Lundi 10 janvier 2022

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 18 heures.

Proposition de loi visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée - Examen des amendements au texte de la commission

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous examinons les amendements de séance sur la proposition de loi visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée.

Article 1er

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  6 tend à étendre les prescriptions en matière de clôture à la trame verte, en ne les rattachant pas uniquement aux corridors écologiques. Cette mesure me semble pertinente.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 6.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  4 prévoit une exception en faveur des clôtures nécessaires à la défense nationale et à la sécurité publique.

La commission avait déjà pris en compte le problème des clôtures nécessaires à la défense nationale et à la sécurité au travers de la notion générique de « clôtures d'intérêt public ». La précision apportée par l'amendement est utile.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 4.

M. Laurent Somon, rapporteur. - Le sous-amendement 19 vise à introduire une exception pour autoriser les clôtures hautes pour protéger les jardins ouverts au public. Ceux-ci, situés par exemple autour des demeures historiques, sont devenus des attractions touristiques attirant un grand nombre de visiteurs et nécessitant des investissements importants. Si certains sont déjà clos de murs, d'autres sont directement ouverts sur des forêts.

Il s'agit de préserver ces jardins des dégâts de gibier, ainsi que de permettre l'essor économique des sites concernés et la valorisation du patrimoine.

Le sous-amendement 19 est adopté.

M. Laurent Somon, rapporteur. - Les amendements identiques nos  8 et 13 tendent à réduire le délai de mise en conformité des clôtures de sept à cinq ans.

Je renouvelle l'avis défavorable déjà émis par la commission.

La commission émet un avis défavorable aux amendements nos 8 et 13.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  5 tend à prendre en compte les risques sanitaires et les dégâts que pourrait occasionner la mise en conformité des clôtures. Ce sujet avait été évoqué par Bernard Buis.

Le devenir des animaux présents dans les enclos et les parcs peut poser problème. Ils ne peuvent pas être simplement relâchés dans la nature car ils pourraient occasionner des dégâts ou présenter des risques sanitaires ou génétiques. La précision apportée par l'amendement est donc utile.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 5.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  2 vise à supprimer le caractère rétroactif de la proposition de loi, ce qui est contraire à la position de la commission.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 2.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  9 tend à supprimer la possibilité de fournir une attestation administrative pour faire la preuve de l'antériorité d'une clôture. Il revient sur une précision apportée par la commission.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 9.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  12, qui vise à interdire les murets en terre de plus de 50 centimètres de hauteur le long des voies et chemins, me laisse quelque peu interrogatif. Je crains qu'il englobe les talus bretons ou normands, justement composés d'un amas de pierre et de terre, qui présentent de nombreux avantages pour la biodiversité.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 12.

L'amendement rédactionnel 15 est adopté.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  3 rectifié bis prévoit la possibilité pour les sièges d'exploitation d'activités agricoles ou forestières situeìs en milieu naturel d'être entourés d'une clôture hermétique. Il est de plus en plus fréquent que l'exploitation soit dissociée de l'habitation. L'amendement me paraît donc pragmatique en prenant en compte les réalités du monde rural.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 3 rectifié bis.

L'amendement rédactionnel 16 est adopté.

Article 1er bis

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  10 rectifié tend à modifier la définition de l'enclos de chasse, à étendre les prérogatives des agents de l'Office français de la biodiversité (OFB) et à interdire la chasse en enclos. Nous évoquerons en séance ces différents objectifs, mais je signale qu'avec une définition aussi large d'un enclos que celle prévue par l'amendement, c'est presque toute la chasse dans notre pays qui serait interdite !

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 10 rectifié.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  14 apporte une précision rédactionnelle sur le gibier concerné par les enclos : il s'agit du gibier à poil.

La commission émet un avis favorable à l'amendement n° 14.

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  7 rectifié vise à étendre les pouvoirs des agents de l'OFB et à prévoir des dérogations en faveur des enclos à caractères patrimoniaux et historiques.

Je maintiens ma position défavorable sur ces points.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 7 rectifié.

Après l'article 1er bis

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  11 prévoit l'interdiction de l'agrainage et de l'affouragement sur l'ensemble des territoires de chasse. J'y reste défavorable.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 11.

Article 1er quinquies

L'amendement rédactionnel 17 est adopté.

Article 1er sexies

M. Laurent Somon, rapporteur. - La proposition de loi modifiée par la commission prévoit que les agents de développement assermentés des fédérations de chasseurs pourront désormais constater par procès-verbaux les infractions relatives à la conformité des clôtures.

L'objet de l'amendement 18 est d'en tirer la conséquence et de permettre aux agents de développement d'appuyer les agents de l'OFB dans le contrôle des enclos sans se voir opposer l'assimilation de l'espace enclos à un domicile, puisque la proposition de loi a levé cet obstacle pour ces agents.

L'amendement 18 est adopté.

Article 2

M. Laurent Somon, rapporteur. - L'amendement n°  1 rectifié tend à supprimer la contravention de cinquième classe pour pénétration sur la propriété rurale ou forestière d'autrui sans autorisation. Il remet en cause la protection de la propriété privée voulue par la proposition de loi en compensation de l'abaissement des clôtures : j'y suis bien évidemment défavorable.

La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 1 rectifié.

Les avis de la commission sur les amendements de séance sont repris dans le tableau ci-après :

Article 1er

Auteur

Objet

Avis de la commission

Mme SCHILLINGER

6

Extension des prescriptions en matière de clôture à la trame verte

Favorable

Mme SCHILLINGER

4

Exception en faveur des clôtures nécessaires à la défense nationale et à la sécurité publique

Favorable

M. SALMON

8

Réduction du délai de mise en conformité des clôtures de sept à cinq ans.

Défavorable

M. BILHAC

13 rect.

Réduction du délai de mise en conformité des clôtures de sept à cinq ans.

Défavorable

Mme SCHILLINGER

5

Prise en compte des risques sanitaires et de dégâts lors de la mise en conformité des clôtures

Favorable

M. BONNEAU

2

Suppression du caractère rétroactif de la proposition de loi

Défavorable

M. SALMON

9

Suppression de l'attestation administrative pour faire la preuve de l'antériorité d'une clôture

Défavorable

M. PRINCE

12

Interdiction des murets en terre de plus de 50 centimètres de hauteur le long des voies et chemin

Défavorable

M. LE NAY

3 rect. bis

Possibilité pour les sièges d'exploitation d'activités agricoles ou forestières situeìs en milieu naturel d'être entourés d'une clôture hermétique

Favorable

Article 1er bis

M. SALMON

10 rect.

Modification de la définition de l'enclos de chasse, extension des prérogatives des agents de l'OFB, interdiction de la chasse en enclos

Défavorable

M. BILHAC

14 rect.

Précision rédactionnelle sur le gibier concerné par les enclos

Favorable

Mme SCHILLINGER

7 rect.

Extension des pouvoirs des agents de l'OFB et dérogations en faveur des enclos à caractères patrimoniaux et historiques

Défavorable

Article additionnel après Article 1er bis

M. SALMON

11

Interdiction de l'agrainage et de l'affouragement sur l'ensemble des territoires de chasse

Défavorable

Article 2

M. BAZIN

1 rect.

Suppression de la contravention de 5e classe pour pénétration sur la propriété rurale ou forestière d'autrui sans autorisation

Défavorable

La réunion est close à 18 h 10.

Mercredi 12 janvier 2022

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Audition de M. Benoît Coeuré, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de l'Autorité de la concurrence

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous accueillons ce matin M. Benoît Coeuré. Par lettre du 17 décembre dernier et en application de l'article 11 du décret n° 2004-123 du 9 février 2004, le Premier ministre a saisi le Président du Sénat du projet de nomination de M. Benoît Coeuré au poste de Président de l'Autorité de la concurrence (ADLC).

En application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, cette nomination par décret du Président de la République ne peut intervenir qu'après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Cette audition donnera lieu à un vote à bulletin secret à l'issue de la réunion. Aucune délégation n'est autorisée. L'Assemblée nationale procédera à la même audition à 11 h 30 et nous dépouillerons simultanément les votes à l'issue de cette audition. Il ne pourra être procédé à cette nomination si l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions.

L'Autorité de la concurrence est une autorité administrative indépendante chargée de faire respecter les règles du jeu de la concurrence en France. Créée en 2008 par la loi de modernisation de l'économie (LME), elle a fait suite au Conseil de la concurrence. Créée en 1986, l'Autorité joue un rôle majeur dans la lutte contre les ententes et les abus de position dominante, ainsi que dans le contrôle des opérations de fusion-acquisition, c'est-à-dire les concentrations. En outre, elle peut donner son avis, sur saisine ou de sa propre initiative, sur les projets de texte ou de réforme envisagés par le Gouvernement ou sur toute question de concurrence utile au débat public.

En cela, son objectif général est de s'assurer que le degré de concurrence d'un marché permette de maintenir des prix favorables au consommateur, d'éviter que les entreprises ne captent une rente indue, et d'inciter les entreprises à innover afin que la concurrence se fasse par le mérite, et non pas en disposant d'un pouvoir de marché abusif.

Bien entendu, l'Autorité de la concurrence travaille en lien étroit avec la Commission européenne ainsi qu'avec les autres autorités nationales de concurrence européennes.

L'un des plus importants défis auquel a à faire face l'Autorité depuis plusieurs années est bien entendu l'explosion du numérique, qui bouleverse fortement la façon d'appréhender les sujets de concurrence pour une telle entité. De la redéfinition du marché pertinent à l'émergence des marchés biface et des effets de réseau, en passant par les rendements d'échelle croissants qui impliquent de repenser la notion de position dominante ou encore la nouvelle attention devant être portée au concept de gratuité, nombreux sont les concepts et outils de l'Autorité qui ont dû ou doivent encore évoluer. L'importance de ces sujets numériques est clairement visible dans le montant des sanctions infligées dernièrement, notamment à Google à hauteur de 500 millions d'euros ou à Apple pour 1,1 milliard d'euros. À cet égard, l'Autorité a fait usage du concept de « plateforme structurante » dans cette dernière décision, rejoignant au niveau national une des recommandations du rapport du Sénat sur la modernisation de la politique européenne de concurrence.

Un des autres enjeux à venir réside dans la célérité des décisions de l'Autorité, qu'il s'agisse des délais d'instruction des dossiers de concentration ou de sa capacité à imposer rapidement des mesures conservatoires pour éviter des dommages irréversibles, alors que le monde numérique se caractérise par la rapidité de son évolution. Elle en a démontré sa capacité avec la décision sur les droits voisins, prise en quatre mois pendant le confinement ; cette évolution doit être encouragée.

En outre, le développement des sujets liés à la souveraineté économique du pays ou du continent va certainement déboucher sur un nouvel équilibre entre la recherche du bien-être du consommateur, objectif fondamental des règles de concurrence, et la recherche d'autres objectifs, comme le maintien d'un tissu industriel fort, la protection de l'environnement ou la protection de technologies stratégiques nationales.

Monsieur Benoît Coeuré, vous êtes aujourd'hui à la tête du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap), vous êtes membre du Cercle des économistes et également directeur du pôle innovation de la Banque des règlements internationaux. Depuis avril 2020, vous êtes également président du comité chargé de veiller au suivi de la mise en oeuvre et à l'évaluation des mesures de soutien financier aux entreprises confrontées à l'épidémie de covid-19. Auparavant, vous avez exercé plusieurs fonctions au sein de la direction générale du Trésor dont celle d'économiste en chef, ainsi qu'à l'Insee, à l'Agence France Trésor, et à la Banque centrale européenne (BCE) dont vous avez été membre du directoire. Vous avez donc exercé de nombreuses fonctions, notamment dans la finance.

Si votre candidature devait être retenue, vous auriez alors la lourde charge de succéder à Mme Isabelle de Silva, une présidente dont l'excellence des compétences et la qualité du travail ne sont plus à démontrer et qui a contribué fortement à la renommée de l'Autorité de la concurrence.

M. Benoît Coeuré, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de président de l'Autorité de la concurrence. - Merci de me donner l'occasion d'exposer devant vous ma conception du rôle de l'Autorité de la concurrence et de celui de son président.

L'Autorité de la concurrence est indépendante ; si j'en deviens le président, je défendrai de manière ferme et intransigeante l'indépendance de cette institution contre les intérêts particuliers, qui se font entendre de manière particulièrement puissante dans les champs de compétence de l'Autorité. Mais j'ai appris, durant huit ans à la BCE, que l'indépendance a pour contreparties la transparence vis-à-vis des citoyens, et le respect d'une déontologie stricte, ainsi que la responsabilité, qui commence par celle vis-à-vis du Parlement. C'est pour cela que notre débat aujourd'hui est particulièrement important.

Je commencerai par quelques mots de présentation personnelle. J'ai un parcours dans l'administration économique française puis européenne, et plus récemment internationale, largement dans la finance, mais pas seulement. J'ai été chef économiste à la direction générale du Trésor, et j'ai également été chargé de négociations commerciales multilatérales. À la Banque centrale européenne, je me suis occupé des opérations de marché, mais aussi des relations européennes de la banque, qui incluent un volet très important - et parfois dramatique -, à savoir la négociation sur le sauvetage du Portugal, de Chypre, de l'Irlande, et particulièrement de la Grèce. Ces négociations avaient de nombreuses ramifications économiques, y compris dans le domaine de la concurrence. Plus récemment, j'ai présidé pendant six ans le comité de la Banque des règlements internationaux sur les infrastructures de marché et les paiements, qui est l'équivalent du comité de Bâle, et qui dégage un accord mondial sur la réglementation et la surveillance des infrastructures de marché. Je me suis intéressé de très près à l'émergence du numérique dans les paiements, en particulier à l'entrée des Big Tech dans le domaine des paiements, de la monnaie et des services financiers. Cela m'a amené, notamment, à rédiger un rapport pour les ministres du G7 sur le projet Libra de Facebook, qui concluait à la nécessité non seulement d'une régulation forte, mais également de développer un projet de monnaie numérique européenne
- la BCE est en train de prendre cette décision pour protéger la souveraineté européenne. J'ai également présidé le comité d'évaluation des aides d'urgence liées à la crise sanitaire, qui a rendu un rapport en juillet. Le président et le rapporteur général de la commission des finances du Sénat y ont du reste participé. Nous avons également rendu, en octobre, un premier rapport sur le plan de relance, notamment sur la rénovation thermique des bâtiments publics et privés, MaPrimeRénov', sur le plan « Un jeune, une solution » et sur les dispositifs de soutien à l'investissement industriel. Ma vision de l'économie est un peu plus large que le strict secteur financier.

Si vous me faites confiance pour présider l'Autorité de la concurrence, voici quelles seraient mes trois priorités.

La première, c'est de conforter l'indépendance de l'expertise et la capacité de réaction de l'Autorité. Je tiens très fortement à rendre hommage au président Bruno Lasserre, qui a vraiment mis sur pied l'Autorité, et à la présidente précédente, Isabelle de Silva, qui en a assis la crédibilité avec des décisions très courageuses, notamment dans le domaine du numérique. J'entends poursuivre leur action en utilisant les nouveaux instruments qui ont été donnés récemment à l'Autorité, notamment la capacité d'imposer des mesures conservatoires et celle de prononcer des injonctions structurelles dans le cas de procédures contentieuses - ce qui a déjà commencé à être utilisé. Je souhaite poursuivre l'effort de réduction des délais d'instruction des dossiers - j'ai noté que c'était important pour vous, à juste titre -, mais également renforcer le suivi ex post : cela ne sert à rien d'avoir des engagements s'ils ne sont pas tenus ; il faut s'organiser pour les suivre. Je souhaite aussi poursuivre le travail de l'Autorité dans les nouveaux domaines qui lui ont été attribués, par exemple par la loi Macron de 2015 sur les professions juridiques réglementées, et notamment sur l'implantation et les tarifs de ces professions.

Je souhaite que l'Autorité influence la doctrine de concurrence au niveau européen. Les relations de travail avec la Commission européenne sont très bonnes, mais il faut aussi, en amont, peser sur cette doctrine et soutenir les négociations des textes. Cela sera le cas dans les prochaines semaines pour la législation sur les marchés numériques et le Digital Markets Act (DMA), sous présidence française. Le numérique, c'est un gros bloc de sujets sur lesquels il faut que l'Autorité française soit à la manoeuvre au niveau européen.

Il faut aussi réfléchir à l'environnement. Une réflexion monte très rapidement sur la manière dont la politique de concurrence peut soutenir la transition énergétique, sans s'y opposer, mais en étant complémentaire des objectifs climatiques et énergétiques. Il n'est pas acceptable que les entreprises puissent s'entendre pour retarder la mise en oeuvre des engagements énergétiques. Cela a déjà été le cas. Il faut qu'elles puissent travailler ensemble pour proposer des innovations dans le domaine climatique qui soient bonnes pour le consommateur. En détail, cela pose de nombreux problèmes qui sont en train d'être discutés à Bruxelles, où il faut que l'Autorité soit leader.

Il y a des intérêts puissants dans ce domaine. L'Autorité doit être aussi indépendante du pouvoir politique. Pour moi, la meilleure garantie d'indépendance est vraiment la collégialité. Il faut s'appuyer sur la collégialité - interne et externe - de l'Autorité. Le collège est composé de 17 membres qui viennent de tous les horizons et qui représentent l'ensemble de l'économie. Il faut un débat contradictoire au sein de l'Autorité. J'ai appris à la BCE que le débat contradictoire est la meilleure garantie de robustesse des décisions. Je compte vraiment m'appuyer sur cette gouvernance et vous rendre des comptes aussi fréquemment que vous le souhaiterez.

Deuxième priorité, je souhaite poursuivre le travail dans le numérique. Mme de Silva a réalisé un gros travail sur plusieurs dossiers très importants, je pense évidemment à la décision sur Apple, à la décision sur les droits voisins toujours en cours de mise en oeuvre, mais également aux avis de l'Autorité sur la publicité en ligne, sur les algorithmes avec l'autorité allemande. Certains dossiers sont en cours comme le suivi des engagements dans l'affaire des droits voisins. Des évolutions technologiques sont très rapides et il faut les anticiper. Vous avez parlé de la définition des marchés pertinents. C'est un sujet qui se pose dans des cas d'espèce. Il faut pouvoir y réfléchir avant que les dossiers de concentration arrivent à l'Autorité, et anticiper en dialoguant en amont avec tous les acteurs pour comprendre comment le numérique et l'arrivée de grandes plateformes sur ces marchés changent les équilibres industriels, les équilibres de concurrence et peut-être la définition des concepts, ou nécessitent une adaptation de l'analyse en matière de marché pertinent. En ce qui concerne les positions dominantes, en général, mais aussi en matière d'infrastructures essentielles, de nombreux sujets bougent très vite. Par exemple, l'informatique en nuage (Cloud Computing) déplace les équilibres industriels, crée des positions dominantes, et mérite une analyse approfondie avant que le sujet n'arrive sur le bureau de l'Autorité. L'Autorité doit aussi pouvoir disposer elle-même des outils modernes et numériques pour ses propres travaux, et par exemple développer des instruments d'analyse des données, des algorithmes, pour pouvoir identifier des ententes sur les prix, dans les marchés publics. Nous avons les données qui permettent d'analyser cela, il faut pouvoir se doter de ces soutiens.

Dernier point, je pense profondément que la concurrence peut soutenir la compétitivité et le pouvoir d'achat. Elle n'est pas incompatible ni en opposition avec eux. Trop souvent, la concurrence est perçue comme privilégiant le consommateur au détriment du salarié ou de l'entreprise ; elle mettrait des bâtons dans les roues de la politique industrielle et de la politique sectorielle. Ce n'est pas le cas ; la concurrence peut soutenir l'offre productive, d'abord parce que le consommateur est souvent une entreprise. De nombreuses décisions de l'Autorité le montrent : sur les services de messagerie, sur les revêtements de sol, sur la fameuse affaire du porc charcutier qui lésait non seulement les consommateurs, mais aussi les producteurs de porcs. Toutes ces décisions sont de nature à aider la compétitivité des entreprises, particulièrement des PME, en diminuant leurs coûts de production. La politique industrielle ne peut pas se contenter de protéger les acteurs en place. Elle a aussi besoin de l'innovation et d'un terrain de jeux concurrentiel. C'est à cela que sert l'Autorité de la concurrence. Cela sera essentiel dans les prochaines années, alors que l'économie française est en pleine recomposition : elle doit panser les plaies de la crise de la covid dans des secteurs qui ont été exposés, et reconstruire ses avantages comparatifs malheureusement très dégradés. Au vu de la situation de notre commerce extérieur et de notre balance des paiements, l'économie française a besoin d'innovations et de se recréer des avantages comparatifs.

Il y a aussi un risque de concentration et d'un système productif de plus en plus inéquitable ; on le voit à travers la concentration du pouvoir de marché dans un certain nombre de domaines, mis en évidence par de nombreux économistes. L'Autorité de la concurrence peut agir sur des sujets qui touchent la vie quotidienne des Français, et qui vont aider les Français non seulement dans leur pouvoir d'achat, mais aussi en soutenant la diversité de l'offre. Elle a une longue tradition d'action dans des domaines très concrets : les lessives, les produits d'hygiène et d'entretien, les produits laitiers, les compotes, les produits électroménagers, les titres restaurant... À un moment où les Français s'inquiètent pour leur pouvoir d'achat, l'action de l'Autorité est plus que jamais nécessaire.

Alors que la dette publique est particulièrement élevée, l'Autorité doit aussi être mobilisée pour défendre le contribuable en condamnant des pratiques qui le lèsent. Cela a été le cas précédemment sur les médicaments génériques : les laboratoires s'entendaient pour freiner la diffusion des médicaments génériques, avec un coût très important pour les finances publiques. C'est toujours le cas, et plus que jamais, sur les marchés publics, pour lesquels il faut une attention renouvelée.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie de cette intervention, qui suscitera probablement de nombreuses questions.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - Sous l'impulsion de ses présidents successifs, les décisions de l'Autorité de la concurrence ont influencé le droit européen de la concurrence, qu'il s'agisse de celui mis en oeuvre par la Commission européenne ou de ceux pratiqués par les autres autorités nationales. Par exemple, la récente décision de Mme Vestager d'accepter que la Commission examine certaines concentrations sous les seuils doit beaucoup aux analyses de l'Autorité française. Quelles sont les pratiques françaises actuelles qu'il serait bon de reprendre au niveau européen ?

Le DMA, qui oblige les plateformes structurantes à notifier l'ensemble de leurs acquisitions et qui les soumet à certaines obligations ex ante, ne va laisser qu'une place mineure aux autorités nationales de la concurrence. Par exemple, ces acquisitions seraient signalées à la Commission européenne, mais pas aux autorités nationales. Si ce point qui touche à la souveraineté nationale devait être confirmé, comment envisageriez-vous que l'Autorité de la concurrence exerce sa mission d'alerte et d'information ? Plus largement, quelles sont vos idées pour améliorer l'articulation entre l'Autorité nationale et la Commission ?

Deuxièmement, nous savons que certains grands acteurs de la « net économie » érigent des barrières à l'entrée des marchés en collectant des données personnelles qu'ils conservent pour eux. Il est donc particulièrement impérieux de les obliger à partager ces données, pour permettre l'entrée d'éventuels nouveaux acteurs et donc que se développe la concurrence. Quelle est votre position par rapport au démantèlement de ces gros acteurs qui faussent la concurrence ? Quel est votre avis sur le processus peu usité jusqu'ici - et c'est regrettable parce qu'il est puissant - de l'« injonction structurelle » qui peut aller jusqu'à l'obligation de céder une filiale ou de cesser une activité ? Si vous étiez retenu, l'Autorité développerait-elle cette démarche ?

Troisièmement, la nouvelle approche de la Commission européenne concernant l'article 22 du règlement de 2004, qui régit tout le contrôle des concentrations, permettra aux autorités nationales de renvoyer à la Commission européenne des opérations d'acquisitions dites « sous les seuils », c'est-à-dire normalement non soumises à notification obligatoire. Quelle sera la doctrine de l'Autorité, si vous en devenez président, au sujet des killer acquisitions ? Au regard de quels critères considérerez-vous qu'une opération « sous les seuils » soulève suffisamment d'interrogations pour devoir la signaler à la Commission ?

Quatrièmement, quel est votre regard sur le fait que certains rapprochements, certaines pratiques concertées, normalement interdites au regard du droit de la concurrence, peuvent pourtant favoriser la protection de l'environnement, comme, par exemple, deux entreprises de transport qui échangeraient des données pour optimiser l'impact environnemental de leurs parcours routiers ? Quelles réflexions l'Autorité portera-t-elle auprès de la Commission européenne pour que de telles opérations soient exemptées de l'interdiction ?

Enfin, lorsqu'il s'agit d'instruire des dossiers liés au numérique, l'ampleur de la tâche, la profondeur des analyses et l'impératif de célérité de la décision peuvent parfois nécessiter que l'Autorité étoffe ses équipes et travaille en collaboration avec d'autres institutions. Dans quels domaines et comment comptez-vous élever le niveau de prestation et d'expertise de l'Autorité, auprès d'autres organismes ou institutions dont le Parlement français ? Par exemple, quelle est votre approche du sujet, trop peu évoqué actuellement, relatif aux « brevets logiciels » ? Et comment envisagez-vous d'impliquer l'Autorité sur ce dossier à fort enjeu, national et européen, de souveraineté économique et de liberté de la concurrence ?

M. Benoît Coeuré. - Concernant la législation sur les marchés numériques et les implications des autorités nationales, un équilibre est en train d'être trouvé dans la position du Conseil, notamment sous impulsion française et allemande. Il faut voir comment cela évoluera dans le trilogue. Il faut obtenir une position équilibrée, à savoir que les autorités nationales soient impliquées, parce qu'elles ont la connaissance du marché national. Vous avez mentionné à la fois l'article 12 du DMA qui impose la notification des opérations de concentration menées par les plateformes numériques et l'article 22 du règlement relatif au contrôle des concentrations qui permet aux autorités nationales de transmettre à la Commission européenne des dossiers qui sont sous les seuils.

La combinaison de l'article 12 du DMA et de l'article 22 du règlement sur les concentrations est très puissante, puisqu'elle permet d'avoir un dispositif collectif de vigilance sur les acquisitions faites en amont par les plateformes et d'avoir une bonne articulation entre le DMA, bloc de législation ex ante avec des critères structurels, et le droit de la concurrence qui vient a posteriori, en fonction des comportements ou des décisions des acteurs : il y a deux objectifs différents. Il s'agit d'organiser une complémentarité plutôt qu'une concurrence ou même une incompatibilité entre les deux régimes. Avec ces deux articles, il y a moyen de trouver une solution fructueuse pour identifier les acquisitions tueuses. Et pour agir suffisamment vite, il faut que les autorités nationales soient aussi impliquées. Il s'agit d'entreprises de taille mondiale, donc il me semble légitime que la Commission soit chef de file pour imposer des obligations à des acteurs comme Google ou Facebook. L'Europe doit être unie, et les autorités nationales doivent être impliquées dans la mise en oeuvre et dialoguer entre elles au sein du réseau européen de concurrence et avec la Commission, pour identifier les problèmes et lui soumettre.

Les informations issues des procédures DMA peuvent être utilisées par les autorités nationales pour leurs propres initiatives en matière de concurrence sur leurs marchés respectifs. Il faut protéger ce système. Nous y serons attentifs dans les prochaines semaines.

Que fait-on des nouveaux instruments ? La directive du 11 décembre 2018 visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en oeuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur, dite ECN + (European Competition Network), a donné de nouveaux pouvoirs aux autorités de la concurrence. C'est plutôt un alignement vers le haut de pratiques déjà largement mises en oeuvre en France, avec une nouveauté : la clémence dans le domaine pénal pour les responsables. Cela existait déjà en France, mais désormais il y aura un cadre européen. Pour le reste, le régime est assez proche de ce qui se faisait déjà, et a été utilisé avec beaucoup de succès par l'Autorité dans différents dossiers d'ententes.

Les injonctions structurelles sont un outil puissant, mais je ne pense pas que ce soit la panacée. Dans un cas de concentration horizontale avec des problèmes de parts de marchés excessives qui peuvent créer une position de dominance économique, les injonctions structurelles ne sont pas si puissantes. Soit il y a dominance, soit il n'y en a pas. La réponse est simple, mais pas facile à prouver. Il faut réaliser tout un travail. C'est le cas pour la fusion entre TF1 et M6. Il faut pouvoir suivre les injonctions structurelles au fil du temps, et notamment vérifier leur application lorsqu'elles consistent par exemple à ériger des murailles de Chine internes, à séparer des rédactions, etc. C'est un suivi coûteux.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - La transposition de la directive ECN + est-elle vraiment effective au niveau national ?

M. Benoît Coeuré. - À ma connaissance, oui.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - Le Parlement n'a pas été saisi, alors que c'était une demande de la commission d'enquête sur la souveraineté numérique.

M. Benoît Coeuré. - Elle est effective au plan national : nous avons tous les outils juridiques. Il y aura peut-être de nouvelles étapes. Une fois le DMA agréé par le trilogue, il faudra voir quelles en sont les suites. Je n'ai pas l'impression qu'il manque des éléments dans la panoplie de l'Autorité sur le sujet - avec une réserve sur le numérique, puisque cela dépendra du DMA.

La possibilité de saisir la Commission sous les seuils est très importante. L'Autorité l'a déjà fait dans le domaine des thérapies cardiaques, qui impliquait des acquisitions américaines. Il faut désormais que le système se mette en marche, que les autres autorités le fassent, et qu'on trouve la bonne doctrine au niveau européen.

Avec la Commission européenne, nous devrons consolider la doctrine sur les acquisitions tueuses. La saisine se fera ex ante. Il faut les définir et dégager des critères, par exemple si le prix de l'acquisition est supérieur au prix de marché de l'entreprise, ou d'autres indices. Cela supposerait qu'il y a une valeur que la plateforme va vouloir exploiter.

Tout un champ sur l'environnement est en train d'apparaître, et sera un enjeu essentiel dans les prochaines années, avec des parties défensive et offensive. Défensivement, il ne faut pas que les entreprises puissent s'entendre pour retarder l'adoption de pratiques ou de standards bons pour l'environnement. L'Autorité a déjà pris des décisions sur des entreprises qui s'étaient entendues pour ne pas communiquer sur la manière dont elles allaient se libérer du bisphénol A, afin de ne pas en faire un facteur de concurrence que le consommateur pourrait suivre. C'est condamnable, puisque c'est une manière pour les entreprises de retarder l'application de standards bons pour l'environnement, et en l'occurrence ici en matière de santé publique.

C'est plus compliqué lorsqu'il s'agit de positions offensives, quand les entreprises se parlent pour dégager des pratiques communes en matière environnementale, qui sont bonnes pour l'environnement, mais parfois au prix d'un coût plus élevé pour le consommateur. L'application du droit de la concurrence conduirait plutôt à s'y opposer, car cela s'apparenterait à une entente. Il faudrait une doctrine européenne sur ce sujet, puisque cela n'a pas de sens au niveau national. Des négociations ont commencé sur ce thème à Bruxelles, mais vont durer plusieurs années.

Sur le numérique, je crois beaucoup à la coopération institutionnelle entre l'Autorité de la concurrence, qui a une compétence transversale, et les autres autorités. Vous avez évoqué le sujet de la protection des données. Pour certaines décisions, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a été consultée. C'est obligatoire et normal. Il faut un travail en amont de l'ensemble des régulateurs sectoriels et de l'Autorité de la concurrence, pour dégager une approche commune, par exemple sur les brevets. Nous pouvons aussi exploiter les compétences de l'administration, par exemple le service de l'économie numérique de la direction générale des entreprises. Nous pourrions aussi mieux utiliser le monde universitaire.

Il me semble inévitable de renforcer le service de l'économie numérique au sein de l'Autorité, créé par Mme de Silva, qui ne comprend actuellement que cinq personnes, contre 200 pour l'autorité de la concurrence britannique, la Competition and Markets Authority (CMA) - qui a certes des compétences plus larges.

Il sera de ma responsabilité de voir quels services il faut renforcer, et je peux vous assurer que je serai toujours très parcimonieux dans mes demandes de moyens et de budget. Mais il est évident qu'il faudra renforcer les capacités analytiques sur le numérique et sur les données dans les cinq prochaines années.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - Concernant les brevets logiciels, considérez-vous qu'il y a un problème sur ce thème ? N'y a-t-il pas des tentatives de contournement au niveau européen très préoccupantes, et qui feraient le jeu des Gafam, les grandes entreprises américaines du numérique ?

M. Benoît Coeuré. - Je fais la même analyse que vous, mais je ne saurai pas vous dire, à ce stade, comment les instruments de concurrence peuvent contribuer à résoudre ce problème. Ce sujet va au-delà de la concurrence, et c'est aussi un sujet européen. Nous verrons quels dossiers arriveront particulièrement à l'Autorité, et dans quelle mesure l'entrée sur le marché des brevets et la tentative de constituer une position dominante seront un facteur d'appréciation dans certains dossiers.

M. Franck Montaugé, rapporteur. - L'enjeu, c'est la captation de l'innovation sous forme de brevets.

M. Benoît Coeuré. - Je suis prudent. Nous sommes d'accord sur le problème, mais quelle est la bonne réponse ? La politique de la concurrence en fait peut-être partie, mais il y a aussi d'autres instruments, comme la réglementation des investissements étrangers en France, la politique commerciale de l'Union européenne...

Je n'ai pas accès au dossier de la fusion entre TF1 et M6 et l'affaire est en cours d'instruction. Le secteur est en transformation rapide, et connaît des évolutions industrielles dans certaines activités ; je pense à la publicité, au coeur du dossier et dans l'ombre des Gafam, et à la puissance de marché des grandes plateformes : Google et Facebook pour la publicité, Netflix et les autres pour la diffusion. Il faut donc appliquer la politique de la concurrence, en prenant en compte la spécificité du secteur audiovisuel, de la même manière qu'on prend en compte la spécificité du secteur agricole quand nous appliquons la politique de la concurrence à l'agriculture. Le débat, tel que je le vois de l'extérieur, se centre autour de la constitution d'une possible position dominante sur les marchés publicitaires et sur certains marchés de fourniture de programmes. L'Autorité ne regarde pas seulement l'impact sur les prix, mais aussi celui sur la diversité de l'offre, en lien avec l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), ancien Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Le débat se cristallise autour de la définition des marchés publicitaires. Les termes du débat sont connus. Il ne peut être tranché que par les faits, c'est-à-dire une analyse chiffrée, approfondie, à travers les tests de marché. L'Autorité a envoyé des questionnaires. Certes, c'est long et frustrant. L'Autorité a été capable, notamment dans le dossier Fnac-Darty, de faire bouger les lignes et de modifier sa définition des marchés. Sera-ce le cas ici ? Je ne sais pas. Il faudra regarder les tests de marché. L'opération ne va pas de soi, quand on regarde les parts de marché potentielles du nouvel ensemble, notamment sur le marché publicitaire. Mais les critères de parts de marchés ne sont pas nécessairement dirimants. Il faut aussi prendre en compte d'autres considérations qui ne peuvent sortir que des tests de marché. C'est une procédure complexe, puisqu'elle concerne à la fois la procédure de concurrence devant l'Autorité et une procédure devant l'Arcom. La manière dont j'aborderai les choses en arrivant à l'Autorité, ce sera de regarder avec les services de l'instruction ce qu'il sortira des tests de marché. Je me ferai alors mon jugement.

Mme Sophie Primas, présidente. - C'est une question majeure : la définition du marché pertinent.

M. Alain Cadec. - Le Syndicat national de l'édition en France a appelé, mardi dernier, « à prévenir tout risque d'abus de position dominante » dans la perspective d'une absorption du groupe Lagardère, par son concurrent Vivendi, ceci « portant atteinte au libre jeu de la concurrence et à la diversité culturelle ». Le rapprochement des deux plus grands groupes français de l'édition, à l'initiative d'un seul groupe de médias, et avec lui le danger de la concertation, sont une menace pour le marché français du livre. Lagardère détient le numéro un de l'édition en France, Hachette, tandis que Vivendi, groupe de médias contrôlé par Vincent Bolloré, qui déposera son offre publique d'achat (OPA) en février, est la maison mère du numéro deux de l'édition, Editis. Ces deux géants du livre, combinés, seraient difficiles à contrer, non seulement dans l'édition d'ouvrages, mais aussi dans leur diffusion et la distribution. L'Autorité de la concurrence a-t-elle l'intention d'agir afin de contrôler davantage cette OPA ?

M. Serge Babary. - Les avis et décisions de l'Autorité de la concurrence peuvent avoir un impact économique important sur les entreprises concernées : l'Autorité doit-elle en tenir compte dans ses réflexions ? La crise sanitaire a mis en évidence notre dépendance économique à l'égard de l'étranger dans de nombreux secteurs. Les PME ne comprennent pas pourquoi les acheteurs publics privilégient, en application du droit de la commande publique, le moins-disant au détriment de la qualité et des acteurs de proximité, qui contribuent pourtant à notre souveraineté économique et ont un meilleur bilan carbone. On en vient à institutionnaliser des distorsions de concurrence. Quelle est votre analyse ?

M. Patrick Chaize. - Le numérique va vite. Pourtant, quand on regarde du côté de l'Autorité de la concurrence, on a l'impression que les délais sont longs, notamment pour la mise en oeuvre de correctifs, ce qui fait que les concurrents lésés n'arrivent pas à s'en sortir, et que les sanctions sont modestes. Par ailleurs, les décisions sont également souvent renvoyées au niveau européen. Ne serait-il pas possible d'accroître la collaboration avec l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ?

Mme Sylviane Noël. - Je voulais vous poser les mêmes questions que M. Montaugé, mais vous y avez déjà répondu.

Mme Dominique Estrosi Sassone. - En juillet dernier, l'Autorité a lancé une enquête sur la collecte et l'exploitation des données des pharmacies. Avec la crise sanitaire, les pharmacies recensent beaucoup de données sur la vaccination et les tests. Cette enquête pourrait-elle s'élargir à ces données ? Celles-ci pourraient avoir une valeur importante pour les laboratoires.

L'Autorité de la concurrence enquête aussi sur Doctolib, à la suite d'une plainte pour abus de position dominante. Des médias soupçonnent une importante collecte de données à l'occasion des prises de rendez-vous. Que pensez-vous de cette enquête sur une licorne française, qui s'est révélée indispensable dans la crise ?

M. Jean-Claude Tissot. - Quatre centrales d'achat appartenant à de grands groupes de distribution occupent une place hégémonique dans la filière agroalimentaire, et cela ne permet pas une répartition équilibrée des revenus, en dépit de la loi Egalim pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible. L'Autorité de la concurrence s'est saisie de cette question en 2018 à l'occasion de la création de la centrale d'achat Horizon. Son intervention avait permis d'obtenir des engagements précis de la part des industriels, notamment l'exclusion de l'accord des six familles de produits qui connaissent le plus de difficultés économiques. Aussi, quelle est votre position sur la concurrence dans le secteur agroalimentaire ?

M. Fabien Gay. - Deux dossiers brûlants seront sur votre table : les fusions entre Suez et Veolia, d'une part, et TF1 et M6, d'autre part. On nous présente cette dernière comme un moyen de lutter contre les Gafam. Mais si les elfes veulent vaincre les ogres, ils doivent être plus ingénieux, non chercher à rivaliser en taille ! Alors que le seul Netflix peut dépenser 17 milliards pour financer la création, le groupe fusionné ne pourra guère y consacrer qu'un à deux milliards... La vérité est que la fusion permettra de faire des économies d'échelle sur le dos des salariés. Le groupe captera 60 ou 70 % de l'audience et des recettes publicitaires. En cette période d'affaissement du débat politique, nous devons veiller à éviter que des oligopoles s'emparent du secteur de la presse. Je regrette que l'on ne parle plus guère du pluralisme de la presse, pourtant garanti par la Constitution. Lorsque les deux rédactions auront été fusionnées, qu'elles suivront la même ligne droitière, pour ne pas dire plus, cette liberté des médias aura disparu et cela posera un problème à la démocratie.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je veux vous interroger sur les activités internationales de l'Autorité. Le Réseau européen de concurrence permet de garantir une cohérence dans l'application du droit de la concurrence, d'échanger sur les affaires d'entente et de s'entraider dans les enquêtes. Au niveau mondial, le Réseau international de concurrence regroupe plus de 130 autorités de la concurrence et favorise la convergence des législations et des politiques de concurrence. Quel rôle l'Autorité française de la concurrence jouera-t-elle au sein de ces réseaux ?

M. Daniel Gremillet. - Je voulais aussi vous interroger sur Egalim. Vous avez dit vouloir raccourcir les délais d'instruction des dossiers. Pourriez-vous développer ? Il s'agit en effet d'un enjeu important pour la compétitivité.

J'ai été perturbé en vous entendant évoquer l'aspect environnemental et la mise en oeuvre des politiques environnementales des entreprises, voire leurs ententes. Au moment où la France veut relocaliser des moyens de production sur son territoire, comment veillerez-vous à éviter les distorsions de concurrence à cet égard, en raison des ententes entre entreprises ? L'aspect environnemental est complexe et coûte très cher. Il faut protéger la confidentialité des données des entreprises.

M. Laurent Duplomb. - L'Autorité de la concurrence a rendu un avis en novembre 2021 sur le projet de loi portant réforme des outils de gestion des risques climatiques en agriculture. Il prévoit que les assureurs, regroupés dans un guichet unique, traitent les déclarations et les demandes d'indemnisations. L'Autorité estime que cette coopération horizontale entre assureurs en matière d'assurance climatique n'est pas problématique en ce qui concerne la mutualisation des données, mais elle émet des réserves sur le regroupement des assureurs dans un pool commun pour établir une tarification commune. L'avis pointe les risques de contentieux. Mais comment expliquez-vous que l'Espagne puisse adopter ce dispositif, et pas nous ? Nous sommes soumis au même droit européen. Comment comprendre qu'en France on cherche, avant même de le mettre en place, les défauts d'un mécanisme qui pourrait être intéressant ?

Mme Anne-Catherine Loisier. - Je veux vous interroger sur l'égal accès au réseau, notamment pour les opérateurs alternatifs qui fournissent une grande partie de nos PME, et dont on connaît le retard en matière de numérique. Il semble qu'il y ait des différences tarifaires. Êtes-vous informés de ce point ?

Sur Egalim, que pensez-vous des dernières mesures sur la contractualisation, et notamment celles relatives à la négociabilité des matières premières agricoles ?

Mme Marie Evrard. - Dès 2023, l'ensemble du réseau ferroviaire français sera ouvert à la concurrence. Les régions pourront choisir un autre opérateur que la SNCF. Comment peut-on anticiper cette transition ?

M. Christian Redon-Sarrazy. - Les data lakes, ou lacs de données, supplantent les data warehouse : ces gigantesques plateformes permettent de stocker et d'analyser les données à moindre coût, mais peuvent poser un problème de sécurité ou de confidentialité. Or, il semble que toutes les données du nucléaire français, pourtant sensibles, seront hébergées dans le cloud Azure géré par Microsoft. N'est-ce pas problématique ? On aurait pu préférer une architecture de stockage locale.

M. Rémi Cardon. - Je veux revenir sur la fusion entre TF1 et M6 : si celle-ci intervient, vingt chaînes de télévision et trois stations de radio appartiendraient au même groupe. Celui-ci pèserait 75 % du marché de la télévision et 98 % du marché des écrans premium. Le groupe serait dans une situation de quasi-monopole dans l'information et la production audiovisuelle. L'alliance posséderait 62 % des tranches d'information de la mi-journée et 52 % des tranches d'information du soir. Cette situation aurait des conséquences fortes sur le marché de la publicité et sur le service public. Il en va de la liberté de la presse. Cette fusion réduira le pluralisme et la qualité de la production audiovisuelle. Pensez-vous l'encadrer ?

Mme Martine Berthet. - Les entreprises électro-intensives souhaiteraient retrouver des contrats à long terme avec EDF. Est-ce possible ?

M. Benoît Coeuré. - En ce qui concerne la fusion entre TF1 et M6, je ne peux pas dire dès maintenant quelle sera l'appréciation de l'Autorité : la notion de marché pertinent dépendra des tests de marché, de la collecte d'informations, de sondages en cours, etc. J'ai conscience de l'importance de cette fusion. Le pluralisme des médias relève de l'Arcom ; le maintien d'une offre diverse sur différents segments pour le consommateur final relève de notre compétence. Il appartiendra à l'Arcom de se prononcer au regard de la loi de 1986 et de prendre une décision sur d'éventuelles cessions de chaînes. Il faudra donc veiller à une bonne articulation entre les deux autorités. L'Autorité de la concurrence aura à examiner le risque d'émergence d'une situation dommageable, tant en aval, au regard de la diversité offerte aux consommateurs, qu'en amont, pour les producteurs. Mais je ne peux pas vous donner sa conclusion dès maintenant.

M. Fabien Gay. - Je note que vous parlez surtout de pluralité, mais l'enjeu est le pluralisme : que le consommateur ait accès à plusieurs chaînes est une chose, mais il faut aussi qu'il ait accès à des contenus différents !

M. Benoît Coeuré. - J'indiquais juste la répartition des compétences entre l'Autorité de la concurrence et l'Arcom.

La fusion entre Lagardère et Vivendi devrait être étudiée au niveau européen en raison de sa taille.

Nous devons essayer de réduire les délais, mais il ne faut pas que cela se fasse au détriment de la solidité juridique des décisions. Grâce à une réforme récente, la consécration par la loi d'un principe d'opportunité, l'Autorité pourra mieux prioriser son travail. Mais les dossiers sont très complexes et nos décisions doivent être fondées sur des éléments objectifs et des données solides. Cela suppose des enquêtes et des consultations approfondies, et donc cela prend du temps.

L'Autorité été amenée à se prononcer sur la loi Egalim, notamment sur le seuil de revente à perte. La mission fondamentale de l'Autorité de la concurrence est, dans tous les secteurs, de protéger les petits contre les gros. Elle dispose de plusieurs outils : elle peut se saisir et prononcer par exemple des injonctions structurelles en cas de rapprochement de centrales d'achat. Toutefois, en tant qu'économiste, il me semble que le problème n'est pas que de concurrence : le marché est structurellement déséquilibré entre des producteurs atomisés et des centrales d'achat puissantes. L'enjeu est donc de modifier la structure du marché pour que les producteurs puissent se regrouper et mieux peser sur les négociations. Mais cela ne relève pas de l'Autorité de la concurrence.

Vous m'interrogez sur les données de santé et la collecte des données numériques. En raison de la pandémie, il est nécessaire de faire preuve d'une certaine souplesse. C'est d'ailleurs ce qu'a fait la Commission européenne, notamment en matière d'aides d'État ou d'interprétation du droit de la concurrence. Cela continuera tant que la crise sanitaire durera. De même, depuis le début de la crise, l'Autorité de la concurrence a adopté une approche plus souple concernant par exemple la cartographie de l'implantation des professions juridiques réglementées, comme les notaires. Sur le fond, je ne sais pas encore si les données de santé collectées dans les pharmacies doivent faire l'objet d'une attention de l'Autorité, mais nous étudierons ce point si je suis nommé. En ce qui concerne Doctolib, des enquêtes sont en cours, et je ne peux donc vous répondre dans l'immédiat.

Plusieurs questions sectorielles m'ont été posées, mais elles concernent plutôt les autorités de régulation des secteurs concernés. Sur l'accès au réseau des opérateurs alternatifs, si je suis nommé président de l'Autorité, je rencontrerai la présidente de l'Arcep. De même, j'évoquerai la possibilité pour les électro-intensifs de passer des contrats à long terme avec EDF et avec la Commission de régulation de l'énergie (CRE).

La question du cloud est transversale ; elle pose des questions de concurrence et de souveraineté. Ce sujet pourrait faire l'objet d'une enquête et d'un avis de l'Autorité ; une telle démarche lui permettrait de travailler avec d'autres autorités compétentes, car la question de la souveraineté dépasse le droit de la concurrence. L'Autorité est pleinement compétente sur la dimension relative à la concentration des services de cloud ; elle pourra donc apprécier indirectement les risques de dépendance économique. Dans mes fonctions actuelles, j'avais commencé à travailler sur ce sujet sous l'angle de la stabilité financière : les interconnexions entre les opérateurs financiers accroissent en effet les risques de transmission des crises financières ; l'apparition du cloud renforce donc le risque de transmission des chocs. Il faudra travailler sur ce point avec les régulateurs du secteur financier.

En ce qui concerne l'assurance du risque climatique, l'Autorité de la concurrence est dans son rôle lorsqu'elle pointe des risques pour la concurrence. Cela ne signifie pas pour autant qu'il s'agit de la seule considération pour l'action publique. Un engagement général a été pris pour la transition climatique qui inclut des instruments de ce type. Ce dossier illustre la nécessité d'une coordination européenne. Nous pousserons en ce sens. On ne peut pas accepter que l'Espagne mette en oeuvre un tel système alors que la France ne le ferait pas. L'objectif de transition climatique justifie d'adapter nos instruments juridiques, mais il faut le faire dans le cadre d'une coordination européenne et d'une manière proportionnée, afin de prévenir les abus et éviter que les industriels ne puissent se prévaloir d'un tel cadre pour multiplier les ententes dans différents domaines.

La dimension internationale est importante. Au niveau européen, il existe le Réseau européen de concurrence. Plusieurs textes européens prévoient des échanges d'informations entre autorités de la concurrence. Le DMA constituera un motif de coopération supplémentaire. Il importe aussi de développer les coopérations bilatérales avec les autorités des autres pays. Au plan international, le Réseau international de concurrence doit être le lieu où l'on peut créer les éléments d'une doctrine commune. Les réunions multilatérales peuvent être l'occasion de consolider une vision partagée, sur le numérique par exemple. Le G7 peut aussi être une structure utile : pendant la présidence française en 2019, Mme de Silva avait ainsi lancé une initiative pour définir une position commune sur la régulation du numérique. Cela a été une initiative très utile. J'ai déjà eu des contacts informels avec nos collègues allemands, puisque l'Allemagne préside le G7 cette année, pour leur demander de poursuivre le travail et d'approfondir la réflexion en la matière. Cela nécessitera des échanges bilatéraux avec les autorités américaines.

Mme Sophie Primas, présidente. - Aurez-vous des contacts avec l'autorité de la concurrence chinoise ?

M. Benoît Coeuré. - Nous devons être attentifs à ce qui se passe en Chine. Dans mes fonctions actuelles, je travaille beaucoup avec les Chinois, notamment avec la Banque populaire de Chine, sur un projet de monnaie numérique à Hong Kong. Les BATX, c'est-à-dire les Gafam chinois, sont puissants et pourraient venir en Europe.

Enfin, si je suis nommé, j'aurai aussi à évoquer la question de l'ouverture à la concurrence du réseau ferroviaire.

Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie.

Ce compte rendu a fait l'objet d'une captation vidéo disponible sur le site internet du Sénat.

Vote sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Benoît Coeuré, candidat aux fonctions de président de l'Autorité de la concurrence

Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons procédé à l'audition de M. Benoît Coeuré, candidat présenté par le Président de la République aux fonctions de président de l'Autorité de la concurrence. Nous allons désormais procéder au vote.

Le vote se déroulera à bulletins secrets, comme le prévoit l'article 19 bis du Règlement du Sénat, et les délégations de vote ne sont pas autorisées, en vertu de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote.

Le dépouillement se déroulera aujourd'hui à l'issue de l'audition par l'Assemblée nationale de M. Coeuré, de manière simultanée avec la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

La réunion est close à 11 heures.

Dépouillement simultané au sein des commissions des affaires économiques des deux assemblées des scrutins sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Benoît Coeuré, candidat aux fonctions de président de l'Autorité de la concurrence

La commission procède au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Benoît Coeuré pour exercer les fonctions de président de l'Autorité de la concurrence simultanément à celui de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

Mme Sophie Primas, présidente. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale :

Nombre de votants : 30

Bulletins blancs : 8

Bulletins nuls : 0

Suffrages exprimés : 22

Pour : 12

Contre : 10