Mercredi 15 décembre 2021
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente, Mme Catherine Deroche, présidente de la commission des affaires sociales, M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, M. Claude Raynal de la commission des finances, et M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Sécurité d'acheminement des communications d'urgence - Examen du rapport d'information
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Nous sommes réunis pour examiner le rapport d'une mission de contrôle réunissant plusieurs commissions, dont je salue les présidents. Nous entendrons leurs rapporteurs : Jean-Michel Houllegatte pour la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, Patrick Kanner pour la commission des lois, Patrick Chaize pour la commission des affaires économiques, Marie-Pierre Richer pour la commission des affaires sociales et Jean Pierre Vogel pour la commission des finances.
Comme vous le savez, une panne sur le réseau d'Orange, le 2 juin dernier, a fortement perturbé les communications d'urgence, causant la mort de quatre personnes. Cette mission a procédé à l'audition de Didier Vidal, administrateur interministériel des communications électroniques de défense, de Stéphane Richard, alors PDG d'Orange, et de Guillaume Poupard, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi).
Mme Marie-Pierre Richer, rapporteure au nom de la commission des affaires sociales. - Le 2 juin dernier, une panne massive sur le réseau de l'opérateur Orange a fait obstacle à l'acheminement de 10 000 communications d'urgence ayant, vraisemblablement, causé la mort d'au moins quatre personnes.
Devant les risques vitaux que font courir de telles pannes, le Sénat a souhaité prendre toute la mesure du dysfonctionnement survenu en instituant la présente mission d'information composée de MM. Jean-Pierre Vogel et Patrick Chaize, de M. Jean-Michel Houllegatte et moi-même, respectivement nommés par les commissions des finances, des affaires économiques, du développement durable et des affaires sociales. La commission des lois a nommé Mme Françoise Dumont et MM. Loïc Hervé et Patrick Kanner, tous trois rapporteurs de la loi du 25 novembre 2021 visant à consolider notre modèle de sécurité civile et valoriser le volontariat des sapeurs-pompiers et les sapeurs-pompiers professionnels, dite loi « Matras », dont l'article 17 modifie les obligations à la charge des opérateurs en matière d'acheminement des communications d'urgence.
Afin d'établir la lumière sur les faits survenus, la mission a procédé aux auditions de Didier Vidal, administrateur interministériel des communications électroniques de défense, de Stéphane Richard, alors PDG d'Orange, et de Guillaume Poupard, directeur général de l'Anssi. Par ailleurs, l'Anssi a publié, le 19 juillet dernier, un rapport sur la panne du 2 juin, en lien avec l'inspection générale de l'administration, l'inspection générale des affaires sociales, le commissariat aux communications électroniques de défense et le conseil général de l'économie.
Ces auditions et la lecture de ce rapport ont été particulièrement instructives : les communications d'urgence sont certes soumises à un régime juridique spécial, mais sont transmises via une technologie relativement classique qui n'est pas distincte de celle qui est utilisée pour les appels ordinaires.
Le code des postes et des communications électroniques (CPCE) les définit comme des communications entre un utilisateur final et le centre de réception des communications d'urgence, dont le but est de demander et de recevoir des secours d'urgence de la part des services d'urgence qui sont chargés de la sauvegarde des vies humaines, des interventions de police, de la lutte contre l'incendie et de l'urgence sociale, comme le précise le même code.
En France, les numéros d'urgence sont relativement nombreux : on n'en compte pas moins de 13. Certains sont connus de tous, tels que le 17, le 15 ou le 18, mais d'autres le sont moins, comme le 114 permettant l'accès des services d'urgence aux personnes à déficience auditive ou le 191 pour les urgences aéronautiques.
Les obligations des opérateurs en matière de communications d'urgence sont prévues à l'article 33-1 du CPCE, qui a connu de nombreuses modifications en un temps relativement limité. Il prévoyait initialement des obligations en lien avec « les conditions de permanence, de qualité, de disponibilité, de sécurité et d'intégrité du réseau et du service qui incluent des obligations de notification à l'autorité compétente des incidents de sécurité ayant eu un impact significatif sur leur fonctionnement » ainsi que « l'acheminement gratuit des communications d'urgence ».
Toutefois, cet article a été réécrit par l'ordonnance du 26 mai 2021 transposant la directive du 11 décembre 2018 établissant le code des communications électroniques européen. Dans la rédaction issue de cette transposition par ordonnance, seul un critère de gratuité de l'acheminement des communications d'urgence a été retenu et il n'est plus fait mention des conditions de permanence, de qualité, de disponibilité et d'intégrité du réseau. Cet article a ensuite été modifié par la loi « Matras » à la suite de la panne.
M. Jean-Michel Houllegatte, rapporteur au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - D'un point de vue technique, ces treize numéros d'urgence formulés sous forme courte, tels que le 17, le 18 ou le 15 sont, en réalité, convertis en un numéro long, à dix chiffres, attribué au centre de traitement de l'appel d'urgence correspondant le plus proche géographiquement du lieu d'émission de l'appel.
Ainsi, une victime souhaitant joindre les pompiers à la suite d'un accident se produisant à Bordeaux verra son appel au 18 transmis, en réalité, au service départemental d'incendie et de secours (SDIS) de la Gironde via un numéro à dix chiffres à plusieurs égards semblable au numéro attribué à un particulier par un opérateur.
La transmission des appels passés par le biais des numéros d'urgence est assurée grâce à différentes technologies, et 85 % d'entre eux sont utilisés par des centres qui ont un raccordement en RTC, c'est-à-dire via le réseau téléphonique commuté qui assure historiquement le service de téléphonie par un réseau « cuivre ».
L'acheminement de la grande majorité des communications d'urgence par le réseau « cuivre », dont l'opérateur historique est Orange, présente des fragilités. La première est inhérente à la phase de transition de ce réseau, qui permet le raccordement de la téléphonie fixe, vers les réseaux en VoIP, qui assurent notamment l'accès à une offre internet à haut débit.
L'année 2021 constitue une année historique de croisement des courbes : le nombre d'abonnés utilisant les réseaux de fibre optique a dépassé le nombre d'abonnés utilisant le réseau « cuivre ». Dans une perspective de mutation technologique et d'amélioration de la connectivité sur notre territoire, un plan stratégique d'extinction progressive du réseau cuivre à l'horizon de 2030 a été mis en place par l'opérateur. Des tests sont réalisés actuellement dans certaines zones.
Dans son rapport d'information relatif à l'examen des crédits dédiés au numérique et aux télécommunications du projet de loi de finances (PLF) pour 2022, la commission des affaires économiques insistait sur le fait que l'extinction progressive du réseau cuivre et les investissements réalisés dans le déploiement des réseaux de fibre optique ne devaient pas se traduire par un désengagement de l'opérateur en matière de qualité de service et d'entretien des réseaux pour les très nombreux abonnés dont la connexion dépend encore du réseau « cuivre ».
Rapporteur pour avis de ces crédits, j'ai également insisté sur l'importance de l'entretien du réseau « cuivre » ; des injonctions pourraient être adressées à Orange pour rappeler que le réseau « cuivre » a toute son utilité et qu'il est important de continuer à s'y intéresser.
Au regard de l'importance des enjeux, le Gouvernement a annoncé un « plan Cuivre » en mai dernier, qui précise les engagements supplémentaires qui doivent être pris par Orange, notamment le maintien d'un investissement annuel à hauteur de 500 millions d'euros pour l'entretien du réseau sur l'ensemble du territoire.
Toutefois, ce « plan Cuivre », tout comme le plan stratégique d'extinction du réseau « cuivre » d'Orange, ne semble pas contenir de dispositions spécifiques relatives aux centres de traitement des appels d'urgence et à la transition de leur raccordement du réseau cuivre vers les réseaux en VoIP.
Des engagements spécifiques et supplémentaires doivent être pris afin que les interventions sur le réseau « cuivre » ne conduisent pas de nouveau à des dysfonctionnements significatifs dans l'acheminement des appels d'urgence. Ces préoccupations sont accentuées dans les territoires ruraux dans lesquels on constate des difficultés d'accès géographique aux soins - du fait d'un éloignement de l'offre médicale - et un temps d'intervention des services de secours en moyenne plus élevé qu'en zone urbaine. Il faut absolument leur éviter la double peine en y ajoutant des difficultés à contacter les services d'urgence.
La seconde fragilité est liée à la période suivant l'extinction du réseau cuivre puisque la multiplication des opérateurs qui vont émerger sur le réseau risque de diluer leur responsabilité en cas de panne. Dans cette perspective, nous appelons à une clarification du régime de responsabilité.
M. Patrick Kanner, rapporteur au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. - Je parlerai également au nom de mes collègues rapporteurs Françoise Dumont et Loïc Hervé, qui n'ont pu être présents aujourd'hui.
Le rapport de l'Anssi du 19 juillet 2021 a pu établir une chronologie très précise des évènements qui corrobore les explications fournies par le PDG d'Orange quant à la source de la panne. La panne a été initiée à 16 heures par une opération de maintenance sur les équipements de VoIP d'Orange, à Lille, à laquelle a fait suite une modification de configuration de l'ensemble des call servers d'Orange permettant l'interconnexion entre les réseaux IP et le RTC.
Selon ce même rapport, cette modification de configuration a très rapidement entraîné « une hausse des échecs de communications vers les numéros des services d'urgence » sur le réseau Bouygues Télécom, une « chute soudaine » des appels entrants auprès du SAMU du Nord ainsi que des difficultés rencontrées par le SAMU de Paris et par la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. Seize minutes après les modifications de configuration ayant engendré la panne, les services techniques d'Orange ont identifié le problème et mobilisé des experts en interne. Toutefois, le rapport souligne une « insuffisante réactivité ».
En effet, à partir de l'identification du problème intervenue à 17 heures, il aura, par exemple, fallu à Orange : plus d'une heure pour effectuer un signalement interne faisant état du fait que les services d'urgence d'Île-de-France, du Grand Est et du département du Nord étaient injoignables ; près de deux heures pour signaler cet incident majeur au Centre opérationnel interministériel des crises ; près de trois heures pour organiser la première réunion de la cellule de crise interne à Orange ; près de quatre heures pour établir un premier contact avec un autre opérateur pour signaler un dysfonctionnement sans préciser l'impact particulier sur les numéros d'urgence et dix-sept heures trente pour organiser la première réunion avec les opérateurs tiers.
De leur côté, les différents services d'urgence concernés ont fait part d'une grande réactivité que nous tenons à saluer en diffusant, notamment, des numéros de contournement à dix chiffres permettant de les contacter.
Particulièrement touchés par la panne, plusieurs SAMU ont fait preuve d'efficacité et d'initiative. C'est notamment le cas des SAMU du Nord et d'Île-de-France, qui ont été parmi les premiers services d'urgence concernés et qui ont rapidement relayé l'information à l'association nationale des SAMU-Urgences de France, afin de mettre en place une cellule de crise informelle. Cette association a joué un rôle clé dans la remontée d'informations.
En outre, le SAMU du Nord a très rapidement contribué à diffuser un numéro à dix chiffres, y consacrant jusqu'à dix postes dans le cadre de sa cellule de crise, qui sera, par la suite, mise à profit pour réceptionner les appels à destination du SDIS du Nord et à destination du 17. Les numéros à dix chiffres des SAMU de chaque département seront finalement diffusés à la population par le ministère de la santé via son site internet et les agences régionales de santé (ARS). Ils ont aussi été relayés par les médias en continu.
Malgré les efforts fournis, à leur niveau, par les services d'urgence concernés, la panne a conduit à ce que 10 000 appels d'urgence n'aient pu aboutir, selon l'estimation fournie par Stéphane Richard.
Les conséquences ont été lourdes puisque quatre décès ont été attribués à cette panne par le ministère de l'intérieur. Au-delà de ce chiffre, il semble particulièrement difficile, à l'heure actuelle, d'établir avec certitude les conséquences réelles de cette panne tant elles peuvent être multiples, notamment en matière de perte de chance pour les victimes n'ayant pas réussi à joindre un service d'urgence ou l'ayant joint après plusieurs tentatives rendues infructueuses par la panne.
M. Patrick Chaize, rapporteur au nom de la commission des affaires économiques. - La panne du 2 juin 2021 a fait l'objet de plusieurs mesures d'enquête et d'évaluation visant à en analyser les causes et les conséquences afin d'en prévenir les apparitions futures. Ainsi, l'opérateur Orange a, de lui-même, mis en place un audit interne « sans délai », comme nous l'indiquait son PDG, Stéphane Richard.
Le rapport d'évaluation le plus complet sur la panne est le rapport de l'Anssi du 19 juillet dernier. Nous saluons la qualité de ce document qui aboutit à une série de recommandations opérationnelles.
Sa recommandation « Clarifier et renforcer les obligations de service public qui s'imposent à l'acheminement des services d'urgence » s'est déjà partiellement traduite par la modification des dispositions législatives applicables aux opérateurs en matière d'appels d'urgence. En effet, l'article 17 de la loi « Matras » réintroduit une obligation de continuité de l'acheminement des communications d'urgence, obligation qui avait été récemment supprimée.
Cette évolution législative est à mettre en perspective avec les évolutions réglementaires récentes prises dans le cadre de la transposition de la directive européenne du 11 décembre 2018. Ces deux étapes marquent donc un premier pas dans la mise en oeuvre de la recommandation du rapport précité.
Toutefois, ces avancées concernent les dispositions générales applicables aux opérateurs de télécommunications, mais pas leurs obligations de service public. En effet, cette directive européenne ne considère pas que l'acheminement des communications d'urgence fasse partie des obligations du service universel des communications électroniques.
La portée d'une obligation générale applicable aux opérateurs est moindre que celle d'une obligation de service public.
L'état actuel du droit, ainsi que la panne massive intervenue sur les réseaux d'Orange, nous conduit à nous interroger sur l'avenir du service universel des communications électroniques. Depuis la fin de l'année 2020, le Gouvernement n'a toujours pas désigné de nouveau prestataire pour assurer ce service universel. Nous appelons donc à la mise en oeuvre rapide d'une nouvelle procédure de désignation du prestataire de service universel avec des obligations renforcées en matière d'acheminement des communications d'urgence renvoyant a minima aux dispositions de l'article L. 33-1 du CPCE, qui consacre une obligation générale de continuité de l'acheminement des communications d'urgence.
Comme de coutume, le Sénat veillera à ce que le décret d'application prévu par l'article 17 de la loi « Matras » soit publié dans des délais raisonnables et qu'il respecte tant la lettre de la loi que la volonté du législateur.
Nous veillerons également à utiliser nos prérogatives en matière de contrôle pour nous assurer que le Gouvernement favorise l'émergence de solutions technologiques permettant d'améliorer la fiabilité des transmissions des appels d'urgence, comme le recommande le rapport du 19 juillet.
En tant que parlementaires, nous veillerons à contribuer à une réflexion d'ensemble sur l'avenir du secteur des télécommunications. Cette panne souligne l'ampleur des défis à relever dans ce secteur. Ces défis sont nombreux, liés et interconnectés : ils ne devraient pas être examinés séparément. Pour les années à venir, c'est d'une stratégie globale dont nous avons besoin.
S'interroger sur les raisons de la panne du 2 juin dernier, c'est poser la question des obligations de service public des opérateurs et de l'avenir du service universel des communications électroniques.
S'interroger sur ce service universel, c'est poser la question de la transition technologique du réseau « cuivre » vers les réseaux « fibre » pour garantir un accès internet haut débit sur l'ensemble du territoire.
Cette transition ne doit laisser personne de côté, la qualité de service doit être assurée jusqu'au « dernier mètre » et jusqu'au « dernier abonné ».
Nous voulons que le plan Cuivre du Gouvernement et que les engagements pris sur ce sujet par Orange intègrent des dispositions spécifiques relatives à la transmission des appels d'urgence et au raccordement des centres de traitement de ces appels.
M. Jean Pierre Vogel, rapporteur au nom de la commission des finances. - Il convient de développer de nouvelles possibilités d'informer les populations en cas de panne des numéros d'urgence. Les développements de mon rapport de 2017 sur le volet mobile du système d'alerte et d'information des populations (SAIP) et l'intérêt pour la technologie de Cell Broadcast sont de nouveau d'actualité.
Il convient de prédéfinir les moyens alternatifs par le biais desquels les services de secours pourraient être contactés en cas de panne des numéros d'appel d'urgence. À ce titre, la mission d'information appelle à une réflexion profonde ouverte à l'ensemble des technologies disponibles.
Enfin, nous tenons à formuler une mise en garde des plus solennelles : alors que la panne du 2 juin a permis de prendre conscience des enjeux vitaux de la transmission des appels d'urgence, nous attirons l'attention sur un autre risque majeur qui concerne le traitement de ces appels d'urgence par les services d'incendie et de secours.
Ces appels sont traités par des SDIS via des systèmes, les systèmes de gestion des alertes et de gestion opérationnelle (SGA-SGO), qui leur permettent, en temps réel, d'identifier, de localiser et de mobiliser les moyens humains et matériels dont ils disposent pour répondre à une alerte donnée. Ces systèmes sont véritablement la moelle épinière des services d'incendie et de secours et de leur capacité opérationnelle.
Or, certains SGA-SGO, devenus particulièrement obsolètes, ne sont plus mis à jour par leurs éditeurs et certains systèmes anciens ne proposent pas les fonctionnalités récentes telles que la géolocalisation des appels d'urgence.
C'est la raison pour laquelle le projet NexSIS 18-112 a été initié en 2016. Il est porté par l'Agence du numérique de la sécurité civile (ANSC), dont notre collègue Françoise Dumont a été présidente, afin d'offrir aux SDIS qui le souhaitent une solution permettant le remplacement de leurs SGA-SGO.
Sept services d'information et de secours devaient initialement voir leurs SGA-SGO actuels remplacés par le système NexSIS en 2021, puis quatorze services d'incendie et de secours supplémentaires ainsi que la brigade des sapeurs-pompiers de Paris en 2022. Cependant, le conseil d'administration de l'ANSC du 7 juillet 2021 a révélé que le calendrier initial ne pourrait être tenu.
Ce retard fait craindre des pannes lourdes des SGA-SGO obsolètes ne pouvant être remplacés dans les temps. De telles pannes auraient des conséquences dramatiques dans les départements concernés, sans aucune commune mesure avec la panne des numéros d'appels d'urgence connue le 2 juin dernier.
Ce retard n'est pas imputable aux équipes de l'ANSC dont nous tenons à souligner l'excellence du travail et l'exemplarité de l'engagement. Mais elles ne suffisent pas à compenser le manque de moyens affectés par l'État à cette agence que le Sénat n'a cessé de souligner : d'abord dans mon rapport d'information « NexSIS 18-112 : un projet de mutualisation des systèmes d'information des SDIS, dont l'intérêt sur les plans économique et opérationnel doit être garanti », puis dans les rapports que Françoise Dumont et moi-même avons commis sur les crédits affectés à la sécurité civile lors du dernier PLF.
J'ai souligné que le plafond d'emplois de l'ANSC a été maintenu à 12 équivalents temps plein travaillé (ETPT) dans le PLF pour 2022, malgré les demandes de moyens humains supplémentaires formulées par l'agence. Françoise Dumont a, elle, dénoncé la faiblesse de la dotation de soutien aux investissements structurants des SDIS qui finance exclusivement l'ANSC à hauteur de 2 millions d'euros au sein du PLF pour 2022.
Alors que cette dotation avait été créée en 2016 pour redéployer les économies permises par la réforme de la prestation de fidélisation et de reconnaissance (PFR) à destination des sapeurs-pompiers volontaires, l'écart cumulé entre les économies réalisées au titre de la nouvelle PFR et les montants redistribués via la dotation aux investissements structurants n'a cessé de croître et était évalué, en 2020, à plus de 62 millions d'euros. Un redéploiement complet des économies déjà réalisées au travers du passage à la nouvelle PFR permettrait donc de couvrir largement les besoins de l'ANSC pour la mise en place du programme NexSIS.
Au regard des conséquences de la panne du 2 juin dernier, du caractère vital du programme NexSIS, du retard déjà enregistré pour son déploiement, des engagements financiers significatifs portés par les SIS et de la baisse récurrente de la dotation aux investissements structurants des SDIS qui assure le financement de ce programme, nous réitérons le souhait d'un effort financier conséquent de l'État pour le financement de l'ANSC.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Je remercie l'ensemble des rapporteurs pour ce travail.
Les commissions autorisent la publication du rapport d'information.
La réunion est close à 9 h 30.
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente, et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Les pêcheurs français face au Brexit - Examen du rapport d'information
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Lorsque nous avons auditionné la ministre de la mer Annick Girardin, jeudi 9 décembre dernier, nous avons évoqué une actualité très dense, avec la date butoir du 10 décembre 2021. Cette date correspondait, tout d'abord, à l'expiration du délai accordé par la Commission européenne aux autorités britanniques pour l'octroi des licences de pêche, mais aussi pour les négociations relatives aux totaux admissibles de capture (TAC) dans les eaux britanniques, qui devaient être arrêtés le même jour. S'y ajoutait le premier tour des négociations pour les TAC dans les eaux de l'Union européenne (UE), à intervenir lors du Conseil pêche des 12 et 13 décembre 2021.
Ces échéances passées, le résultat obtenu apparaît décevant : le Premier ministre britannique Boris Johnson a affirmé ne pas se sentir tenu par les « ultimatums » de la France et de l'Union européenne (UE), et sur 104 licences encore demandées, il n'en a finalement accordé, le lendemain, que 30. On ne peut pas vraiment dire que la France ait été entendue... Les TAC dans les eaux britanniques n'ont pas été décidés à temps, et, faute de mieux, on appliquera une clé de répartition au prorata pour les trois premiers mois de 2022. Avouez qu'il peut être difficile de se projeter pour un pêcheur opérant dans les eaux britanniques !
Les TAC dans les eaux européennes ont été annoncés hier matin, mardi 14 décembre 2021, et, comme nous le craignions, ils ne tiennent pas compte du contexte exceptionnel lié, coup sur coup, à la Covid-19 et au Brexit. Ces TAC ne permettent pas un report, même temporaire, sur nos eaux, de la quotité de pêche rendue impossible dans les eaux britanniques.
À l'aune de ces derniers rebondissements, on peut dire que nous ne nous sommes pas trompés, en demandant à notre collègue Alain Cadec de préparer un rapport, en tant que président de la section « Pêche et produits de la mer », pour les deux commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat.
À titre personnel, j'observe avec inquiétude que l'on semble prêt à diminuer nos capacités productives alors que les standards environnementaux de l'UE sont parmi les plus ambitieux au monde, tandis que, dans le même temps, des bateaux-usines chinois ou russes sillonnent les mers. Je suis également sidérée que personne, hormis peut-être dans ces murs, ne mentionne le drame qui se dessine pour l'après-juin 2026, si nous l'abordons dans le même état d'impréparation que 2021, avec la perspective de renégociations annuelles des quotas.
Je laisse désormais la parole à Jean-François Rapin, et je suis impatiente d'entendre Alain Cadec nous présenter ses constats et ses propositions.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je me réjouis que nos deux commissions se réunissent aujourd'hui pour traiter de la situation des pêcheurs à la suite du Brexit. Derrière ce sujet, ce sont des professionnels qui perdent patience, et, plus grave, qui perdent espoir pour l'avenir de leur métier. Sont en jeu une filière, mais aussi des familles et des territoires.
La commission des affaires européennes y prête attention depuis l'origine : dès la signature de l'Accord de retrait du Royaume-Uni en octobre 2019, elle a travaillé à élaborer une proposition de résolution européenne pour peser sur le mandat de négociation, en vue du nouveau partenariat à construire avec les Britanniques. Cette résolution plaidait pour que le sujet de la pêche ne soit pas dissocié du reste de l'accord, dans l'intérêt même de nos pêcheurs : ce fut la ligne de conduite tenue jusqu'au bout par le négociateur Michel Barnier et cela a évité un « no deal » qui aurait signifié la fin pure et simple de l'accès aux eaux britanniques.
Mais la mise en oeuvre de l'Accord de commerce et de coopération finalement conclu entre les deux parties le 24 décembre 2020 est rendue très difficile par l'enjeu de politique intérieure que cela représente pour le Royaume-Uni. Nous avons entendu hier Catherine Colonna, notre ambassadrice à Londres, dans le cadre du groupe de suivi de la nouvelle relation euro-britannique, et elle nous a confirmé que, sur ce sujet de la pêche où nos intérêts sont pourtant liés - les eaux britanniques étant poissonneuses mais les consommateurs étant surtout français -, et où nous aurions pu espérer des compromis, l'isolationnisme britannique, et même l'exceptionnalisme britannique pour reprendre ses mots, donne une charge politique excessive au dossier de la pêche et complique son issue.
Notre conviction nous conduit à penser que nous avons tout intérêt à européaniser le sujet pour éviter le face-à-face avec le Royaume-Uni et utiliser à notre avantage le poids des vingt-sept États membres, tant qu'ils restent unis. C'est pourquoi notre commission a auditionné cette année, non seulement les ministres concernés et le Comité national des pêches et des élevages marins, mais aussi le commissaire européen Virginijus Sinkevièius, de même que plusieurs des députés au Parlement européen. Et je me félicite qu'Alain Cadec, qui a présidé la commission pêche du Parlement européen, soit aujourd'hui celui qui préside le groupe d'études « Pêche et produits de la mer » au Sénat et consacre un rapport à cette question. Nous l'écouterons avec attention.
M. Alain Cadec, rapporteur. - Je suis très heureux de vous présenter les principales orientations du rapport que vous avez bien voulu me confier sur les pêcheurs français face au Brexit.
Nous avons dû agir dans un temps limité, avec la difficulté d'un sujet « chaud », d'une actualité en mouvement. Dans ce rapport, je traite bien sûr de la question des licences de pêche non octroyées par les Britanniques, je reviens sur ses causes et en analyse les conséquences. À ce sujet, le message politique que je voudrais faire passer est très clair et très simple : il ne faut pas laisser les Britanniques faire des pêcheurs français les « victimes collatérales » ni les « variables d'ajustement » du Brexit.
Mais j'ai également pensé, et c'est, je crois, l'une des caractéristiques de cette Haute Assemblée, qu'il était opportun d'essayer de voir plus loin ou plutôt d'essayer de discerner, en-dessous de l'écume, les lames de fond, c'est-à-dire de percevoir les évolutions structurelles, au-delà de la seule conjoncture.
L'Accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020 entre les deux parties, en particulier son volet pêche, a été perçu avec soulagement par les pêcheurs français car il s'agissait d'une meilleure issue qu'un « no deal ». Le volet pêche de cet Accord accorde aux pêcheurs de l'UE un sursis de 5 ans et demi, jusqu'à juin 2026, période de transition pendant laquelle l'Union européenne sécurise 75 % de ses quotas de pêche dans les eaux britanniques pour en rendre à terme 25 % aux pêcheurs britanniques, qui en voulaient au départ 60 %.
Cela apparaît certes moins avantageux que la politique commune de la pêche, qui garantissait jusqu'alors un accès à la zone économique exclusive britannique et, en cas de « droits historiques », un accès à la bande côtière britannique (les 6-12 milles). C'est donc une perte, sachant que le quart de la pêche hexagonale est réalisée dans les eaux britanniques. Mais il faut bien comprendre qu'avec un « no deal », il aurait fallu renégocier l'intégralité de nos quotas. À cet égard, nous disposons d'un répit de cinq ans et demi. Ce n'est pas pour rien que les premiers mécontents de l'accord étaient les pêcheurs britanniques, s'estimant trahis, eux qui ont voté à 90 % pour le Brexit.
Ce compromis est à mettre au crédit du négociateur en chef de l'Union européenne, Michel Barnier : il a réussi à lier les négociations sur la pêche, laquelle pèse 1 % du PIB de l'UE, avec l'ensemble des négociations commerciales et douanières, dont le poids économique est très supérieur. C'était d'ailleurs la demande de la commission de la pêche du Parlement européen, que j'avais l'honneur de présider.
Il convient de souligner la situation juridique particulière des îles anglo-normandes. Il y a eu une volonté délibérée, notamment de Jersey, de remettre en cause le compromis trouvé avec les accords dits de la baie de Granville du 4 juillet 2000, qui délimitaient les eaux anglo-normandes et les droits de pêche autour de deux principes qui me semblent incontournables : des relations de bon voisinage, et la nécessité d'un régime particulier compte tenu de la proximité géographique.
Ces principes avaient permis de dégager un consensus en associant professionnels, scientifiques et administrations au sein d'un comité de gestion et de suivi. Les îles anglo-normandes, « dépendances de la couronne britannique », jouissant d'une grande autonomie, elles n'étaient à ce titre pas couvertes par le droit de l'UE et n'ont d'ailleurs même pas pris part au vote qui a conduit au Brexit. Pourtant, par opportunisme, elles ont demandé à être couvertes par l'Accord de commerce et de coopération, qui annule et remplace toute disposition antérieure en matière de pêche - c'est l'article 19 de la rubrique pêche. Depuis lors, Jersey, notamment, s'est montrée beaucoup moins conciliante que Guernesey.
Côté bilan de l'application de l'Accord, le compte n'y est pas. Nul ne doutait, dès sa conclusion, que l'application en serait difficile, mais pas à ce point ! Si on met de côté les 734 licences de pêche attribuées dès janvier 2021 pour la zone économique exclusive (ZEE), pour se concentrer sur les 6-12 milles de la Grande-Bretagne et les eaux anglo-normandes : 300 licences définitives ont été accordées sur 374 demandées, soit un taux de refus significatif de 20 %.
Or, ce sont quasi exclusivement les petits navires français de pêche côtière qui se sont vu refuser des licences, les « moins de 12 mètres ». C'est non seulement injuste, mais c'est tout notre modèle de pêche artisanal, de proximité, et les arrière-pays, qui sont bouleversés.
J'en viens à mon analyse de l'impasse actuelle des négociations. Ce sont bien sûr les Anglais qui ont « tiré les premiers », en interprétant le traité à leur manière.
L'échec provient tout d'abord de la mauvaise foi britannique autour des définitions des « antériorités de pêche » et des « navires de remplacement » : les Britanniques ne se sont pas en l'espèce contentés de préciser l'Accord, ils l'ont modifié substantiellement en l'interprétant. Leur démarche est donc bien illégale au regard dudit Accord et du principe pacta sunt servanda, pierre angulaire du droit international. Les exigences rétroactives de Londres s'inscrivent dans une stratégie de tracasserie administrative délibérée.
Les négociations sont aussi pour ainsi dire « restées à quai », parce que la Commission européenne n'a pas été assez vigilante. Elle était pourtant la seule partie à l'accord avec les Britanniques et donc la garante de sa bonne application. Or, elle n'a réagi que tardivement, à l'automne 2021.
Je vois trois explications à cela. D'abord, le sujet apparaît très franco-britannique et il n'a pas suscité de réflexe de solidarité parmi les autres États membres, pour qui il s'agit d'un conflit sans grande portée économique, et de surcroît largement résolu, vu de Bruxelles. L'échelon européen pouvait ne pas paraître le bon, mais le cadre fixé par l'Accord nous y contraignait. Le circuit de communication entre pêcheurs français et administration britannique est beaucoup trop complexe : les comités départementaux ou régionaux des pêches aident les pêcheurs à compiler les éléments de preuve, ensuite examinés par la direction des pêches à Paris (DPMA), réexaminés par la DG MARE au sein de la Commission de Bruxelles, transmis à Londres qui, le cas échéant, les fait parvenir à Saint-Hélier ou Saint-Pierre-Port. Alors que Jersey est à 25 km des côtes françaises... La Commission européenne a admis procéder avec les États membres à un filtrage des demandes, certes au nom de la crédibilité des dossiers, mais n'y a-t-il pas eu un excès de zèle de nos autorités ?
Ensuite, la France a incontestablement perdu de son influence à Bruxelles et ce malgré ses alliés potentiels, les États « amis de la pêche », et le soutien unanime de la commission de la pêche du Parlement européen, qui a voté à l'unanimité une résolution pour soutenir la France dans ce dossier. Les pouvoirs publics français n'ont pas su agir assez rapidement pour faire endosser des « mesures correctives » par la Commission européenne, seule habilitée à les prendre. Par ailleurs, il ne faut pas trop espérer de la présidence française du Conseil de l'UE ; je pense que la France aurait dû renoncer à cette présidence et passer la main à la Suède, pour prendre le tour d'après, car son temps utile ne sera que de deux mois en raison de l'élection présidentielle.
Enfin, le commissaire européen à l'Environnement et à la Pêche a peut-être vu dans cet épisode l'occasion de réduire nos capacités de pêche, ce qu'il demande depuis des années au nom de la conservation des ressources halieutiques. Or, comme l'a rappelé la présidente Sophie Primas, l'espace maritime de l'Union européenne est le plus contrôlé au monde et préserve le mieux la biomasse.
J'aurai bien sûr un mot pour notre Gouvernement et notre Président, dont la stratégie a été contradictoire. Pas entendue à Bruxelles, la France est tombée dans le piège d'un affrontement bilatéral alors que l'accord est euro-britannique, pas franco-britannique. Les autorités françaises se sont lancées dans une surenchère d'annonces de mesures de « rétorsion » irréalistes, et sans doute contraires au droit international comme aux règles européennes : coupures d'électricité, contrôles douaniers systématiques... Les Anglais ont eu beau jeu de qualifier la réaction française de « disproportionnée ». « En même temps », ces mesures n'ont jamais été appliquées, les ministres ayant été désavoués par le Président de la République au G20 de Rome, qui a proposé une désescalade à Boris Johnson, ce qui a nui à la cohérence de la parole de la France.
Cerise sur le gâteau, la ministre de la mer a rappelé publiquement que le Gouvernement envisageait un plan de sortie de flotte (PSF) pour les navires n'ayant pas obtenu de licences. En pleine négociation, cela a donné le signal d'un renoncement. Ce sont des dizaines de bateaux que l'on envisage de détruire, ainsi que les droits de pêche qui y sont associés. Est-ce cela, l'avenir que l'on promet à nos jeunes dans les lycées professionnels maritimes ? La ministre, dans le même discours, annonce un renforcement de la formation des jeunes marins... Par ailleurs, comment voulez-vous dans ces conditions que Bruxelles négocie ?
Je souhaite également insister sur la nécessité d'anticiper les échéances des prochaines années, notamment l'après-2026, pour maintenir nos capacités de production.
Il faut avoir à l'esprit que l'affaire des licences ne représente que le début d'un long chemin de croix pour accéder aux eaux britanniques, à cause de trois écueils. En effet et tout d'abord, si les parts respectives du « gâteau » sont définies par l'Accord, la taille de ce gâteau doit être décidée chaque année, normalement avant le 10 décembre. En ciblant les baisses de totaux admissibles de capture (TAC) sur les espèces pour lesquelles ils ont une part réduite, les Britanniques peuvent instrumentaliser ces TAC pour gêner les Européens. Ensuite, les Britanniques peuvent prendre ce qu'on appelle des « mesures techniques », par exemple sur le maillage des filets ou sur les dates de pêche, qui peuvent constituer des barrières à l'entrée si elles ne sont pas prises en fonction de considérations strictement scientifiques, comme le prévoit normalement l'Accord. Les autorités britanniques ont d'ores et déjà annoncé de telles mesures, qui entreront en vigueur le 1er janvier 2022. Enfin, ces dernières pourront, après juin 2026, renégocier annuellement les quotas. Ce sera une épée de Damoclès, source d'insécurité juridique permanente pour les marins, si nous ne l'anticipons pas.
Ainsi, en deux ans, nos pêcheurs ont subi une triple peine : la Covid-19, le Brexit, et la baisse des TAC. Nous aurions besoin de la bienveillance des autorités européennes, pour reporter sur nos eaux les autorisations de pêche perdues dans les eaux britanniques. D'une façon générale, 15 % des ressources halieutiques étaient bien gérées en 2000, nous en sommes aujourd'hui à 60 %, c'est dire les efforts qui ont été fournis ! Je ne demande pas d'augmenter nos capacités de pêche, car elles sont à un bon étiage, mais de les maintenir, en autorisant un report.
La France est un grand pays maritime, mais nous importons les deux tiers du poisson que nous mangeons. Sortir d'une logique productive en Europe se traduirait par la perspective d'un déficit commercial accru en matière de produits de la mer : voilà ce que je désigne sous les termes de « durabilité dans un seul pays ». Rappelons que l'UE pêche 3 % du poisson mondial, contre 40 % pour la Chine. C'est aussi pour cela qu'il faut contester le PSF, notre souveraineté alimentaire est en jeu !
Enfin, je souhaite vous livrer quelques recommandations, quelques pistes que je soumets à votre sagacité. J'identifie, à cet effet, trois catégories de mesures, à court, moyen et long terme.
À court terme, on ne doit pas accepter le fait accompli britannique sur les licences. L'UE est fondée, autant que le Royaume-Uni, à décider des mesures d'application de l'Accord. Concrètement, nous devons obtenir des autorisations temporaires pour nos pêcheurs qui se trouvent encore en attente du traitement de leurs dossiers, de même que la transparence des Britanniques sur leurs méthodes d'instruction, ainsi qu'une indulgence de leur part, pour ceux de nos bateaux qui étaient par exemple en travaux et qui ont atteint le nombre de jours requis en moyenne, mais pas année par année.
En contrepartie, la France et l'UE doivent se montrer irréprochables quant à la démonstration des antériorités de pêche, en exploitant mieux toutes les données qu'elles ont à disposition et en transmettant toutes les demandes, sans autocensure.
Il faut en parallèle fluidifier les échanges avec les Britanniques en mobilisant l'Europe et les régions. Nous devons réaffirmer, tout d'abord, le mandat clair de la Commission européenne en matière d'obtention des licences, mais demander parallèlement une habilitation de l'Union pour négocier de façon bilatérale avec le Royaume-Uni des « accords de Granville II », puisqu'il s'agit d'une politique exclusive. Plus largement, un dialogue régulier doit être institué entre nos régions, les îles anglo-normandes et les autorités britanniques, pour prévenir les différends en amont.
Enfin, si les Britanniques persistent dans leur attitude non coopérative, il ne faut pas exclure des mesures correctives, dans le respect de la légalité internationale. La France doit peser de tout son poids au sein de l'UE pour que cette dernière prenne de telles dispositions. Mais notre pays ne peut en aucun cas s'y substituer. Par gradation, trois types de mesures sont prévus par l'Accord de commerce et de coopération. Il s'agirait, tout d'abord, de suspendre l'accès à nos eaux et le traitement tarifaire préférentiel pour les navires et les produits de la pêche britanniques. Cette option a le mérite d'appuyer sur la dépendance britannique à l'égard des consommateurs européens, puisque plus de la moitié du poisson débarqué par les Britanniques est destiné à ce marché. Mais il faut dans ce cas aider les mareyeurs, qui ne doivent pas être des victimes collatérales de notre diplomatie. Attention aussi à ce que ces mesures soient appliquées dans tous les États membres de l'UE, sinon le traitement du poisson britannique se déporterait sur les ports belges ou néerlandais.
Ensuite, nous pourrions suspendre l'exonération de droits de douane accordée à d'autres marchandises que les produits de pêche : c'est l'option des mesures croisées, qui devrait être recherchée en priorité, mais cela implique de mobiliser les autres États membres de l'Union européenne.
Enfin, il y aurait la possibilité de remettre en cause plus globalement l'application de l'Accord de commerce et de coopération, voire de le dénoncer. Cette option est envisageable s'agissant du volet pêche pour les îles anglo-normandes, mais pas pour le Royaume-Uni, car pour ce dernier une clause lie la rubrique pêche à la rubrique commerce : les répercussions économiques seraient énormes.
Outre les rétorsions directes, on peut également proposer d'ajouter Jersey et Guernesey à la liste de l'UE des territoires non coopératifs en matière fiscale. Ce sont deux paradis fiscaux, c'est un argument.
À moyen terme, il faut anticiper le grand saut dans l'inconnu de l'après 2026 mieux que les problèmes de l'année 2021 ne l'ont été. Les négociations avec les Britanniques seront difficiles. Il faudra s'accorder au niveau européen pour imposer à la partie adverse la pluri-annualité des quotas : on ne peut accepter l'annualité, qui enlève toute visibilité aux pêcheurs ! Il faudra aussi refuser la commercialisation des licences. Pour ce faire, il faudra lier les négociations après 2026 à celles sur l'accès des Britanniques aux eaux de l'UE.
À long terme, la France doit maintenir ses capacités de pêche. Cela passe par de nouvelles opportunités de pêche afin de limiter notre dépendance aux importations, en obtenant de la Commission un report de l'effort de pêche dans nos eaux, sous le contrôle des scientifiques, mais aussi en récupérant des quotas britanniques dans les eaux norvégiennes et islandaises. Un autre sujet qui me tient à coeur est celui du mitage des zones de pêche par les parcs éoliens offshore : il faudrait une plus grande association des pêcheurs aux décisions d'implantation et à la gestion de ces parcs.
Je conclurai mon propos en faisant valoir qu'il faut construire un plan de modernisation de notre flotte, pas pour en augmenter le volume mais pour le stabiliser, et certainement pas pour détruire des navires par le biais d'un « plan de sortie de flotte ». En cas de besoin, des arrêts temporaires sont préférables, sur le modèle des « arrêts Brexit » et des « arrêts Covid ».
La Réserve européenne d'ajustement au Brexit doit servir à actualiser et non à détruire notre capacité de pêche. Elle doit contribuer à promouvoir la sécurité des navires, les économies d'énergie et la sélectivité des engins de pêche. Il faudrait également financer un plan de modernisation du secteur du mareyage, pour accompagner ce secteur dans sa transformation écologique, par exemple en matière d'emballages plastiques et de transport... Nous pourrions aussi lancer un plan « pêche et produits de la mer » dans l'objectif de ramener de 65 % à 50 % notre dépendance aux importations d'ici dix ans. Je suggère encore de rechercher une meilleure valorisation et de meilleurs débouchés pour certaines espèces qui se trouvent parfois en abondance (comme le tacaud ou le carrelet) voire en surabondance (comme le poulpe) dans les eaux françaises mais sont boudées par les consommateurs. Je suggère enfin de poursuivre l'amélioration de l'attractivité des métiers de la pêche et de développer l'aquaculture, notamment dans des fermes piscicoles durables, différentes de ce que l'on trouve en Norvège, où il s'agit de fermes industrielles et polluantes.
M. Pierre Louault. - Sait-on combien de demandes de licences sont restées sans réponse ?
M. Alain Cadec, rapporteur. - Il y en a encore 74 et je crois que les Britanniques ont décidé qu'ils n'en accorderaient plus. Le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, M. Clément Beaune, fait valoir que nous sommes au « dernier kilomètre » ; je n'y crois guère !
Mme Anne-Catherine Loisier. - Est-il envisageable de récupérer des zones de pêche, en particulier dans l'Atlantique nord, ou bien est-ce une source de tensions ?
M. Alain Cadec, rapporteur. - Oui, c'est possible, une partie des quotas dans les eaux norvégiennes et islandaises sont partagées avec le Royaume-Uni, on y trouve en particulier beaucoup de cabillaud, ce qui peut intéresser nos pêcheurs - mais il y a effectivement un risque de tensions.
M. Laurent Duplomb. - J'avais alerté nos autorités sur la problématique des licences il y a quelques mois. Mais une fois de plus, le résultat démontre la naïveté du Gouvernement français dans la négociation - et même sa faculté à nous mentir, puisque, quand le ministre affirme que 93 % des licences demandées ont été accordées, nous savons que c'est faux et vous montrez bien combien il y a d'injustice. Les Britanniques jouent sur les mots, ils ne redonnent pas de licence quand le bateau est remplacé, alors que le pêcheur a investi pour moderniser son outil de travail : voilà comment il s'en trouve remercié ! En plus de cela, hélas, nous constatons l'impuissance de la France en Europe. Ce soir, lors de son intervention télévisée, le Président de la République fera probablement des « effets de manche » en présentant ses ambitions pour la présidence de l'UE, mais l'impuissance de la France sur la pêche augure bien mal de ce qui se passera l'an prochain...
M. Didier Marie. - Nos pêcheurs sont otages de la politique intérieure britannique, et même de l'écart entre les déclarations britanniques et ce qui reste de leurs intérêts, sachant que les débouchés de la pêche anglaise sont surtout chez nous. En réalité, la crispation actuelle nuit à tout le monde. Espérons que les difficultés se résoudront rapidement.
J'en viens à mes interrogations. Est-ce que l'UE anticipe la négociation sur les quotas - et quels sont les rapports de force internes à l'Union européenne sur le sujet ? Ensuite, les Britanniques n'accepteraient-ils pas, à l'avenir, le renouvellement des bateaux, alors que les pêcheurs sont obligés d'investir : quelle est donc la continuité de nos droits de pêche ? Enfin, est-ce le Brexit qui explique l'augmentation actuelle du prix du poisson ?
M. Alain Cadec, rapporteur. - Sur cette dernière question : oui, je crois que c'est bien la crise post-Brexit qui a provoqué l'augmentation des prix à laquelle nous assistons.
Les navires de remplacement sont souvent ceux de jeunes pêcheurs : ce sont donc les jeunes qui vont se trouver sur le carreau, alors que notre ministre parle d'en former davantage, c'est tout à fait contradictoire... L'Accord conclu le 24 décembre 2020 ne définit pas précisément la notion de navire de remplacement : il aurait peut-être fallu le faire avec des critères précis, les Britanniques ont exploité le filon pour limiter nos droits de pêche.
La Commission européenne anticipe le traitement de la question des quotas, mais les Britanniques repoussent la réglementation sur les stocks partagés au second trimestre 2022. D'une façon générale, consentir à une renégociation annuelle serait un drame, car elle intervient tard dans l'année et les pêcheurs n'auraient alors plus aucune visibilité. Voyez comme cela se passe aujourd'hui, par exemple avec les droits de pêche sur la sole dans le Golfe de Gascogne : les chiffres tombent à la fin de l'année, les pêcheurs viennent donc tout juste d'apprendre qu'ils doivent réduire leurs prises d'un tiers, c'est déstabilisant !
Dans la pêche comme ailleurs, c'est chacun pour soi, et nous devons constater que pas un pays européen n'est venu à notre secours dans cette crise, pas plus les Belges, les Hollandais, les Italiens que les Espagnols, pourtant concernés eux aussi : il n'y a pas de solidarité. Il faut bien voir aussi que cette situation est consécutive à la perte d'influence de la France dans l'UE - alors qu'avant, on pouvait faire le poids en cas de crise.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Les TAC sont-ils fixés par zones de pêche ?
M. Alain Cadec, rapporteur. - Oui, par zones de pêche.
M. Bernard Buis. - La France est-elle le seul pays affecté ? Qu'en est-il des pays du nord ?
M. Alain Cadec, rapporteur. - En matière de licences de pêche, notre pays est le plus touché par le Brexit, à hauteur de 70 %, même s'il n'est pas le seul. Pour les autres pays, l'impact porte davantage sur de grands navires. Nous sommes les seuls à être aussi affectés pour de petits bâtiments.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Quand on dit qu'un quart de la pêche hexagonale s'effectue en eaux britanniques, on raisonne à l'échelle de l'ensemble de la pêche française, mais dans les Hauts-de-France, c'est 60 %, et pour certains pêcheurs, c'est même l'intégralité de leurs prises. Nos voisins britanniques sont allés jusqu'à donner des licences à des pêcheurs qui ne pêchaient pas dans leurs eaux : lorsque ces pêcheurs ont proposé de céder leurs licences à d'autres pêcheurs français, les Britanniques ont refusé... C'est dire où l'on en est dans la gestion du dossier.
Sur l'augmentation du prix du poisson, ensuite. Il y a certes le Brexit, mais il faut aussi prendre en compte la raréfaction de la ressource là où l'on peut pêcher, du fait d'une surpêche ponctuelle - le poisson, se faisant rare, coûte plus cher. C'est aussi une conséquence de la réglementation.
Faut-il abandonner tout PSF ? Attention, certains pêcheurs se sont engagés dans des démarches de ce type avant le Brexit, il ne faudrait pas les remettre en cause.
M. Alain Cadec, rapporteur. - Effectivement, je ne vise dans mon rapport que les PSF liés au Brexit.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Les conseils maritimes de façade ont appliqué la directive-cadre sur l'eau (DCE) 2000/60/CE, adoptée le 23 octobre 2000, en arbitrant entre les différents usages de l'eau. J'avais indiqué, en son temps, que si le Brexit se passait mal, les pêcheurs en subiraient les conséquences et que d'autres usages de l'eau feraient l'objet de demandes, notamment en matière de développement de l'éolien. Il faut donc reconsidérer les documents de planification, qui n'ont pas pu intégrer les effets du Brexit.
Enfin, alors que notre ambassadrice au Royaume-Uni a semblé indiquer que le conseil de partenariat et de surveillance de l'Accord n'avait pas été activé, il semble que le comité spécialisé dans la pêche ait tenu une réunion cet été : qu'en est-il ?
Pour l'anecdote également, encore que cela donne à réfléchir, il faut bien mesurer que si un PSF intervenait sur des bateaux neufs, ce serait sur des bateaux tout juste subventionnés par l'UE... ce serait un comble !
Cette situation est dramatique mais elle n'est pas perçue comme telle d'une façon générale, parce que ses conséquences sont localisées. Boulogne-sur-Mer constitue pourtant la première plateforme européenne pour le traitement du poisson : c'est un bassin d'emploi considérable, il est directement menacé - ce serait une perte d'âme, de patrimoine européen et cela n'aurait plus aucun sens d'investir comme on le fait actuellement dans un nouveau centre de formation aux métiers de la pêche, si c'était pour voir disparaître tous les bateaux de pêcheurs...
L'Europe a une vision macro-économique, il faut qu'elle apprenne à voir aussi les problèmes selon une perspective davantage « micro ».
M. Alain Cadec, rapporteur. - J'abonde dans votre sens.
Les PSF que je propose d'interdire concernent seulement les licences dans les eaux britanniques. Il faut cependant se méfier de l'effet d'aubaine des PSF : des pêcheurs en fin de carrière peuvent être tentés de laisser détruire leur bateau contre une forte somme, c'est alors une destruction de nos droits de pêche - je l'ai dit au ministre.
Un emploi à bord, c'est quatre emplois à terre, des bassins d'emploi et des familles sont concernés. Des ports sans bateaux, ce ne sont plus des ports. On l'a vu à Lesconil, par exemple, où plus un seul bateau n'est à quai, c'est un drame pour la ville y compris pour le tourisme - et il faut voir aussi que les pêcheurs sont à bout.
M. Franck Montaugé. - La question est complexe et douloureuse, mais réfléchit-on à des plans de reconversion ?
M. Alain Cadec, rapporteur. - Non, parce qu'on attend toujours la réponse des Britanniques. Et reconvertir un marin pêcheur de 45 ans, il faut être réaliste, c'est très difficile.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Pour faire partie d'un comité de renouvellement de la flotte, où participent les banques et les services de l'État, je peux vous confirmer que l'annualité des quotas ruinerait toute possibilité d'établir des programmes d'investissement pour les pêcheurs.
M. Franck Montaugé. - L'État ne doit-il pas prendre ses responsabilités en appliquant aux bateaux sans licence la notion d'actifs échoués ? Cela existe pour les équipements énergétiques qu'on débranche avant le terme de leur durée de vie théorique : on prend alors en compte la partie des investissements qui n'est pas amortie.
M. Laurent Duplomb. - Dans notre pays, on marche à l'envers. Des plans de reconversion pourraient pousser les pêcheurs à élever des poissons, dans des fermes aquacoles comme il en existe dans d'autres pays. Mais nous sommes stupides au point de racheter aux Espagnols et aux Maltais des thons de Méditerranée que nous avons pêchés mais que, par dogmatisme environnemental, nous refusons d'engraisser et qu'on demande à nos voisins d'engraisser... Quand on est importateur net, il faut trouver des solutions !
M. Daniel Salmon. - Quand beaucoup prônent le retour à l'État-nation, cet épisode nous rappelle combien il peut y avoir de conflictualité entre les États, et quelle est l'utilité de l'UE. Nous reprochons aux Anglais de nous fermer leurs zones de pêche, mais s'ils venaient pêcher chez nous, quelles seraient nos réactions ? Sur l'éolien en mer, ensuite, les Anglais parviennent à atteindre une capacité de 20 gigawatts, sans dommage pour le poisson puisque nous demandons de continuer à accéder à leurs eaux. Enfin, la prudence ne dictait-elle pas, étant donné les difficultés du Brexit, de reporter le renouvellement des navires de pêche ?
M. Jean-Michel Arnaud. - Que va-t-on opposer aux Britanniques, s'ils ne cèdent pas ? Quelle est l'étape suivante ? Soit on abandonne, en laissant la partie adverse gagner, soit nous adoptons une stratégie de rétorsion. On peut critiquer le Gouvernement, mais que ferions-nous à sa place en termes de rétorsion ?
M. Franck Montaugé. - Dans le Gers, il y a une ferme aquacole qui mêle élevage de poisson et culture de végétal, c'est très intéressant mais ce type d'activité n'est pas intégré dans la politique agricole commune.
M. Alain Cadec, rapporteur. - Le parc éolien est important au Royaume-Uni, mais il ne se situe pas dans des zones de pêche. Leurs éoliennes sont implantées surtout en Écosse, côté mer du Nord - alors que la baie de Saint-Brieuc est une zone de pêche, où l'implantation d'éoliennes n'est guère adaptée. Quant au renouvellement des navires, il se fait naturellement, quand le bateau commence à poser des problèmes de sécurité ou de motorisation - et le renouvellement est alors synonyme de continuité de l'activité.
Nous sommes dépendants des importations, mais nous n'avons pas de recette miracle, nos compatriotes consomment beaucoup de poissons d'élevage importés d'Asie, et, malheureusement, de saumons d'élevages industriels, c'est tout cela qu'il faut prendre en compte et faire savoir.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Merci, je vous propose d'autoriser la publication du rapport.
La commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes autorisent la publication du rapport.
La réunion est close à 11 h 05.