- Mardi 7 décembre 2021
- Mercredi 8 décembre 2021
- Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale entre le Gouvernement de la République française et l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne - Examen du rapport et établissement du texte de la commission
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Tadjikistan sur les services aériens - Examen du rapport et du texte de la commission
- Désignation de rapporteurs
- Audition de M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de « Frontex », agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes
- Audition de M. Nicolas de Lacoste, envoyé spécial pour la Biélorussie
Mardi 7 décembre 2021
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 17 h 50.
Stabilité et sécurité au Moyen-Orient - Point de situation - Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir aujourd'hui pour vous entendre sur le Moyen-Orient. Ce moment d'échanges est important, d'autant que le Président de la République revient d'une tournée dans les pays du Golfe, où vous l'avez accompagné. Ce voyage a été marqué par les succès de notre industrie civile et militaire, mais aussi par des signes pour la paix et la stabilité dans cette région, que vous nous préciserez.
Le Proche-Orient et le Moyen-Orient n'ont peut-être jamais connu une telle instabilité depuis 1948. Comme toujours dans cette région, les motifs d'espoirs ne doivent pas nous détourner de l'enjeu principal : notre sécurité collective, laquelle dépend du sort inquiétant d'un certain nombre d'États faillis, tels que la Syrie, la Libye et le Yémen, ou risquant de le devenir - c'est malheureusement le cas du Liban.
En priorité, nous souhaiterions que vous nous fassiez le point sur notre partenariat militaire, de renseignement et de lutte antiterroriste avec l'Égypte. Situé à la charnière de l'Afrique et du Moyen-Orient, ce pays revêt une importance d'autant plus grande que la résolution des crises libyenne, soudanaise et sans doute éthiopienne, comme le dialogue interpalestinien, ne peuvent se concevoir sans sa participation active. Quels sont les contours et les modalités de ce partenariat et, au-delà, quel est, selon vous, son intérêt géopolitique pour la France ?
À cette occasion, nous souhaiterions aussi que vous nous apportiez votre analyse et vos éléments de réponse aux affirmations du média Disclose relayées par une chaîne du service public. Il s'agit de l'utilisation - dévoyée, selon ces journalistes - des informations obtenues par l'Égypte grâce aux moyens aériens de surveillance fournis depuis 2016 par nos services de renseignement.
La ministre des armées s'est exprimée sur le sujet, estimant que « l'Égypte est un partenaire de la France avec lequel nous entretenons des relations dans le domaine du renseignement et de la lutte antiterroriste ». Elle a évoqué une « posture assumée au service de la sécurité régionale et de la protection des Français ». Vous pourrez sans doute nous éclairer sur la manière de ce dispositif s'inscrit dans notre relation avec l'Égypte et sur le contexte dans lequel cette opération prend place. En effet, ce dossier suscite beaucoup de questions.
Nous souhaitons également vous entendre au sujet du rôle de la France au Moyen-Orient. Où en sommes-nous après le déplacement du Président de la République ? En outre, pourriez-vous nous faire un point sur la situation du Liban, sur les tensions entre Israël et l'Iran, qui sont récemment montées d'un cran, et sur le sauvetage du fameux accord de dénucléarisation de l'Iran, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), au sujet duquel nous partageons le pessimisme d'Antony Blinken ?
Enfin, nous pourrons évoquer l'Irak et la bonne nouvelle que constitue la vente de 80 Rafale aux Émirats arabes unis. Certes, ce sujet relève avant tout du ministère des armées, mais il est au coeur de nos relations diplomatiques avec ce pays. Quelles leçons tirez-vous de l'aboutissement de ce dossier ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - J'aborderai la situation au Moyen-Orient dans sa globalité, en traitant évidemment de l'Égypte. N'oublions jamais qu'il s'agit d'une région clef pour les intérêts de la France et de l'Europe.
Les bouleversements et les dynamiques de cette région ont une influence directe sur nos intérêts en termes de sécurité, en raison de la proximité géographique, qu'il ne faut jamais oublier - c'est là une différence majeure avec les États-Unis, et la géographie est têtue - ; de nos liens historiques, des relations étroites entre nos sociétés et de la circulation des idées et des influences, ainsi que des mouvements de populations et de personnes. Si nous détournons le regard, si nous refusons d'assumer nos responsabilités internationales, cette région se rappellera à nous par des conséquences graves sur notre sécurité et notre souveraineté.
Avant tout, je pense au terrorisme, qui a été la priorité majeure de la décennie écoulée et qui le reste. Aux attentats perpétrés par Al-Qaïda au début des années 2000 ont succédé le conflit syrien et l'instabilité en Irak, permettant l'émergence de Daesh, base de projection du terrorisme en Europe et particulièrement en France. La fin de l'emprise territoriale de Daesh n'est pas si ancienne que cela - la chute de Baghouz date de mars 2019 - et depuis la menace n'a pas disparu. Elle peut se matérialiser de deux manières.
La première, c'est la résurgence de Daesh sur le terrain. Voilà pourquoi nous maintenons la coalition et restons aux côtés de nos partenaires, en particulier les Kurdes. Le Président de la République l'a une nouvelle fois affirmé lors de son déplacement en Irak, à la fin du mois d'août dernier : la France maintiendra son engagement auprès de l'Irak pour poursuivre la lutte contre le terrorisme. Depuis, on a d'ailleurs vu émerger une organisation de Daesh clandestine, qui a perpétré un certain nombre d'actions terroristes en Irak.
La seconde, c'est le risque d'attaques inspirées par Daesh ou par la propagande radicale, poussant des individus sans appui opérationnel ou sans planification préalable à passer à l'acte. Nous en avons connu plusieurs exemples l'année dernière, notamment à Nice et à Rambouillet.
Au-delà de Daesh, je pense au risque lié à la prolifération des armes de destruction massive. Il s'agit là d'une menace majeure pour la région, pour les régimes de non-prolifération et partant pour la sécurité internationale. Nous sommes pleinement mobilisés face à l'emploi d'armes chimiques en Syrie, que nous avons fermement condamné devant l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) et devant le Conseil de sécurité, malgré l'obstruction russe. Il y a quelques mois, un partenariat international contre l'impunité d'utilisation d'armes chimiques a été adopté sur l'initiative de la France. On parle relativement peu de ce sujet, mais notre détermination n'en est pas moins forte.
La prolifération nucléaire en Iran et dans la région est également une question centrale. La France a été en première ligne pour parvenir à l'accord de Vienne en 2015 et pour « tenir les murs » depuis 2018, lorsque les Américains se sont retirés de l'accord. Depuis le début de cette année, notre pays joue un rôle majeur dans les nouvelles négociations de Vienne, pour que les États-Unis reviennent dans l'accord et que l'Iran respecte de nouveau ses obligations. Les négociations ont repris et la balle est dans le camp iranien, mais le temps manque. Nous souhaitons que l'Iran puisse négocier sur la base des discussions conduites jusqu'en juin dernier, en lien avec la nouvelle administration américaine, qui l'a dit clairement et à plusieurs reprises : elle est prête à revenir dans l'accord, mais ce n'est pas encore le cas. Compte tenu de l'avancée des activités iraniennes, faute de progrès rapides, le JCPoA risque de devenir bientôt une coquille vide.
Les mouvements migratoires irréguliers sont un autre sujet de préoccupation : ils risquent d'entraîner des crises répétées qui pèseront nécessairement sur l'Union européenne. Les réseaux de passeurs concourent à cette instabilité.
L'ensemble de ces menaces se cristallisent dans des crises majeures dont l'Europe ne peut pas se désintéresser, d'abord en raison de leur gravité intrinsèque et de leurs conséquences humanitaires. La moitié de la population syrienne est aujourd'hui déplacée ou réfugiée. On déplorerait près de 500 000 morts en Syrie et 400 000 morts au Yémen.
Cette situation a aussi des conséquences sur la sécurité de l'Europe : les mêmes causes produisant les mêmes effets, faute de solution politique, faute d'un meilleur respect des droits de l'homme sur le terrain, la Syrie continuera d'exporter de l'instabilité, des réfugiés, du terrorisme et des trafics en tout genre. De même, en Libye, la réduction de la menace terroriste, que nous avons obtenue entre 2014 et 2018, ne pourra s'inscrire dans la durée que si le processus de transition va à son terme, avec la tenue des élections, le retrait des forces et des mercenaires étrangers ainsi que l'application des dispositions actées lors de la conférence de Paris du 12 novembre dernier. Nous ne pouvons pas accepter que les crises majeures de la région soient l'enjeu d'un partage d'influence entre les puissances étrangères - notamment la Russie et la Turquie, qui s'affrontent en Libye et en Syrie -, entraînant un effet d'éviction de l'Union européenne.
Cela étant, le Moyen-Orient est également un enjeu essentiel de notre influence et de nos intérêts économiques, à la jonction de l'Europe et de l'espace indopacifique.
Cette région est un enjeu en termes de préservation de notre influence, laquelle est ancrée dans l'Histoire, dans la francophonie et le temps long de la coopération culturelle. Je pense à la fois aux écoles du réseau homologué et aux écoles francophones gérées par les congrégations chrétiennes, auxquelles nous apportons un soutien particulier, notamment au Liban.
Cette région est un enjeu en termes de débouchés économiques, qu'il s'agisse des infrastructures, du secteur énergétique et environnemental, des industries créatives ou des nouvelles technologies.
Elle est, enfin, un enjeu au titre de la promotion du développement de la gouvernance et de la gestion en commun de grandes crises régionales, pour lesquelles nous avons besoin de points d'appui solides. Je pense en particulier à l'Égypte et à la Jordanie pour le Proche-Orient. Je pense aussi à l'Égypte pour la Libye.
Ces enjeux d'influence, dans tous les sens du terme, sont d'autant plus importants qu'ils s'inscrivent dans un environnement de compétition entre les puissances, laquelle est exacerbée par une posture américaine moins engagée depuis plusieurs années, même si la présence militaire des États-Unis reste substantielle dans la région.
Le vide laissé par cette posture est aussi lié à la réorientation des priorités stratégiques américaines vers l'Asie. Il ouvre un espace à des acteurs locaux, susceptibles de jouer un rôle déstabilisateur, d'aggraver les grandes crises de la région et d'exacerber les tensions régionales - c'est le cas de l'Iran et d'acteurs non étatiques comme les Houthis.
Cette situation est favorable à un certain nombre d'acteurs dont l'influence prospère sur l'instabilité, en particulier la Russie et la Turquie, qui, à Astana, ont élaboré un modèle de compétition collaborative. En parallèle, la présence stratégique et économique de la Chine progresse partout, en particulier dans le Golfe.
Pour toutes ces raisons, nous avons besoin de partenariats solides dans la région et de points d'ancrage stables et fiables. Dans le Golfe, nous disposons de partenariats anciens, remontant à la création des États arabes. En témoigne la présence de nos bases militaires aux Émirats arabes unis. La visite du Président de la République a permis de réaffirmer la force de notre partenariat avec ce pays, au service de nos intérêts de sécurité et de la stabilité régionale.
En outre, il est essentiel de maintenir des relations avec l'Arabie saoudite, qui, géographiquement et stratégiquement, est un acteur majeur du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG), qu'il s'agisse des tensions régionales avec l'Iran ou de la stabilisation du Liban. La question des valeurs, notamment l'égalité entre les femmes et hommes, et la situation au Yémen sont aussi au coeur de nos discussions : elles ne sont évidemment pas oubliées.
Nous avons maintenu la relation avec le Qatar tout au long de la crise dans le Golfe, en encourageant nos partenaires à travailler à une désescalade des tensions, puis à la reprise d'un dialogue et d'une coopération. De même que les Émirats arabes unis, le Qatar s'est montré un partenaire tout à fait précieux lors de la crise afghane, pour que les évacuations des Français et des Afghans aient lieu dans les meilleures conditions de protection.
De même, nous avons besoin de points d'ancrage en Irak, dont nous sommes devenus le partenaire de référence en réaffirmant la souveraineté irakienne, meilleur rempart contre la résurgence du terrorisme. Il faut que l'Irak cesse d'être le lieu et la victime de la cristallisation des tensions régionales pour devenir un point d'équilibre et de dialogue dans la région.
En outre, grâce à notre relation étroite avec les autorités irakiennes, nous avons pu contribuer à la création d'un espace de discussion dans le cadre de la conférence de Bagdad du 28 août dernier, coprésidée par le Président de la République et par le Premier ministre irakien, Moustafa al-Kazimi. J'ai déjà évoqué devant votre commission cette concertation régionale au format inédit. J'en ai d'ailleurs assuré le suivi lors d'une conférence ministérielle réunissant les mêmes acteurs à l'occasion de l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies (ONU), à New York. Un prochain sommet est prévu à Amman.
Nous avons aussi besoin de points d'appui en Égypte, pays avec lequel la France entretient une relation forte, fondée sur des intérêts communs. Nous devons travailler ensemble sur la gestion de toutes les crises régionales - en Libye, en Méditerranée orientale, en Syrie, au Liban et dans la zone israélo-palestinienne - et lutter contre le terrorisme, particulièrement en Égypte.
Un rappel s'impose. La menace terroriste s'est renforcée progressivement en Libye à partir de 2014, et a pris un tour extrêmement grave en 2016. En effet, Daesh a souhaité étendre le concept et l'emprise de l'état islamique (EI) depuis la Syrie. Daesh s'est territorialisé en Libye à cette époque, à Syrte, à Benghazi et à Derna, à quelques centaines de kilomètres des côtes européennes, faisant peser une menace directe sur l'Europe. Simultanément, des attaques ont eu lieu en Égypte. Nous avons donc apporté un appui aux pays voisins de la Libye qui partageaient nos objectifs en termes de lutte contre le terrorisme, notamment à l'Égypte. Ces efforts ont porté leurs fruits : les trois villes ont ainsi été reprises. Mais les menaces perdurent, principalement dans le Sud libyen?; nous devons rester vigilants.
C'est dans ce cadre de coopération dans la lutte contre le terrorisme que nous avons déployé des moyens pour notre propre sécurité, selon des critères d'engagement très stricts. C'est pourquoi, à la suite de l'enquête de Disclose, la ministre des armées a demandé une enquête interne approfondie, destinée à vérifier que les règles de coopération en matière de renseignement ont bien été mises en oeuvre. Cette enquête est en cours.
Nous agissons aussi en matière de coopération culturelle et d'influence. La Méditerranée est un espace marqué par les échanges, la francophonie et le plurilinguisme. Cette coopération s'incarne dans le domaine éducatif. Plus de la moitié des établissements du réseau de l'enseignement français à l'étranger se trouvent dans les pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et 150?000 enfants apprennent la langue arabe dans les écoles françaises. Lors de la crise sanitaire, nous avons mobilisé des moyens très importants pour préserver ces établissements, notamment au Liban.
Nous contribuons au renforcement de l'enseignement supérieur et de la recherche, en accueillant des étudiants originaires du Maghreb et en construisant des partenariats, sur le terrain, avec les universités. La Sorbonne Abu Dhabi est le navire amiral de cette politique, tout comme les partenariats avec le Qatar et la Tunisie.
Dans le domaine muséal, les coopérations du réseau des alliances françaises et des instituts français sont reconnues. Lors de la visite du Président de la République dans le Golfe, ont été annoncées l'extension du Louvre à Abu Dhabi et la création de la Villa Hégra en Arabie saoudite, sur le site d'Al-Ula, nouvelle Villa Médicis dans cet espace préislamique, dont la conception et la réalisation ont été confiées à la France.
Nous coopérons en matière d'armement et de renseignement. Ces partenariats stratégiques avec les pays de la région sont anciens et solides. Les livraisons d'équipements militaires en sont un des aspects, mais pas le seul. Ces pays font face à un environnement instable et dangereux, et la France est considérée comme un partenaire fiable, soucieux de donner à ses partenaires les moyens de défendre leurs intérêts. Ces coopérations n'ont pas pour premier objet une visée commerciale?; elles consolident avant tout des partenariats militaires et de renseignement, qui répondent directement à nos intérêts de sécurité.
La livraison de matériels militaires à nos partenaires est essentielle pour consolider la base industrielle et technologique de défense (BITD) en France, pilier de souveraineté indispensable à la sécurité de notre pays. Ces intérêts restent par ailleurs compatibles avec le respect de nos engagements internationaux en matière d'exportation de matériel de guerre, qui est sérieuse, rigoureuse et conforme au traité sur le commerce des armes (TCA) et à la position commune de l'Union européenne sur les exportations de matériel de guerre. Le dispositif de contrôle des exportations est exigeant, et sa transparence a été renforcée, grâce aux travaux du Parlement. Les efforts vont désormais porter sur les équipements à double usage, civil et militaire, dits équipements duals.
Nous devons agir ensemble pour lutter contre le financement du terrorisme. L'initiative No money for terror prise au printemps 2018 inclut nos partenaires du Golfe. Nous allons approfondir ce mécanisme de vigilance et d'information.
J'en viens à la crise libanaise, très grave. Elle est économique et financière, sociale et humanitaire, politique et même morale. Le Liban a besoin du soutien de tous ses partenaires, mais pas sans conditions. Les aides seront conditionnées aux réformes d'ampleur nécessaires. Le Président de la République a mobilisé les États arabes du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite, pour que nous soutenions ensemble ce pays. Dans le cadre d'un échange téléphonique avec le Premier ministre libanais Najib Mikati, le Président de la République et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane ont rappelé les mesures qui s'imposent pour le retour de la paix civile et le redressement du pays. Un mécanisme conjoint d'aide humanitaire, transparent, a été accepté par l'Arabie saoudite. La conférence internationale de soutien à la population du Liban, organisée au mois d'août, a pour objet un soutien humanitaire rapide?; nous engageons 100 millions d'euros dans ce cadre, pour une mobilisation totale de 325 millions d'euros.
Pour sortir de la crise, le pays a besoin d'autorités responsables : c'est la mission du gouvernement Mikati, installé depuis trois mois. La démission du ministre de l'information Georges Cordahi est une étape positive. La réunion du conseil des ministres en format complet doit désormais reprendre, car la situation l'exige. Le déblocage commence, mais ce n'est qu'un début. Les autorités libanaises doivent faire en sorte que l'enquête sur l'explosion du port puisse aboutir en toute indépendance, et que des élections démocratiques et transparentes soient organisées au printemps 2022. Avec nos partenaires européens, nous resterons vigilants.
Je conclus sur les droits humains. Aux envolées déclaratoires nous préférons un dialogue franc, exigeant et concret. La question est systématiquement abordée lors des entretiens de haut niveau avec nos partenaires du Moyen-Orient, par exemple la semaine dernière en Arabie saoudite. Au-delà du respect des valeurs, nous formulons, pour des cas particuliers, des exigences concrètes, précises et vérifiables. Il en va ainsi pour les défenseures des droits saoudiennes, dont trois d'entre elles ont été libérées, à savoir Loujain al-Hathloul, Samar Badawi et Nassima al-Sada. Nous poursuivons nos efforts pour le respect du droit des femmes et de la liberté d'expression et d'opinion.
Au Qatar, nous avons engagé un dialogue sur le respect du droit des travailleurs étrangers, en particulier dans le cadre de la coupe du monde 2022. La kafala, système de tutelle légale, a ainsi été supprimée, décision inédite dans le Golfe. Nous encourageons un dialogue entre l'organisation internationale du travail (OIT) et les autorités du pays, en vue de l'établissement d'un cadre de coopération complet.
Notre partenariat stratégique avec l'Égypte n'est en rien un blanc-seing en matière de droits de l'homme. Nous abordons systématiquement la question avec le pays. Lors de tous mes déplacements, je rencontre les organisations non gouvernementales (ONG), certes discrètement, pour leur éviter des représailles, mais je le fais ensuite savoir publiquement. En janvier 2019, au Caire et lors de la visite du président Abdel Fattah al-Sissi à Paris, le Président de la République a évoqué le sujet. Chaque fois, nous abordons aussi des cas individuels, comme celui de Ramy Shaath, en Égypte. Nous agissons très fermement et nous demandons des libérations de manière systématique. Nous connaissons la situation difficile de l'Égypte, confrontée au terrorisme, mais nous sommes aussi exigeants en matière de droits de l'homme, car la vitalité de la société civile est le meilleur rempart contre la radicalisation et le terrorisme. Tel est le message que nous répétons aux autorités. Par ailleurs, nous nous sommes associées à la déclaration sur l'Égypte du 12 avril dernier, prononcée au Conseil des droits de l'homme des Nations unies au nom d'une trentaine de pays.
M. Gilbert Roger. - Je vous remercie d'avoir évoqué le cas de Ramy Shaath. Je vais prendre contact avec votre cabinet, car l'on m'a transmis un message oral à votre intention, hier, sur le sujet. Le cas de Salah Hamouri doit aussi être évoqué. Le conflit israélo-palestinien me semble être sorti des radars de la France. Le Président de la République ne l'évoque même plus. Que pouvez-vous nous en dire??
M. Joël Guerriau. - Vous mettez l'accent sur des partenariats forts avec l'Arabie saoudite, le Qatar ou les Émirats arabes unis. La vente de 80 Rafale et 12 hélicoptères a créé une tension avec l'Iran, qui nous accuse de créer de l'instabilité. L'Iran va-t-il ainsi être encouragé à continuer sur la voie du nucléaire??
Vous dites que la France aurait consolidé sa relation avec l'Irak. Or, arrivent aux portes de l'Europe des migrants irakiens originaires du Kurdistan irakien, qui représente une sorte d'eldorado de la paix et le poumon économique du pays. Comment expliquer ce paradoxe et cette déstabilisation??
M. Pierre Laurent. - Monsieur le ministre, j'espère que nous pourrons vous auditionner très bientôt sur la situation au Sahel et le blocage du convoi militaire au Burkina Faso et au Niger, qui semble avoir causé la mort de plusieurs personnes : nous avons besoin d'explications.
Je vous trouve peu convaincant sur l'Égypte et les révélations de Disclose. Vous parlez d'une enquête en cours : je vois déjà le même scénario se dessiner que celui de la vente d'armes à l'Arabie saoudite dans le conflit au Yémen. Les explications traînent en longueur, et posent la question du contrôle de nos exportations. Quant aux Émirats arabes unis, personne ne s'interroge sur le nombre de Rafale vendus : 80, c'est colossal?! À quoi serviront-ils?? Quelle est leur destination??
De plus, à l'heure où nous nous interrogeons sur les droits de l'homme, la personnalité du président d'Interpol, le général Ahmed Naser Al-Raisi, pose problème. La France avait soutenu sa candidature. A-t-il participé aux discussions??
Je m'étonne aussi que la Palestine n'ait pas été évoquée dans votre propos liminaire. La France devrait reprendre le flambeau des discussions multilatérales. Notre groupe a déposé une proposition de résolution à ce sujet.
M. Jacques Le Nay. - Le Qatar est un intermédiaire important entre la France et les talibans. La France a organisé une opération d'évacuation de 250 Afghanes et Afghans le 3 décembre, notamment de journalistes et d'anciens personnels locaux de nos armées. Reste-t-il beaucoup de personnes menacées??
Les ventes d'armes aux Émirats arabes unis ont été critiquées par l'Iran. Comment articuler la politique française entre le Golfe et Téhéran, alors que la France reste l'un des interlocuteurs de l'Iran dans le cadre des négociations sur le nucléaire??
Avez-vous des informations sur la création d'une branche du Hamas au sud du Liban??
Mme Gisèle Jourda. - Quel est l'état de nos relations avec la Jordanie, qui est un élément stratégique de la stabilité de la région??
Ma seconde question porte sur l'état d'esprit des négociations sur le nucléaire iranien, à la suite du retrait des États-Unis. Aboutir à un premier accord a demandé du temps?; il a fallu faire preuve d'un esprit constructif. Que reste-t-il aujourd'hui de l'ancien climat de confiance, construit entre autres par M. Laurent Fabius?? Je ne vois que défiance. La confiance est essentielle : nous sommes autrefois partis en guerre, au nom de la lutte contre des armes de destruction massive qui n'existaient pas.
M. Guillaume Gontard. - Je m'associe aux interrogations quant au silence sur la Palestine. Concernant les révélations de Disclose sur l'opération Sirli, des éléments semblaient connus dès 2016. Où sont les failles dans les procédures de contrôle??
La vente d'armes aux Émirats arabes unis et à l'Égypte va à l'encontre de toutes les réglementations en vigueur et de la position commune de l'Union européenne, ce qui affecte notre crédibilité à la veille de la présidence française de l'Union européenne (PFUE), alors que notre pays défend la construction d'une vraie défense européenne. N'est-ce pas problématique??
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Concernant les éléments rendus publics par Disclose, votre interrogation est aussi la mienne. J'ai déjà évoqué comment nous avons travaillé en matière de renseignement, au moment où nous étions les victimes, comme l'Égypte, de Daesh, qui s'installait alors en Libye. Nous avons soutenu toutes les initiatives pour contrer le terrorisme, dont celles de l'armée nationale libyenne et celles de l'Égypte, pour préserver notre sécurité. Rappelez-vous le contexte?! Les villes de la côte ont ainsi pu être reprises, mais des menaces perdurent dans le Sud libyen. Il est de ma responsabilité d'y faire face.
Nos règles de partenariat sont très strictes, pour encadrer l'usage des données échangées et éviter tout détournement. Notre partenaire égyptien le sait. Les données ne peuvent servir à guider des frappes. C'est pourquoi la ministre des armées a demandé une enquête.
En revanche, nous avons un point de désaccord. Il est inexact que la vente des Rafale aille à l'encontre des réglementations en matière de vente d'armes, et notre capacité de production autonome est un premier pas vers une défense européenne.
Monsieur Roger, je suis très préoccupé par la situation de Salah Hamouri. Nous disons régulièrement aux autorités israéliennes notre détermination à ce qu'il puisse vivre normalement à Jérusalem. Il a purgé sa peine, sa famille doit pouvoir lui rendre visite. Je me suis exprimé à ce sujet publiquement, plusieurs fois, devant le Parlement.
La question du Proche-Orient n'est pas sortie des radars. La France a souhaité engager des discussions pour enclencher une stratégie du pas-à-pas, et rétablir la confiance entre les interlocuteurs. Deux difficultés se posent : l'instabilité gouvernementale en Israël, qui a duré deux ans, et la question de la mise en oeuvre d'un processus électoral en Palestine. Ce sont deux vrais handicaps. Avec mes homologues jordanien, égyptien et allemand, nous avons engagé des négociations. Le processus de discussion avec les ministres israélien et palestinien est en cours, il n'a pas encore abouti. C'est la seule logique possible, pour trouver une solution politique à deux États - notre position est constante - et engager un processus de paix.
La flotte aérienne émiratie, monsieur Guerriau, compte 200 avions, c'est dans cet ensemble qu'il faut placer les Rafale pour en mesurer la place. Avec l'Iran, le principal reste d'avancer sur les négociations de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Je crois qu'il ne faut pas donner plus de poids qu'elles n'en ont aux déclarations des Iraniens, elles font partie de l'agitation politique iranienne à l'égard des Émirats arabes unis. Pourquoi les Émirats achètent-ils des avions de combat, sinon pour assurer leur sécurité ? Du reste, nous sommes présents militairement aux Émirats, avec une base navale, une base aérienne et une base terrestre. Si les Émiratis nous demandent cette présence, c'est parce qu'ils se préoccupent de leur sécurité - d'autant plus, ces derniers temps, eu égard au doute à l'égard de la protection américaine. Ce doute se traduit par la volonté de renforcer le partenariat stratégique avec la France. Cependant, il faut aussi savoir qu'entre Émiratis et Iraniens on se parle, régulièrement et souvent - je crois donc qu'il ne faut pas se limiter aux déclarations publiques des Iraniens.
En Irak, nous sommes dans une phase transitoire. Les élections législatives ont eu lieu, c'est une bonne nouvelle, elles se sont bien passées, même s'il a fallu deux mois pour en connaître les résultats, car les décomptes ont été longs. Le nouveau gouvernement n'est pas encore constitué, la part des milieux liés à l'Iran s'est affaiblie par rapport au chiisme politique irakien ; une fois le gouvernement constitué, nous reprendrons les discussions dans le format dit de Bagdad, c'est-à-dire, sous coprésidence irako-française, avec les pays du Golfe, l'Iran, la Turquie et l'Égypte. Cette instance a été créée à l'initiative de la diplomatie française, c'est devenu un périmètre d'échange essentiel. Nous avançons, j'ai convoqué une réunion à New York au niveau ministériel pour vérifier que chaque participant était disposé à continuer ; j'en ai eu confirmation et je le vois comme une bonne nouvelle. J'espère que nous allons continuer les discussions dans ce format, même si je n'ignore pas les tensions liées en particulier à la présence de Daesh sur le territoire irakien.
Sur les migrants, nous avons constaté que le président biélorusse avait incité des Irakiens à se rendre en Europe. Nous avons enrayé cette organisation, j'ai pris les contacts nécessaires en particulier avec les autorités kurdes - je me suis entretenu deux fois sur ce sujet avec le président Barzani -, nous en sommes à organiser les retours vers l'Irak et je suis en mesure de vous donner les assurances que ces retours s'effectueront bien.
Il n'y a pas de lien direct, à l'évidence, entre le contrat émirati sur les Rafale et la nomination du candidat émirati à la présidence d'Interpol : le contrat est négocié depuis une dizaine d'années, donc bien avant toute recherche d'un candidat pour Interpol. D'ailleurs, l'élection à la présidence d'Interpol s'effectue à bulletin secret.
Enfin, je peux vous parler plus avant de la situation au Sahel. Hier, à Dakar, j'ai rencontré les ministres des affaires étrangères de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) ; nous avons parlé de tous les sujets y compris de la situation au Mali.
M. Christian Cambon, président. - Nous consacrerons une séance à ce sujet.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Sur le Yémen, je rappelle qu'au départ, il y avait un régime légitime, celui du président Abdrabbo Mansour Hadi, et qu'il a été renversé par les Houthis soutenus par l'Iran. Le président Hadi s'est réfugié en Arabie saoudite et a demandé de l'aide militaire, une coalition s'est formée et c'est alors que s'est engagée cette sale guerre. Nous disons à tout le monde qu'il n'y aura pas de solution militaire et qu'il faut négocier. Je constate que la demande d'un accord politique a changé de camp, je souhaite que le représentant du Secrétaire général de l'ONU aboutisse dans sa mission, car il faut discuter. On ne le dit pas assez souvent, mais il y a aussi de nombreuses frappes houthies sur le sol saoudien.
Je n'ai pas d'information particulière sur les menées du Hamas au Sud-Liban, M. Le Nay, nous avons observé une ouverture possible du Liban vers une action politique plus engagée. J'espère que cela aboutira, et qu'après les élections le Liban retrouvera un chemin d'apaisement et de croissance.
Sur la partie afghane, nous avons, en travaillant avec le Qatar, permis le retour de 99 Français qui n'avaient pas été rapatriés avant la prise de Kaboul et de plusieurs centaines d'Afghans, en particulier lors d'une opération intervenue le 2 décembre. Au total, depuis la fin septembre, nous avons fait sortir d'Afghanistan 405 Afghans menacés, en plus des 3 000 personnes que nous étions parvenus à évacuer lors de la chute de Kaboul ; nous continuons en ce sens. C'est très difficile, les Qataris nous aident dans la logistique, mais les procédures sont longues.
La situation en Afghanistan est très préoccupante sur le plan sanitaire, c'est pourquoi nous avons mobilisé 100 millions d'euros pour les ONG dépendant de l'ONU. Nous avons aussi mené une opération humanitaire conjointe avec le Qatar pour apporter une aide concrète aux populations, nous voulons poursuivre notre soutien, à condition que l'aide aille bien à ceux qui en ont besoin. Pour le reste, nous n'avons pas de discussion avec les talibans, car nous avons conditionné toute discussion à l'établissement d'un gouvernement élargi et au respect des droits fondamentaux, en particulier le droit de sortie du territoire et la liberté de circulation, qui sont loin d'être établis.
Sur l'Iran, madame Jourda, nous voulons revenir à l'accord tel qu'il existe. Depuis que les États-Unis s'en sont retirés en 2018 et qu'ils ont imposé des sanctions contre l'Iran, celui-ci a rompu ses engagements en matière nucléaire. Dès lors que les Américains ont dit qu'ils revenaient dans l'accord, un processus s'est mis en place, mais il y a eu aussi les élections iraniennes, et ce qui en ressort n'est guère encourageant, tant les Iraniens donnent l'impression de gagner du temps tout en se rapprochant de la capacité de faire des armes nucléaires. La semaine dernière, avec nos partenaires britanniques et allemands, nous avons décidé d'interrompre les négociations tant qu'aucun progrès n'était possible ; les discussions devraient reprendre jeudi prochain, la situation est très préoccupante, effectivement. Les États du Golfe y sont aussi attentifs, chacun voit que l'Iran met beaucoup de difficulté aux contrôles de ses installations par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
Avec la Jordanie, nous entretenons des relations de grande qualité, singulièrement sur la question du Proche-Orient. La Jordanie est aux premières loges et doit faire face à l'afflux de réfugiés syriens - sa tâche est difficile et nous y sommes très attentifs.
M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre, nous nous reverrons prochainement pour évoquer la bande sahélo-saharienne : nos questions porteront sur la situation locale, mais aussi sur l'application de la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - J'ai présidé hier à Dakar la première réunion du comité local de développement - c'est une application de cette loi.
M. Christian Cambon, président. - Je me dois aussi de vous faire part de la grande émotion que suscite la réforme de l'administration du Quai d'Orsay, en application de la constitution du corps des administrateurs d'État. Je remercie vos équipes de m'avoir éclairé, le sujet nous intéresse, car, de toutes parts, nous recevons des signes d'inquiétude. Je veux cerner le sens de la réforme et obtenir des garanties. Dans d'autres pays européens, par exemple, le Parlement est consulté pour le choix de grands diplomates. Nous ne voulons pas que notre appareil diplomatique soit déstabilisé, alors qu'il nous démontre toujours avec constance sa grande qualité et sa grande compétence.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.
Mercredi 8 décembre 2021
- Présidence de M. Philippe Paul, vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale entre le Gouvernement de la République française et l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne - Examen du rapport et établissement du texte de la commission
M. Philippe Paul, président. - Nous examinons ce matin le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale conclu entre la France et l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne, sur le rapport de notre collègue Philippe Folliot.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - L'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne (IESUE) s'est substitué, à compter du 1er janvier 2022, à l'Institut d'études de sécurité de l'Union de l'Europe occidentale, par une action commune du Conseil de l'Union européenne.
L'IESUE est, depuis cette date, une agence de l'Union européenne, dont l'objectif est de contribuer au développement de la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union (PESC), y compris de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Elle a pour principale mission de fournir des analyses et d'organiser des débats afin de contribuer à la formulation de la politique de l'Union. Sa vingtaine de publications annuelles recouvre les « Cahiers de Chaillot », revue bimestrielle portant sur des sujets divers en matière de sécurité et de défense, un rapport annuel sur la sécurité européenne, ainsi que des ouvrages, rapports et articles thématiques.
L'institut organise par ailleurs des séminaires, colloques et conférences, à Paris ou à Bruxelles, qui réunissent des fonctionnaires européens, des experts internationaux, des responsables politiques, ainsi que des représentants de la société civile et des médias du monde entier. Dans ce contexte, l'institut dit jouer le rôle d'interface entre les experts et les responsables européens, permettant de définir des approches communes.
Le programme de travail de l'IESUE est défini par son conseil d'administration, présidé par le Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, M. Josep Borrell. En outre, l'institut travaille étroitement avec la présidence tournante du Conseil de l'Union ; à ce titre, il sera un appui pour la présidence française (PFUE) dans la mise en avant de ses priorités et objectifs en matière de sécurité et de défense.
L'institut possède un bureau de liaison à Bruxelles, mais son siège est situé à Paris, dans le XVe arrondissement. Il emploie vingt-huit agents, dont vingt sont installés à Paris. Son budget pour l'année 2021 est de 5,2 millions d'euros, auquel la France a contribué à hauteur de 930 000 euros environ.
J'en viens à présent aux dispositions de l'accord soumis à notre examen.
Les agents de l'institut sont actuellement doublement affiliés : d'une part, au régime autonome de protection sociale de l'IESUE pour le risque vieillesse - c'est-à-dire les pensions de retraite - et les prestations familiales, et d'autre part, au régime français de sécurité sociale pour les autres risques - à savoir maladie, maternité, invalidité, décès, accidents du travail et maladies professionnelles.
Le Conseil de l'Union européenne a adopté, le 18 juillet 2016, une décision instaurant un nouveau règlement relatif au personnel de l'institut. Ce règlement prévoit notamment la mise en place, pour les agents contractuels, d'un droit d'option en matière de sécurité sociale leur permettant de choisir entre le dispositif en vigueur, et l'affiliation au régime autonome de l'IESUE qui sera alors étendu à l'ensemble des risques. L'exercice de ce droit d'option est bien entendu subordonné à l'adoption du présent projet de loi.
Ce texte appelle toutefois plusieurs réserves.
Tout d'abord, la portée de cet accord est très limitée puisqu'il ne concernerait aujourd'hui, d'après les estimations de l'institut, qu'une quinzaine d'agents - ce nombre pourrait néanmoins croître en raison de la rotation assez rapide des effectifs de l'agence. Par conséquent, ces personnes et leurs ayants-droit quitteraient notre système de protection sociale et ne lui verseraient plus leurs cotisations. Le manque à gagner pour notre régime de sécurité sociale est certes modeste - quelques dizaines de milliers d'euros par an tout au plus -, mais il s'agit là d'une question de principe : la couverture offerte par le régime français de sécurité sociale est de très bonne qualité ; il est donc dommage de voir des affiliés quitter ce régime pour le secteur privé.
Par ailleurs, je n'ai, à titre personnel, jamais entendu parler de cet institut, ni de ses travaux - nombre d'entre vous m'ont dit être dans le même cas. Notre pays verse pourtant, chaque année, une somme conséquente au titre de sa contribution au budget de l'IESUE - à savoir près d'un million d'euros par an. Au-delà de l'intérêt d'accueillir cette agence sur notre territoire, je m'interroge sur la portée réelle de ses travaux, et surtout, sur ses publications qui, soit dit en passant, sont uniquement en anglais ! Oui, vous avez bien entendu, une agence européenne basée en France publie uniquement en anglais ! Pourtant, depuis le Brexit, l'anglais n'est la langue officielle que de deux États membres : l'Irlande et Malte, soit 5,5 millions d'habitants sur les 447 millions que compte l'Union européenne. Par conséquent, je regrette profondément que l'anglais demeure l'unique langue de travail et de publication de cette agence européenne. En tant que membre de l'assemblée parlementaire de l'OTAN (AP-OTAN), et président d'une commission, je me bats d'ailleurs pour que le français, langue officielle de cette organisation internationale, soit utilisé en son sein au même titre que l'anglais.
À la lumière de ces observations, je ne préconise pas l'adoption de ce projet de loi. Ce texte sera très probablement adopté in fine, dans la mesure où les députés, qui l'ont déjà adopté en première lecture le 29 septembre dernier, auront le dernier mot. Néanmoins, il me semble utile et important que le Sénat marque sa différence en refusant de voter en faveur de cet accord car, au-delà d'une certaine défiance institutionnalisée pour notre régime de protection sociale, il est conclu avec une agence « méconnue », qui publie des travaux uniquement en anglais. Dès lors, comment peut-elle, par exemple, éclairer les travaux de notre commission ?
L'examen de ce projet de loi en séance publique est prévu le jeudi 16 décembre, selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.
M. Cédric Perrin. - Je comprends le point de vue du rapporteur sur l'usage de l'anglais - à l'AP-OTAN, nous avons interpellé ensemble certains de nos ambassadeurs qui ne s'exprimaient pas en français. Cependant, l'objet du texte qui nous est soumis est d'une toute autre nature : il s'agit d'un accord de sécurité sociale qui ne concerne qu'une quinzaine de personnes, affiliés auprès de deux régimes de protection sociale. Je suis, à titre personnel, sensible à cette question puisque des travailleurs transfrontaliers de mon département y sont également confrontés.
Mon groupe votera donc en faveur de ce projet de loi qui aura peu d'incidences sur les comptes de notre régime de sécurité sociale.
M. Joël Guerriau. - Je retiens de la présentation du rapporteur que la valeur ajoutée de cette agence est faible au regard de la contribution annuelle versée par la France, et que ses travaux sont publiés exclusivement en anglais.
Je suivrai donc son avis, en votant contre ce projet de loi.
M. André Gattolin. - Mon groupe votera en faveur de ce texte.
Je partage les propos tenus par Cédric Perrin sur la francophonie. La semaine dernière, la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a annoncé un important plan d'investissement baptisé « Global gateway » ; les documents publiés à cet égard sont uniquement en anglais. Le combat pour l'usage du français est donc continu, mais il ne doit pas se faire au détriment des agents concernés cet accord.
M. Gilbert Roger. - Notre groupe regrette également l'usage exclusif de l'anglais. Toutefois, nous voterons pour l'adoption de ce projet de loi car il sera bénéfique aux salariés de l'agence.
M. Philippe Folliot, rapporteur. - J'ai hésité entre possibilités : émettre un avis favorable avec des réserves, ou émettre un avis défavorable. Ce dernier nous a permis d'avoir ce débat qui, je l'espère, suscitera une prise de conscience au sein de l'IESUE à la lumière des remarques formulées par le Sénat.
La commission a adopté le rapport et le projet de loi précité.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Tadjikistan sur les services aériens - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Philippe Paul, président. - Nous examinons à présent le projet de loi n°58 (2021-2022) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Tadjikistan sur les services aériens, sur le rapport de notre collègue Bernard Fournier.
M. Bernard Fournier, rapporteur. - Ce texte nous amène à évoquer le contexte au milieu du siècle dernier. La seconde Guerre mondiale constitue un puissant catalyseur du développement technique des aéronefs, mais la mise en place du secteur de l'aviation civile se heurte à beaucoup d'obstacles tant politiques que techniques.
Après avoir organisé diverses consultations avec leurs principaux alliés, les États-Unis invitent 55 États à participer à une conférence internationale sur l'aviation civile à Chicago en 1944.
C'est ainsi que la Convention relative à l'aviation civile internationale du 7 décembre 1944 (dite « Convention de Chicago ») a été adoptée et que l'Organisation de l'aviation civile internationale, agence spécialisée de l'ONU, a été créée, en vue de coordonner et de réguler le réseau naissant de transport aérien mondial.
La Convention a été révisée 9 fois et comprend aujourd'hui 193 États parties.
L'article 1er de la cette convention souligne que chaque État dispose d'une souveraineté complète et exclusive sur l'espace aérien situé au-dessus de son territoire. L'article 6 indique qu'aucun service international régulier ne peut être effectué au-dessus ou à l'intérieur d'un État sans autorisation.
Afin de permettre l'exploitation de services aériens internationaux réguliers, les États doivent négocier bilatéralement des accords aériens qui viennent préciser les droits de trafic octroyés aux entreprises de transport aérien désignées par chaque partie contractante, ainsi que le droit de survol du territoire de l'autre partie sans atterrir et le droit d'effectuer des escales à des fins non commerciales.
Cette convention, qui a été complétée par d'autres accords, constitue le socle du droit international en la matière. Un droit communautaire s'est aussi développé, au début des années 2000, principalement relatif au respect de la libre concurrence entre opérateurs européens.
En ce qui concerne l'accord dont notre commission est saisie, il présente, sur le plan juridique, tous les standards requis, en matière de sécurité, de sûreté et de concurrence loyale.
C'est à la demande répétée des autorités tadjikes que les négociations se sont tenues à Douchanbé le 25 juin 2019, sans soulever de difficultés particulières.
Le Tadjikistan est un pays montagneux d'Asie centrale, riverain notamment de l'Afghanistan, sans accès à la mer, comptant 9 millions d'habitants. C'est aussi le pays le plus pauvre de la Communauté des États indépendants.
Il est dirigé par le président Emomali Rahmon, au pouvoir depuis 1994, très mobilisé contre l'Islam radical.
Son pays étant largement dépendant de la Russie et de la Chine, tant d'un point de vue économique que sécuritaire, le Président Rahmon a manifesté le souhait de l'ouvrir davantage vers l'Occident.
Dans la poursuite de cet objectif, il a privilégié les relations avec la France, en y effectuant deux visites officielles en novembre 2019, puis, en octobre 2021, complétées par l'adoption de feuilles de route pour le développement de la coopération entre le Tadjikistan et la France.
Le Président Rahmon souhaite développer le tourisme de montagne, ce qui pourrait, à terme, rendre plus attractif le projet d'établissement d'une ligne directe entre Paris et Douchanbé.
En outre, les constructeurs aéronautiques (Airbus, ATR), les entreprises Total Eren et Auchan/Schiever sont déjà présents dans le pays et pourraient contribuer à renforcer nos liens économiques dans les prochaines années.
Dans ce contexte, je recommande l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier.
L'examen en séance publique au Sénat est prévu le mercredi 15 décembre 2021, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
Désignation de rapporteurs
M. Christian Cambon, président. - Nous devons procéder à la désignation de plusieurs rapporteurs.
S'agissant du contrat d'objectifs et de moyens de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE), qui sera examiné devant la commission mercredi prochain, je vous propose de désigner les rapporteurs pour avis du programme 185 « Diplomatie culturelle et d'influence », à savoir nos collègues Ronan LE GLEUT et André VALLINI.
Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.
Nous devions ensuite désigner des rapporteurs sur deux conventions qui devaient être examinées en commission le 19 janvier prochain. J'observe que le Gouvernement n'a finalement pas inscrit à l'ordre du jour du Sénat du 26 janvier la convention du Conseil de l'Europe contre le trafic d'organes humains, pour laquelle plusieurs groupes avaient fait part de leur intérêt.
Je vous propose donc de reporter les nominations sur ces deux conventions à notre réunion de la semaine prochaine.
Il n'y a pas d'opposition ? Il en est ainsi décidé.
Audition de M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de « Frontex », agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes
M. Christian Cambon, président. - Nous souhaitons tout d'abord vous remercier, Monsieur le directeur exécutif, d'avoir pris le temps de venir rendre compte devant notre commission de votre action à la tête de Frontex en dépit de votre agenda que j'imagine particulièrement chargé eu égard à la situation actuelle à la frontière Biélorusse dont nous reparlerons. Cette audition permettra par ailleurs de poursuivre les échanges que vous avez eus avec la délégation de notre commission qui s'est rendue à Varsovie au mois d'octobre dernier.
En premier lieu, cette audition sera pour vous l'occasion de nous livrer un éclairage sur le fonctionnement et l'évolution de l'agence Frontex, qui a connu de nombreuses mutations depuis votre nomination en 2015 comme directeur exécutif, en particulier depuis l'adoption du règlement du 14 septembre 2016. À cet égard, quel bilan êtes-vous en mesure de dresser des principales innovations prévues par ce règlement et en particulier de la mise en place d'un officier au droits fondamentaux au sein de l'agence ou encore du mécanisme de « responsabilité partagée » entre l'agence et les États membres dans la protection des frontières extérieures ? Dans le droit fil de cette réforme, vous pourrez nous dresser un état des lieux sur le déploiement du contingent permanent de garde-frontières à la disposition de l'agence et sur la perspective d'atteindre l'objectif de 10 000 agents à horizon 2027.
En deuxième lieu, vous serez en mesure de nous éclairer par des éléments concrets sur l'attaque hybride que l'Union européenne affronte actuellement à ses frontières avec la Biélorussie, et sur le soutien que Frontex a apporté à la Lituanie et à la Lettonie depuis le mois de juillet dernier en déployant plus de cent agents et en apportant à ces pays un soutien logistique par la fourniture de voitures et d'hélicoptères aux fins de surveillance des frontières.
Alors que le Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell a estimé il y a une quinzaine de jours que la situation était désormais « sous contrôle » et que la Commission a annoncé que la Pologne avait sollicité l'aide de Frontex pour assurer le retour dans leur pays d'origine des étrangers n'ayant pas vocation à obtenir un titre de séjour, vous nous donnerez votre analyse globale sur l'attitude de l'Union européenne et de ses institutions au cours de cette crise inédite ayant donné lieu à une instrumentalisation sans précédent des mouvements migratoires afin de déstabiliser nos partenaires et l'Union dans son ensemble. En particulier, vous nous direz si Frontex dispose aujourd'hui des moyens adaptés, tant sur le plan matériel que juridique, pour remplir sa mission de soutien aux États membres pour la protection de nos frontières extérieures ? À cet égard, nous serons particulièrement attentifs aux leçons que vous tirez de cette crise et des instruments qui restent à mettre en place pour être en mesure d'y répondre à l'avenir puisque la sécurité des frontières est une attente forte des Européens.
Enfin en troisième lieu, à quelques semaines de la présidence française de l'Union européenne (PFUE), nous serons heureux de vous entendre sur les différents projets de réforme relatifs à la protection des frontières extérieures en discussion ou en cours d'élaboration. Outre l'adaptation temporaire des procédures de demande d'asile aux frontières avec la Biélorussie proposée par la Commission la semaine dernière, le Gouvernement français ambitionne de faire aboutir avant l'été prochain les négociations relatives à la réforme du code frontières Schengen (CSF). Vous nous direz quels sont les principaux enjeux de cette réforme et si elle est susceptible d'entraîner des conséquences sur les activités de Frontex en matière de protection de nos frontières extérieures.
M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de « Frontex », Agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes. - Je vous remercie de m'avoir invité ce matin à vous présenter la mise en oeuvre du mandat de l'Agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes. Un des éléments majeurs du nouveau mandat de l'Agence qui est entrée en vigueur en 2019 est la constitution d'un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes. Aujourd'hui, en termes de déploiement, nous avons une force sur le terrain, aux frontières extérieures de l'Union européenne et dans certains pays voisins de l'Union européenne, notamment en Serbie, en Albanie ou au Monténégro, nous avons entre 2 000 et 2 200 personnels qui sont déployés à l'instant où nous nous parlons. Nous avons plus de 200 véhicules terrestres qui sont déployés dans le cadre de nos opérations, soit des véhicules de patrouille et de surveillance, soit des véhicules destinés au transport des migrants. Nous avons actuellement quatre hélicoptères qui sont engagés. Ce sont des moyens qui sont mis à notre disposition par les États membres de l'Union européenne parce que nous ne disposons pas encore de nos propres hélicoptères mais nous avons dans le mandat de l'agence la mission de constituer des capacités opérationnelles et d'acquérir un certain nombre de moyens de surveillance. Nous avons, en outre, 18 navires qui sont engagés et nous avons déjà des avions. Nous avons aussi la possibilité de louer des avions à des compagnies privées. J'y reviendrai ultérieurement.
Aujourd'hui, les plus importantes opérations se situent dans le sud de l'Europe : en Grèce, nous mobilisons 450 personnels. En Italie, nous mobilisons 200 personnels. En Espagne, nous avons 200 personnels (en incluant les îles Canaries). Bien évidemment, nous avons en Lituanie une centaine de personnels déployés depuis juillet 2021, en réponse à la menace hybride que vous avez évoquée, Monsieur le Président.
Nous avons en réalité un mandat qui permet d'offrir un appui aux États membres de l'Union européenne et de l'espace Schengen pour faire du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures. Le mandat porte sur la surveillance, mais on peut aussi l'appréhender en termes de lutte préventive contre l'immigration irrégulière qui est l'un des problèmes majeurs aux frontières extérieures de l'Union européenne. Il y a aussi un mandat qui est orienté vers la lutte contre la criminalité sous toutes ses formes sans qu'elles soient liées à l'immigration irrégulière, notamment le trafic de drogue ou la prévention des menaces terroristes. Il y a aussi un mandat d'éloignement des étrangers en situation irrégulière pour lequel nous avons des résultats opérationnels avec plus de 10 % des éloignements effectifs de l'Union européenne qui sont réalisés avec le concours conjoint de l'agence « Frontex ».
Nous avons un objectif de 10 000 personnels d'ici 2027. Pour la première fois, et c'est la grande nouveauté de ce mandat, nous avons des agents publics de l'Union européenne portant l'uniforme bleu qui a été dessiné pour cette fonction qui ont le pouvoir d'utiliser la force pour faire respecter le code frontières Schengen sous le commandement tactique des États hôtes qui gardent leur souveraineté et dans le cadre d'un plan opérationnel agréé par l'Agence et par l'État hôte concerné. Aujourd'hui nous mettons en oeuvre cette démarche. Nous avons 650 agents publics européens, dont plus de 500 sont déployés sur le terrain, et 150 sont encore en formation au sein de l'école de police nationale d'Avila en Espagne. Nous offrons ce que nous appelons un catalogue de services aux États membres, qui couvre la panoplie de tout ce qui est dans notre mandat. Le mode opérationnel va de très grandes opérations qui ont un caractère quasi permanent comme « Poséidon » en Grèce, « Indalo » en Espagne, « Thémis » en Italie, jusqu'à des opérations de plus petite taille et plus ponctuelles et qui sont pour nous un moyen d'appuyer tous les États membres. Il est très important de voir que l'Agence n'est pas simplement un moyen de gestion de crise. Elle est un partenaire opérationnel quotidien de l'ensemble des États membres de l'Union européenne. Nous avons un mandat qui nous permet de collecter des données personnelles à des fins d'enquête pénale. Nous ne conduisons pas les enquêtes car ce n'est pas notre mandat. Notre mandat est de collecter les informations et les données personnelles aux frontières extérieures de l'Union européenne lorsque nous auditionnons des personnes et nous partageons toutes ces informations et toutes ces données personnelles avec Europol. Nous sommes en train de réviser le cadre présidant à ces échanges afin de pouvoir échanger davantage avec les services de police nationaux des États membres. Nous avons la possibilité de le faire aussi avec EuroJust. Il s'agit là d'un axe important pour ne pas laisser l'impression qu'il s'agit d'un mandat lié aux seuls flux migratoires. Le mandat s'entend aussi sur la lutte contre la criminalité aux frontières. Nous avons un concept opérationnel qui s'inscrit dans un cadre plus global, en l'occurrence la gestion intégrée des frontières extérieures. Cela veut dire qu'il y a, de notre part, l'ambition d'avoir une coordination, une programmation des investissements à réaliser qui doivent être coordonnées à l'échelon européen pour équiper les forces nationales des États membres et le corps européen de Frontex qui vient en soutien de ces forces nationales. Mais le concept opérationnel de la gestion intégrée signifie aussi qu'à l'intérieur de chaque État membre, les différentes autorités nationales qui contribuent à la gestion des frontières extérieures doivent coopérer de façon plus souple. Dans notre mandat, nous avons à la fois une composante terrestre et une composante maritime. Nous avons également une mission de création de gardes-côtes, en liens très étroits avec l'agence européenne de contrôle des pêches et l'agence de sûreté maritime, mais aussi tous les partenaires maritimes. Nous avons une dimension de coopération avec les douanes qui est un sujet stratégique puisque les services douaniers travaillent avec nous sur tout ce qui a trait à la sécurité et à la lutte contre la criminalité, l'exception concernant la fiscalité. Par exemple, dans le cadre de la lutte contre les trafics de drogue, des synergies avec les services douaniers nationaux sont souhaitables et ont lieu, en France, mais pas seulement.
Notre catalogue de services est l'occasion pour nous de mieux faire connaître le mandat de l'Agence à tous les États membres, à leurs services opérationnels, qui peuvent faire appel à nous, et aux responsables politiques, et je vous remercie encore de votre invitation, car elle me permet de rendre compte de l'action de Frontex. Je rends d'ailleurs compte devant la représentation nationale d'un certain nombre d'États membres intéressés. Le mandat de l'Agence, le déploiement du corps européen a un impact direct sur les questions de sécurité et c'est une compétence partagée entre l'Union européenne et les États membres.
Il est une situation particulière à la frontière entre la Biélorussie et l'Union européenne et plus précisément la Lituanie, la Pologne et la Lettonie qui souffrent d'une menace hybride de la part de la Biélorussie. Alexandre Loukachenko a décidé d'imposer un chantage aux autorités de l'Union européenne car il est mécontent des sanctions qui lui sont imposées par l'Union européenne et de la non-reconnaissance, par celle-ci, de sa réélection contestée à la présidence de la Biélorussie. Il y aurait entre 7 000 et 15 000 migrants toujours présents sur le territoire de la Biélorussie et dans l'attente de passer la frontière de l'Union à travers les trois pays que j'ai précédemment cités. La Pologne n'a pas souhaité bénéficier du concours de Frontex car elle a mis en oeuvre sa propre stratégie de sécurisation de ses frontières orientales avec 25 à 30 000 policiers, garde-frontières ou militaires. Nous sommes, pour notre part, présents en Lettonie et en Lituanie.
La violence est réelle et suit une courbe ascendante avec la destruction d'infrastructures sur ces frontières extérieures européennes. Par menace hybride, on entend donc une instrumentalisation des migrants présents à la frontière. La question qui se pose donc à l'Union européenne est d'abord celle de la réponse opérationnelle à cette instrumentalisation car nous n'avons pas ici affaire à une immigration « naturelle ». Nous avons affaire ici à une instrumentation politique et géopolitique. La Turquie avait déjà utilisé la menace hybride au printemps 2020 quand elle avait déclaré qu'elle laisserait 250 000 migrants entrer dans l'Union européenne en passant par la Grèce. L'Union européenne s'est alors mobilisée et a demandé à son agence « Frontex » de déployer - ce qu'elle a fait en quelques jours - une opération rapide de gestion de crise. L'exemple de la Biélorussie est l'exemple parfait de la menace hybride car il n'y a aucune raison naturelle que des ressortissants du Congo Brazzaville se retrouvent en masse à Minsk en ayant pour seul objectif de prendre un autocar pour aller à la frontière lituanienne ou polonaise.
À la demande des autorités lituaniennes, face à cette menace hybride, nous avons donc lancé une opération rapide qui a été mise en place en juillet dernier. Cela a été l'occasion de montrer que le corps européen fonctionne. En quelques jours, nous avons déployé 140 agents à la frontière orientale de l'Union, dans une région où nous n'avions aucune pratique, à cette échelle de déploiement, avec une quarantaine de véhicules de patrouille, portant le logo de Frontex. La Lettonie a bénéficié aussi du soutien du corps européen. La Lettonie a préféré que nous soyons déployés à la frontière russe, mais pas à la frontière biélorusse car son gouvernement considère que cette frontière est trop sensible. La Pologne a fait appel à nous afin de procéder à l'éloignement des étrangers en situation irrégulière qui ont réussi à pénétrer sur le territoire polonais. Il y a aujourd'hui un nombre important d'Irakiens, au moins 1 500 selon les autorités polonaises, qui devraient être éloignés de la Pologne. Il y a aussi des mouvements secondaires : l'Allemagne a constaté l'arrivée de plus de 8 000 migrants sur son territoire et qui ont transité par la Pologne ou la Lituanie et qui ont déposé des demandes d'asile. Nous sommes parvenus à rapatrier 150 migrants de la Lituanie vers leurs pays d'origine, notamment l'Irak. Nous avons un nombre sensiblement égal de migrants qui ont été rapatriés en Irak depuis la Pologne. Les autorités européennes ont unanimement uni leurs efforts vers les pays d'origine pour les inciter à mieux contrôler leurs frontières afin d'empêcher des migrants de se rendre en Biélorussie. Je pense que cela a été la démonstration que, lorsque l'Union européenne parle d'une voix avec détermination sur la scène internationale, elle parvient à convaincre. En matière de rapatriement, les démarches de l'Union européenne ont été également très fructueuses. Se pose aussi la question de l'outillage de l'Union européenne pour faire face à ce type de phénomène. Nous ne faisons pas face à une situation normale. Nous sommes confrontés à des situations qui peuvent à tout moment déraper, notamment sur le plan militaire. Des incidents étaient déjà survenus à la frontière entre la Grèce et la Turquie. D'autres sont intervenus à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne. Les personnels de Frontex qui sont déployés en portant l'uniforme européen savent qu'ils peuvent être aussi une cible politique, voire physique. Dès lors que faut-il faire ? Comme directeur opérationnel d'une agence européenne, je n'ai pas la réponse à cette question. La seule réponse est de nature politique ou géopolitique. Nous arrivons désormais, puisque les agents pourront être armés, à des éléments de puissance qui appellent une réponse politique.
Il y a aussi des ambiguïtés juridiques qui ne sont pas résolues. Par exemple, une loi a été adoptée par le parlement lituanien à l'été 2021 en réponse aux menaces hybrides que doit affronter son pays ; elle dispose que le franchissement entre les points de passage officiels est rigoureusement interdit et que si les personnes veulent demander l'asile, elles doivent le faire aux postes frontières légaux qui continuent à fonctionner. Pour certains, en particulier les moniteurs des droits fondamentaux, la loi lituanienne ne serait pas conforme au droit européen. Je rappelle qu'un officier des droits fondamentaux est affecté à l'Agence. Il supervise ces moniteurs. Ils produisent des rapports dans lesquels ils affirment que la loi lituanienne n'est pas conforme à la juridiction de l'UE. Il ne m'appartient pas de juger de ce point de vue. C'est à la Commission européenne de se prononcer. Le plus important est la capacité de l'Agence à pouvoir s'appuyer sur un cadre juridique clair. Et aujourd'hui, je considère que nous ne sommes pas en sécurité juridique lorsque nous travaillons avec ce type d'ambiguïté. Ce qui me frappe le plus, ce qui me préoccupe davantage pour la pérennité du corps européen et pour l'agence est cette incertitude juridique, qui me préoccupe autant que la violence physique que nous pouvons constater. Il y a aussi des projets législatifs en cours. Il s'agit de propositions émanant de la Commission européenne. Il est tout à fait évident qu'une révision du code frontières Schengen aura un impact sur le travail de l'Agence. Il serait utile de mon point de vue que ces ambiguïtés juridiques exposées soient levées à l'occasion des prochains travaux législatifs de l'Union.
Je vais terminer en évoquant l'opération en cours dans la Manche à la suite de la réunion de Calais qui s'est tenue à l'initiative du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin. J'y ai pris part. J'y ai proposé, notamment afin de répondre à une demande de la France et de la Belgique, la mise en place d'une surveillance aérienne. L'avion de Frontex est arrivé à Lille le 1er décembre et a tout de suite commencé ses patrouilles. Nous travaillons à améliorer la diffusion des images vers des centres opérationnels. Nous fournissons des images satellitaires à la France. La Belgique a manifesté son intérêt pour ces images tout comme les Pays-Bas pour pouvoir détecter des jours à l'avance des préparatifs de départ et des activités de passeurs ou de trafiquants sur la côte. Nous pouvons faire davantage, si les autorités belges, hollandaises ou françaises le souhaitent. Nous pouvons utiliser notre mandat en termes de rapatriement des étrangers en situation irrégulière. Nous avons un détachement du corps européen à l'aéroport d'Amsterdam qui fait du soutien à l'éloignement vers les pays tiers de l'Union européenne. Nous travaillons avec la police aux frontières en France pour créer un détachement du corps européen à Roissy, avec les mêmes missions. Nous pouvons aussi, si l'un de ces trois États le souhaite, déployer des personnels au sol en complément des personnels des autorités nationales de ces trois pays et sous la direction opérationnelle des autorités nationales. Nous pouvons aussi contribuer avec notre mandat de lutte contre la criminalité à la collecte des données personnelles et les partager avec les services d'enquête de ces États. J'ai pu expliquer lors de la réunion de Calais comment nous travaillons avec Europol, en coopération avec les garde-frontières et les gardes-côtes, c'est dans cet esprit que nous travaillons.
Il y a bien évidemment une dimension de secours en mer qui se pose. La mission principale de l'avion est de détecter des départs. Cependant si des situations de détresse en mer et en temps réel viennent à être identifiées, les autorités compétentes en seront informées, en application du droit international.
M. Christian Cambon, président. - Merci, Monsieur le directeur exécutif. Les questions sont nombreuses. Je vais d'abord laisser la parole au Président de la Commission des Affaires européennes.
M. Jean-François Rapin, président de la Commission des Affaires européennes. - Je souhaite, en premier lieu et en ma qualité de Président de la Commission des Affaires européennes, vous apporter un message de soutien. Je sais que votre mission n'est pas facile et qu'elle n'est pas nouvelle, elle est connue. Mais elle s'exerce dans un contexte de plus en plus tendu. Vous agissez opérationnellement sous l'égide des États dans lesquels vous êtes présents et dans le cadre d'un mandat européen que vous nous avez exposé. Vous bénéficiez d'un soutien politique indéniable de la part des États membres. Il serait intéressant de connaître l'opinion des institutions européennes quant à votre mandat. Ceci est ma première question.
Ma deuxième question concerne vos effectifs. Vous avez évoqué une cible à fin 2027 de 10 000 agents. Considérez-vous que cet objectif soit tenable ?
Vous être un acteur présent à la frontière lituanienne. Vous intégrez le dispositif polonais, autant de zones où les tensions sont importantes. L'hiver arrive rapidement. Craignez-vous une crise humanitaire ? Pouvons-nous l'éviter, l'anticiper ? Au-delà de la situation dramatique pour les migrants, il ne faudrait pas que nous subissions, en Europe, les retours négatifs de ceux qui ont suscité cette situation et qui en profiteront pour fracturer encore davantage nos démocraties.
Enfin, vous avez évoqué la Manche. Je ne souhaite pas m'exprimer en tant que sénateur du Pas-de-Calais mais en tant qu'observateur de tout ce qui se passe tous les jours sur le littoral de la Manche. On sait que le phénomène peut s'étendre jusqu'aux côtes bretonnes avec des traversées qui ne concernent pas seulement le Royaume-Uni, mais aussi l'Irlande. Vous en connaissez la conséquence : il s'agirait, à la demande du Royaume-Uni, de la création d'une frontière entre l'Irlande du Nord et lui. Ce sont des phénomènes que nous ne devons anticiper et ne surtout pas négliger.
Ma dernière question porte sur l'influence que vous pouvez avoir sur les autorités maritimes nationales françaises, en particulier à l'occasion de l'arrivée de votre avion. Quelle est l'interconnexion avec les différents services maritimes nationaux qui disposent déjà de moyens importants ?
M. Fabrice Leggeri. - Le soutien des institutions de l'Union européenne est total. La Commission européenne veille à solliciter auprès du Conseil de l'UE et du Parlement européen un budget permettant à Frontex de fonctionner correctement. La relation avec la Commission européenne est excellente sur un certain nombre de questions liées au déploiement. Je suis toujours en attente du règlement des problématiques juridiques que j'évoquais tout à l'heure. J'ai cru comprendre que cette question n'est peut-être pas seulement juridique, mais également politique. Je pense que nous avons tous à apprendre à fonctionner avec un corps européen, qui donne des responsabilités nouvelles. Nous devons organiser la logistique, le recrutement et le déroulement des carrières, ce qui est nouveau. Chaque institution et les autorités nationales se découvrent de nouveaux rôles parce que le corps européen induit des responsabilités sur l'Agence et sur les acteurs européens et nationaux. Quant aux relations avec le Conseil européen, elles sont fluides. Nous travaillons pour, sans le commandement, et avec tous les États européens. Les parlementaires européens nous soutiennent dans leur immense majorité. Certains ne soutiennent cependant pas le corps européen et sont opposés à tout contrôle aux frontières.
Du point de vue des ressources, des propositions ont été faites par l'Union européenne en 2018 pour le cadre pluriannuel 2021-2027. Elles incluent une cible de 10 000 personnels à l'horizon 2027. Cet objectif perdure. En revanche, la dotation budgétaire de l'Agence a été diminuée de 40% par rapport à la proposition initiale de la Commission. Ce n'est donc pas sur les salaires que nous pourrons économiser. Cela ampute la capacité d'investissement de l'Agence, c'est-à-dire de construction d'une capacité. Nous avons vu, à l'occasion de notre déploiement en Lituanie et en Lettonie, qu'il est utile de pouvoir s'appuyer sur une certaine flexibilité budgétaire. Évoquons aussi les investissements qui nécessitent des budgets très importants sur la digitalisation du métier des contrôles aux frontières. L'Agence « Frontex » peut jouer un rôle et dispose d'un mandat pour accompagner les services nationaux qui en font la demande. La question budgétaire reste une épée de Damoclès jusqu'en 2027. S'agissant ensuite des effectifs, l'Agence a perdu en 2019 une centaine de postes d'encadrement, transformés en poses de grade inférieur. Je ne peux donc pas recruter autant qu'il le faudrait les chefs d'équipe qui accompagnent le corps européen. La colonne vertébrale de l'encadrement de proximité du corps européen opérationnel est bancale. Je pourrais aussi parler de nos difficultés à recruter au siège. Notre structure a crû. Elle doit s'appuyer sur des Fonctions « Support » qui se situent au siège ou dans les antennes régionales que nous allons créer. Sur les grades, je suis confronté à une difficulté très importante. Je me fais l'écho de toutes celles qui me sont remontées par les directeurs des différents services de l'Agence qui font état d'une très grande pression subie par le personnel. Je suis préoccupé de ne pas pouvoir recruter au bon grade des agents supplémentaires.
Concernant le phénomène des traversées en Manche, dès lors que l'on sécurise une partie très forte du littoral ou de nos frontières, les phénomènes de franchissement irréguliers ont tendance à se déplacer vers d'autres endroits. Les autorités belges qui, il y a quelques mois, se sentaient moins concernées ont sollicité in fine le soutien de Frontex. Les autorités néerlandaises se sont montrées, elles aussi, très intéressées depuis un certain temps, notamment parce qu'elles constatent la présence d'un certain nombre de bateaux à proximité de leurs côtes. Si le phénomène se déplace vers le nord de la Manche, il va aussi se déplacer vers l'ouest, c'est-à-dire vers l'Irlande. Vous avez tout à fait raison de le souligner. Que pouvons-nous faire ? Nous pouvons procéder à des contrôles sur les embarquements dans les ferries. Cela se fait déjà à Calais. Si l'Irlande constate un accroissement des traversées, alors le Royaume-Uni sera confronté à un souci avec sa frontière avec ce pays européen. Rappelons que le Royaume-Uni et l'Irlande ont établi une zone de libre circulation à leur frontière. Il est important pour la stabilité de l'Eire, pour la paix et pour la préservation de ses relations avec le Royaume-Uni d'être vigilant sur ce point. En ce qui concerne nos relations avec les autorités françaises, elles sont excellentes, quels que soient les services du Ministère de l'Intérieur, les Douanes ou la Marine nationale. Un plan opérationnel a été élaboré avec la France et la Belgique en une journée. Il a notamment permis l'arrivée de notre avion avec un mandat opérationnel clair, les autorités nationales ayant le contrôle tactique.
Ce risque de crise humanitaire n'est pas nul. C'est précisément l'objet de la menace hybride à laquelle l'Union européenne fait face. Il y a déjà eu des morts à la frontière. Je note que la Cour européenne des droits de l'homme a pris des décisions vis-à-vis de la Pologne et de la Lituanie. Il s'agissait ici de décisions temporaires d'urgence rappelant à la fois le devoir d'humanité des États de l'Union, mais aussi le droit qu'a chaque État de décider qui peut entrer sur son territoire. L'injonction qui a été faite à la Pologne et à la Lituanie a porté sur le caractère humanitaire de la situation, pas sur une injonction à laisser entrer des personnes sur leur territoire. Frontex n'est pas une agence frontalière. Je déplore la mort de personnes, ce qui prouve évidemment que les migrants sont des victimes. Il y a tout intérêt à communiquer sur les menaces auxquelles ils sont exposés.
M. Cédric Perrin. - Il y a quelques années, j'étais intervenu en rappelant de façon provocatrice que Frontex était une agence de search and rescue et que sa création s'apparentait surtout au retour de la SNCM. Telle était l'opinion que j'avais en 2015. Il y a un peu plus de trois ans, j'ai participé à la rédaction d'un rapport avec certains collègues sur la Libye. Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur l'attitude de la Libye vis-à-vis de votre action ?
M. Olivier Cigolotti. - Vous avez évoqué, dans votre propos, la réticence qu'ont certains États européens à recourir à Frontex. Nous avons le sentiment que leur réticence s'explique par le fait qu'elle traduirait leur incapacité à surveiller leurs frontières. À ce jour, la Lettonie et la Lituanie ont fait appel à Frontex dans la crise avec la Biélorussie. La Pologne a longtemps rechigné. Comment expliquez-vous ce paradoxe alors que les 27 ont fait le choix d'étoffer les moyens de votre Agence, qui dépasseront les 5 milliards d'euros ?
M. Jacques Le Nay. - Vous avez récemment déclaré que l'UE doit se préparer à la survenue d'autres crises migratoires. Comment l'Agence s'y prépare-t-elle ? Dispose-t-elle des moyens lui permettant de faire face à plusieurs crises en même temps ? S'agissant de la Manche, des discussions ont-elles été initiées avec le Royaume-Uni vous permettant d'agir sur le territoire britannique à terme ?
M. Philippe Folliot. - C'est un honneur d'avoir un Français à la tête de l'Agence « Frontex ». Je souhaitais attirer votre attention sur un élément, en l'occurrence nos DOM, je pense notamment à Mayotte et à la Guyane. Ils ne relèvent pas de l'espace Schengen. Peuvent-ils à terme se voir attribuer des moyens spécifiques d'accompagnement car la situation est très critique, notamment dans ces deux territoires ? Vous avez évoqué la force de réaction rapide de Frontex. Son effectif est estimé à 1 500 personnels. Quel est le statut des personnels et quelles nationalités composent cette force ?
M. Fabrice Leggeri. - Concernant la Libye, Frontex n'a pas de mandat lui permettant d'y intervenir, mais il y a des missions qui sont exercées au titre de la PESC à proximité de ce pays. Nous travaillons en coopération avec l'une de ces missions, Irini, pour appréhender les risques associés et pour construire des capacités dédiées. Il me semble qu'il n'y a plus de formations de garde-frontières libyens, cela a été suspendu. Cependant l'Union européenne a financé à hauteur de 46 millions la création d'un centre de secours maritime à Tripoli qui permet que des sauvetages soient réalisés par des garde-côtes libyens. Cette question est controversée et soulevée par certaines ONG qui considèrent que le secours en mer, même dans les eaux libyennes, doit entraîner la conduite des migrants secourus en Europe. Ce n'est pas ce que prévoit le droit international qui donne compétence au centre de secours maritime local. Quand nous détectons des cas de détresse maritime, nous devons partager les informations avec les États membres concernés. Nous le faisons systématiquement avec l'Italie et Malte lorsque leurs eaux territoriales sont concernées. Quand ces cas de détresse surviennent dans les eaux libyennes, nous partageons alors l'information avec les autorités libyennes.
Certains États hésitent à solliciter le secours de Frontex. J'y vois deux explications. La première est « traditionnelle » : ils ont le sentiment que cette sollicitation est un aveu d'échec. Nous les rassurons en leur disant que ce recours est normal et tout à fait logique puisque ces États participent au financement de Frontex. La Finlande l'a compris et nous a sollicités pour patrouiller, dans le cadre d'une opération pilote, à sa frontière. Nos unités seront équipées d'armes finlandaises. Sur la frontière polonaise, la situation est très compliquée et très tendue. On est quasiment dans une confrontation militaire. Sincèrement, je ne crois pas que nous soyons outillés pour faire face à cette situation. Que pouvons-nous nous faire quand la situation s'apparente à une escalade militaire ? Enfin, nous nous heurtons à des interrogations juridiques dans certains cas. Il m'a été demandé de suspendre les actions en cours en Lituanie au motif que la loi lituanienne contrevient à l'ordre juridique européen. Pourtant aucune source aujourd'hui n'a statué sur la légalité de la situation. Certains États estiment que, tant que certaines questions ne sont pas clarifiées en termes juridiques, il serait inopportun de solliciter Frontex et d'être accusé de violer les droits de l'homme alors qu'ils se conforment à leur interprétation du code frontières Shenghen.
D'autres crises migratoires sont en préparation. Nous devons intégrer le fait que nous vivrons pour longtemps avec une pression migratoire très forte : la démographie, les déséquilibres économiques accentués encore par les conséquences de la pandémie, ou les crises politiques l'expliquent. Je voudrais souligner que le Maroc est un excellent partenaire dans la coopération avec l'Union européenne et l'Espagne notamment parce qu'il joue un rôle important en termes de surveillance. On voit bien d'ailleurs que cela a pour conséquence la modification des flux qui se déportent vers la méditerranée centrale. Dès lors il nous faut être flexibles et nous avons démontré que nous l'étions en nous déployant en quelques jours vers la Lituanie ou la France notamment au Maroc, en Tunisie ou en Algérie et privilégier l'anticipation des crises.
Aucun accord n'a été signé à ce jour avec le Royaume-Uni pour coopérer ou pour permettre à Frontex de travailler dans la Manche. Le paradoxe, c'est que nous sommes présents physiquement en Albanie, en Serbie et au Monténégro parce que ces pays ont signés des accords avec l'Union européenne mais il n'y a pas d'accord aujourd'hui avec le Royaume-Uni. J'ai exprimé l'intérêt qu'il y aurait à pouvoir travailler avec la Grande-Bretagne, mais dans le cadre d'un accord juridique de plein droit international et ratifié par l'UE et par le Royaume-Uni.
S'agissant de l'outre-mer français, ses statuts varient selon son niveau d'intégration européenne. Nous nous sommes penchés sur le sujet. Nous pourrions mettre en place une action d'éloignement des migrants en situation irrégulière qui ne nécessite pas de référence à Schengen. Mais nous sommes dans l'incapacité de nous déployer physiquement dans les DOM car ils ne sont pas dans l'espace Schengen. Nous pensions sans doute, par des coopérations, aider à la construction de capacités. Nous sommes ouverts à un dialogue avec les autorités françaises dans ce domaine. S'agissant ensuite de la composition du corps de réaction rapide, il se constitue d'agents nationaux mis à notre disposition par les États membres qui correspondent à des quotas définis à l'avance. Cela représente les deux tiers de nos effectifs. Quant à nos propres employés, ils ne sont pas recrutés sur la base de quotas. Ils doivent être des ressortissants de l'Union européenne ou d'États associés comme la Suisse ou la Norvège. Près de la moitié de nos employés sont roumains ou grecs. Ceci s'explique par l'existence d'un coefficient correcteur qui s'applique à tous, moi compris. Le siège de l'Agence étant à Varsovie, les salaires versés correspondent à 70 % du salaire théorique fixé à Bruxelles. Cela signifie que pour certaines nationalités il n'est pas intéressant financièrement d'être candidats au corps de réaction rapide. Cela traduit un vrai déséquilibre démographique au sein de notre effectif. Cela est très préoccupant : car si nous voulons que le Corps européen soit véritablement européen, il faut qu'il représente la diversité européenne. Cela pourrait entraîner des difficultés opérationnelles : je ne souhaite pas déployer des agents dans leur propre État membre. Mais si la moitié de nos effectifs vient d'un État membre qui requiert le corps européen, cela pose une difficulté opérationnelle réelle.
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - À la suite de l'incident survenu dans la Manche, le Ministre de l'Intérieur a annoncé qu'un avion de Frontex serait déployé. Ce déploiement permet indéniablement de renforcer la lutte contre le trafic migratoire, le Gouvernement a rappelé la nécessité d'un accord entre l'UE et le Royaume-Uni. Quelles sont les dispositions que vous considérez être indispensables et incontournables à la mise en place de cette coopération migratoire efficace entre la Grande-Bretagne et l'Union européenne ?
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Vous avez largement développé les crises migratoires en cours. Je vais focaliser mon propos sur la Méditerranée. 2021 aura été l'une des années les plus meurtrières puisque l'on y a recensé 1 300 morts de migrants. Vous avez déployé des opérations dès 2015. Elles sont permanentes. Quels en sont les résultats, en particulier en termes de passeurs et de trafic de drogue ? Comment conciliez-vous la préservation de nos frontières et le principe humanitaire de sauvetage des migrants ? En juin 2021, la Cour des Comptes européenne a pointé du doigt l'inefficacité de Frontex en raison du système européen de surveillance des frontières. Ce système date de 2013. Pour quelle raison n'a-t-il pas été actualisé ?
Mme Catherine Dumas. - Je voudrais revenir sur votre mission depuis qu'elle a été étendue et qu'elle est devenue l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Je voudrais savoir avec qui et de quelle façon vous luttez contre le trafic illicite de drogue en Méditerranée qui est de plus en plus important.
M. Fabrice Leggeri. - Sur l'accord entre l'Union européenne et le Royaume-Uni, nous avons tout intérêt à coopérer avec nos voisins. En ce qui concerne la Méditerranée et les leçons que nous avons tirées de certaines opérations, nous constatons que nous avons amélioré notre action de lutte contre les passeurs. Nous utilisons notre mandat de collecte des données personnelles dans cette action. Nous avons renforcé la coopération opérationnelle avec Europol. Dans le cadre de missions avec les garde-côtes, nous avons aussi contribué à entraver le trafic de drogue : 147 tonnes de drogue ont ainsi été saisies en 2019.
Sur la question du secours en mer ; c'est la priorité lorsqu'il y a une situation de détresse maritime, un secours en mer immédiat doit être déclenché et être effectif. Tout temps perdu peut avoir des conséquences dramatiques. Cela induit que nous ayons des circuits de liaison efficace. Il nous faut aussi éviter d'être un facteur encourageant les trafiquants qui font prendre des risques considérables aux migrants. Trouver l'équilibre est toujours compliqué. Nous sommes équipés d'un drone en Méditerranée : il nous a permis de sauver plus de 10 000 personnes en mer. Que fait-on pour inciter les migrants piégés en Libye à rentrer chez eux ? Je sais que des initiatives ont été prises à cette fin. Il serait peut-être bon de se demander combien de personnes meurent chaque jour dans le Sahara parce qu'elles veulent rejoindre les côtes de Libye ou de Tunisie. Cela est tout autant meurtrier.
Concernant les éloignements, certains sont forcés donc effectués sous contrainte juridique. Il nous faut alors, si nécessaire, recourir à l'usage de la force proportionnée, mais légitime. Il ne s'agit pas d'un éloignement musclé. Il s'agit simplement de faire en sorte que la personne qui fait l'objet d'une mesure d'éloignement l'accepte. Le retour sous contrainte existe et il est encadré par nos moniteurs des droits fondamentaux et dans le strict respect des droits fondamentaux.
En ce qui concerne la Cour des Comptes européenne, elle a produit divers rapports, qui considèrent que la politique de la Commission en matière d'accords de réadmission et l'action d'Europol en termes de lutte contre la criminalité sont inefficaces.
Il est normal qu'elle fasse des audits de performance. Sur EuroSur, la Cour des Comptes européenne a pointé du doigt l'insuffisante contribution des États membres en termes d'informations. Cela pose donc la question de la confidentialité des informations partagées. Les États hésitent à les partager. Il convient de les rassurer.
Sur le trafic de drogue, nous coopérons avec les États riverains de la Méditerranée notamment la Grèce, l'Espagne ou l'Italie. Nous constatons une efficacité accrue en la matière grâce à la surveillance aérienne que nous y avons mise en oeuvre.
M. Hugues Saury. - Il est inutile que je pose ma question sur les moyens de Frontex car elle l'a déjà été.
Mme Nicole Duranton. - J'ai une question concernant le personnel de l'Agence. Vous avez évoqué vos craintes au sujet de vos effectifs. Vous avez perdu cent postes en 2019. Vous nous avez dit avoir des problèmes de recrutement au siège de Frontex, qui se situe à Varsovie et du différentiel de rémunération. Est-il prévu de procéder à un rééquilibrage des rémunérations du personnel de l'Agence ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Il y a trois ans, je vous avais accueilli à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN au sein de la commission que je présidais pour un débat passionnant ; je me réjouis de votre présence aujourd'hui. Je voudrais vous interroger sur les liens de votre agence avec l'OTAN et sur le travail que vous avez peut-être initié avec l'Organisation. Je vous pose cette question parce que nous travaillons en ce moment au sein de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN afin de contribuer à l'élaboration du concept stratégique de l'Organisation pour 2030.
M. Guillaume Gontard. - Je voudrais revenir sur la question de l'efficacité. Vous avez un budget de 19 millions d'euros en 2006. Il s'élevait à 460 millions d'euros l'an passé. Vous avez un objectif de 10 000 agents à l'horizon 2027. Le rapport de la Cour des comptes européenne du 7 juin 2021 mettait à la fois en cause la performance financière et le manque de transparence de l'Agence en matière de respect droits humains. Je souhaiterais savoir ce que vous avez prévu de mettre en oeuvre en termes de transparence et d'évaluation de l'efficacité de votre action, à l'aune de l'augmentation très nette de votre enveloppe budgétaire.
M. Pierre Laurent. - Je crois que la politique migratoire européenne est dans une impasse totale. Je ne vois pas comment nous pouvons continuer de faire croire aux Européens que les missions de Frontex, même en les renforçant, peuvent régler le problème des migrations : nous ne traitons pas les causes de ces phénomènes migratoires : les guerres, le climat - On voit les résultats de la COP 26 - les trafics, etc. Et l'on continue de faire croire qu'en concentrant les problèmes de migration aux frontières de l'UE, nous allons les réguler. Cela me paraît illusoire d'autant que de plus en plus de pays européens ferment les voies légales d'immigration ce qui contribue à aggraver le problème. Tout cela est propice à l'instrumentalisation politique des migrations. Je suis frappé par la carte qui est affichée depuis tout à l'heure. Nous ne parlons que de la Biélorussie alors que le problème migratoire ne se situe prioritairement pas à la frontière orientale de l'Union européenne. La Pologne qui était « infréquentable » en termes de respect des droits humains il y a quelques mois devient le rempart de l'UE. J'en viens à mes questions. Comment concrètement s'effectue le traitement du droit d'asile au sein de Frontex ? La concentration aux frontières pose des problèmes considérables de ce point de vue. Enfin, et j'ai entendu sur ce point des choses contradictoires, est-ce que l'Union européenne finance la construction de frontières physiques aux frontières de l'est européen ? Dans quelle mesure Frontex participe-t-elle à l'édification et au financement de frontières physiques à l'est de l'Union européenne ?
M. Fabrice Leggeri. - Il n'est pas prévu de procéder à un rééquilibrage des rémunérations car c'est tout le système des agents de l'Union européenne qui est ici en cause. Les agents qui travaillent à Varsovie pour le compte de la Commission européenne sont également payés à 70 % de ce qu'ils percevraient s'ils travaillaient à Bruxelles. Je ne crois pas que ce soit à l'ordre du jour. Quelques tentatives de rééquilibrages ont été initiées lors de la création du corps européen, mais elles n'ont pas abouti du fait de l'opposition de certains États membres. Ceci induit que les États membres à fort niveau de vie ne sont pas représentés dans le corps européen.
Concernant l'OTAN et Frontex, le nouveau mandat adopté en 2019 définit une liste exhaustive et fermée des organismes avec lesquels l'Agence peut coopérer. L'OTAN n'y figure pas. Nous n'avons donc pas le droit de parler avec l'OTAN.
Concernant la transparence sur les droits humains et l'efficacité, je rappelle que nous enregistrons tous les ans un accroissement des demandes d'accès aux documents publics de l'ordre de 300 par an. Je crois que Frontex fait, en la matière, preuve d'exemplarité. Nous avons régulièrement des saisines du médiateur de l'UE en cas de refus de communiquer des documents. À chaque fois que nous avons opposé des refus de communication de la position des navires de Frontex, ils ont été validés par celui-ci et par la CJUE en décembre 2019. Sur le respect de droits fondamentaux, nous appuyons notre action en la matière sur un officier des droits fondamentaux et sur ses 20 moniteurs. Ils devraient être bientôt 40. Tous les agents de Frontex sont formés aux droits humains, notamment sur les thèmes du droit d'asile et du droit d'accès aux protections internationales. Nous avons pris des mesures pour améliorer et garantir la remontée des informations opérationnelles. Certains systèmes étaient obsolètes ou sous-dimensionnés. Les mécanismes de remontée d'incidents sérieux ont été simplifiés. Concernant l'efficacité, nous avons initié un processus de révision de notre organisation intérieure, de notre concept opérationnel. Mais l'efficacité de Frontex passe par une meilleure coopération avec les États membres de l'Union européenne. Le mandat de 2016 le précisait déjà, nous sommes membres de la garde européenne des frontières. Nous devons donc bénéficier de la confiance de ces États pour agir efficacement aux frontières de l'UE.
Concernant enfin le droit d'asile et la protection internationale, nos agents déployés sont formés à reconnaître et à orienter les personnes qui font état d'un besoin de protection internationale vers les services chargés de l'asile. L'asile n'est pas une mission relevant de Frontex.
Quant à savoir si Frontex ou l'Union européenne finance les infrastructures qui ont été mises en place par certains États à leur frontière, la réponse est non à ma connaissance. Elles sont, en effet, financées au moyen de budgets nationaux.
M. Christian Cambon. - Je vous remercie d'avoir répondu à toutes les questions qui vous ont été posées. Soyez assuré du soutien plein et entier de notre Commission dans l'accomplissement de votre mission extrêmement délicate, en particulier compte tenu des crises auxquelles vous devez faire face. Il nous apparaît que Frontex arrive à l'âge de la maturité. Il faudra sans doute que les autorités européennes, notamment la Commission européenne et certains commissaires européens, perçoivent mieux la réalité car, au-delà des préoccupations humanitaires que nous partageons tous, nous devons tenir compte de nos opinions publiques qui réclament la sécurité des frontières. Il convient donc que l'Union européenne soit au rendez-vous de cet enjeu. En écho à votre intervention, la Commission va, à présent, recevoir Nicolas de Lacoste, envoyé spécial de la France en Biélorussie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Nicolas de Lacoste, envoyé spécial pour la Biélorussie
M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir M. Nicolas de Lacoste, ancien ambassadeur en Biélorussie, qui est aujourd'hui « Envoyé spécial » pour ce pays et basé à l'ambassade de France en Lituanie.
Monsieur l'ambassadeur, vous avez été nommé ambassadeur en Biélorussie en septembre 2020, peu après la réélection contestée d'Alexandre Loukachenko. Vous étiez auparavant directeur adjoint à la Direction de l'Europe continentale.
Vous avez dû quitter la Biélorussie le 17 octobre dernier, à la demande des autorités biélorusses, qui vous ont notifié l'expiration de votre agrément, en raison du refus de la France de présenter des lettres de créance à un président, Alexandre Loukachenko, dont elle ne reconnaît pas l'élection.
Votre situation est donc très particulière. Que reste-t-il aujourd'hui de l'ambassade de France à Minsk ? Quels sont les canaux de dialogue de la France avec les autorités, la société civile biélorusse et les Français de Biélorussie ?
Alors que l'on a cru un moment le dictateur biélorusse aux abois, la situation intérieure semble désormais stabilisée à son profit, dans le contexte d'une répression sans merci de la société civile, des Organisations non gouvernementales (ONG), et des journalistes. Il y aurait aujourd'hui 900 prisonniers politiques. Le président biélorusse dispose-t-il d'une mainmise totale sur le régime ? Quelles sont les marges d'action d'une opposition dont les leaders sont emprisonnés ou réfugiés à l'étranger ?
Nous venons d'auditionner M. Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex, sur la crise migratoire qu'Alexandre Loukachenko a organisée aux frontières de l'Union européenne (UE). Quel cherche le président biélorusse dans cette crise ?
Nous nous interrogeons sur l'impact des sanctions de l'Union européenne. Ces sanctions visent 166 personnes et 15 entités. Leur champ a été récemment élargi pour pouvoir cibler les organisateurs des flux de migrants vers l'UE.
Mais les paquets de sanctions se succèdent sans infléchissement notable. Au contraire, le régime biélorusse multiplie les provocations et surenchères. Alexandre Loukachenko a récemment menacé de couper l'une des routes d'approvisionnement en gaz de l'Europe. Il utilise tous les leviers de chantage à sa disposition et l'UE peine à répondre.
Nos interrogations portent également sur la relation entre la Biélorussie et la Russie. Jusqu'où peut aller le rapprochement entre ces deux pays ? Nos partenaires de l'est de l'Europe craignent une intégration croissante, qui pourrait aller jusqu'à une quasi-fusion. Alexandre Loukachenko ne l'entend probablement pas ainsi, mais n'est-il pas désormais totalement dépendant de son seul allié puisqu'il s'est coupé de l'ensemble de la communauté internationale ?
M. Nicolas de Lacoste, envoyé spécial pour la Biélorussie.- Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, je vous remercie de me permettre de prendre la parole devant vous pour évoquer la situation en Biélorussie aujourd'hui.
J'ai en effet été l'ambassadeur de France à Minsk pendant une dizaine de mois, du 28 novembre 2020 au 17 octobre 2021, date à laquelle j'ai dû quitter Minsk. J'ai été nommé par le ministre Jean-Yves le Drian Envoyé spécial de la France pour la Biélorussie dès le 18 octobre. J'accomplis cette mission actuellement depuis Vilnius.
Ma présentation portera sur les points suivants : la situation en Biélorussie, ses relations avec la Russie, enfin les relations avec l'Union européenne dans le contexte de la crise migratoire.
En s'appuyant sur ses ressorts traditionnels, et notamment une répression tous azimuts qui continue aujourd'hui, le régime d'Alexandre Loukachenko comme vous l'avez indiqué s'est stabilisé. Un an après le scrutin frauduleux du 9 août 2020, les manifestations ont disparu, l'administration ne s'est pas fissurée, les structures de force se sont progressivement imposées.
L'économie biélorusse a crû au premier semestre et devrait continuer de croître d'ici la fin de l'année, en dépit des sanctions sectorielles dont les effets ne seront vraiment perceptibles qu'en début d'année prochaine.
Pour parvenir à cette stabilisation du régime, qui n'était pas acquise d'avance, Loukachenko a mobilisé l'ensemble de ses réseaux patiemment bâtis en vingt-sept années de pouvoir. De façon symbolique, le dix-millième jour de son pouvoir a été commémoré avant-hier. La date de notre rencontre ce jour n'a sans doute pas été choisie par hasard par le Sénat, car nous commémorons aujourd'hui même les accords de Bialovieza qui ont scellé la fin de l'URSS.
Loukachenko s'est appuyé sur ses relais, principalement sur les 200 000 membres du mouvement pro-régime « Bielaya Rus », les retraités, les populations rurales, les familles nombreuses, les ouvriers des grandes entreprises d'Etat : autant d'individus qui s'estiment lui être redevables, à un titre ou à un autre, de leur situation. Bien entendu, Loukachenko s'est surtout appuyé sur les structures de force.
Au-delà de la répression, il a par le passé défendu une vision pour son pays. Sa revendication d'une voie biélorusse souveraine « vers le socialisme de marché » a suscité un temps l'adhésion d'une partie des élites. Le rejet du régime est cependant aujourd'hui largement majoritaire si l'on en croit les quelques études d'opinion publique menées par des instituts indépendants.
C'est enfin en utilisant tous les ressorts possibles de la répression, y compris la plus brutale, que le régime a rétabli son assise.
Quelques chiffres sont particulièrement significatifs :
· 35 880 arrestations intervenues depuis août
2020 ;
· 5 000 affaires pénales en cours ;
· plus de 1 000 prisonniers politiques, dont un grand
nombre soumis au travail forcé dans des conditions difficiles ;
· 327 chaînes Telegram fermées pour
« extrémisme » ;
· 275 ONG liquidées ou en cours de liquidation
(culture, environnement, engagement civique) ;
· 100 médias interdits ;
· 32 avocats ayant perdu leur licence de travail ;
· 29 journalistes en garde à vue ou en prison
;
· poursuite de l'application de la peine de mort en
Biélorussie, ce qui est unique en Europe.
Les principaux leaders de la contestation sont désormais en prison avec des peines très lourdes. Ainsi, l'ancien banquier candidat Viktor Babariko a été condamné le 6 juillet à quatorze ans de prison, la cheffe de son état-major, la remarquable flutiste Maria Kolesnikova, à onze ans, le 6 septembre. D'autres sont en exil à Vilnius, Varsovie ou Athènes.
Ma mission actuelle est d'être à leur contact et de relayer auprès d'eux les messages de l'administration française.
J'en viens à votre deuxième question sur les relations entre la Biélorussie et la Russie.
L'aide de Moscou, notamment dans les semaines qui ont suivi le scrutin, a été décisive.
Le 27 août - c'est-à-dire au pic des manifestations - Vladimir Poutine a clairement indiqué que la Russie n'hésiterait pas à intervenir en Biélorussie en cas de déstabilisation. Ce message a entraîné un double effet. En premier lieu, il s'agissait d'un signal clair pour l'appareil de sécurité biélorusse, qui a compris que Moscou ne lâcherait pas Alexandre Loukachenko. En second lieu pour la population, la réaction russe a été dissuasive sur tout le mouvement de contestation, qui a nettement baissé en intensité.
Le rapprochement entre les deux pays se confirme mois après mois à chaque rencontre d'Alexandre Loukachenko avec Vladimir Poutine, déjà au nombre de sept en 2021. Les deux Gouvernements ont signé le 10 septembre une feuille de route comprenant vingt-huit programmes d'intégration économique.
Des manoeuvres militaires conjointes, Zapad 2021, tenues du 10 au 16 septembre, ont à nouveau illustré l'extrême proximité entre les deux pays sur le plan militaire.
Toutefois, ces relations ne sont pas indemnes de tensions. Entre Minsk et Moscou, il s'agit même d'un bras de fer permanent et brutal. Concrètement, les Russes « tiennent » Loukachenko mais ce dernier les « tient » aussi à sa manière : le régime monnaye au prix fort le maintien du pays dans la sphère d'influence de la Russie. Ainsi, par un jeu permanent d'allers et retours entre l'Occident et la Russie, Loukachenko fait monter les enchères.
Les subventions russes massives au secteur énergétique, sous la forme de réduction du prix du gaz et du pétrole livrés à la Biélorussie, sont fondamentales. La Biélorussie raffine ensuite le pétrole et le vend au prix du marché mondial ou presque à ses voisins, notamment ukrainien. Encore aujourd'hui, les négociations du prix du gaz russe font l'objet de discussions âpres directement au niveau des deux présidents. Pour l'anecdote, lors de la négociation des accords de Bialovieza il y a trente ans, il devait s'agir d'une simple rencontre dans l'optique de discuter du prix du gaz.
La Russie estime aujourd'hui qu'Alexandre Loukachenko a rétabli « l'ordre constitutionnel » en Biélorussie en « sauvant le pays » en 2020. Selon toute vraisemblance, elle devrait continuer à soutenir Loukachenko et ce, malgré les tensions entre les deux hommes et les piques qu'ils s'adressent régulièrement par médias interposés.
Pour sa part, la Russie, en position de force, cherche à imposer une réforme institutionnelle en Biélorussie comme moyen de sortir de l'impasse politique. Elle pousse notamment à l'adoption d'une nouvelle Constitution qui offrirait une place aux partis politiques, aujourd'hui inexistants tout comme l'opposition. En effet, aucun représentant de l'opposition n'est présent au Parlement, alors que dans la mandature précédente ils étaient au nombre de deux. Pour la Russie, des partis politiques seraient probablement plus faciles à manier qu'Alexandre Loukachenko.
La Russie domine la sphère médiatique biélorusse, et ce d'autant plus depuis que Loukachenko a interdit tous les titres indépendants. Aujourd'hui, les Biélorusses, qui ne croient pas la télévision d'Etat, vont chercher des informations sur leur propre pays dans les médias russes, souvent contrôlés par le Kremlin.
Pour autant, la Russie ne devrait pas « absorber » la Biélorussie. Bien au contraire, Moscou aurait intérêt à conserver cet allié turbulent car c'est le dernier qui lui reste en Europe. Les diplomates constatent d'ailleurs que dans toutes les enceintes internationales, la Russie et la Biélorussie parlent d'une seule voix. Néanmoins, les approches sont quelque peu différentes. Les responsables russes évoquent une souveraineté commune entre les deux pays, ou encore une histoire, une destinée et des frontières communes. En revanche, Loukachenko se plaît à évoquer deux pays certes cohabitant sous le même toit, mais dans deux appartements séparés.
Pendant longtemps, Alexandre Loukachenko a cherché à défendre la souveraineté biélorusse. Ce faisant, il préservait en réalité sa propre souveraineté car il ne souhaitait pas que les Russes s'ingèrent dans « ses » affaires. Toutefois, la capacité de résistance de Loukachenko se réduit. Le 30 novembre dernier, il a reconnu l'annexion de la Crimée à la Russie, ce qu'il s'était refusé à faire pendant sept ans.
Les relations avec l'Union européenne ont connu une certaine embellie, que l'on peut faire remonter à la période de l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Minsk a prétendu alors à un rôle de médiateur entre la Russie et l'Occident, en accueillant les négociations des accords du même nom sur l'Ukraine. La Biélorussie s'est alors positionnée comme une plateforme neutre de discussions entre Européens et Russes.
Aujourd'hui, ces relations sont au point mort. Les Européens n'ont pas reconnu le résultat des élections frauduleuses du 9 août 2020. Les relations subsistent au niveau des ministères des Affaires étrangères, mais sont très limitées.
L'Union européenne et ses partenaires ont adopté cinq trains de sanctions, dont le dernier a été annoncé le 2 décembre 2021. Ces sanctions sont à la fois individuelles et sectorielles. Elles ne commenceront à faire sentir leurs effets qu'à partir du 1er janvier de l'année prochaine. Nos principaux partenaires se sont alignés sur ces mesures. La réaction des autorités biélorusses est attendue. Vraisemblablement, les sanctions devraient impacter les exportations agro-alimentaires de l'Union européenne vers la Biélorussie.
Ayant rétabli son contrôle de la scène intérieure, le régime n'hésite plus désormais à se montrer offensif en dehors de ses frontières. Il s'agit donc d'une menace croissante pour l'Union européenne, comme en atteste le surprenant détournement du vol Ryanair Athènes-Vilnius le 23 mai 2021.
De plus, comme vous l'avez noté, le régime a recours à l'arme migratoire, en organisant de façon tout à fait cynique l'arrivée aux frontières lituanienne, polonaise et lettonne de milliers de migrants, principalement d'Irak, acheminés à Minsk par charters entiers via Istanbul, Dubaï, Damas et Beyrouth. Ces familles sont ensuite transportées complaisamment vers les endroits les plus vulnérables de la frontière.
Le pic de la confrontation a eu lieu le 16 novembre dernier, quand une colonne de plusieurs centaines de migrants irakiens s'est approchée du point de passage de Kuznica avec la Pologne en essayant de le forcer, tandis que les Biélorusses les empêchaient de repartir en arrière.
Depuis cette date, la situation s'est légèrement améliorée, avec 3 100 retours « volontaires » d'Irakiens vers leur pays d'origine. Un vol a été acheminé hier et un autre suivra aujourd'hui. De ce fait, la tension a quelque peu diminué même si chaque nuit encore, une centaine de tentatives de franchissements par petits groupes se produit. Un hangar accueille toujours 1 000 à 1 200 personnes près de la frontière avec la Pologne.
Finalement, cette épée de Damoclès subsiste toujours, alors que les températures avoisinent - 15°C dans les forêts biélorusses.
Le régime s'en est également pris aux représentations diplomatiques occidentales, dernières enceintes échappant en partie à son contrôle. Les ambassadeurs polonais, lituanien, letton, ainsi que le délégué de l'Union européenne ont quitté le pays.
J'en ai fait de même le 16 octobre.
M. Christian Cambon, président. - Reste-t-il des ambassadeurs ?
M. Nicolas de Lacoste.- Il en reste en effet un certain nombre, même si aucun pays de l'Union européenne n'a reconnu Loukachenko. En réalité, ces ambassadeurs étaient arrivés avant moi. J'ai été nommé avant l`élection du 9 août, mais je suis arrivé postérieurement à celles-ci. Je n'ai pas remis mes lettres de créance à Alexandre Loukachenko.
Vous m'interrogiez sur notre ambassade à Minsk. Elle est toujours ouverte et accomplit un travail admirable en dépit de conditions de travail difficiles. Par exemple, nos représentants assistent aux procès politiques, rencontrent les familles des prisonniers politiques et mènent des activités dans les domaines éducatifs, culturels et, consulaires. Ainsi, un festival du film français se tiendra ce soir. L'ambassade prépare en outre un concert de fin d'année, pour lequel nous avons reçu les autorisations nécessaires.
Selon toute vraisemblance, le régime ne devrait pas évoluer dans un sens favorable à court terme, et ce, tant que le soutien russe perdurera.
L'opposition biélorusse avec laquelle je suis en contact quasi-quotidien se structure de façon très convaincante, même si ses marges d'action à l'intérieur du pays sont limitées. Elle est reconnaissante à la France pour le soutien que nous lui avons apporté très rapidement. Je rappelle à cet égard que la rencontre entre le président de la République Emmanuel Macron et l'opposante Svetlana Tikhanovskaya, le 29 septembre dernier à Vilnius, a été la première avec un chef d'Etat occidental. Elle a envoyé un signal très clair.
Compte tenu de la situation des droits de l'Homme, nous devons maintenir notre pression sur le régime de Minsk en adoptant de nouvelles sanctions ou en renforçant celles déjà adoptées. La question de l'efficacité de telles sanctions se pose toujours. Les sanctions sectorielles, qui visent des entreprises ou des secteurs de l'économie, ne concernent pas les contrats en cours. Ce n'est donc qu'à partir du 1er janvier 2022 que les sanctions économiques devraient peser sur l'économie de la Biélorussie.
Nous pouvons accroître notre soutien à la société civile biélorusse, aux prisonniers politiques, qu'il s'agisse des représentants des médias, des étudiants expulsés de leur université, des chercheurs, des avocats ou des représentants des petites et moyennes entreprises. La France a mis au point divers dispositifs pour accueillir ces populations particulièrement vulnérables.
Enfin, nous devons maintenir notre dialogue avec la Russie, ce qui est évidemment plus facile à dire qu'à faire. J'étais dans la direction en charge de la Russie pendant quelques années au Quai d'Orsay, après avoir été en poste à Moscou pendant quatre ans. Je connais donc assez bien nos partenaires russes et ce que nous pouvons en attendre. Nous devons néanmoins maintenir ce dialogue, même s'il est critiqué par nos partenaires, afin de rappeler à Moscou l'importance que nous attachons à une résolution pacifique de la crise, vraisemblablement dans le cadre d'une future table ronde inclusive impliquant toutes les parties prenantes biélorusses, en exil ou dans le pays, sans interventions ni pressions extérieures.
Nous devons préparer l'avenir et rester aux côtés de la population biélorusse. Les Biélorusses, qui voyagent beaucoup plus que par le passé, notamment en Pologne, en Lituanie et en Ukraine, constatent que la situation de leur pays est en décalage total. Il n'y a aucune raison non plus pour que ce pays échappe aux réformes économiques ayant eu lieu en Russie, qui reste le partenaire de référence.
En définitive, nous devons savoir que des réformes structurelles interviendront en Biélorussie, un jour ou l'autre. Il nous appartient de continuer d'envoyer des messages de soutien à la population. Nous devons faire en sorte que lorsque ces réformes auront bien lieu, le plus grand nombre possible de jeunes biélorusses aient appris à nous connaître, parlent notre langue même de façon rudimentaire et servent à l'avenir de pont entre leur pays et la France. Je vous remercie.
M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie infiniment pour toutes ces informations claires et structurées, qui ne sont guère réjouissantes. Elles nous permettent néanmoins de prendre la mesure du sujet.
Nous serons prochainement à Vilnius avec le président Gérard Larcher. Il serait sans doute intéressant que nous y rencontrions vos interlocuteurs exilés.
M. Nicolas de Lacoste.- Je crois qu'une rencontre avec Madame Svetlana Tikhanovskaya est en effet prévue.
M. Olivier Cigolotti. - Monsieur l'ambassadeur, vous avez fait état de l'efficacité des sanctions. Or, il semblerait qu'un certain nombre d'entreprises d'Etat soient directement visées en raison du rôle clé qu'elles jouent dans l'instrumentalisation des migrants vers l'Union européenne. Il s'agit notamment de l'entreprise touristique d'Etat Tsentrkurort, qui est visée par Bruxelles et Washington, mais également de l'un des plus gros producteurs mondiaux de potasse, l'entreprise Belaruskali, à l'encontre de laquelle le Royaume-Uni a annoncé un certain nombre de sanctions.
Pouvez-vous nous en dire en peu plus sur le rôle de ces deux grandes entreprises biélorusses ?
M. Jacques Le Nay. - En novembre 2019 j'ai eu l'occasion de me rendre, en ma qualité de membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) à une mission d'observation des élections. Nous avons vite compris qu'il s'agissait d'une réelle mascarade. Dès lors que des élections se déroulent sur trois jours, on peut véritablement s'interroger sur les opérations menées la nuit.
Pour le reste, vous avez parfaitement décrit la situation et répondu par anticipation aux questions que je souhaitais poser.
M. Mickaël Vallet. - Il est important que nous ne nous désintéressions pas du sujet, car nous devons au peuple biélorusse un tribut extrêmement lourd pendant la grande guerre patriotique. Il convient de ne pas l'oublier car la population a été décimée d'un quart. Par conséquent, nous avons un lien historique avec celle-ci.
J'aurais également posé un grand nombre de questions sur le rapport à la Russie, mais vous y avez répondu.
Ma question porte sur ce que nous pouvons faire concrètement, sans angélisme. Je vois se développer dans d'autres pays européens des initiatives de parrainages politiques par des parlementaires, au bénéfice de prisonniers politiques biélorusses. Estimez-vous ces initiatives efficaces ? Sont-elles susceptibles de nourrir utilement la situation ? De quelles informations disposez-vous à cet égard ?
Enfin, juste avant votre départ, vous avez fait une adresse au peuple en bélarusse, abondamment relayée sur les réseaux et très appréciée par les personnes concernées. Je souhaitais vous féliciter pour votre initiative, qui est allée droit au coeur de ceux qui se battent sur le terrain, notamment les universitaires. Pourriez-vous nous dire un mot de la situation des prisonniers politiques universitaires et des chercheurs visés ?
M. Nicolas de Lacoste.- Pour ce qui est de l'efficacité des sanctions, certaines concernent les individus, c'est-à-dire en fait tout l'entourage d'Alexandre Loukachenko et ses enfants, frappés d'interdiction de séjour sur le territoire de l'UE et dont les avoirs sont gelés, même s'ils ne sont pas très conséquents, dans les banques occidentales.
D'autres sanctions concernent des entreprises ou des secteurs. Vous en avez cité deux, dans des domaines différents. Tsentrkurort, qui est un conglomérat de différents hôtels et agences, a, d'après les informations dont dispose l'Union européenne, directement participé parmi d'autres à l'acheminement et à l'hébergement de migrants venus de tout le Proche-Orient. Il était donc logique que ce groupe se retrouve sur la liste de la cinquième série de sanctions, qui concernait d'ailleurs non seulement la crise migratoire mais également la crise politique.
Belaruskali, grande entreprise d'extraction de potasse du pays est, comme la vaste majorité des entreprises, une entreprise d'Etat. Dans ce pays en effet, les privatisations n'ont pas encore eu lieu. Belaruskali génère des fonds très conséquents en devises. Elle produit jusqu'à 40% de certaines catégories de potasse utilisées dans le monde.
Avec la reprise post-Covid en Europe, cette entreprise a développé ses exportations vers l'Union européenne. Cette situation est appelée à évoluer du tout au tout à partir du 1er janvier 2022.
Concernant la mascarade des élections, je partage le constat. J'ai moi-même observé un référendum en Biélorussie : c'est du grand art.
Je partage également l'ensemble de vos remarques sur le maintien de notre soutien aux Biélorusses, car ils craignent que nous tournions nos regards ailleurs. Je leur indiquerai que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées suit de près leur sort. La rencontre qu'aura le président du Sénat avec Madame Tikhanovskaya la semaine prochaine sera également importante ; ces marques d'intérêt sont essentielles pour eux. A contrario, j'ai constaté combien les récents appels de Mme Merkel à M. Loukachenko avaient suscité une certaine inquiétude. Les représentants démocratiques craignent avant tout une « normalisation » des relations avec le régime, dans la mesure où les Occidentaux auraient d'autres crises à gérer.
Je ne pense pas pour ma part que le moment soit venu de parler avec ce régime.
Vous avez indiqué qu'un quart de la population avait été victime de la Deuxième Guerre mondiale. C'est exact. Il faut également se remémorer la bataille du passage de la Bérézina, en Biélorussie : nous avons commémoré la semaine dernière cet illustre épisode de la guerre de Russie.
En définitive, nous avons beaucoup plus de liens que nous le pensons avec ce pays.
Que pouvons-nous faire concrètement ?
Je pense que l'opération de parrainage de prisonniers politiques par des membres des Parlements dans les pays de l'Union européenne est une excellente idée. Au sein du Bundestag, un grand nombre de parlementaires ont parrainé un chercheur, un militant des droits de l'homme ou un journaliste. Votre nom est associé à lui et vous êtes connu comme son parrain. C'est une mesure symbolique mais importante, de même que la rédaction de lettres. Il faut s'imaginer l'effet sur un directeur de prison biélorusse de la réception de sacs postaux remplis de lettres du monde entier et s'adressant à ces prisonniers politiques. Pendant la guerre froide, cette pratique des courriers était très utilisée. Il serait opportun je pense de la reconduire aujourd'hui.
En ce qui concerne les messages à adresser au peuple biélorusse, il est avant tout nécessaire de lui apporter soutien et espoir. En effet malheureusement à Minsk, l'heure est plutôt à la résignation, après quinze mois sans aucun indice d'amélioration quelconque. La répression est totale, la tension est permanente. Une certaine anxiété vous gagne chaque matin au réveil et ne vous quitte plus de la journée. C'est le cas aussi pour nous, diplomates occidentaux, mais au pire, nous sommes expulsés. Pour la population, en revanche, la situation est extrêmement difficile. Or tout cela se déroule aux portes de l'Union européenne et la Biélorussie est le seul pays en Europe à être confronté à une telle situation.
M. Christian Cambon, président. - Quel est le nombre de Français présents dans ce pays ?
M. Nicolas de Lacoste.- Environ 200 Français sont présents, principalement des hommes d'affaires et des retraités, ainsi que quelques binationaux. Cette communauté est donc très restreinte, mais elle attache une grande importance à son lien avec l'ambassade. Nous avons réussi à vacciner ces ressortissants grâce aux vaccins envoyés par le Quai d'Orsay. Nous maintenons un contact quotidien avec eux. Ils connaissent bien leur pays d'accueil, ses phases successives de répression et d'assouplissement. Dans ces situations difficiles, le lien avec l'ambassade est bien entendu fondamental.
M. Christian Cambon, président. - Merci infiniment, Monsieur l'ambassadeur, de ce témoignage fort. Soyez assuré de notre soutien à la mission difficile qui est la vôtre. Nous espérons qu'un assouplissement du régime pourrait permettre de retrouver une relation diplomatique à haut niveau, ce qui vous conduirait à reprendre votre poste. Le déplacement du président du Sénat, qui avait déjà reçu l'opposante, sera un geste important. Je pense que cette rencontre ira dans le sens que vous souhaitez, c'est-à-dire une manifestation de solidarité vis-à-vis des opposants.
Avons-nous des nouvelles du journaliste et de sa compagne qui ont été arrêtés dans l'avion détourné ?
M. Nicolas de Lacoste.- Nous avons des nouvelles par des biais indirects. Tous deux sont en isolement à domicile, de façon séparée. Les dernières nouvelles de la compagne, Madame Sapieha, ne sont pas bonnes. Il s'agit d'une très jeune femme, étudiante à Vilnius à l'université européenne des Humanités.
Pour sa part, le journaliste a probablement subi des pressions très fortes pour obtenir de lui ces confessions étonnantes. Il se trouve aujourd'hui toujours à l'isolement. Pendant un certain temps, il avait lancé un projet médiatique, aujourd'hui avorté. Il n'y a plus aucun contact direct avec lui à l'heure actuelle.
M. Christian Cambon, président. - Merci à tous.
La réunion est close à 12h45.