Numérisation du livre (Question orale avec débat)
M. le président. - L'ordre du jour appelle la question orale avec débat de M. Jack Ralite à M. le ministre de la culture et de la communication sur la numérisation du livre.
M. Jack Ralite, auteur de la question. - Quand les dirigeants de Google présentent leurs objectifs, on a l'impression qu'il s'agit de réaliser le rêve d'une bibliothèque universelle que décrit Borges dans La Bibliothèque de Babel : « Quand on proclama que la bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant ». L'immensité de l'émerveillement, du vertige d'accéder depuis son domicile, par un clic, aux livres du monde entier, à l'éternité future, à « l'histoire minutieuse de l'avenir ». Mais Borges ajoute : « à l'espoir éperdu succéda une dépression excessive ». Pour ma part, je garde espoir et je refuse la dépression.
« Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » nous alerte Camus. Tout est mal nommé dans le dossier Google.
L'historien Robert Darnton, directeur de la bibliothèque de Harvard, écrit : « Quand les entreprises comme Google considèrent une bibliothèque, elles n'y voient pas nécessairement un temple du savoir mais plutôt un gisement à exploiter à ciel ouvert ».
Aux États-Unis, un procès oppose les titulaires des droits d'auteur à Google, qui a numérisé et diffusé des oeuvres sans leur autorisation. Coup de force qui contraint les auteurs et les éditeurs à faire les démarches pour que leurs oeuvres ne soient pas diffusées ! Le droit suit le rapport de forces ; c'est une façon de légitimer le vol : aux États-Unis, tout se règle par des indemnités, au risque de liquider le droit moral. C'est l'appropriation privée d'un bien public. « Mais enfin, je veux votre bien ! », dit Google au président de l'association des éditeurs du Canada. « Merci, je préfère le conserver », répond ce dernier.
Google est un géant, financé à 93 % par la publicité : 23 milliards de dollars, soit 50 % du marché publicitaire sur le net. Il a numérisé 10 millions de livres, des trillions de pages. Google, c'est la page d'accueil et le moteur de recherche d'une majorité d'internautes.
Le contrat Google-Ville de Lyon pour numériser plus d'1 million de documents patrimoniaux, dont 500 000 livres, autorise Google à s'octroyer de façon exclusive « la pleine propriété sans limitation dans le temps des fichiers originaux », en échange d'une simple copie digitale remise à la bibliothèque. Or celle-ci appartient au domaine public et relève du droit administratif, qui interdit cette pratique. Nous sommes loin de l'histoire à l'eau de rose servie par Google, d'ailleurs déjà attaqué en France, en Italie, en Belgique, et même par le groupe Murdoch !
Le Sénat, a contrario, pratique dans ce domaine la « responsabilité publique ». Il a édité un superbe ouvrage, D'encre et de lumière, sur la bibliothèque du Sénat, riche de 400 000 volumes, révélant les trésors de cette bibliothèque inconnue. Il a confié à l'entreprise Azentis la numérisation des débats de la Ve République, sachant que la tâche est maîtrisée par la bibliothèque du Sénat et elle seule. Les 35 employés d'Azentis exercent le vrai métier de numérisation, loin de la numérisation en vrac, à la Google. Le développement d'autres entreprises de cette nature relève d'une volonté politique. En 2008, le Sénat a participé au financement de la numérisation de journaux anciens conservés à la BNF.
Notre commission des affaires culturelles a auditionné en 2006 Jean-Noël Jeanneney, alors président de la BNF, qui fut applaudi. Même accueil lors de son audition en septembre dernier, après la publication d'un ouvrage roboratif, Quand Google défie l'Europe. Plaidoyer pour un sursaut.
Comment se fait-il que Gallica et Europeana aient été quasiment abandonnées tandis que Google devenait mondial, avec l'orgueilleuse prétention « d'organiser l'information du monde dans le but de la rendre accessible et utile à tous » ?
II n'est pas démocratique que le directeur de la BNF négocie avec Google, avec le soutien de Bercy. En 1945, Washington avait exigé, en contrepartie du plan Marshall, que les cinémas français programment une majorité de films américains. II a fallu que des milliers d'artistes manifestent pour que le cinéma français retrouve une place plus importante, mais les coups avaient porté et les images anglo-saxonnes dominent toujours.
Le revirement français sur Google surprend à l'étranger. Les bibliothécaires japonais ont dit leur stupéfaction. La confiance que notre pays s'est acquise grâce à ses artistes est ébranlée. On ne joue pas impunément avec la confiance.
Google est trop fort, disent certains : « à cheval donné, on ne regarde pas la bride » ! Ceux qui cèdent à ce rapport de force font preuve d'une impuissance démissionnaire. Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que « la politique, c'est rendre possible ce qui est apparu jusqu'ici comme impossible ». Et la fatalité technologique !
Il y a quinze ans, le ministre Madelin déclarait que « les nouvelles technologies sont naturelles comme la gravitation universelle ». Nous devons dire non à cette fatalité technologico-financière instrumentalisée comme un fatum ! Le facteur essentiel aujourd'hui, c'est la capacité de l'homme à maîtriser les systèmes complexes qu'il conçoit et utilise. Le 6 décembre 2006 a été donnée la feuille de route stratégique de la France, sur la connaissance et la culture, le rapport Jouyet-Lévy sur « l'économie de l'immatériel », où l'homme était traité de « capital humain », où les idées deviennent de simples actifs comptables... Ce rapport fait 68 recommandations dont une prend tout son sel aujourd'hui : faire financer les sites publics d'administration en ligne par la publicité sur le modèle de Google. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire, on a vu comment le rapport Rigaud a été suivi... « On ne saurait conclure que le plus sûr moyen de valoriser au mieux le patrimoine de la nation soit de le vendre », remarquait-il alors...
Dans la foulée se tint en 2008, en Avignon, une des plus grandes assemblées des industries culturelles d'Europe et des États-Unis, dont on parla comme d'un « Davos de la culture » -il y a des comparaisons dont il faut se méfier. Il en a été dit alors des vérités éternelles, et le monde en tremble ! Comme le dit Pierre Legendre, nous voulons respirer et symboliser, ce qui implique de ne pas se soumettre à Google. C'est un choix politique. En Espagne, la Bibliothèque nationale fait assurer sa numérisation par Telefonica, entreprise nationale. En France, les revues savantes sont numérisées sans Google -voir les sites Persée et revues.org.
II faut aussi évoquer la grande question de principe, le statut du livre, de l'oeuvre, donc du droit d'auteur. Elle touche au livre, à la lecture, aux lecteurs, à la librairie, à l'édition, aux bibliothèques, à Gallica, à Europeana et à la très récente bibliothèque numérique universelle lancée par l'Unesco. Le livre ne peut être réduit à de l'information, les bibliothèques ne sont pas des banques de données. Le livre fait sens, il est matérialité comme support et âme comme oeuvre. Julien Gracq dit : « pour s'enrichir pleinement de la lecture, il ne suffit pas de lire, il faut savoir s'introduire dans la société des livres qui nous font alors profiter de toutes leurs relations et nous présente à elles de proche en proche à l'infini ». La lecture sur écran n'est pas la lecture d'une oeuvre dans sa cohérence, elle favorise la fragmentation, désintègre, mutile le droit moral. Un texte n'est pas une somme de fragments. Pour Google, il n'est qu'un prétexte, car Google s'intéresse aux pages et non aux ouvrages. Le risque majeur est de mettre en ordre, de hiérarchiser les ouvrages selon l'audimat, ce qui nous ramène aux cerveaux disponibles de M Le Lay, l'ancien directeur de TF1. C'est la politique de la tête de gondole. La numérisation en vrac est un danger absolu. Ce qui n'est pas le cas du numérique en soi qui provoque des évolutions sans remettre en cause la distinction entre l'écrivant, l'écrivain et l'auteur.
Les livres numériques, qui naissent tels et sont conçus pour la diffusion numérique, ne sont pas des livres numérisés ; ils ne représentent aux États-Unis que 3 % des ventes. L'enjeu n'est pas là, c'est la numérisation des livres papier sur laquelle Google rêve de régner en maître. Le droit d'auteur est aujourd'hui fragilisé dans toutes ses dimensions. Pensons aux dangereuses orientations de la politique européenne de Mme Reding, commissaire « google-phile » qui veut réformer le droit d'auteur dans le cadre, écoutez bien, de la création d'un marché européen des droits d'auteur. Voilà qui est cohérent avec l'absurde idée de tout numériser !
Les bibliothèques nationales ont une dimension « cimetières de livres ». L'historien Leroy-Ladurie rapporte qu'entre la Révolution qui fonda la BNF et son départ en 2000, 2 millions d'ouvrages n'avaient jamais été consultés. Pourquoi dépenser tant d'énergie à vouloir tout numériser ? N'oublions pas les problèmes de qualité de la numérisation et pensons aux limites et erreurs de Wikipédia. Songeons aussi qu'à vouloir tout numériser, on menace la fréquentation des bibliothèques. La numérisation peut conduire à un appauvrissement de la lecture. Et quand on sait qu'il est impossible de garantir la durée de vie de la numérisation, il faut prendre garde à ne pas vouloir à tout prix faire moderne.
Je ne peux pas oublier qu'à la foire 2009 du livre de Francfort, Google a décidé de devenir un libraire mondial, d'élargir son intervention sur tout le champ d'existence du livre, qui est le grenier de mémoire de l'humanité. Je pense aussi au danger du profilage de tous les utilisateurs de Google, de la constitution par cette entreprise d'incroyables bases de données qui rendent la concurrence non libre et très faussée... Sans compter la menace sur le respect de la vie privée et les libertés.
Je présente douze propositions. Un : il faut créer une mission au sein de notre commission des affaires culturelles pour définir une vraie politique de la numérisation du livre, une mission qui serait non suiveuse de Google mais exploratrice de nouveaux mondes et ferait des recommandations au printemps. Deux : il faut revivifier le processus enclenché en 2005-2006 à l'initiative de M. Jeanneney et soutenu par le Président Chirac, avec Gallica et Europeana, et depuis avec l'Unesco. Europeana avait réuni la majorité des pays européens, la Commission européenne et 22 bibliothèques nationales sur 24.
Trois : il faut faire vivre la création d'une bibliothèque numérique francophone à la définition de laquelle le Canada avait participé et que le président de la francophonie Abdou Diouf avait soutenue. Quatre : il faut soutenir le développement d'une industrie française et européenne de la numérisation, avec des interventions publiques conséquentes, des partenariats public-privé et du mécénat. Cinq : il faut créer au moins un pôle de compétitivité sur la numérisation des fonds des bibliothèques, avec un partenariat universités-CNRS-industries ; c'est un grand enjeu industriel à inscrire dans le cadre des états généraux de l'industrie. Six : il faut obtenir une réunion européenne sur la question stratégique de la numérisation, d'autant que les votes ne vont plus être pris à l'unanimité mais à la majorité qualifiée -la France doit prendre davantage d'initiatives à Bruxelles.
Sept : il faut obtenir que toutes les initiatives et les contrats publics relatifs à la numérisation des bibliothèques soient accessibles et que toute clause secrète, comme celles que pratique Google -voir le cas de Lyon-, soit interdite. Huit : il faut développer la formation et les apprentissages critiques à la lecture. Neuf : il faut veiller au pluralisme linguistique dans le choix des ouvrages numérisés. Rappelons-nous l'aventure de notre ex-collègue Victor Hugo qui au début fut numérisé par Google en anglais ou en allemand. Dix : il faut démocratiser encore l'accès au livre par l'animation des bibliothèques, des émissions de radio et de télévision, le soutien aux libraires et aux éditeurs indépendants. Onze : il faut évaluer le besoin de financement de la politique de numérisation et faire appel au grand emprunt, comme vous l'avez-vous-même proposé, monsieur le ministre, ainsi que Mme la secrétaire d'État à la prospective et au développement de l'économie numérique. Les Japonais vont consacrer 90 millions d'euros à la numérisation de 900 000 ouvrages ; les chiffres évoqués en France sont du même ordre, 10 millions d'euros pour 100 000 livres. Douze enfin : il faut appliquer systématiquement le principe constitutionnel interdisant toute appropriation privée du domaine public.
La numérisation des livres est un enjeu intellectuel, moral et civique ; il faut dire non aux règles autoritaires du chiffre et de l'argent et oui à la liberté humaine de déchiffrer le monde. Les états généraux de la culture tiendront une rencontre en décembre sur ces questions. La culture et le livre ne peuvent être réduits à un échange sordide, ils sont une rencontre, un mouvement de sensibilités, d'imaginations et d'intelligences, ils sont le nous extensible à l'infini des humains. C'est cela qui est en danger, c'est cela qui requiert notre mobilisation sans crampes mentales et notre affirmation de la notion de bien public. Car le bien marchand est profit et sert un intérêt individuel tandis que le bien public est né d'un effort de la collectivité pour produire et protéger quelque chose d'essentiel. Le marché est articulé à la demande solvable, le bien public est la garantie que quelque chose existe même là où il n'y a pas de demande solvable. Comme le dit Roger Chartier : la république numérique du savoir ne se confond pas avec ce grand marché de l'information auquel Google et d'autres proposent leurs produits. C'est une question de dignité, et pas seulement pour le livre de la famille humaine. (Applaudissements)
M. Ivan Renar. - Nous vivons une période, tumultueuse et chaotique, de transition parce que le numérique met à l'épreuve le droit d'auteur, parce que les nouvelles technologies se sont imposées si violemment que c'est la nature même des oeuvres qui est en question. Et notre législation est en retard d'une guerre. Google veut profiter de cette période déterminante pour démanteler le droit d'auteur, qui n'est pour lui qu'un obstacle ; il ne fait en cela que prendre l'espace que nous lui avons laissé. Notre responsabilité est immense, qui engage le devenir de notre patrimoine. Le vide public et juridique dans cette affaire met les bibliothèques françaises et européennes en grande difficulté.
Le mythe de la bibliothèque numérique universelle n'a de sens que si tous les ouvrages sont concernés, ceux tombés dans le domaine public, bien sûr, mais aussi les oeuvres sous droit. A défaut, les bibliothèques ne seront plus que des musées des livres, où le contact avec le public aura été perdu.
Il ne faut pas non plus occulter la question des oeuvres orphelines, dont l'auteur ou ses ayants droit n'ont pu être retrouvés et qui ne sont ni commercialisées ni entrées dans le domaine public, et des oeuvres épuisées. Selon la British Library, elles représentent environ 40 % des documents des bibliothèques.
D'après la législation française, la numérisation d'oeuvres protégées nécessite une autorisation préalable. Elles nécessitent même, pour les oeuvres orphelines, un recours devant le juge attestant de recherches sérieuses et avérées des ayants droit ou des auteurs. La complexité de cette procédure a conduit les bibliothèques à abandonner la numérisation de millions d'oeuvres. Afin de résoudre la question de l'accès numérique aux livres sous droits, la BNF, via sa plate-forme Gallica, renvoie vers le lien commercial de l'éditeur concerné -fonctionnement plus proche de la librairie numérique que de la bibliothèque.
Les bibliothèques françaises risquent d'être encore davantage démunies si Google réussit à s'arroger un monopole de fait. Google insiste sur la dimension patrimoniale de son projet, mais qui n'est qu'un leurre : sur les 10 millions de références numérisées, seules 10 % appartiennent au domaine public. 90 % des oeuvres sont protégées car ce sont celles qui offrent les meilleures perspectives financières. L'expérience américaine est révélatrice du mépris de Google pour les auteurs, les éditeurs et la création dans son ensemble.
Google a numérisé la totalité des ouvrages des bibliothèques américaines avec lesquelles un accord a été passé, qu'ils soient libres de droit ou non. Il interprète le copyright américain de la manière la plus large possible, estimant qu'il revenait à l'auteur ou à l'éditeur de manifester sa volonté de retrait de l'ouvrage en ligne. Ce renversement du droit d'auteur lui permet de s'accaparer les oeuvres sous droits comme les orphelines, ce qui a déclenché l'ire des éditeurs et des auteurs, et même du département antitrust américain.
En France, Google est poursuivi en justice pour avoir mis en ligne des extraits de livres français contenus dans les bibliothèques américaines sans l'accord des éditeurs et des auteurs. Pour ce qui est des oeuvres orphelines, Google interprète la législation dans un sens qui lui est favorable, en ne cherchant pas l'autorisation des auteurs ou des ayants droit et en se contentant d'une simple mention « droit réservé » qui n'a rien de légal. Le dernier compromis entre Google Books et les auteurs et éditeurs américains prévoit quelques aménagements qui ne changent malheureusement pas l'esprit de son projet.
Nous devons adapter notre droit d'auteur pour le préserver et refuser que Google puisse numériser les ouvrages de la Bibliothèque nationale de France. Il nous faut permettre aux bibliothèques de numériser leurs contenus afin qu'elles prolongent leurs compétences traditionnelles dans l'environnement numérique : collecter les livres, les organiser et les mettre à disposition du public. Refusons qu'une entreprise privée remette en cause la loi française en matière de droits d'auteur au service du profit et de ses propres intérêts. Il faut combler le vide juridique pour les oeuvres orphelines et épuisées en créant une société publique de gestion collective qui assure la numérisation de masse dans le respect des droits d'auteur.
Affectons une partie du grand emprunt à la BNF. Favorisons des négociations globales de libération des droits entre les éditeurs et les bibliothèques afin d'organiser une consultation gratuite en ligne comparable à celle pratiquée pour les ouvrages imprimés. Nous devons trouver des solutions pour faciliter la numérisation des bibliothèques publiques tout en protégeant le droit d'auteur, sans quoi ni les unes ni l'autre ne survivront face à l'entreprise de destruction massive entreprise par Google.
Si ce débat était suivi d'un vote, j'approuverais sans hésiter les douze propositions de Jack Ralite. Elles peuvent être améliorées mais elles nous sortiraient par le haut du chantier de la numérisation des bibliothèques. Cela n'a pas de prix, même si cela a un coût. N'ayons pas à regretter plus tard d'avoir poussé à de maigres économies pour de bien grands dégâts, pour reprendre les mots de Victor Hugo. La république numérique du savoir dont nous a parlé Jack Ralite est en danger. Le pire n'est pas certain, à condition que l'esprit des affaires ne se substitue pas, une fois de plus, aux affaires de l'esprit. (Applaudissements)
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le 18 août dernier, Denis Bruckmann, directeur général adjoint et directeur des collections de la Bibliothèque nationale de France (BNF), a annoncé que les négociations avec Google pourraient aboutir d'ici quelques mois et que « ce changement de stratégie avait été motivé par le coût extrêmement élevé de la numérisation des livres ». Depuis, les dirigeants de la BNF ont cherché à apaiser les inquiétudes en précisant qu'aucune décision n'était prise. A l'heure où la commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques étudie l'opportunité d'un partenariat entre Google et les institutions publiques, je remercie Jack Ralite de nous permettre de débattre sur ce sujet et notre commission de la culture d'avoir soutenu son initiative.
Bien fou celui qui décrierait aujourd'hui la numérisation des oeuvres littéraires et des documents écrits, qui ouvre une extraordinaire possibilité d'accès généralisé au savoir et aux connaissances. Nous ne pouvons que nous réjouir à l'idée que tous les livres et les savoirs conservés dans des bibliothèques seront accessibles à chaque instant, pour chaque lecteur, où qu'il se trouve. L'enjeu est de pouvoir consulter le plus grand nombre d'oeuvres grâce à internet et aux nouvelles technologies sans pour autant s'en laisser déposséder par des acteurs aux motivations contestables.
Lancé en 2004 par Google, Google Books a déjà numérisé 10 millions de livres et imprimés, dont 1,5 million tombés dans le domaine public, 1,8 million obtenus avec l'accord des éditeurs et 6,7 millions appartenant à une zone grise -ouvrage épuisé mais encore protégé par le droit d'auteur. Il a signé des partenariats avec 29 bibliothèques et 25 000 éditeurs et a réussi à s'imposer comme le seul groupe capable de numériser rapidement et massivement.
Est-il si urgent de rendre immédiatement disponible le patrimoine universel ? Il s'agit plutôt de prendre de court les acteurs traditionnels du livre pour imposer un modèle de consommation du livre numérisé -format, bibliothèque et moteur de recherche. Quand on sait ce que coûte la numérisation des oeuvres, l'offre de Google est très attractive, mais derrière la promesse de la gratuité se cache la volonté de créer du trafic sponsorisé, pas du savoir. Le moteur de recherche Google s'adresse davantage au consommateur qu'à l'homme ou à la femme de savoir.
L'accord que propose Google aux bibliothèques publiques est risqué. Le principe d'octroi d'une mission de service public à un opérateur du marché n'est pas contestable, mais à condition d'en conserver le contrôle et d'en maîtriser la finalité. Le groupe, qui dit vouloir favoriser une législation sur les livres orphelins, a profité de ce vide législatif pour numériser près de 7 millions de documents, ce qui lui vaut des problèmes avec les justices américaine et française. Si Google ne respecte pas les droits d'auteur, comment peut-on envisager un partenariat avec cette société ? N'avez-vous pas dit, monsieur le ministre, que « la numérisation de tous les patrimoines doit se faire dans une garantie d'indépendance nationale absolue et de protection des droits d'auteur absolue. Cela tient à l'identité, à la mémoire collective et à un certain nombre de valeurs qui vont bien au-delà des aspects techniques » ?
Ensuite, les numérisations déjà effectuées comportent des erreurs de datation, d'indexation et de classification. Les contenus dont Google veut se saisir ont été retracés, répertoriés et rassemblés depuis des années, voire des siècles, par des générations de bibliothécaires et de conservateurs. Peut-on accepter que ce travail soit bradé ? Un autre risque réside dans la clause d'exclusivité et de confidentialité imposée en contrepartie de la numérisation : Google obtient l'exclusivité de l'indexation des ouvrages sur internet pour un temps déterminé. Il pourrait ainsi disposer d'une grande partie du patrimoine historique et culturel international, qu'elle pourrait indexer et commercialiser à sa guise.
L'annonce, le 14 octobre dernier à la foire du livre de Francfort, de la création de Google Éditions, librairie numérique payante, a mis en lumière les objectifs du groupe : dès 2010, les internautes pourront accéder aux titres numérisés et les lire depuis n'importe quel terminal. L'achat pourra se faire depuis le site de Google, d'un libraire en ligne ou d'un éditeur partenaires. Comme le souligne le journaliste Alain Beuve-Méry, « Google est en passe de devenir à la fois la bibliothèque la plus riche et la librairie la plus puissante du monde ». Ce risque a incité d'autres opérateurs tels qu'Amazon, Microsoft et Yahoo à rejoindre la coalition Open Book Alliance. Cet objectif annoncé d'organiser l'information mondiale afin de la rendre accessible et utile à tous est inquiétant car l'individu pourrait alors être dominé par l'information. Google deviendra-t-il le Big Brother du XXIe siècle, qui saura qui a lu quoi, et quand ?
Les centristes, favorables à une charte des droits numériques, ont déjà alerté sur le danger, lié à l'internet, d'une accumulation de ces données. Que faire pour éviter d'être obligés de recourir à ceux qui prétendent ainsi dominer le monde, organiser notre mémoire et notre pensée ? Il y a tout d'abord nos plates-formes numériques. Europeana est un portail d'accès européen et un moteur de recherche qui regroupe 50 partenaires et propose 4 millions de documents en 26 langues. Confier la gestion numérique de la BNF à Google porterait un préjudice irrémédiable à ce projet européen. Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF, n'est parvenue à numériser qu'1 million d'ouvrages en huit ans. Elle dispose pourtant de 24 millions de pages d'oeuvres du domaine public. Le projet reçoit 8 millions euros par an de l'État via le Centre national du livre (CNL).
Ces projets sont de qualité mais manquent de ressources financières face à l'ampleur de la tâche. La seule numérisation des oeuvres datées de la IIle République, soit 20 % des collections de la BNF, coûterait entre 50 et 80 millions d'euros. Comme le rappelait Jean-Noël Jeanneney, c'est avant tout un choix politique.
Monsieur le ministre, vous avez évoqué un recours au grand emprunt pour financer une partie de la numérisation. Au Nouveau Centre, nous partageons ce point de vue; nous l'avons dit au Premier ministre.
La révolution numérique entraîne un bouleversement complet des conditions de production et de diffusion des oeuvres. Le livre est confronté aux mêmes problèmes que la musique et l'audiovisuel. La concertation s'impose donc dans toute la chaîne du livre. Le rapport Patino plaide pour une offre légale attrayante. Nous ne pouvons qu'être d'accord. Le combat est engagé : qui inventera le « i-tunes » du livre ? C'est le moment en tout cas de poser des règles du jeu claires et transparentes. Quelles solutions envisagez-vous : une adaptation du prix unique à l'univers numérique, des barrières à la sortie sur le modèle du digital rights management, harmoniser les taux de TVA à 5,5 %... ?
J'en viens à la définition du livre numérique. Comme l'indique M. Patino, il est impossible de définir un livre numérique puisqu'il s'agit d'un fichier qui varie selon le contenu et le mode d'utilisation. Pourtant, je regrette que la définition du livre numérique ne figure pas parmi les axes de travail de la commission Tessier. Monsieur le ministre, les décisions que vous prendrez dans les semaines à venir sont déterminantes. Le soutien à la numérisation et à la diversité des biens culturels est essentiel. Je vous rappelle le rôle moteur qu'a joué la France à l'Unesco, avec le Québec et le Canada, pour faire aboutir la convention relative à la diversité culturelle : or, depuis 2005, une centaine de pays s'y sont ralliés. Le débat qui nous occupe a bien une dimension européenne et internationale ! La BNF est l'une des plus grandes institutions culturelles de la planète et la décision française sera regardée. Certains pays européens privilégient le partenariat public-privé, comme la Belgique ou l'Italie -la Commission plaide tout de même pour un respect des droits d'auteur et de la spécificité européenne.
M. Bruno Racine, à Madrid, avait lancé l'idée d'une charte déontologique commune des bibliothèques européennes, imposant un niveau d'exigence minimal. Cette piste nous séduit. Enfin, je serai attentive aux événements des semaines à venir : le 15 décembre, conclusions de la commission Tessier ; le 18 décembre, jugement du TGI de Paris sur le recours déposé contre Google par les éditions La Martinière, le syndicat national de l'édition et la société des gens de lettres ; enfin, le 18 février 2010, le juge new yorkais Denny Chin rendra son avis final sur l'accord proposé par Google aux éditeurs qui avaient formé un recours contre lui.
L'histoire de l'écrit a connu de nombreuses évolutions techniques, qui ont entraîné des mutations culturelles et économiques. Maîtrisée, la numérisation ne marquera pas la fin du livre mais son renouveau. Le livre papier conservera toute sa valeur. La tâche est exaltante, qui consiste à préserver le patrimoine historique et culturel qui a forgé notre République. La menace d'un appauvrissement culturel existe bien. Et comme le dit M. Hervé Gaymard, le livre « est le fruit d'un combat pour la liberté de l'esprit, d'une prouesse technique et d'une chaîne complexe qui va de l'écrivain au lecteur ». Un combat pour la liberté de l'esprit : ne l'oublions pas ! (Applaudissements au centre et à droite)
M. Serge Lagauche. - Cinq ans après le lancement de Google Books, 10 millions d'ouvrages sont en ligne. Ce travail gigantesque de numérisation n'a été rendu possible que par des partenariats avec 29 bibliothèques dans le monde. La méthode employée -numérisation indifférenciée d'ouvrages tombés dans le domaine public et d'ouvrages encore protégés par le droit d'auteur- a déclenché la juste colère des ayants droit... mais avec des conséquences pernicieuses. Si l'accord trouvé avec les auteurs et les éditeurs est validé par la justice américaine, en effet, ce sera un désastre pour les auteurs et éditeurs européens dont les ouvrages figurent dans les fonds des bibliothèques américaines. Les éditeurs français, italiens et allemands ont notifié à la justice américaine leur ferme opposition.
L'accord signé entre la firme californienne et la guilde des auteurs et l'association des éditeurs américains rend une partie importante du patrimoine européen accessible uniquement depuis le sol des États-Unis. L'accès aux oeuvres européennes sera plus restreint et plus onéreux pour les Européens ! Argument que ne manquera pas d'utiliser la multinationale californienne pour convaincre les bibliothèques européennes de contracter avec elle ! Or Google pourrait exclure de sa base de données 15 % des livres épuisés mais encore sous droits. Il pourra rayer des pans entiers du patrimoine selon des critères qui lui sont propres. Échappera-t-il aux pressions des groupes d'intérêts ou des gouvernements ? Le groupe a accepté le verrouillage de son propre moteur de recherche dans certains pays, ne l'oublions pas.
Dans l'hypothèse d'un partenariat tel qu'il est envisagé entre la BNF et Google, une charte déontologique est indispensable. La firme américaine invoque un progrès dans l'accès au savoir pour tous. Mais en contrepartie de la numérisation gratuite des fonds des bibliothèques, Google exige une exclusivité sur l'indexation et l'accès au contenu numérisé par ses soins. Les voilà, les vraies motivations ! Google, leader des moteurs de recherche sur internet, sait qu'un concurrent peut émerger et le dépasser un jour. C'est pourquoi l'exclusivité est si déterminante pour lui. Il est en train de construire une position quasi monopolistique. Or c'est le patrimoine écrit de l'humanité qui est ici en jeu.
L'exclusivité est-elle compatible avec le libre accès à l'information ? Je suis persuadé du contraire. Si un tel dispositif devait se généraliser à l'échelle mondiale, il ferait de Google le point d'accès unique au savoir de l'humanité. Il ne s'agit pas, pour le groupe californien, de faire progresser la diffusion des connaissances mais de capter le marché des oeuvres épuisées et orphelines. La firme américaine vise à obtenir un monopole pour numériser, diffuser et commercialiser les oeuvres orphelines et épuisées du monde entier. On est loin de l'idée généreuse d'une bibliothèque numérique universelle accessible à tous ! Le projet est mercantile.
Les négociations en cours entre Google, la BNF et d'autres bibliothèques nationales européennes s'apprécient à l'aune du précédent américain. La BNF dispose d'un budget numérisation de 7 millions d'euros par an, sans équivalent en Europe. Le projet de numérisation concerne les fonds de toutes les institutions culturelles, musées, cinémathèques et même l'état civil. L'investissement global s'élèverait à 700 millions d'euros dont 130 pour la BNF. Le Gouvernement envisage de recourir au grand emprunt pour financer la numérisation du patrimoine cinématographique et audiovisuel et des fonds des bibliothèques publiques.
M. Marc Tessier vous remettra un rapport sur ce dossier que vous présentez comme « l'une des actions les plus importantes » de votre ministère. Nous sommes d'accord. Un véritable défi a été lancé par une multinationale à l'ensemble des États européens. Vous le savez, la BNF est une des institutions culturelles les plus respectées dans le monde et ses initiatives seront observées. Il est vrai que le projet Europeana marque le pas et déçoit, car il se limite pour l'heure aux oeuvres graphiques et sonores. M. Bruno Racine a constaté qu'hormis la France, aucun État européen n'est prêt à investir de manière significative dans la numérisation. C'est la raison pour laquelle il a proposé, avec son homologue anglais et en rupture frontale avec la politique de la BNF menée par M. Jeanneney, d'élaborer une charte commune des bibliothèques pour leurs négociations avec Google ou d'autres. Monsieur le ministre, vous avez vivement réagi à la divulgation dans la presse des négociations en cours entre la BNF et Google. Mais de tels partenariats entre la multinationale californienne et les bibliothèques nationales semblent le choix le plus probable.
Le groupe socialiste est convaincu qu'une alternative publique est encore possible pour la conservation du patrimoine et sa transmission aux générations futures. L'emprunt national pourrait être utilisé pour libérer les droits sur les oeuvres orphelines et épuisées, moyennant une juste compensation pour les auteurs et éditeurs. L'obstacle juridique à la numérisation de ces oeuvres serait levé.
Les livres numérisés seraient versés dans le corpus de la bibliothèque numérique européenne Europeana, ce qui conforterait sa position dans le monde. La problématique est peu ou prou celle des photographes créateurs qui proposent une gestion collective obligatoire des oeuvres orphelines visuelles diffusées avec la mention « droit réservé ».
Une autre piste consiste à utiliser l'emprunt national pour créer une entreprise spécialisée dans la numérisation de l'écrit. Elle pourrait prendre la forme d'un groupement européen d'intérêt économique (GEIE) associant des sociétés de droit public ou privé souhaitant accompagner la numérisation des fonds culturels pour alimenter Europeana. Ce GEIE pourrait facturer ses services aux éditeurs européens pour numériser les oeuvres littéraires toujours sous droit.
Avec M. Nourry, PDG de Hachette Livres, on pourrait même imaginer que les éditeurs créent une plate-forme commune commerciale, légale et attractive, au service de tous les lecteurs et tous les libraires. Ce serait une formidable réponse au piratage des livres numériques, dont le développement ne manque pas d'inquiéter.
Pour l'heure, nous souhaitons poursuivre le projet Europeana en s'assurant d'une contribution de tous les États européens afin qu'une alternative publique relève le défi lancé par Google.
L'urgence est de décider qui numérisera le patrimoine écrit et comment procéder. Il faut agir vite pour que la « République universelle des savoirs » de Roger Chartier ne soit pas dévoyée en simple banque de données. Souhaitée par l'historien américain Robert Darnton au nom des Lumières, cette République ne doit pas être confondue avec le grand marché auquel Google et d'autres ne font que proposer des produits. (Applaudissements)
M. François Fortassin. - Après la musique et l'audiovisuel, le livre est touché par la révolution numérique. Cette nouvelle étape dans l'histoire de l'écrit nous impose de revoir l'économie du secteur.
Ce n'est pas le premier bouleversement historique lié à l'évolution technique mais nous assistons à une révolution extraordinaire : les nouvelles techniques de l'information et de la communication permettent un accès généralisé à la lecture et à la culture. Téléphones multifonctions, ordinateurs miniatures et liseuses de poche offrent de nouveaux supports de lecture. On ne saurait imaginer que leur développement ne devienne pas exponentiel. C'est pourquoi nous ne devons pas abandonner à des géants du commerce international une mission de service public : la transmission du patrimoine.
Nul ne peut contester la nécessité de numériser l'écrit. Les géants d'internet ont déjà pris les devants mais nous ne sommes qu'à l'aube de la vie numérique du livre, qui ne doit pas être soumise à ces acteurs financiers privés. Espérons pouvoir agir au moins de façon complémentaire. Quelle que soit la technique utilisée, nous devons garder à l'esprit qu'elle s'applique à la culture. Les bases de données existantes sont encore limitées ; n'est-il pas temps qu'Européens et Américains acceptent une numérisation partagée ?
Google ne fait pas les choses à moitié : il lancera en Europe, au cours du premier semestre 2010, sa bibliothèque de 500 000 titres. Dans leur grande majorité, les éditeurs français contestent ce comportement au nom des droits d'auteur. En effet, la propriété littéraire et les auteurs doivent être protégés avant tout : sans auteur, plus de livres !
Europeana doit permettre de consulter les ouvrages appartenant aux bibliothèques et aux musées de toute l'Union européenne, mais le projet balbutie encore bien qu'il soit censé devenir l'outil idéal valorisant le patrimoine culturel et à même de dynamiser les universités européennes. Pour l'instant, nous en sommes loin et le coût des numérisations fait peser une menace sur son développement. C'est bien le caractère insupportable de cette dépense qui pousse la Bibliothèque nationale de France à se rapprocher de son concurrent américain pour compléter sa base de données Gallica.
N'ayant pas anticipé la vague internet, le secteur musical a vu son économie vaciller. D'où nos lois à répétition tendant à endiguer le téléchargement illégal.
Pour le livre, il est donc fondamental de développer le plus vite possible une offre légale, même payante. Où en sommes-nous aujourd'hui ?
Je me réjouis que M. Ralite ait fait inscrire sa question à l'ordre du jour. Je salue son remarquable exposé consacré à un sujet passionnant et fondamental pour l'avenir de notre mémoire collective.
Aujourd'hui, le papier reste le meilleur support pour passer un moment de plaisir et tisser un lien entre l'auteur et son lecteur. (Applaudissements)
M. Jacques Legendre. - Le nombre d'orateurs siégeant à la commission de la culture illustre l'engagement de cette commission en ce domaine. Dès le mois de septembre, nous avons organisé une série d'auditions sur ce thème. Nous entendrons encore demain le directeur de la bibliothèque de Lyon et le commissaire européen chargé de la culture. La numérisation des bibliothèques sera au coeur de nos réflexions l'année prochaine, en liaison avec les commissions des finances et des affaires européennes. M. Ralite obtiendra ainsi satisfaction sur sa première demande, puisque la commission tout entière se constituera en mission sur ce sujet essentiel.
La question orale du groupe CRC-SPG permet aujourd'hui un échange de vues intéressant contribuant à la réflexion engagée par M. le ministre lorsqu'il a créé la commission sur la numérisation des oeuvres culturelles.
Nous partageons tout un constat : la numérisation est un enjeu crucial des années à venir. Dans un premier temps, nous nous sommes enthousiasmés pour cette novation permettant à chaque lecteur d'accéder à tous les livres. Ce gigantesque musée virtuel ouvert à tous les citoyens du monde concrétisera en quelque sorte le musée imaginaire rêvé par André Malraux.
Je présidais la commission de la culture au Conseil de l'Europe lorsque j'ai fait approuver, en 2007, la création d'une bibliothèque numérique européenne. Il nous semblait en effet indispensable que le patrimoine culturel européen soit accessible à tous via internet, mais aussi de le préserver pour les générations à venir et constituer ainsi notre mémoire collective. Le projet reposait sur la mise en commun d'oeuvres libres de droit, appartenant à toutes les bibliothèques européennes. Il invitait les musées à numériser leurs archives pour les intégrer au projet. Pourtant, Europeana patine ; la mobilisation en sa faveur est pour le moins inégale.
Pourtant, la numérisation est un sujet majeur pour les bibliothèques. C'est pourquoi elles ont consacré à ce thème leur conférence internationale annuelle tenue à Rome en 2009. Unanimes à reconnaître la nécessité de la numérisation, les responsables des bibliothèques s'interrogent sur ses modalités.
Je me réjouis que le dernier Conseil de questure du Sénat ait abordé le cas de notre bibliothèque, car elle illustre parfaitement le sujet d'aujourd'hui : la numérisation permet de concilier l'inévitable fermeture au public d'une bibliothèque parlementaire et la volonté d'informer les citoyens sur l'activité législative et de contrôle, sans omettre les éléments de leur patrimoine. La numérisation des comptes rendus de nos débats est en retard sur l'Assemblée nationale ou sur bien des parlements européens. Elle est engagée pour les années 1958 à 1996. Nous devons encore progresser.
Notre bibliothèque, qui vient d'achever son inventaire après trois ans de travail, dispose désormais d'un catalogue, entièrement informatisé, de l'ensemble de son fonds, ce qui est rare. Je forme donc le voeu que les efforts continuent, même en ces temps de rigueur budgétaire et qu'au-delà des débats parlementaires, nous puissions, comme l'Assemblée nationale, numériser des éléments de notre patrimoine pour faire accéder le public à nos collections prestigieuses et parfois uniques.
La difficulté majeure de la numérisation étant son coût, certaines bibliothèques ont été séduites par des offres d'entreprises privées et ont passé des accords, notamment avec Google qui offre une solution « clés en main ». La tentation est forte dans la mesure où les budgets réguliers ne permettent pas une numérisation rapide. Les bibliothèques universitaires de Harvard, Stanford, Oxford, la bibliothèque de Tokyo ou celle de Lyon ont déjà signé des accords avec la firme américaine. Et le succès est au rendez-vous puisque Google Livres, ce sont déjà 10 millions d'ouvrages numérisés, des accords avec 29 bibliothèques lui permettant d'envisager de numériser 30 millions d'ouvrages. Mais c'est la rumeur concernant la Bibliothèque nationale de France qui a déclenché notre débat d'aujourd'hui car il est apparu choquant de confier cette tâche à une entreprise non seulement privée et américaine, mais en situation de monopole. Car il en va de notre mémoire collective, et même de notre identité nationale...
Le contrat passé entre Google et la municipalité de Lyon inquiète car il autoriserait l'entreprise américaine à s'octroyer « la pleine propriété sans limitation dans le temps » des fichiers originaux qu'elle a produits, en échange d'une simple copie digitale. Je parle au conditionnel puisque le plus grand mystère règne sur ce contrat que la ville de Lyon n'a pas souhaité rendre public, les données étant couvertes, selon elle, par le secret commercial. Ce regrettable manque de transparence nourrit toutes les critiques. Le danger n'est pas de signer avec un entreprise privée, ni même avec une entreprise américaine. Je n'exclus pas a priori cette entreprise californienne dont j'utilise moi aussi les facilités offertes en matière de messagerie, d'agenda ou de cartes géographiques. Mais rien n'assure que dans le futur, l'entreprise n'imposera pas de droits d'accès ou des prix de souscription considérables en dépit de l'idéologie du bien public et de la gratuité qu'elle affiche aujourd'hui. Et l'annonce, à la dernière foire du livre de Francfort, de la création de Google Édition, sa librairie payante, n'est pas de nature à nous rassurer. C'est un retour sur investissement de la numérisation des ouvrages depuis des années.
L'inquiétude naît en outre de l'utilisation par Google des données collectées auprès des utilisateurs. Le chiffre d'affaires publicitaire de Google a été estimé en 2008 à 800 millions d'euros, soit plus que celui prévisible de TF1 en 2009. Qui, dans ces conditions, consomme, selon la célèbre formule, « du temps de cerveau disponible » ?
Nous ne pouvons pas nous accorder avec le géant de l'internet sans un minimum de précautions. Nous ne pouvons aliéner notre mémoire collective et vous ne serez pas surpris que le gaulliste que je suis soit très attaché à notre indépendance nationale.
Il nous faut cependant éviter tout a priori et bien étudier ce qui nous est proposé par Google, ou par d'autres. Tout d'abord, la protection du droit d'auteur : il serait tout de même paradoxal d'avoir bataillé, avec la loi Hadopi, contre les jeunes internautes qui téléchargent et de se taire face aux agissements d'une multinationale ! Bruxelles vient de réaffirmer sa volonté d'harmoniser des textes encore trop fragmentés sur les droits d'auteur avant que Google ne négocie pays par pays. Il nous faudra, à cet égard, régler très vite le problème des oeuvres dites orphelines, dont les ayants droit sont inconnus et qui représenteraient 7 millions d'ouvrages publiés entre 1923 et 1964. Une loi sera sans doute nécessaire, monsieur le ministre, pour rémunérer les ayants droit qui se présenteraient. Nous ne pouvons cautionner le piratage et nous soutenons fermement les actions des éditeurs américains comme européens pour faire respecter leurs droits. Mais, en contrepartie, ils devront s'unir pour favoriser la distribution numérique. La France dispose du plus grand réseau de points de vente avec ses 12 000 librairies, mais elles doivent se positionner sur ce marché pour que le livre numérique ne reste pas l'apanage des géants américains tels Google ou Amazon.
La coordination des politiques publiques dans ce domaine, tant au niveau européen que national, parait indispensable. Comment les institutions non commerciales désireuses de propager le savoir pourront-elles travailler ensemble à long terme en assurant la conservation pérenne des données ? La France et la Grande-Bretagne ont fait des propositions à la dernière conférence des bibliothèques nationales, à Madrid, en octobre. Je soutiens l'idée d'élaborer une charte commune des bibliothèques sur un niveau d'exigence commun minimal dans les négociations avec Google.
Enfin il faut garantir la diversité culturelle en mettant en place des ressources techniques propres à faciliter la recherche et l'utilisation de l'information et ne pas se contenter d'un catalogue numérisé des oeuvres. L'intégration des contenus au sein d'un système de recherche commun permettra d'éviter le moteur de recherche unique.
A ces conditions, la numérisation des bibliothèques constitue une chance. Il ne faut pas renoncer à cette belle idée mais faire en sorte que sa concrétisation préserve l'intérêt général et la mémoire de notre pays. Je ne suis pas opposé à des partenariats avec des entreprises privées, si cela permet une plus large diffusion des oeuvres françaises, mais nous ne pouvons laisser Google organiser comme il l'entend l'offre et la présentation des livres.
La commission de la culture restera vigilante au cours des prochains mois et elle attend du Gouvernement qu'il soit ferme dans la définition d'une politique qui permette une numérisation de qualité et rapide mais sans aliénation. La numérisation, oui ! L'aliénation, non ! (Applaudissements)
Mme Bernadette Bourzai. - Je remercie notre collègue Jack Ralite de son heureuse initiative qui nous faire débattre sur la numérisation des livres et les bibliothèques. Ces deux aspects, pas exactement identiques, sont liés parce que la numérisation des bibliothèques est une des manières de viser la numérisation exhaustive de tous les livres. La question est juridique, économique et hautement politique.
L'histoire de l'écrit et du livre est marquée par deux tendances contradictoires : la mise en oeuvre de techniques facilitant l'accès au contenu et la préoccupation de certains pouvoirs de dominer la création intellectuelle en contrôlant son support de diffusion. Parmi les progrès qui ont marqué l'histoire de l'écrit et du livre, on peut citer, dans l'Antiquité, la transition du rouleau au codex qui permet l'accès direct à un passage, ou encore, aux époques moderne et contemporaine, l'apparition d'éditions bon marché qui ont démocratisé l'accès au livre. L'étape la plus significative a été évidemment l'invention de l'imprimerie. A cette époque, l'enjeu autour duquel se sont nouées les guerres de religion était d'accéder à un livre bien particulier, la Bible, en s'affranchissant des clercs.
Le savoir et la culture ont un pouvoir, leur diffusion a toujours remis en cause les autorités établies et leur contrôle a toujours été la marque des régimes autoritaires. Encouragement à l'esprit critique ou non, ouverture à la diversité du monde connu ou non : hier, comme aujourd'hui, à travers la question de l'accès au livre, les enjeux sont les mêmes.
La numérisation des bibliothèques par la firme Google n'oppose pas de prime abord le progrès à l'obscurantisme mais elle met en porte-à-faux les notions de diffusion et d'ayant droit. Elle oppose deux aspects du progrès et la confusion que cela crée constitue une menace de régression.
Il y a un an, nous discutions de la loi Hadopi : les problèmes sont dans une certaine mesure comparables mais la question d'aujourd'hui a sa spécificité qui, peut-être, nous permettra d'échapper aux errements du précédent débat. A l'inverse de ce que le représentant de Google en France nous a dit en commission, je pense que l'intérêt de l'accès au livre ne se résume pas à l'accès à une information. Cette limitation marginaliserait, aux yeux du grand public, les livres « pensés » au bénéfice des livres « catalogues », composés d'informations. Sans doute, les informations, segmentées et monnayables, correspondent-elles mieux aux tendances à la « marchandisation » du monde. Mais un livre, une oeuvre portent des réflexions, des analyses, une esthétique qui ne sont pas réductibles à une information.
Je considère aussi que tous les livres pourront a priori être numérisés et accessibles via internet. Il existe certes une distinction entre un usage qui peut se satisfaire d'un accès par écran, lorsqu'il s'agit de vérifier une référence ou de lire quelques pages, et un usage qui n'aurait pas de sens sans l'utilisation du papier. Mais, avec les imprimantes et les machines à imprimer, notamment l'Expresso Book Machine, élue invention de l'année par Time, qui permet de fabriquer un livre de poche à partir d'un fichier en quelques minutes, l'accès au contenu d'un livre par internet n'est pas contradictoire avec la possibilité de finir par l'avoir entre ses mains sous forme d'objet. La question est de savoir si l'accès au contenu des livres par internet fera reculer l'édition classique des livres ou s'il s'agit au contraire d'un moyen d'accès complémentaire au contenu du livre. Nous sommes ici plus proches des problèmes de la presse écrite que de ceux des vendeurs de disques.
Croire avoir potentiellement accès au livre, ce n'est pas exactement la même chose qu'avoir réellement accès à sa richesse. Le commentaire autour du livre, le cheminement intellectuel vers son contenu ont leur utilité. C'est sans doute ce qui distingue le livre et l'article qui est lui-même un commentaire. L'accès direct, « sec », à certains ouvrages n'a pas de sens. Faire croire le contraire relève de la naïveté ou de la manipulation. Qu'un mécène -et avec Google, on n'en est pas là puisqu'il y a des contreparties cachées- propose de mettre gracieusement à disposition des procédés permettant la numérisation du patrimoine serait une bonne chose, mais en partie seulement.
Mais cela ne règle pas la question de l'accès éclairé au livre, de l'appareil critique. Le rôle des éducateurs est essentiel dès lors qu'un livre a échappé, à sa sortie, au débat public. Tout livre s'adresse à des contemporains que ne sont pas forcément ses lecteurs. Entre un lecteur contemporain et un livre, même tombé dans le domaine public, il y a l'appareil critique, qui doit être validé scientifiquement et reposer sur la confrontation pluraliste des points de vue. Si dire la vérité n'est pas un monopole d'État, c'est encore moins celui d'une firme commerciale internationale.
Et puis, en dehors des livres tombés dans le domaine public mais dotés d'un appareil critique qui n'est pas libre de droit, que reste-t-il, sinon des ouvrages qui s'adressent essentiellement aux passionnés ? Quelle urgence à conduire un projet d'une telle ampleur ? D'autant que les éditeurs sont parfaitement capables de produire de leurs ouvrages des versions numériques. Google, qui se situe dans une logique de marché, ne cherche pas autre chose qu'à sanctuariser sa position prédominante. On touche là à une mission de service public. Les fonds des bibliothèques représentent une somme d'efforts et de temps, fruits de l'investissement public. Qu'est-ce, au regard de cela, que l'apport de Google, qui cherche à s'en emparer ? Peu de chose.
Nous devons prendre la question au sérieux : la numérisation, si elle n'inaugure pas la vie d'un fonds, en est devenue une étape. Cette étape relève du service public parce que l'accès à la culture passe par un accès critique aux contenus. Nous visons là une définition du service public que tous les pays ne partagent pas. C'est l'occasion de faire valoir notre modèle, de sortir des difficultés juridiques liées à la délimitation du domaine privé et du domaine public, de rejoindre les préoccupations antitrust de pays qui ne partagent pas les mêmes notions que nous du rôle de la puissance publique dans l'économie, comme les États-Unis.
Il serait bon que les acteurs du livre se rejoignent, que les éditeurs se retrouvent sur un procédé commun, garantie de professionnalisme et de pluralisme. Ce « langage commun », l'expérience des bibliothèques pourrait contribuer à le définir, l'État, garant de l'intérêt général, jouant un rôle d'impulsion et d'arbitrage. Le coût en serait moindre que celui que l'on prétend économiser avec Google.
Il y a quelques années, des analyses ont été menées, notamment par la BNF, sur l'utilité de la numérisation et comment la mener. Ce sont des limites financières qui ont conduit à s'intéresser à l'offre de Google. Reste que beaucoup de propositions qui avaient été faites alors restent valides. Ne sacrifions pas à la logique de l'hégémonie : les vertus se perdent dans l'intérêt comme les rivières vont à la mer. J'espère, monsieur le ministre, que ce débat et les conclusions qui vous seront remises par la commission sur les fonds patrimoniaux, présidée par M. Tessier, vous inciteront à aller à contre-courant.
M. Jean-Pierre Leleux. - Je remercie M. Ralite de sa question, que la commission des affaires culturelles a beaucoup encouragée et qui nous permet de faire le point. Vous avez dit vous même récemment, monsieur le ministre, que nous sommes dans une situation d'urgence, où la numérisation fond « comme un tsunami » sur l'Europe. « Soit nous regardons l'émergence du numérique se faire, soit nous le prenons à bras-le-corps », ajoutiez-vous.
La diversité des arguments et des initiatives en ce domaine témoigne d'une véritable révolution dans notre relation au livre et la transmission d'un patrimoine qui nous est cher. En 2004, l'annonce d'un programme « Google books » avait provoqué une véritable levée de boucliers en Europe. L'un des critiques les plus engagés était le président de la Bibliothèque nationale de France d'alors, Jean-Noël Jeanneney, qui dénonçait la menace d'une « domination écrasante de l'Amérique dans la définition de l'idée que les prochaines générations se feront du monde » et soutenait ardemment le projet d'une bibliothèque numérique européenne, Europeana, dont le fonds français Gallica représente une part prépondérante. Depuis, des partenariats ont été conclus entre Google et de grandes bibliothèques mondiales -Oxford ou, pour la partie francophone, Lausanne, Gand et Lyon. Au total, 29 bibliothèques sont déjà associées au géant américain. Le partenariat signé en 2008 avec la ville de Lyon porte sur la numérisation de 500 000 ouvrages en français sur les dix prochaines années. L'actuel président de la BNF, Bruno Racine, envisage la possibilité de confier à un partenaire privé la numérisation d'un certain nombre de collections et d'engager des discussions avec Google pour les ouvrages français déjà numérisés. Nous les avons entendus l'un et l'autre le 7 octobre dernier. M. Racine est convaincu que nous allons trop lentement par rapport aux attentes des internautes qui souhaitent pouvoir accéder à l'exhaustivité des oeuvres, ce qui n'est pas réalisable financièrement sans l'intervention de Google. La BNF dispose de 5 millions d'euros par an pour sa base Gallica alors que, selon le directeur adjoint de la BNF, il faudrait 50 à 80 millions pour numériser les seuls fonds de la IIIe République, soit soixante dix ans d'une activité éditoriale intense. M. Jeanneney juge, quant à lui, l'exhaustivité contraire au principe même de l'effort, qui consiste « à choisir parmi l'immensité des parutions afin d'offrir un fil d'Ariane dans l'exploration de notre héritage culturel, évitant ainsi son a ennemi : le vrac ». La mise à disposition d'une sélection d'ouvrages pourrait se faire par Gallica au moyen d'une indexation définie par la bibliothèque elle-même.
Quelle ambition doit être la nôtre face à l'évolution inévitable de la numérisation des oeuvres ? Quelle stratégie construire et avec quels acteurs ? L'enjeu n'est pas mince, il s'agit d'assurer la démocratisation de l'accès à la culture. A nous de fixer les règles et d'être, autant que faire se peut, les acteurs de ce mouvement.
Je me réjouis de votre décision, monsieur le ministre, de dépassionner le débat en confiant à M. Tessier une mission de réflexion sur le thème de la numérisation des bibliothèques. L'État pourra ainsi mieux apprécier les risques et les avantages d'un partenariat entre le géant économique qu'est Google et nos institutions publiques. Vous avez fixé au 15 décembre la remise de son rapport de cette mission, ce qui est un défi en termes de calendrier... Notre commission sera désireuse de pouvoir vous remettre au plus vite le fruit de sa réflexion sur ses conclusions.
Des questions essentielles doivent être posées. Comment s'assurer, dans un partenariat privé, que les droits d'auteur seront préservés ? Qui sera propriétaire des fichiers numérisés ? Quelle sera la liberté d'accès des bibliothèques ? Comment les ouvrages seront-ils répertoriés, indexés, hiérarchisés ? Comment concilier une démarche strictement culturelle et patrimoniale avec le souci de rentabilité d'un partenaire privé ? Se pose également la question de la pérennité à long terme des fichiers numérisés.
Au-delà, il faut se demander si une bibliothèque à l'échelle mondiale favorise une culture dominante ou si, au contraire, elle est une chance pour les cultures minoritaires, qui n'ont jamais disposé d'un tel outil de promotion.
Notre commission a manifesté sa crainte de voir tout un pan de l'accès à la culture capté par une multinationale en situation de quasi-monopole, les intérêts commerciaux risquant de prévaloir sur les enjeux nationaux et européens en termes de culture, d'industrie et de démocratie. Cette crainte est partagée par nos voisins européens. Il s'agit moins de se plaindre des propositions de Google que de regretter l'absence de projet équivalent en Europe, porté par des institutions publiques. Depuis presque un an, Europeana tente de s'imposer sur internet mais elle reste trop axée sur l'image, plus de la moitié de ses contenus ont été fournis par la BNF et l'INA, son budget et sa taille restent dérisoires face au géant Google. Quel est votre sentiment, monsieur le ministre, sur ces débuts difficiles ?
Vous avez déclaré souhaiter que, parmi les projets retenus par le grand emprunt, figure la numérisation du patrimoine culturel de l'État. Pourriez-vous nous en dire plus ? Quel montant pourrait être investi et dans quelles directions ?
Créer une grande bibliothèque immatérielle est un projet fascinant et enthousiasmant. Riche d'un exceptionnel patrimoine culturel, la France doit y prendre une part déterminante. C'est un enjeu fondamental pour la diffusion des connaissances et la valorisation de la diversité culturelle. Dans le combat qui est le vôtre, monsieur le ministre, contre l'intimidation sociale et en faveur de l'accès au patrimoine écrit, j'ai relevé, dans un éditorial récent, une métaphore intéressante : « qu'importe le vecteur, pourvu qu'on ait l'accès »... Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ?
Soyons vigilants car les lendemains d'ivresse sont difficiles : le principe de précaution doit s'appliquer. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Yann Gaillard. - Dans l'histoire séculaire du livre, la numérisation constitue le chapitre le plus récent, le plus actuel, le plus inquiétant aussi. Il déborde largement le débat d'aujourd'hui et ceux qui ont assisté à l'affrontement entre l'ancien et le nouveau président de la Bibliothèque nationale de France ont pu mesurer l'inquiétude et les passions qu'il soulève parmi les bibliothécaires comme parmi les libraires et les lecteurs. Je ne suis pas inquiet d'une prise de contrôle par Google ; je m'inquiète surtout de savoir si le livre papier survivra et si le livre électronique permettra la sauvegarde de la culture française, comme à l'époque du liber et du codex. La modestie qui est de mise dissuade de s'en prendre à un acteur unique. Quelle que soit son énormité, des rapports de coopération sont préférables à un affrontement.
Le monde actuel est numérique et, même sous sa forme papier, le livre est déjà précédé par une mise en forme dans l'univers du numérique. Cette coexistence durera longtemps. Si les rapports des commissions des finances et de la culture ont vocation à être conjoints, il ne doit pas uniquement s'agir de la numérisation des bibliothèques mais du sort du livre.
Notre pays s'est-il donné les moyens budgétaires de la numérisation ? La Bibliothèque nationale de France y consacre 10 millions et votre ministère estime qu'il manque 12 millions au Centre national du livre pour assurer ses missions ; il juge donc nécessaire de réformer la taxe sur les appareils de reproduction ou d'impression car si ses recettes n'étaient pas accrues, le Centre national du livre ne pourrait participer au financement de Gallica.
Le choix n'est pas encore fait entre une politique de numérisation purement française ou le recours à des moyens internationaux. Une bibliothèque comme celle de Lyon collabore avec Google, cette entreprise que certains dépeignent comme un chef-d'oeuvre du capitalisme. Cependant, la Bibliothèque nationale de France a suspendu à votre demande ses contacts avec Google en attendant le rapport Tessier. Attendons en évitant une chasse aux sorcières.
Tous les amoureux du livre ne peuvent s'empêcher d'éprouver certaines angoisses. Sachons raison garder : les oeuvres de l'esprit continueront à s'exprimer. Le PDG d'Amazon a annoncé que quand il y avait le choix entre l'imprimé et le format électronique, celui-ci représentait 35 % des ventes. Nul ne peut répondre à coup sûr sur la cannibalisation du livre papier par le numérique, ce qui est mon inquiétude essentielle. Cette cannibalisation aura lieu, mais à quelle date ?
Les éditeurs français vous ont demandé tout récemment un dispositif juridique pour garder la maîtrise du prix du livre numérique, qui ne peut être la transposition de la loi Lang. Je serais heureux que nous puissions tous ensemble explorer un continent nouveau avec prudence mais non sans une certaine audace. (Applaudissements à droite et au centre)
M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication. - Je voudrais d'abord vous remercier, cher Jack Ralite, d'une question qui me permet de vous exposer les principes de mon action et ma conception de la méthode à suivre. Dès mon arrivée rue de Valois, j'ai identifié la révolution numérique comme le grand enjeu pour notre politique ainsi que pour tout ce qu'elle implique pour le lien social. Cette analyse de fond est aussi un constat de bon sens que corrobore l'enquête décennale sur les pratiques culturelles des Français à l'heure du numérique. Chacun le sait, le numérique représente un bouleversement sans précédent des comportements culturels depuis l'invention de l'imprimerie, et cela surtout chez les « natifs d'internet ».
La numérisation de notre patrimoine est une question cruciale, pour le livre mais aussi pour les images et pour les collections et les archives manuscrites. Ce constat correspond à une mise en demeure face aux fractures qui menacent un pays marqué par une démographie dynamique mais vieillissante. Il faut garantir la transmission intergénérationnelle, une identité fidèle et évolutive, la qualité de notre vivre ensemble.
Le numérique, sans remplacer aucun autre support, est le lieu de ce constat, le haut lieu de la rencontre des Français avec leur patrimoine, leur culture et leur mémoire, une journée du patrimoine virtuelle mais aux portes ouvertes toute l'année. Il ne s'agit pas seulement de l'accès au patrimoine de tous et de chacun dans ses particularités ; il ne s'agit pas seulement d'un instrument exceptionnel de la culture pour chacun ; non, il s'agit d'offrir à la recherche et à la construction des connaissances, notamment en sciences humaines et sociales, un champ d'investigation démultiplié. Il s'agit enfin de construire une économie de la connaissance qui repose sur une économie de la culture et de la communication à l'heure du numérique, ainsi que je l'évoquerai au forum d'Avignon.
Un géant américain intervient sur le patrimoine littéraire de l'Europe. L'analyse de M. Renar rejoint ici celle de M. Ralite. La technologie numérique a ses champions. La force de frappe et la puissance innovatrice des universités californiennes ont permis à cette entreprise de franchir avec une rapidité stupéfiante les étapes de la croissance. La jeune pousse est devenue quelque peu tentaculaire et on peut se demander si elle n'est pas désormais une plante carnivore -M. Leleux a repris l'image du tsunami. J'ai tout de suite considéré que ce débat était central parce qu'exemplaire, comme l'atteste l'intervention de Mme Morin-Desailly.
Cette question est trop complexe pour être caricaturée. Nous ne devons être ni dans la complaisance, ni dans la parodie de sursaut national, ni dans l'indulgence envers le monopole, ni dans la nostalgie du monolithisme d'État. Ne cédons pas à un anti-américanisme facile en confondant Google et l'Amérique, comme le président de Général Motors disait que ce qui est bon pour sa firme est bon pour les États-Unis : M. Gaillard est intervenu en ce sens. Ne sous-estimons pas non plus le risque de voir s'imposer, par le net, une « culture dominante ». II faut prendre le temps de la réflexion, de la délibération et de la consultation. C'est aussi la démarche de votre commission de la culture, qui organise des auditions indispensables.
Je vous informe que la commission d'accès aux documents administratifs considère que le contrat passé entre la ville de Lyon et Google doit être accessible à tous.
Nous connaissons les risques d'un partenariat avec Google : la question de la durabilité de la conservation et de l'archivage des fichiers numérisés, de leur propriété, les incertitudes sur la stratégie de cette société. De l'autre, j'observe les partenariats qui sont passés avec la firme californienne par de grandes bibliothèques, en Europe et dans le monde.
Un accord est-il pertinent, au regard des objectifs d'intérêt général ? Il n'y a pas de consensus. J'ai donc confié une mission de réflexion sur le sujet à des personnalités incontestées : Marc Tessier, ancien directeur général du CNC, ancien président de France Télévisions, actuel président de Vidéo Futur Entertainment Group, sera entouré d'Emmanuel Hoog, président de l'INA, d'Olivier Bosc, conservateur en chef des bibliothèques au Château de Chantilly, d'Alban Cerisier, directeur des fonds patrimoniaux et du développement numérique aux éditions Gallimard, et de François-Xavier Labarraque, directeur du développement et de la stratégie de Radio France. Sophie Justine Lieber, maître des requêtes aux Conseil d'État, en sera le rapporteur.
Cette mission permettra d'éclairer la décision à l'aune des risques et des avantages d'un partenariat entre Google et nos institutions publiques. Elle devra se pencher sur l'aspect technique du problème, mais aussi sur sa portée politique, au sens noble du terme, en restant fidèle à notre tradition républicaine de régulation. Le droit de nos concitoyens, c'est d'abord le droit d'accès libre et gratuit au patrimoine « tombé dans le domaine public », une expression que je trouve très belle. Le droit des professionnels, c'est avant tout le droit d'auteur, les droits des auteurs, conquête des Lumières, acquis social qui a permis aux artistes de sortir de la marginalité et parfois de la misère.
En cohérence avec la loi Hadopi, j'ai pris parti pour la défense des droits d'auteur à l'ère numérique, c'est-à-dire pour la juste rémunération des créateurs dont telle ou telle entreprise pourrait capter indûment le travail. Le Gouvernement est intervenu auprès du juge américain, via une lettre amicus curiae, pour l'alerter sur les problèmes que soulève le projet de règlement entre Google et les auteurs et éditeurs américains. C'est également la position que les autorités françaises ont développée lors de l'audition menée par la Commission européenne à Bruxelles, le 7 septembre dernier.
La France ne peut accepter le principe du fair use, usage prétendument loyal qui justifierait la numérisation de millions d'auteurs sans leur autorisation. C'est, à l'évidence, un leurre juridique.
M. Jacques Legendre. - Très bien.
M. Frédéric Mitterrand, ministre. - Je souhaite construire une alternative politique à cet avatar du choc des civilisations, qui fédère nos partenaires européens. J'ai obtenu l'appui de la directrice de la Bibliothèque nationale allemande, et je vais rencontrer les ministres de la culture espagnol et roumain en Avignon. J'évoquerai ce sujet lors de la rencontre des ministres de la culture de l'Union à la fin du mois.
La parole du ministre français de la culture a du poids en Europe, car chacun connaît le rôle moteur que la France a joué pour la reconnaissance politique des enjeux culturels. Il s'agit, pour l'Europe, d'un enjeu culturel et économique, mais aussi politique -conviction partagée par mon collègue allemand Bernd Neumann et par la plupart des pays européens, comme j'ai pu le constater lors de nombreux entretiens bilatéraux avec mes homologues.
La présidence suédoise de l'Union a prévu un débat sur la numérisation du patrimoine lors du prochain conseil des ministres de la culture, le 27 novembre. Ce rendez-vous doit nous permettre d'élaborer ensemble une réponse européenne à une question cruciale : comment construire la mémoire numérique de notre continent ? Je disposerai d'un premier état des réflexions de la commission Tessier pour affiner les propositions françaises, qui iront dans le sens d'une intensification de la numérisation de notre patrimoine. Une approche européenne commune doit permettre de définir les conditions de partenariats public-privé acceptables pour le citoyen européen et la construction de l'Europe de la culture et de la connaissance.
Ce conseil des ministres travaillera aussi au projet Europeana de bibliothèque numérique européenne, initiative française dont le prototype a été lancé sous présidence française et dont la France est le premier contributeur. Je plaiderai pour une impulsion nouvelle, des moyens accrus et, à terme, une éditorialisation de ses contenus. Les oeuvres orphelines et épuisées doivent y avoir toute leur place ; la directrice de la bibliothèque nationale d'Allemagne y veille.
Notre action d'influence auprès de la Commission se double d'un engagement fort de l'État. Le Centre national du livre consacre 11,5 millions par an à la numérisation des livres : 10 millions pour la BNF, 1,5 million pour les projets de numérisation des éditeurs. Mais nous avons besoin d'un effort accru.
C'est pourquoi j'ai proposé au Président de la République et au Premier ministre un projet d'envergure dans le cadre du grand emprunt. J'ai demandé à la commission du grand emprunt de consacrer pas moins de 753 millions à la numérisation des contenus culturels (M. Jacques Legendre, Mmes Catherine Morin-Desailly et Nathalie Goulet applaudissent), dont 130 millions à la seule BNF afin d'enrichir l'offre de Gallica.
J'ai également proposé de mettre en place des pôles de compétitivité sur la numérisation et, plus généralement, de développer une filière numérique porteuse de valeur et d'emplois. Je salue, à cet égard, l'initiative du pôle Cap Digital qui a lancé le projet « Dem@t Factory », et le projet « Sylen », qui vise à développer des supports de lecture à encre électronique.
Car votre question englobe évidemment celle du livre numérique. L'enjeu est de proposer une alternative crédible à l'offre que construit le géant américain, à travers une offre légale et attractive de livre numérique, indispensable pour éviter le piratage.
Cela requiert de réunir les conditions techniques, juridiques et économiques nécessaires ; vous pouvez compter sur mon ministère pour faire avancer le dossier. Je veillerai aussi, à la suite des préconisations de M. Patino, à ce que l'accompagnement public des éditeurs soit le plus efficace possible. La plate-forme unique d'accès à une offre numérique pour le livre devra réunir tous les éditeurs français ; nous n'en sommes pas là, mais le projet est stratégique, indispensable d'une offre alternative à celle de Google. Je m'engagerai pour le faire aboutir. La mission confiée à MM. Zelnick, Toubon et Cerutti permettra d'en définir les prémisses.
La Gouvernement a pleinement pris la mesure des enjeux culturels et sociaux qui sous-tendent votre question, cher Jacques Ralite, et la problématique puissante et complexe de la révolution numérique. J'agis au plan national comme au plan européen, résolument. J'espère que vous aurez trouvé dans mes propos des réponses à votre si légitime interrogation, qui est aussi la mienne, n'en doutez pas. (Applaudissements)
M. Jack Ralite. - J'ai pris un grand intérêt à ce débat et aux interventions de chacun. La façon dont a travaillé la commission des affaires culturelles depuis août dernier montre qu'on peut avancer. Oui, monsieur le ministre, il faut mesurer les changements qualitatifs. Comme le dit un de mes amis, Pedrag Matvejevic, il faut défendre notre héritage mais, dans le même mouvement, s'en défendre ; autrement, nous prenons le risque de retards d'avenir, d'être inaccomplis. Et l'inaccompli, a écrit René Char, bourdonne d'essentiel... J'ai entendu dans les propos du ministre des éléments de réponse et des pistes tracées avec un crayon qui marque. J'en prends acte.
A l'occasion des états généraux de la culture, nous avons tenu une réunion le 28 septembre en présence de tous les acteurs, vraiment tous, il y avait là Orange et Microsoft, Free, des groupements d'internautes, de grands juristes, des chercheurs ; nous étions 146, avec un seul objectif, enfin nous écouter. Je retiens ici votre volonté d'écoute, monsieur le ministre. Je vous ferai insulte, sachant ce que vous avez fait autrefois pour le cinéma, de penser que vous avez oublié ce qui s'est passé après-guerre à propos de la programmation des films américains dans nos salles. Parce qu'ils étaient sevrés de films américains -on n'en est plus là !-, certains ne voulaient pas qu'on cherchât un bouc émissaire. Mais j'étais à la manifestation entre l'Opéra et la Madeleine, immense pour l'époque, et nous avons eu gain de cause -en France, malheureusement pas ailleurs. La France avait été naïve avec les vainqueurs... J'ai suffisamment fréquenté Jack Valenti pour savoir que les Américains n'ont pas bougé d'un iota !
Je ne parlerai pas de chasse aux sorcières à propos de Google mais il faut savoir que cette entreprise ne paie aucune de ses matières premières, qu'elle gagne des sommes ébouriffantes avec la publicité, qu'elle numérise en vrac, qu'elle exige des clauses secrètes dans les contrats qu'elle signe. Comme le dit Antoine Gallimard dans une tribune du Monde, ces clauses confidentielles font mauvais ménage avec l'image de transparence que veut se donner la firme californienne. J'ajoute qu'elle s'est installée en Irlande et échappe à tout impôt. Il ne faut pas lui faire la courte échelle. Gardons l'esprit qui était le nôtre à la Libération. Google n'est pas une sorcière mais a des pratiques sorcières. N'oublions pas qu'Hollywood a le monopole sur l'audiovisuel et le cinéma, Microsoft sur les logiciels, Intel sur les composants, Amazon et eBay sur le commerce internet, Google sur les moteurs de recherche...
Il faut agir avec énergie au niveau européen, j'en suis d'accord, monsieur le ministre. Mais ne soyons pas naïfs, il y a des forces qui veulent se mettre en travers de la route. Dans de nombreux domaines, le danger est là.
J'ai été heureux de ce débat ; j'ai même applaudi des sénateurs que d'ordinaire je n'applaudis pas... (Applaudissements)
M. le président. - Ce débat a honoré notre assemblée. Que tous en soient remerciés.