent lorsque EADS a traversé des turbulences en 2005. M. Breton, alors ministre de l'économie, n'a pas suivi le conseil de l'Agence de se désengager, parce qu'il a placé la politique industrielle avant la protection du patrimoine de l'État.
Si le texte mérite une réécriture, vous pouviez le renvoyer en commission.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Non !
M. Pierre-Yves Collombat. - Le groupe socialiste votera cette proposition de loi.
M. Alain Gournac. - Il aurait fallu le faire sous Mitterrand !
M. Pierre-Yves Collombat. - Avec vous, on ne s'ennuie jamais !
M. Jacques Mézard. - Je regrette que seuls neuf sénateurs soient présents cet après-midi -même si la qualité est au rendez-vous...
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Les héros sont fatigués !
M. Jacques Mézard. - Mme Borvo Cohen-Seat a eu raison de mentionner la Convention, régime qui a honoré la Nation sous l'autorité de l'Incorruptible.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Qui a coupé des têtes !
M. Jacques Mézard. - C'est parfois utile !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Ce que vous dites est horrible ! (On s'amuse)
M. Jacques Mézard. - Le débat va au-delà des problèmes posés par la proposition de loi. A juste titre, nos concitoyens exigent une transparence accrue. Il n'y a guère que les élus municipaux qui trouvent complètement grâce à leurs yeux. Selon un récent sondage, les électeurs pensent que 70 % des élus sont corrompus ou sensibles à la corruption. Mais je me méfie des sondages...
Aucun bord politique ne peut se prétendre irréprochable, aucun camp n'a le monopole de l'honnêteté. Mais la défiance trouve son terreau dans le manque de transparence et la légèreté de notre arsenal juridique, les crises financières aussi. De grâce, ne tombons pas dans l'anti-parlementarisme, qui fait le lit des ennemis de la démocratie : l'extrême droite et l'extrême gauche. (M. Alain Gournac approuve)
Le premier à s'être intéressé aux conflits d'intérêt fut le duc de La Rochefoucauld : « Les vertus se perdent dans l'intérêt comme les fleuves dans la mer ». L'OCDE a estimé que les conflits d'intérêt existaient à tous les niveaux ; elle en a défini sept situations. D'où la proposition de loi du RDSE, adoptée ici il y a près d'un an et toujours pas discutée à l'Assemblée nationale.
Des failles demeurent dans notre législation. Les modalités du contrôle patrimonial ne sont pas identiques pour le Président de la République et les ministres. Nous avons proposé des pistes ambitieuses pour conforter ce contrôle. Les poursuites pénales devraient être systématiques en cas de trafic d'influence ou de prise illégale d'intérêt.
Pour éviter la répétition du fiasco de cet été, il faudra interdire l'existence de tout intérêt direct ou indirect d'un ministre dans certaines entreprises, le cumul d'un mandat de parlementaire avec la fonction d'administrateur ou d'avocat d'affaires...
Malgré ses insuffisances, la proposition de loi sera votée par la majorité du RDSE, car elle a le mérite de poser de bonnes questions. (Applaudissements à gauche)
Mme Éliane Assassi. - Le pouvoir et l'argent ne font pas bon ménage ; leur excessive proximité menace la démocratie. Mais les conflits d'intérêt ont de beaux jours devant eux si nous ne faisons rien... On en vient maintenant à décorer de la Légion d'Honneur les contributeurs à la campagne du Président de la République -cette décoration devient un hochet pour riches. Trop d'affaires font prendre à la France l'allure d'une République bananière !
Le pouvoir est actuellement détenu par un groupe particulier. Dommage pour notre pays !
Le Président de la République a nommé une commission chargée de réfléchir aux conflits d'intérêts. Nous avons voulu agir en proposant ce texte car la législation actuelle est lacunaire et guère appliquée. Afin d'y remédier, nous proposons d'étendre les mécanismes en vigueur. Les dons pris en compte sont soit directs, soit indirects, qu'ils soient destinés au Président de la République ou aux membres du Gouvernement, afin de renforcer la transparence de la vie politique française.
Pour réaliser la démocratie, il ne faut pas seulement que les décisions soient prises par la majorité mais aussi pour la majorité. C'est là tout le sens de nos propositions. (Applaudissements à gauche)
M. Robert Laufoaulu. - La loi du 11 mars 1988 interdit les dons des personnes morales et impose une déclaration patrimoniale. Depuis 1962, les candidats à la Présidence de la République sont tenus de déclarer leur patrimoine. La loi de 1995 applique des obligations comparables aux ministres. Comme l'affirmait récemment le Président de la République, « Il ne suffit pas que la République soit irréprochable. Il faut encore qu'elle ne puisse même être soupçonnée de ne pas l'être ».
Si cette proposition de loi poursuit l'objectif légitime d'encadrer des cadeaux et avantages en nature qui pourraient être effectués au profit du Président de la République et des membres du Gouvernement, son dispositif comporte d'importantes lacunes.
Une commission de réflexion a été mise en place pour se pencher sur les conflits d'intérêts. Ses conclusions seront connues en décembre. En outre, le mécanisme proposé est inopérant puisqu'aucune sanction n'est prévue. De plus, le flou des dispositions permettrait des interprétations absurdes : un ministre ne pourrait être invité par une personne ayant acquis sa maison en SCI !
Le groupe UMP votera contre cette proposition de loi. (Applaudissements à droite)
La discussion générale est close
Discussion de l'article unique
M. Pierre-Yves Collombat. - Ce texte serait inefficace car il ne comporterait pas de sanctions. Beaucoup de textes sont dans ce cas !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Il ne faudrait pas les voter !
M. Pierre-Yves Collombat. - C'est d'ailleurs ce qui se passe pour le Président de la République : vous imaginez le Conseil constitutionnel invalider l'élection de M. Sarkozy ?
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Pourquoi pas ?
M. Pierre-Yves Collombat. - Laissez-moi rire. En outre, vous nous dites que le Président de la République ne pourrait plus loger à l'Élysée, ni avoir de voiture de fonction. Pas du tout ! Il ne s'agit pas d'avantages en nature !
Bien sûr, les cadeaux diplomatiques au chef de l'État ne sont pas concernés. La question des SCI ? Vous allez me faire pleurer !
Le risque de contournement de la loi ? Toutes les lois le courent !
Les menaces pour la vie privée ? D'abord, la vie privée d'une personne publique n'est pas celle de tout le monde ; ensuite, la mise en scène de la vie privée est devenue une arme de gouvernement !
Les manquements à la probité relèvent de la sanction politique ? Dans ce cas, quid des ministres non élus ou des membres du Conseil constitutionnel ?
Le dispositif proposé n'est pas moins inefficace que l'absence de dispositif actuelle. La commission mise en place va traiter des conflits d'intérêt, non de la morale publique.
M. Patrice Gélard, rapporteur. - Elle se limite au droit !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, auteur de la proposition de loi. - On me dit que cette loi susciterait des contournements. Curieuse conception de la transparence !
Si vous croyez que les hommes -et les femmes- ne chercheront qu'à contourner la loi, c'est grave...
Nous espérons que les conclusions de la commission qui se penche sur les conflits d'intérêts auront une traduction législative.
En application de l'article 59 du Règlement, la proposition de loi constitutionnelle est mise aux voix par scrutin public.
M. le président. - Voici les résultats du scrutin :
Nombre de votants | 341 |
Nombre de suffrages exprimés | 340 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 171 |
Pour l'adoption | 153 |
Contre | 187 |
Le Sénat n'a pas adopté.