- Mercredi 29 septembre 2021
- Audition d'associations représentant les victimes de l'accident de l'usine Lubrizol
- Audition d'organismes nationaux spécialisés dans la maîtrise des risques technologiques et la surveillance de la qualité de l'air
- Proposition de loi visant à renforcer la régulation environnementale du numérique par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse - Désignation d'un rapporteur
- Proposition de loi visant à réformer le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles - Demande de saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis
Mercredi 29 septembre 2021
- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -
La réunion est ouverte à 9 h 5.
Audition d'associations représentant les victimes de l'accident de l'usine Lubrizol
M. Jean-François Longeot, Président de la Commission. - Mes cher(e)s collègues, nous reprenons aujourd'hui les travaux de notre commission avec une première matinée d'audition consacrée à l'incendie des usines Lubrizol et Normandie Logistique intervenu à Rouen il y a exactement deux ans, le 26 septembre 2019.
Je remercie les représentants des associations de sinistrés d'avoir répondu présents à notre invitation.
Après cet accident industriel majeur, le Parlement s'est mobilisé pour contribuer, à côté des procédures judiciaires diligentées, à faire toute la lumière sur cet accident et tirer des enseignements pour notre politique de prévention des risques industriels et technologiques. L'Assemblée nationale a mis en place début octobre 2019 une mission d'information présidée par Christophe Bouillon, dont le rapporteur était Damien Adam, et qui a rendu son rapport le 12 février 2020. Le Sénat a pour sa part voté à l'unanimité, le 10 octobre 2019, la création d'une commission d'enquête chargée d'évaluer l'intervention des services de l'État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l'incendie de l'usine de Lubrizol, à Rouen. Celle-ci était présidée par Hervé Maurey, que je remercie d'être parmi nous ce matin. Les deux rapporteurs étaient Christine Bonfanti-Dossat et Nicole Bonnefoy et je vous prie de bien vouloir excuser cette dernière qui n'a pas pu nous rejoindre.
Notre réunion marque le début d'une séquence importante consacrée au suivi et à l'évaluation de la politique de prévention des risques naturels, industriels et nucléaires.
S'agissant de Lubrizol, nous entendrons dans les prochaines semaines la ministre de la Transition écologique pour dresser le bilan de l'action du Gouvernement sur ce dossier.
Nous aurons également l'occasion de poursuivre cette séquence avec une matinée consacrée à la gestion des risques liés à la présence d'engrais à base de nitrate d'ammonium dans nos ports maritimes et fluviaux, en lien avec l'accident survenu à Beyrouth en août 2020.
S'agissant des risques naturels, je vous indique que nous travaillerons également dans les prochaines semaines sur la proposition de loi visant à réformer le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles.
Une délégation de notre commission doit également se rendre dans les Alpes-Maritimes, et plus spécifiquement dans la vallée de la Roya, afin de mesurer concrètement les conséquences de la tempête Alex et suivre les travaux de reconstruction qui ont été engagés.
En ce qui concerne l'accident des usines Lubrizol et Normandie Logistique, notre commission était fortement représentée au sein de la commission d'enquête. J'ai souhaité, avec nos collègues concernés, que nous puissions exercer ensemble un droit de suite au rapport d'enquête.
L'objectif est clair : nous assurer que notre politique de prévention des risques s'est renforcée et que les leçons ont été tirées de cet événement. Nous nous consacrerons à titre principal sur les volets gestion de crise, prévention des risques, information du public et indemnisation. Nous laissons ainsi le soin aux autres commissions permanentes d'effectuer le travail de suivi dans les domaines qui relèvent de leur compétence. Je rappelle que plusieurs procédures judiciaires sont encore en cours et qu'il ne nous appartient pas de revenir sur les causes de l'accident.
Pour débuter cette matinée, nous recevons Bruno Leclerc, président, et Christophe Holleville, secrétaire de l'Union des victimes de Lubrizol, - Simon de Carvalho, président, et Robin Letellier, secrétaire de l'Association des sinistrés de Lubrizol ainsi que Pierre-Emmanuel Brunet, président de Rouen Respire, et Anaïs Mantion, étudiante et victime, qui l'accompagne. Je donne la parole à Hervé Maurey.
M. Hervé Maurey, Sénateur de l'Eure. - Merci beaucoup, Monsieur le Président. Je vous remercie de votre invitation et félicite la commission de se saisir de ce dossier. Il est très important que les travaux des commissions d'enquête ou des missions d'information que nous mettons en place soient prolongés par un suivi des préconisations qui sont formulées, sans quoi le travail est affaibli.
Comme vous l'avez indiqué, après l'incendie de l'usine de Lubrizol il y a deux ans maintenant, le Sénat a décidé à l'unanimité de créer cette commission d'enquête avec deux rapporteurs issus des principaux groupes du Sénat, ce qui assurait une représentation pluraliste conforme à l'esprit dans lequel nous travaillons. Nous avons procédé à une quarantaine d'auditions et effectué plusieurs déplacements, à Rouen bien sûr, mais aussi à Lyon, sur un site très sensible aux problèmes d'accidents technologiques et industriels.
Nous avons rendu notre rapport, qui présentait une quarantaine de propositions regroupées autour de six axes principaux que je rappelle brièvement : créer une véritable culture du risque ou culture de la sécurité, qui est particulièrement lacunaire en France, améliorer la politique de prévention des risques industriels, améliorer la gestion de crise, assurer une meilleure coordination entre l'État et les collectivités territoriales, indemniser l'intégralité des préjudices subis et appliquer le principe de précaution au suivi sanitaire. À la suite de ce rapport, le Gouvernement a fait un certain nombre de déclarations et pris des engagements. Il importe désormais de mesurer ce qui a réellement été entrepris et ce qui le sera, au-delà des effets d'annonce. L'objectif de la commission d'enquête, au-delà de la compréhension de l'enchaînement des événements et de l'émotion suscitée, était de tirer toutes les conséquences de cette catastrophe.
M. Jean-François Longeot. - Je vais donner la parole à Pascal Martin sur le sujet puis vous la laisserai pour répondre à toutes les questions qui vous seront posées par nos collègues.
M. Pascal Martin, Sénateur de la Seine-Maritime. - Merci Monsieur le Président. Messieurs, je suis peut-être le seul à bien vous connaître au sein de cette commission, puisque je suis originaire du département de la Seine-Maritime et que j'étais présent le jour de l'incendie en tant que président du Conseil départemental. J'ai donc pu mesurer sur place l'ampleur de cet incendie.
Il est sans doute inutile de revenir sur la question de la gestion opérationnelle car nous sommes tous d'accord pour dire que, compte tenu du caractère hors norme de cet incendie, les sapeurs-pompiers du département et des départements voisins ont su maîtriser le feu en un temps record.
Pour avoir eu l'occasion de siéger avec vous au sein du comité de la transparence et du dialogue (CTD), présidé par le préfet de la région, je sais que les conséquences sanitaires sont au coeur des préoccupations des associations et des habitants que vous représentez.
J'aurais quelques questions à vous poser pour débuter nos échanges : pourriez-vous indiquer à la commission combien de membres compte chacune de vos associations ? Quelles sont les principales insuffisances que vous avez relevées dans la gestion de l'accident et de la crise ?
Le Gouvernement a lancé trois missions de retour d'expérience sur l'accident : une mission pour analyser les causes et la gestion de l'accident, qui a rendu son rapport en février 2020, une mission associant cinq inspections ministérielles pour analyser la gestion de crise, qui a rendu son rapport en mai 2020, et une troisième mission sur la culture du risque, qui a rendu son rapport en juin 2021. Avez-vous été entendus par les inspecteurs ou associés, même indirectement, au travail de ces trois missions ?
Depuis septembre 2020, deux décrets et cinq arrêtés ont été publiés au JO pour renforcer les obligations applicables aux sites Seveso et la prévention des incendies dans les stockages de liquides inflammables et combustibles ainsi que dans les entrepôts. Ces évolutions, qui visent à répondre à la méconnaissance totale des produits et des volumes stockés - c'était un point majeur dans le cas de Lubrizol, avec le risque des effets dits « cocktail » - semblent aller dans le bon sens. Quel est votre sentiment en la matière ?
Lors de l'examen de la loi « Climat et résilience », dont j'étais l'un des rapporteurs, la création d'un bureau enquête accident (BEA) a été proposée à l'article 288, réécrit par le Sénat : accueillez-vous cette initiative de façon favorable ?
En ce qui concerne la culture du risque et le système d'alerte des populations, le Gouvernement s'était engagé à déployer un système de cell broadcast, permettant de recevoir des notifications associées à des envois ciblés de SMS d'ici 2022. D'après les informations en ma possession, une première phase de test aura lieu à Rouen d'ici la fin de l'année 2021. Avez-vous des informations sur la tenue prochaine de cette expérimentation ? Y avez-vous été associés, de près ou de loin ?
Enfin, la commission d'enquête du Sénat a recommandé la tenue d'exercices de sécurité civile plus fréquents, grandeur nature, et la mise en place de campagnes d'information grand public pour renforcer notre culture de la sécurité industrielle, notamment auprès des élèves. De tels exercices se sont-ils tenus dans l'agglomération rouennaise depuis deux ans ? Savez-vous s'ils sont planifiés pour le futur ?
M. Jean-François Longeot. - Merci cher collègue. Je vais donner la parole aux intervenants puis je laisserai la parole à Joël Bigot.
M. Christophe Holleville, Secrétaire de l'Union des victimes de Lubrizol. -Nous parlons depuis le début de prévention du risque et je vais être très honnête avec vous sur ce point : j'ai lu les améliorations apportées aux lois et règlements en ce qui concerne les entrepôts susceptibles d'accueillir des liquides inflammables. Beaucoup de lignes ont été ajoutées. En tant que non spécialiste et simple père de famille, après avoir étudié la question pendant deux ans et appris des choses hallucinantes, je vous le dis droit dans les yeux et c'est vous qui pouvez faire changer les choses, avec les députés : on peut rajouter des multitudes de lignes dans la législation mais le point sensible dans le métier de la chimie est qu'il y a les bons élèves et les mauvais élèves.
Concrètement, et même si l'on sait que le risque « zéro » n'existe pas, les bons élèves ne poseront pas de problème et on peut, on va, leur faire confiance. Mais pour les mauvais élèves, on aura beau ajouter autant de lignes que l'on veut dans les textes de loi, ils ne les respecteront pas.
Dans le cas de l'usine Lubrizol, plusieurs mises en demeure ont été adressées et elles n'ont pas été respectées et je ne vous citerai pas les autres cas dans la vallée de la Seine.
Je pense sincèrement qu'il faut traiter le mal à la racine. Tant que ces gens qui ne respectent pas la loi ne recevront que des amendes de 1 500 euros, certains ne la respecteront jamais. Comme pour la circulation routière, il faudrait - pourquoi pas - penser à un permis à points dans le secteur de la chimie : une infraction entrainerait un point en moins, une mise en demeure non respectée - trois points en moins et au bout de douze points retirés on prononcerait une fermeture administrative jusqu'à ce que les travaux soient faits. Avec un tel système, je peux vous dire que ce sera efficace. Tant qu'on agira avec des amendes de 1 500 euros, on n'y arrivera pas.
Lubrizol, par exemple, avait été condamnée à Rouen pour des nuisances olfactives, avec une telle amende : mais que représentent 1 500 euros, pour une entreprise dont le chiffre d'affaires réalisé à Rouen avoisine le milliard d'euros par an.
À Saint-Nazaire, je citerai le cas de Yara qui a été sanctionnée à hauteur de 22 800 euros en début d'année : or cette entreprise pollue depuis plus de dix ans, et rejette parfois dans la Loire, en une journée, tout son quota annuel tandis que le Groupe réalise un chiffre d'affaires de 11 milliards d'euros à travers le monde. Ils viennent d'être condamnés à nouveau à hauteur de 61 000 euros. Les amendes n'ont donc aucune importance pour ces acteurs. Tant que nous ne résoudrons pas cette situation, nous n'aurons pas de culture du risque. Et, je l'ai dit à Barbara Pompili, nous ferons un deuil national un jour si les choses continuent comme ça.
M. Bruno Leclerc, Président de l'Union des victimes de Lubrizol. - Je souhaitais évoquer les fonds de solidarité. Juste après l'incendie, l'État, c'est-à-dire les ministres, est venu nous voir, en affirmant à la télévision que le pollueur serait le payeur. En l'occurrence, nous constatons aujourd'hui que si certains ont été indemnisés, beaucoup de personnes ne l'ont pas été pour leurs pertes. Le dossier a été confié à Lubrizol, qui l'a lui-même confié au cabinet d'expertise Exetech, lequel s'est prononcé sur le droit ou non à l'indemnisation. Certains professionnels ont été exclusivement indemnisés sur la perte de récoltes, mais non sur la perte de chiffre d'affaires ou sur la baisse de la fréquentation du public après l'incendie. Beaucoup de clients n'ont pas osé revenir acheter leurs produits après l'accident. En réalité, de nombreux clients ont cessé d'acheter des produits locaux, mais le cabinet Exetech a estimé que le chiffre d'affaires avait à nouveau augmenté parce que les personnes s'étaient à nouveau orientées vers les petits producteurs pendant la crise sanitaire. Or une fois le confinement terminé, ces clients ne sont pas revenus, ce qui s'est traduit par une perte importante de chiffre d'affaires. Les indemnisations ont été partielles. Par exemple, une agricultrice propose des produits cosmétiques à base de lait d'âne ; seul le lait, et non les produits finis, a été remboursé : elle a ainsi perçu 800 euros d'indemnisation et a perdu 7 000 euros. Donc quand on affirme que le pollueur est le payeur, dans les faits on en est loin.
Et le cas des particuliers est préoccupant. J'habite personnellement à 35 kilomètres de l'usine Lubrizol ; et les suies sont tombées chez nous sur les salons de jardin, la toiture ou la piscine. Personne ne s'est adressé à moi pour savoir ce que j'avais perdu et quel en avait été le coût. Pour le nettoyage de ma maison, la facture s'est élevée à 5 100 euros, avec une franchise de 227 euros prévue par l'assurance. Des frais d'huissier de justice pour faire constater les dégâts se sont quant à eux élevés à 264 euros. J'interdis aujourd'hui à mon fils de jouer sur le trampoline qui a été souillé par les suies de l'usine.
M. Christophe Holleville. - Je vous remets un dossier : vous y verrez que les montants prévus par le fonds de solidarité mis en place par Lubrizol sont à la limite du grotesque. C'était la première fois que ce système était tenté en France, à l'américaine. Lubrizol s'est acheté à moindre coût le silence du monde de l'agriculture qu'il craignait tant. Ils ont eu quelques milliers d'euros et Lubrizol s'en sort bien avec 1 800 plaintes de moins.
Vous verrez également dans ce dossier des incohérences qui ont été laissées à l'appréciation de Lubrizol, du Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE) et d'Exetech. C'est une ambiance occulte. Nous ne connaissons même pas la somme globale versée à ce jour et aucun élu n'est parvenu à la connaître, ce qui est scandaleux.
M. Simon de Carvalho, président de l'Association des Sinistrés de Lubrizol. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, merci de nous recevoir aujourd'hui. Je souhaiterais pour ma part insister sur l'aspect sanitaire de ce dossier. En avril 2021, en collaboration avec la Fédération nationale des Victimes d'Attentats et de Catastrophes (FENVAC), avec l'Union des Victimes de Lubrizol et avec l'Association des Sinistrés de Lubrizol, nous avons adressé à tous les médecins spécialistes du département et au conseil de l'Ordre des médecins du département le courrier suivant que je souhaiterais vous lire :
« Chers Docteurs,
Vous n'êtes pas sans savoir que le 26 septembre 2019, un incendie touchait l'usine de Lubrizol et les entrepôts de Normandie Logistique à Rouen. Si aucun décès n'était à déplorer dans les suites de l'accident, très rapidement s'est posée la question, au-delà des simples dommages matériels, des dommages corporels qui pouvaient apparaître au moyen ou au long cours au sein de la population exposée aux fumées et aux retombées toxiques. Deux associations de victimes étaient ainsi créées : l'ASL (association des sinistrés de Lubrizol) et l'Union des Victimes de Lubrizol. La FNVAC, qui accompagne depuis 1994 les victimes de drames collectifs, collabore activement avec ces deux associations afin de porter assistance aux victimes. En l'état, les moyens mis en oeuvre pour faire toute la lumière sur les éventuelles conséquences sanitaires de cet accident ne nous semblent pas suffisants. L'étude de Santé Publique France n'atteste que d'une prise en compte de la perception par les riverains de l'événement, non d'une surveillance sanitaire de long terme. Qui plus est, l'enquête n'a pu être mise en oeuvre qu'à partir du mois de septembre 2020, soit après la Covid-19.
Inquiets de l'absence de véritable suivi sanitaire par les institutions, nous, associations de victimes, avons besoin de vous pour nous aider à faire remonter d'éventuelles hausses de pathologies ou de malformations cardiaques, pulmonaires et oncologiques dans votre patientèle depuis ledit accident, survenu à la fin du mois de septembre 2019.
Nous sollicitons l'aide des pneumologues, cardiologues, cancérologues et médecins généralistes de la région. Nous nous inquiétons particulièrement pour les personnes dites fragiles et vulnérables et celles souffrant d'atteintes broncho-pulmonaires. En effet, depuis cette date, les associations reçoivent de nombreux témoignages spontanés relatifs à des inquiétudes médicales diverses. Des particuliers évoquent une aggravation de leur état de santé, notamment des difficultés respiratoires, tandis que d'autres ont constaté l'apparition de maladies post-accident dont il apparaît difficile d'établir un lien de causalité avec celui-ci. Des médecins nous ont également fait part du constat d'une augmentation de certaines pathologies par rapport aux années antérieures, à l'instar de malformations cardiaques plus élevées chez les nouveau-nés.
Nous savons que cette initiative citoyenne peut paraître surprenante. Nous savons également les difficultés que les membres du corps médical de notre pays rencontrent du fait de la gestion de la crise sanitaire depuis un an, et nous vous transmettons toute notre solidarité face à cette charge importante d'activité. Votre retour nous permettrait de pallier les insuffisances des institutions et ainsi d'avoir une image plus claire de l'impact potentiel de cet accident sur la santé de la population. Si vous et vos collègues nous faisiez remonter un éventuel constat de hausse des malformations et pathologies depuis 2019, nous serions à même de rendre nos inquiétudes plus audibles auprès de nos gouvernements. Notre souci premier, dont vous pouvez vérifier la véracité à travers notre site internet et nos réseaux sociaux, est celui d'agir dans l'intérêt commun, afin que toutes les conséquences de cette tragédie soient mises en lumière, en protégeant la génération à venir. Le philosophe Hans Jonas écrivait que nous devons agir de telle façon que les effets de notre action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre. Ce principe guide aujourd'hui notre sollicitation qui, nous l'espérons, recevra une écoute favorable de votre part. Nous tenons à préciser que cette démarche n'a pas vocation à porter des accusations ou à établir un lien de causalité avec l'incendie, mais seulement de corroborer ou dénier un constat d'augmentation des pathologies et malformations dans le département depuis le drame. Nous tenons à préciser que cette démarche est totalement anonyme pour vous, votre nom ne pouvant être utilisé sans votre assentiment. »
Ce courrier est resté sans réponse, alors que nous avons reçu de nombreux témoignages de personnes victimes de pathologies, et qui ne savaient pas quoi faire. Et c'est à nous, associations de victimes fraîchement créées, qu'il revenait d'écouter et d'agir. Nous avons su les écouter, les accompagner psychologiquement et les orienter dans leurs procédures juridiques, mais que pouvons-nous faire quand l'État comme les médecins sont absents ?
Notre association a donc la volonté de créer un institut éco-citoyen à Rouen, qui pourrait mettre en relation les acteurs et tenter de pallier les manquements auxquels nous avons fait face depuis septembre 2019.
Merci de votre écoute. Je voudrais profiter de cette tribune pour appeler les médecins et spécialistes à venir nous aider, à Rouen. Nous avons besoin de votre aide, s'il vous plaît.
M. Robin Letellier, secrétaire de l'Association des Sinistrés de Lubrizol. - Qu'est ce qui a changé pour nous, citoyens, depuis la catastrophe de Lubrizol ? Depuis deux ans, Lubrizol a installé des barbelés et des bâches autour de son enceinte, qui n'existaient pas avant. Est-ce pour nous cacher la vue sur ce qui se passe sur le site ? et ce geste est très symbolique. De plus, le stockage a disparu. On ne voit plus les bidons.
Les ministres sont, quant à eux, tous venus nous promettre de nombreux changements, que nous n'avons pas vus se réaliser. Les fiches complètes de sécurité des produits ne nous ont toujours pas été transmises, contrairement à ce qui avait été promis, alors que, dans le même temps, je lis des articles de presse affirmant que les industriels ont l'obligation de les communiquer. Nous les réclamons depuis deux ans, le préfet aussi. Nous ne savons toujours pas, nous citoyens, quels produits ont brûlé. Ces fiches pouvaient être trouvées sur le site internet de Total, avant d'en être supprimées. Où sont ces fiches de produits ?
Par ailleurs, nous avions demandé un suivi épidémiologique qui n'a pas été mis en place. Les services de l'État n'ont pas jugé nécessaire de le faire. Il en va de même pour le registre des cancers et des malformations.
S'agissant des rapports publiés par l'Assemblée nationale et le Sénat, je n'ai pas vu le Gouvernement agir sur la base de vos recommandations. Alors, comment faire confiance à l'État et à ses services lorsque des documents nous sont dissimulés, comme l'étude de danger, à l'occasion des comités de la transparence et du dialogue (CDT) ? Je comprends que ce soit un document sensible mais cette étude pourrait a minima être remise à nos avocats et au tribunal administratif, sans être rendue publique, compte tenu des données sensibles qu'elle contient.
De plus, comment établir une relation de confiance avec les services de l'État lorsqu'ils omettent de nous transmettre les documents ou qu'ils le font quand ils le souhaitent ? Ainsi, nous avons obtenu les résultats des études - portant sur les lichens il y a seulement deux mois : ce n'est pas normal. Et nous avons dû aller la chercher par nous-mêmes sur le site de la préfecture mais elle ne nous a pas été présentée. Ce type d'attitude conforte les arguments complotistes.
Nous sortons aujourd'hui d'un mois et demi de bénévolat intense, pendant lesquels nous avons mis notre vie personnelle et professionnelle de côté. Nous, citoyens, avons remplacé l'État et les collectivités territoriales dans leur rôle concernant la sécurité des citoyens. Il faut faire attention à ses citoyens avant de faire attention à ses industriels. Si les services de l'État veulent faire leur travail, nous sommes d'accord pour leur remettre notre dossier. Nous ne le ferons toutefois pas en leur laissant un blanc-seing. Notre démocratie représentative est malade, avec un écart de plus en plus grand entre les citoyens et les institutions, entre vous et nous. On se comprend de moins en moins.
Nous devons donc créer un institut éco-citoyen qui permettra de réunir tous les acteurs : il servira à former et informer les populations, mais aussi à assurer un certain contrôle sur les industriels et les décisions prises au niveau local. Je vous remercie.
M. Pierre-Emmanuel Brunet, Président de l'association Rouen Respire. -Rouen Respire est un collectif citoyen. Le préfet a affirmé que l'accident n'avait entraîné aucune pollution, aucun mort et aucun blessé mais certaines personnes ont été affectées. Un tel accident a eu un impact net, dont nous vous présentons un exemple.
Mme Anaïs Mantion, étudiante. - Je suis étudiante à Rouen. Le 26 septembre 2019, à mon réveil, on m'a appris qu'un incendie avait eu lieu. Pendant deux heures, nous avons reçu des informations de sécurité, puis plus aucune, vers 11h-11h30. Nous ne savions absolument pas si l'incendie était contrôlé. Je vous laisse imaginer la panique.
Les séquelles ont pour ma part débuté au lendemain de l'incendie : nausées, maux de tête, qui sont les symptômes classiques. Or je suis asthmatique et après cet incendie, mon état s'est dégradé. Tous les trois à quatre mois, je dois suivre un traitement d'urgence pour stabiliser mon asthme et, depuis deux ans, j'ai également des problèmes aux cordes vocales. Je suis suivie par des orthophonistes depuis plus d'un an pour une rééducation donc je progresse lentement mais sûrement. Or, je me présente à un concours de recrutement pour devenir professeur de français et vous pouvez donc imaginer la difficulté que je rencontre pour passer de simples oraux.
Un an après les faits, il nous a été assuré que l'accident n'avait pas eu de conséquences et n'avait pas fait de blessés. « Tout va bien ». Or, je fais partie des victimes et je vis encore les séquelles de cet incendie deux ans plus tard.
M. Pierre-Emmanuel Brunet. - Malheureusement au CTD nous n'avons pas souvent ce genre de dialogue. Je suis entrepreneur, je vis à 700 mètres de Lubrizol, dans un « écoquartier », situé à la place d'une ancienne friche industrielle qui avait accueilli une raffinerie. En arrivant depuis la région Rhône-Alpes, ?j'ignorai, en 2012, la présence de toutes ces usines Seveso à côté de chez moi. Le 26 septembre, comme beaucoup de mes concitoyens, je n'ai pas été alerté. L'accident a débuté vers 2 heures 30 du matin. Nous avons reçu un SMS tôt dans la matinée, un peu avant 7h du matin, de la part d'une élue, qui nous a prévenus que nos enfants n'auraient pas école et qu'il ne fallait pas les y amener. Des écoles encore plus proches n'ont même pas reçu une telle instruction. Nous habitons sur un toit-terrasse et avions le panache 20 mètres au-dessus de nos têtes : nous voyions des particules et des suies tomber et je les ai filmées. Mais ces particules ne semblent pas avoir été analysées.
Deux ans plus tard, je me suis rendu près de Moulineaux, sur les quais de France, où il est prévu de construire 90 hectares d'immeubles près d'une zone aussi dangereuse. Nous avons réalisé un film, ce dont auraient pu se charger les services de l'État d'ailleurs. Des plaquettes sur le plan particulier d'intervention (PPI) sont parfois distribuées mais, en l'occurrence, il y avait encore 1 000 plaquettes qui étaient stockées dans les caves de la préfecture. Je les ai récupérées grâce aux services de la préfecture. Nous avons demandé l'autorisation d'en faire un film, qui illustre les risques pour la ville de Rouen ainsi que les gestes à effectuer ou éviter. Nous l'avons sous-titré en langage des signes, anglais, en arabe littéraire et en chinois.
S'agissant des exercices, je sais qu'il y en a eu un au Havre récemment, qui a révélé des dysfonctionnements, mais nous n'en avons pas eu à Rouen et c'est inadmissible.
Ce film est déjà un acte de prévention : je l'ai donc proposé aux élus et à la préfecture, mais la procédure de décision est lourde et longue. Nous ne parvenons toujours pas, deux ans après l'accident, à une collaboration fluide et à aller de l'avant.
Au niveau de la copropriété, qui correspond à l'échelle pertinente pour une ville urbaine, nous pourrions imaginer des exercices en commun. À titre d'exemple, il est nécessaire de couper la Ventilation Mécanique Contrôlée (VMC) qui permet de renouveler l'air intérieur, ce que nous n'étions pas capables de faire le jour de l'accident parce que nous ne savions pas qu'il fallait le faire, ni comment et où le faire : il faudrait prévoir des dispositifs permettant de désactiver cette ventilation à distance.
Par ailleurs, des kits de confinement sont nécessaires. Est-ce que nos écoles sont préparées ? La réponse est non. Même s'ils font des exercices. Nos écoles manquent, en pratique, de matériel et les personnes en activité, quant à elles, ne sont pas préparées. Pareil pour les personnes âgées. Nous sommes donc moins bien préparés que nos enfants.
L'examen contradictoire n'a pas été assuré dans cette affaire. Nous avons dû faire un référé-constat lors d'une procédure contentieuse et réaliser une enquête sanitaire, alors que ce n'était normalement pas à une association de citoyens de le faire.
Il faudrait un protocole sanitaire national pour réaliser des prélèvements. Un cabinet d'expertises spécialisé dans le contrôle environnemental doit être en mesure de prouver la situation et la signature chimique avant, pendant et après l'accident. De plus, nous avons besoin de registres et nous pouvons lancer cette démarche sur notre territoire. Les élus normands peuvent aussi faire ces démarches. Cela a été fait à Bordeaux mais pas à Rouen. Il faut pouvoir lever le doute et rassurer les gens quand il y a un accident de ce type et mettre en place des cohortes de population, on sait le faire.
Je rejoins également les intervenants qui demandent un renforcement des contrôles, des sanctions et une pénalisation.
M. Joël Bigot, Sénateur de Maine-et-Loire. - Merci pour vos témoignages. Je souhaite vous interroger sur le volet culture du risque ainsi que sur vos rapports avec l'État. Des campagnes d'information sur les risques industriels dans la région ont-elles été assurées ? Selon vous, deux ans après l'incendie, les habitants de Rouen sont-ils mieux informés sur les risques industriels et les conduites à tenir en cas d'accident ?
Pendant les travaux de la commission d'enquête, vous avez indiqué avoir reçu de nombreux signalements citoyens sur les odeurs perçues et les signalements en santé associés, et les avoir transmis à Santé Publique France (SPF). Mis à part un travail de recensement que ce dernier a réalisé, vous nous avez indiqué ne pas avoir le sentiment que le contenu des signalements a été pleinement considéré par les autorités sanitaires. Selon vous, le suivi sanitaire des populations doit-il être renforcé ?
S'agissant de l'accompagnement de l'État, comment jugez-vous vos rapports avec les services de l'État et les parties prenantes du dossier ? Les services sont-ils réactifs lorsque vous les sollicitez ? Avez-vous bénéficié d'un accompagnement ? Le Premier ministre de l'époque s'y était engagé. Le comité de transparence et de dialogue mis en place après l'accident a-t-il bien fonctionné ?
M. Stéphane Demilly, Sénateur de la Somme. - Je souhaite remercier les intervenants pour leur message exprimé très directement. Nous entendons et comprenons votre colère, à l'image des propos poignants de Monsieur Letellier.
Pascal Martin évoquait dans son propos introductif les conséquences sanitaires. Je souhaite m'attarder quelques instants sur le monde agricole, qui a été frappé par cette catastrophe, y compris dans mon département de la Somme, puisque 39 communes ont été concernées, dont 109 producteurs laitiers. Avez-vous des informations précises sur le recouvrement des indemnisations ? Certains n'auraient pas mené à terme les démarches du fait de la lourdeur administrative, d'autres n'ont pas reçu la totalité des sommes promises.
Enfin, le président de la Fédération des syndicats d'exploitants agricoles de mon département me disait qu'à la suite de cet accident, il y aurait des conséquences sur le long terme sur l'image de marque des produits de l'agroalimentaire français. Avez-vous pu recueillir des témoignages à ce sujet ?
Mme Marie-Claude Varaillas, Sénatrice de la Dordogne. - Depuis 2008, l'assureur de l'entreprise Lubrizol signalait des défaillances en matière de protection incendie. Nous savons aujourd'hui que plusieurs milliers de tonnes de marchandises ont brûlé, dont personne ne peut dire précisément quelle était leur composition, sinon que ces produits étaient très toxiques. Il est regrettable qu'à la demande des professionnels de santé, des citoyens et des élus, il vous ait été opposé un refus d'ouvrir des registres sur les cancers et malformations, de la part du ministre de la Santé Olivier Véran. La directrice du registre des malformations Rhône-Alpes, qui a eu à connaître des bébés nés sans bras dans l'Ain, a indiqué que pour beaucoup de malformations dont on ne connaît pas la cause, nous pouvons supposer qu'il existe une origine environnementale. Votre préoccupation me paraît donc justifiée. Nous avons le sentiment, dans ce dossier, d'un manque de volonté et de transparence. J'ai également noté que Lubrizol opposait une fin de non-recevoir aux équipes universitaires dont la mission est de reproduire l'incendie dans un milieu confiné, à condition de disposer des produits qui ont brûlé, que Lubrizol refuse de communiquer. Qu'en pensez-vous ? Cette situation a-t-elle évolué ?
La durée de l'instruction au parquet de Paris risque de se compter en années. Lubrizol pourrait donc en profiter, comme vous le disiez, pour indemniser des plaignants, avec ses propres experts, ce qui conduirait certains à se désengager. Vous nous direz peut-être quel est votre degré d'information à ce sujet.
Enfin, il est bon de rappeler qu'une proposition de loi a été déposée à l'Assemblée nationale par les députés Sébastien Jumel et Hubert Wulfranc, qui reprend d'ailleurs des dispositions de la proposition de loi du député Christophe Bouillon. Elle propose de créer une autorité indépendante, comme cela existe dans le nucléaire, qui serait chargée du contrôle des plus de 1 300 sites Seveso en France. Celle-ci serait indépendante et aurait un rôle de protection des salariés et de la population, en amont.
M. Hervé Gillé, Sénateur de la Gironde. - Merci Monsieur le Président pour cette initiative. Je pense que les travaux du Sénat répondent au moins en partie à des attentes institutionnelles exprimées par les intervenants. Plusieurs de mes collègues ont apporté des éléments sur ce sujet mais l'important est, à mon sens, de parvenir à objectiver l'information. C'est un élément majeur, dans des circonstances où peuvent se manifester des interrogations, des réactions ou des soupçons de complotisme comme vous l'avez dit tout à l'heure. Ces sujets nous responsabilisent tous : vous en tant qu'associations citoyennes, nous en tant que représentants d'une institution républicaine et, au-delà, tous les services de l'État et les collectivités qui sont associés à la gestion de ce type d'événement.
Vos propos expriment une forme de renonciation à espérer que l'État, ou du moins les parties prenantes, soient en capacité de réaliser cette tâche que j'appelle l'objectivation de l'information. J'ose espérer que l'on soit en capacité de relever le défi. Vous nous avez parlé d'un collectif citoyen. Est-ce que vous pensez que l'on pourrait être en mesure de monter une plateforme pour objectiver l'information ? Quel serait le niveau d'exigence ? Il me semble que cette plateforme devrait forcément être présidée ou supervisée par un médiateur qui serait en mesure de définir quelles données doivent être communiquées et quelle qualité de données est requise.
Mme Marta de Cidrac, Sénatrice des Yvelines. - Je remercie nos intervenants pour leurs témoignages empreints d'émotion mais je perçois aussi de la colère. La commission d'enquête du Sénat a identifié des axes de recommandation, cela a été rappelé par notre président et par Hervé Maurey, et a pointé de véritables problématiques de coordination entre les différents acteurs. Si chacun a un rôle individuel clairement défini, tout devient moins clair lorsqu'il s'agit de porter un regard d'ensemble. Il est alors difficile de déterminer qui doit donner l'impulsion pour faire en sorte que les procédures évoluent dans le bon sens et que les retours d'expérience soient assurés. J'ai toutefois l'impression que ce phénomène touche également les associations que vous représentez et les victimes elles-mêmes, qui ont des difficultés à se faire entendre et accompagner dans leurs démarches. Avez-vous le sentiment qu'il y a des évolutions positives ? Quelles seraient vos préconisations pour simplifier encore le parcours des victimes et leur accompagnement ? Lorsque l'accident a lieu, quelles préconisations pourriez-vous partager avec nous pour que l'accompagnement des victimes se fasse de la manière la plus efficace possible ?
Mme Martine Filleul, Sénatrice du Nord. - Merci pour vos témoignages douloureux, pour vous et pour nous. Vous disiez ne plus avoir confiance dans l'État et ses représentants mais aussi dans vos élus, ce qui est très douloureux à entendre lorsque l'on s'investit dans la vie démocratique depuis de nombreuses années. Il est donc nécessaire de faire en sorte qu'un tel accident ne se reproduise plus et de trouver des pistes de résolution à cet écart entre les riverains et les collectifs que représentent l'État, les élus et les industriels.
Faites-vous encore confiance aux salariés et travailleurs ? Ceux-ci sont bien placés pour pointer les dysfonctionnements au sein des entreprises. La « loi Bachelot » instituant la présence de salariés dans les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) a malheureusement été affaiblie par les ordonnances sur le droit du travail en 2017. Pensez-vous que la réintroduction de représentants du personnel dans la gouvernance des entreprises permettrait davantage de transparence ?
Par ailleurs, nous voyons que les comités de suivi de site, qui sont normalement institués dans les sites Seveso seuil haut et les sites à enjeux, ne fonctionnent pas bien. D'aucuns affirment qu'ils seraient plus réactifs et moins formels s'ils étaient pilotés par des élus de proximité plutôt que par les préfets. Pensez-vous qu'il s'agit là d'un élément de solution ?
Mme Angèle Préville, Sénatrice du Lot. - Ayant été professeur de physique-chimie, j'ai étudié avec mes élèves des accidents industriels intervenus dans d'autres pays, comme la catastrophe de Bhopal. Il est regrettable de constater qu'en France aussi les citoyens sont très mal informés et nous ne sommes pas prêts à gérer correctement ce type d'accident. Je suis particulièrement frappée par le fait que les citoyens aient été oubliés et nous devons absolument être plus protecteurs de la population.
Ma première question porte sur l'absence d'obligation de mettre en place certains registres : vous avez évoqué ce point et je m'étonne que ce ne soit pas obligatoire. Vous semble-t-il opportun de modifier le droit pour remédier à une telle carence lors d'accident de ce type ?
Lors des débats sur la loi dite « Climat et Résilience », j'avais proposé un amendement visant à mettre en place une autorité de sûreté chimique, pour enclencher un certain nombre d'actions préventives. Les divers accidents intervenus dans des entrepôts, y compris à Beyrouth, témoignent de la nécessité de contrôles aléatoires et de surveillance. Des comptes doivent être rendus. Cela vous semble-t-il important ?
Dans les collèges où j'ai exercé mon métier de professeur, nous avions des exercices de confinement plusieurs fois par an. Nous disposions également de « kits » et les élèves savaient précisément comment réagir pour un accident de ce type. Je suis donc surprise que le reste de la population vivant à proximité de telles entreprises ne bénéficient pas de telles prestations.
M. Didier Mandelli, Sénateur de Vendée. - Comme mes collègues, vos interventions ne peuvent que nous interpeler. Nous partageons l'émotion, l'indignation et la colère que vous pouvez ressentir. Vous avez pointé des insuffisances, des carences de l'État et un défaut de transparence et d'information. Ma question s'adresse en fait au Président de notre commission et à mes collègues. Un rapport sénatorial d'enquête et un travail remarquable ont été conduits : je souhaiterais donc que nous puissions intervenir fortement, au niveau du Sénat, pour mettre l'État face à ses responsabilités. Je suis élu d'un département qui a connu une catastrophe naturelle, la tempête Xynthia et, 10 ans plus tard, tout n'a pas été réglé : 651 maisons ont été détruites à la Faute-sur-Mer, avec des conséquences psychologiques considérables pour les habitants et les riverains. Je souhaiterais, après cette audition, que nous puissions intervenir. Il n'est pas acceptable que les riverains et les associations ne soient pas davantage entendus.
M. Jean-François Longeot. - Nous allons d'abord reprendre les observations qui sont formulées devant nous pour les analyser et en faire part à la ministre, étant entendu que ce type de situations ne peut perdurer.
M. Bruno Belin, Sénateur de la Vienne. - Nous avons eu des témoignages forts en matière de santé. La question du benzène a-t-elle été soulevée ? Je n'ai pas entendu ce mot dans vos interventions, or il s'agit d'un sujet terrible à très long terme en toxicologie. Ces points ont-ils été abordés en termes de santé publique ?
M. Gilbert-Luc Devinaz, Sénateur du Rhône. - Je souhaite vous remercier pour vos interventions, exprimées avec douleur voire colère, ce que je peux comprendre. J'avais une question sur l'indemnisation des agriculteurs, à laquelle vous avez répondu. Néanmoins, sur 216 communes concernées par des mesures de suspension de commercialisation de produits agricoles, la situation de retraités dont le jardin est un complément de retraite avait été évoquée. Quelle a été leur situation ? Depuis le sinistre, y-a-t-il une nouvelle culture de la crise -- au sein de la population ? Comment la santé des sinistrés est-elle suivie ? Enfin, la gazette du collectif unitaire de Lubrizol fait état de la priorité de fonder un institut éco-citoyen pour informer et former les citoyens. La confiance vis-à-vis des services de l'État et des pouvoirs publics est-elle totalement rompue ? Que faire pour la rétablir ?
M. Christophe Holleville. - En ce qui concerne la culture du risque, les particuliers sont passés à côté. Dans le droit en vigueur, l'état de catastrophe industrielle est conditionné à la destruction de 500 maisons ou appartements. Depuis deux ans, on ne prend toujours pas en compte la pollution. La loi est donc à revoir, car la pollution fait des dégâts.
S'agissant de la « loi Bachelot », 16 000 logements avaient été identifiés autour de sites Seveso seuil haut, dont les travaux de renforcement devaient être pris en charge par l'État et les propriétaires Depuis 2003, seuls 1 500 travaux ont été réalisés. Et donc plus de 14 000 foyers risquent ainsi leur vie tous les jours.
En Seine-Maritime, des emplois d'inspecteurs de la DREAL ont failli nous être retirés. Cependant, un inspecteur a, depuis l'accident, été ajouté mais les effectifs devront assurer 50 % de contrôles supplémentaires, ce qui signifie qu'ils négligeront nécessairement leurs autres tâches.
En ce qui concerne les agriculteurs, je rappelle que le préfet Pierre-André Durand a utilisé le mécanisme de dégrèvement d'impôts « perte de récoltes ». Ainsi, beaucoup pensent avoir perçu de l'argent de la part de Lubrizol, alors que ce sont leurs propres impôts qui leur ont été remboursés. Il s'agit de 5 millions d'euros qui n'ont jamais été remboursés par l'industriel. Je note que 3 400 exploitations ont été touchées, mais seulement 1 800 dossiers ont été traités par le cabinet Exetech : pourquoi ? La moitié ne verra jamais rien. J'ai réalisé une prestation chez un agriculteur, qui élève des poulets de pleine terre, et il m'a signalé que sa mare et ses champs ont pourri, mais qu'il n'a fait aucune demande d'indemnisation pour une question d'image.
Concernant Aair-lichens, l'opérateur qui détecte la pollution de l'air par les champignons lichens, nous avons découvert le 7 juillet dernier des études qui concluent à des taux doubles par rapport au seuil d'alerte et qui ont été cachés aux maires pendant près de deux ans. Le maire de Cerqueux a d'ailleurs porté plainte à ce sujet. J'ai eu au téléphone le docteur Giraudeau, qui s'est occupé des analyses pour la société Aair Lichens.
S'agissant du périmètre des études de pollution, nous avons interpelé le préfet au début du mois d'août, afin de savoir pourquoi des communes avaient été choisies en vue de minimiser l'impact du passage du nuage. Il a répondu que celles-ci avaient été choisies par Aair-lichens. Or, pour sa part, le docteur Giraudeau ne m'a pas indiqué cela. Au départ, 23 communes avaient été choisies à partir d'un travail avec la DREAL et l'Ineris. Puis, quinze jours après, le docteur explique qu'il lui a été imposé de prendre en compte six communes supplémentaires, qui présentent des taux de pollution très élevés, comme Saint-Étienne du Rouvray. Le docteur Giraudeau m'a confié que quand il voit le taux d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) sur cette commune, il se dit qu'il serait temps de s'inquiéter des habitants. Lubrizol a donc choisi volontairement six communes polluées pour minimiser l'impact du passage du nuage. J'ai donc du mal à croire que Lubrizol soit un bon voisin.
M. François Calvet, Sénateur des Pyrénées-Orientales. - Le rapport de la commission d'enquête sénatoriale remis en juin 2020 à la suite de l'incendie a fait apparaître que l'organisation de la gestion de crise était encore inadaptée aux risques industriels et technologiques majeurs. Le rapport constatait notamment que la réglementation et les contrôles auxquels étaient soumises les entreprises classées Seveso seuil haut étaient insuffisants au regard des risques pris par certaines d'entre elles. Ainsi, les dirigeants de Lubrizol avaient étés alertés depuis 2014 par les rapports de risques établis annuellement par leur assureur sur les failles de leur dispositif anti-incendie. Ils n'avaient pas estimé utile de réagir, car leur équipement était, au jour de l'incendie, conforme à la réglementation en vigueur. Le rapport de la commission d'enquête a souligné non seulement l'insuffisance des contrôles de l'administration, mais aussi la mauvaise information des pouvoirs publics sur les produits stockés et leur quantité. Ainsi, le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) validé par le préfet ne pouvait pas être pleinement efficace, car il était établi sur des informations tronquées. Depuis la publication du rapport sénatorial, le Gouvernement a renforcé la réglementation, notamment sur deux points relevés par la commission d'enquête : obligation pour les sites de mettre à disposition de l'administration les rapports des assureurs et fourniture d'un inventaire quotidien des produits dangereux. Ceci constitue un progrès indéniable dont il faut être satisfait.
Néanmoins, il y a lieu de rester inquiet, au vu du nombre de sites Seveso seuil haut implantés dans les zones urbaines ou périurbaines, comme à Rouen. Les PPRTs institués par la loi du 30 juillet 2003 à la suite de la catastrophe AZF à Toulouse permettent certes de réglementer les situations héritées du passé en matière d'urbanisme, et aucun des sites classés Seveso ne s'installe désormais en zone urbaine ou périurbaine. Il semble pourtant que des usines qui, de prime abord, ne sont pas classées Seveso, installées en zone urbaine ou périurbaine, ont eu l'autorisation d'élargir leurs activités à des opérations relevant de la réglementation Seveso : tel est par exemple le cas d'usines à ciment qui brûlent la nuit des déchets hautement toxiques pour faire tourner leurs fours. Ainsi, après chaque catastrophe Seveso, aucune avancée législative ou réglementaire ne semble réellement efficace en termes de prévention des risques.
Compte tenu des risques encourus par les populations, ne serait-il pas opportun de légiférer avant la prochaine catastrophe, en essayant de réduire ces risques de manière significative ? Nous pourrions ainsi envisager d'interdire l'ajout d'une activité de type Seveso à un établissement situé en zone urbaine ou périurbaine, voire revenir sur les autorisations données, d'adapter les règles d'urbanisme afin de permettre aux communes ou intercommunalités d'interdire l'installation des sites Seveso sur leur territoire, et enfin, pour permettre un contrôle efficace des sites sensibles, envisager de créer une autorité indépendante dédiée à la surveillance des sites Seveso et au respect de leur réglementation.
M. Robin Letellier. - L'application SMS, présentée par Monsieur le ministre Gérald Darmanin comme une révolution en cas d'accident chimique n'a, à mon avis, aucun intérêt. En ce qui concerne la culture du risque, aucune action n'a été menée depuis deux ans, sinon quelques panneaux installés au sein de l'agglomération. Rien n'a été mis en place par les collectivités territoriales ou les services de l'État. Quelques incidents et accidents se sont produits sur la zone industrielle rouennaise depuis deux ans et les quatorze gros industriels de la zone se sont regroupés à des fins de lobbying et de mutualisation. Nous savons que les investissements sur la sécurité ne sont pas productifs, donc intéressants...
S'agissant du BEA, je suis favorable à un bureau de contrôle, qui doit cependant être indépendant, comme il l'est dans le nucléaire. Il n'y aurait pas d'intérêt à mettre en place un bureau dépendant des services de l'État.
M. Simon de Carvalho. - Nous évoquions l'institut éco-citoyen, qui est effectivement très important car nous avons été abandonnés face à la stratégie adoptée par l'industriel, mais aussi par notre Gouvernement. Nous sommes seuls, alors que l'État a toutes les compétences pour contrôler.
Vous évoquiez le cas du benzène : celui-ci a été effacé des fiches de sécurité. Vous nous demandiez si l'État nous accompagnait ; nous sommes seuls mais en revanche les services de l'État nous surveillent. Nous gérons un collectif Facebook de 25 000 personnes, dont 20 000 Rouennais, pour une ville de 100 000 habitants : vous pouvez donc imaginer la défiance qui s'est installée.
Heureusement, les salariés ont été des lanceurs d'alerte. Par exemple, le 31 décembre dernier, nous nous sommes réveillés avec une forte odeur : le préfet nous a assuré que l'explication était d'ordre météorologique, alors qu'il s'agissait d'une usine, qui avait dégazé.
Nous avons même imaginé créer une « DREAL citoyenne », constituée de retraités du monde de l'industrie. Dans notre institut éco-citoyen, nous allons également inclure des médecins et spécialistes. Les industriels se basent quant à eux sur des arguments commerciaux.
Dans les PPRT, ils mettent en avant des probabilités d'un seul accident tous les 10 000 ans avec un périmètre d'impact de 100 mètres : il s'agit de mensonges. Le jour de l'accident, 60 tonnes de pentasulfides ont été déplacées par les ouvriers de l'usine et leur rayon de danger, en cas d'explosion, est de 3 kilomètres.
J'en appelle donc aux lanceurs d'alerte, comme cette salariée du service des eaux qui nous a remis des analyses. Nous avons ainsi constaté des pics considérables d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Nous devons être en mesure de comprendre, de vulgariser et de transmettre l'information, en nous appuyant sur les scientifiques notamment.
Je vois bien les problèmes qui se posent, j'ai des symptômes. Le jour de l'accident, la situation était compliquée avec ma fille. Mais il n'y a pas eu suffisamment de dialogue et d'explication sur ce qui s'est passé, notamment à l'école.
Nous sommes prêts à aider les services de l'État en créant un institut éco-citoyen, comme cela existe à Fos-sur-Mer. Nous travaillons avec de nombreux élus : la défiance n'est donc pas totale et nous devons construire la protection de demain. Nous avons beaucoup de retard, que nous pouvons rattraper, en associant les élus, les citoyens, les industriels et tous les acteurs.
M. Pascal Martin, Sénateur de Seine-Maritime. - S'agissant des interrogations suscitées par la position des pouvoirs publics sur l'ouverture ou la fermeture des établissements scolaires, il ne faut pas se méprendre. Autant j'assume ma fonction lorsque je suis élu local, mais je rappelle que la question de la pédagogie échappe à la responsabilité des élus. La compétence a été confiée au département pour les collèges, à la région pour les lycées et à la mairie pour les maternelles et le primaire, mais ni le maire, ni le président de la région ni le président du département n'ont en charge la question de la pédagogie. Le renforcement de la culture du risque auprès des plus jeunes relève de la responsabilité de l'État, de l'inspecteur d'académie et du recteur d'académie.
Ma collègue Angèle Préville évoquait plus tôt l'organisation des exercices dans les écoles. Et je rappelle qu'il s'agit d'une obligation prévue par les textes. Les établissements d'enseignement doivent, dans le premier mois de la rentrée scolaire, organiser un exercice d'évacuation. Il est plus facile de le faire dans une école qu'à l'échelle d'une grande agglomération. L'organisation d'exercices à l'échelle du territoire est également indispensable, pour créer des réflexes acceptés par chacune et chacun.
M. Pierre-Emmanuel Brunet. - Certains sites industriels et chimiques sont dans un état si mauvais qu'il serait nécessaire d'arrêter leur activité ou a minima de mettre en place un plan massif de remédiation. L'état des sols que nous laissons aux générations futures est catastrophique. Que se passera-t-il en cas de pluies abondantes ou de crues des fleuves ? Cette pollution historique est majeure et les taux de cancers sur la métropole de Rouen sont supérieurs de 10 % à la moyenne nationale. Qu'attendons-nous pour démarrer cette procédure au niveau national ? Des registres de cancers ont été ouverts en Basse-Normandie. Il en va de même pour les maladies congénitales. Il est dès lors nécessaire de rationaliser et mutualiser les moyens.
Le Sénat pourrait déjà accompagner une réforme institutionnelle. Si nous mettons en place un institut éco-citoyen, les élus doivent en faire partie. Nous aurons alors un équilibre dans la gouvernance. Dans le cadre de la procédure contentieuse, le jour du référé-constat, qui aurait dû être réalisé par les autorités locales, l'expert judiciaire demandait 200 000 euros pour effectuer des analyses et on nous a demandé de payer mais nous n'avons pas cet argent. L'État a réalisé beaucoup d'analyses environnementales mais reste dans le déni. S'agissant des registres, il nous renvoie vers le Système National des Données de Santé (SNDS), qui reste insuffisant. Nous avons besoin d'équipes pour analyser les données.
Le collège du Conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) doit également être modifié à mon sens ! C'est déséquilibré avec la présence de nombreux industriels.
L'amiante, quant à elle, n'a pas pu être mesurée, alors que des milliers de mètres carrés de toits ont brûlé. Est-il raisonnable de laisser dans des sites si dangereux des toits amiantés ?
Il faut aussi davantage de moyens pour protéger les pompiers. Le manque d'eau et de mousse a été préjudiciable.
Par ailleurs, il est nécessaire de modifier la gouvernance des organismes qui interviennent dans ce champ. Le mouvement Sensor Community, un réseau global de détecteurs mis en oeuvre par des bénévoles pour créer des données environnementales, qui réalise de l'open data, n'a pas accès aux données gouvernementales qui permettent de créer des logiciels d'analyse.
M. Bruno Leclerc. - Notre association peine fortement à trouver des fonds pour aider les victimes. Nous sommes des particuliers qui habitons la campagne et qui ne pouvons pas participer financièrement à des procédures judiciaires. Nous souhaiterions que les collectivités locales puissent nous aider par des subventions pour avancer dans les procédures.
M. Christophe Holleville. - À chaque catastrophe de cette envergure, des enveloppes de l'État devraient permettre à ces associations de recourir à des avocats. En tant qu'Union des Victimes de Lubrizol, nous avons perçu 1 500 euros de subventions, ce qui est peu face à une firme telle que Lubrizol, qui appartient à Warren Buffett, cinquième fortune mondiale.
M. Bruno Leclerc. - Lorsqu'une telle catastrophe se déclare, les assurances devraient pouvoir indemniser les dommages dans les mêmes conditions que pour une catastrophe naturelle, sans que les usagers aient à verser une franchise. Nous avons également demandé à nos élus d'imposer les systèmes de sécurité nécessaires pour les incendies. Par exemple, après l'incendie de Lubrizol, nous avons appris que des camions mousseurs étaient nécessaires. Or il a fallu les attendre six heures. S'ils avaient été présents sur site, l'incendie aurait été maîtrisé en deux heures.
M. Christophe Holleville. - Le retraité que vous évoquiez a perçu 900 euros de la part de Lubrizol et il m'a été confirmé qu'il serait le seul particulier indemnisé par l'entreprise. S'agissant des agriculteurs qui avaient rencontré Madame Isabelle Striga, Présidente de Lubrizol France, elle leur avait promis de revoir leur sort mais ils ont finalement eu affaire au service juridique.
M. Pascal Martin. - Sur la question technique des émulseurs, pour éteindre un incendie de grande ampleur, il faut de la mousse. Pour faire de la mousse, il faut de l'eau, de l'émulseur et de l'air. Il faut se le dire : aucun site industriel en France ne dispose à lui-seul de la capacité d'éteindre un incendie comme celui-ci. C'est de l'utopie. Cet incendie était hors norme : sept services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) ont été mobilisés. Imaginer que l'on puisse éteindre en deux heures un incendie de ce type, je n'y crois pas et, sur ce sujet, il faut aussi que chacun soit dans son rôle et avec ses compétences. Il y a peut-être des règles à revoir à la hausse mais imposer partout en France aux entreprises des capacités pour répondre à un tel incendie serait matériellement impossible.
M. Robin Letellier. - En dépit de la lenteur du temps judiciaire, qui est fait pour désespérer les citoyens dépourvus de moyens, nous continuerons à nous battre, car nous estimons que Lubrizol est coupable et que l'État en est complice.
M. Hervé Maurey. - Je conclurai avec trois points. Ces auditions confirment non seulement l'intérêt de la démarche engagée par la commission du développement durable, mais surtout son caractère indispensable. Nous devons veiller à l'intégration de nos recommandations dans les faits, par le Gouvernement et les services ! Elles confirment également le fait que peu d'actions semblent avoir été mises en oeuvre par rapport aux annonces du Gouvernement, sinon le recrutement de 20 inspecteurs supplémentaires. Pour rappel, le Gouvernement avait d'abord indiqué que les contrôles seraient doublés à effectifs constants. Nous avions indiqué que cela n'était pas très sérieux. Puis le Gouvernement a annoncé 50 postes supplémentaires d'inspecteurs mais, pour l'instant, nous n'en avons que 20... Il faudra regarder dans la prochaine loi de finances pour les 30 postes supplémentaires. Même avec 50 inspecteurs de plus sur un corps d'environ 1 200 inspecteurs, il paraît difficile de doubler les contrôles.
En outre, doubler les contrôles est une très bonne idée mais si on ne contrôle pas, ensuite, la prise en compte des observations de l'administration par l'industriel, cela ne sert à rien.
S'agissant des mesures simples que nous attendions, je pense au cell broadcast, dont la mise en place est recommandée dans de nombreux rapports du Sénat depuis 2010, les résultats ne sont pas au rendez-vous : ce dispositif n'a pas été déployé. Il manque un cadre juridique stabilisé. Une habilitation à légiférer par ordonnance a été octroyée au Gouvernement pour sa bonne mise en oeuvre, ce qui n'est pas rassurant en termes de calendrier.
Je rejoins également ce qui a été dit sur les sanctions qui sont insuffisantes. En 2013, lors d'un précédent problème, Lubrizol a reçu une amende de 4 000 euros.
Enfin, le point qui me semble le plus noir, même si je ne l'évoque pas devant la commission compétente en l'occurrence, est le suivi sanitaire des populations : il n'est pas acceptable que la mise en place des registres ait été refusée. Dire que ce n'est pas nécessaire ou que ce n'est pas pertinent alimente un sentiment d'opacité, qui ne correspond peut-être pas à la réalité, mais qui existe. Se contenter d'une étude comme celle que Santé Publique France a réalisée, qui nous révèle une nouvelle fracassante, à savoir que les habitants ont été traumatisés par cet accident, me semble insuffisant et c'est de l'argent public gaspillé.
M. Jean-François Longeot. - Merci pour vos témoignages.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition d'organismes nationaux spécialisés dans la maîtrise des risques technologiques et la surveillance de la qualité de l'air
M. Jean-François Longeot, président. - Poursuivant notre matinée consacrée au bilan de l'accident majeur de Lubrizol en 2019, nous avons le plaisir de recevoir mesdames Charlotte Goujon, vice-présidente, et Delphine Favre, déléguée générale de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris), et mesdames Véronique Delmas, directrice d'Atmo Normandie, et Marine Tondelier, déléguée générale d'Atmo France.
Vous le savez, notre commission réalise un cycle d'auditions dans le cadre de l'exercice d'un « droit de suite » au rapport de la commission d'enquête du Sénat sur l'incendie de l'usine Lubrizol de 2019. Avant de vous laisser la parole, j'aurais quelques questions générales à vous poser.
Tout d'abord, pourriez-vous rappeler le rôle que vous avez joué pendant cette période ? Cette question s'adresse plus particulièrement à Atmo, mais concerne vos deux associations. Sur quels points suggérez-vous d'interroger la ministre lorsque nous la recevrons sur ce dossier ?
Par ailleurs, vos associations ont chacune publié plusieurs documents, notes et rapports, en lien direct ou indirect avec l'incendie de l'usine Lubrizol. Pourriez-vous revenir sur les principaux enseignements que vous tirez aujourd'hui de cet accident et, plus largement, de notre politique de prévention des risques ? Les actions et annonces du Gouvernement sont-elles à la hauteur selon vous ?
Enfin, quelles initiatives vous semblent aujourd'hui nécessaires pour renforcer notre politique de prévention des accidents industriels majeurs ? Je pense en particulier à l'information du public et des élus. Faut-il, selon vous, de nouvelles évolutions législatives ?
Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'environ cinq minutes par association, à la suite desquels mes collègues vous interrogeront.
Mme Charlotte Goujon, vice-présidente de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris). - Je précise au préalable que je suis maire de Petit-Quevilly, où se situe une partie de l'usine Lubrizol, et vice-présidente de la métropole Rouen Normandie, en charge des risques industriels.
Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je tiens tout d'abord à vous remercier d'associer Amaris, l'association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs, à votre « droit de suite » au rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur l'accident de Lubrizol.
Je me réjouis également, avec la déléguée générale de notre association, Delphine Favre, que vous ayez souhaité revenir sur l'accident majeur de Lubrizol et Normandie Logistique du 26 septembre 2019 et vous interroger sur les suites données par l'État à celui-ci. Je tiens également à excuser notre président, Alban Bruneau, pour son absence ce matin.
Deux ans après Lubrizol - que j'ai suivi au plus près en tant que maire de Petit-Quevilly - et vingt ans après AZF, il est en effet utile de s'interroger sur les deux lois principales qui organisent l'essentiel des dispositifs de prévention et de gestion de crise, la loi dite risques de 2003 (ou loi « Bachelot » n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages) et la loi de modernisation de la sécurité civile de 2004 (loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile).
Pour ces deux textes, l'association Amaris dresse un bilan mitigé sur les réelles avancées obtenues dans la prévention des risques industriels et technologiques.
Concernant la loi « risques », nous constatons des progrès indéniables sur l'appréciation plus fine des risques accidentels et la réduction du risque, à la source, par les industriels. Toutefois des points de blocage persistent. Par exemple, la mise en oeuvre des PPRT manque de dynamisme. Même sur la mise en protection des habitants qui était prioritaire dans ce texte, les résultats ne sont pas à la hauteur, avec 1 500 logements renforcés sur 16 000 logements concernés. On peut malheureusement encore constater de nombreuses difficultés, au nombre desquelles des mécanismes de financement complexes, ou un manque d'association des populations à l'élaboration des PPRT, qui crée des tensions, autant de blocages qui contribuent à ralentir l'application concrète des mesures prescrites dans les règlements PPRT. Pour être mises en oeuvre, ces mesures doivent être financées, accompagnées et techniquement réalisables ; or nous constatons que ces trois critères ne sont pas réunis.
Pour sa part, la loi de modernisation de la sécurité civile, affirme le rôle du maire et lui impose un outil : le plan communal de sauvegarde (PCS). Pourtant, à défaut d'accompagnement financier et/ou humain pour leur élaboration, ou par absence de prise de conscience de la part de certains élus, nombre de PCS n'ont toujours pas vu le jour, ou ne sont pas opérationnels. De toute façon, PCS ou pas, lors d'un accident industriel ou technologique, les maires sont en réalité dessaisis de la gestion de crise, comme j'ai pu le constater lors de l'accident de Lubrizol. Ils ne sont pas informés ou alors très partiellement et très tardivement, et se trouvent donc dans l'incapacité d'engager les procédures dans leur commune. Cette loi envisageait également le citoyen comme acteur de sa sécurité. Il s'agissait d'un axe pertinent. Pourtant, malheureusement, rien n'a été engagé dans ce sens.
Quelles leçons pouvons-nous tirer deux ans après le 26 septembre 2019 ? Nous n'avons certainement pas encore tiré tous les enseignements de cet accident. C'est un processus long, pour lequel il est important de s'appuyer sur des compétences diverses, notamment sur celles des chercheurs. Je tenais ici à signaler mon étonnement face à l'annulation par le président de l'université de Rouen d'une journée d'études qui devait réunir à Rouen ce lundi des chercheurs, et ce sans aucune explication.
Tout d'abord, les réponses apportées par l'État depuis l'accident ont été uniquement techniques. Pourtant, la principale leçon que nous retenons de l'accident du 26 septembre 2019 - et, plus largement, du manque de dynamique dans la mise en oeuvre des politiques de prévention - est que l'on ne peut pas faire de prévention et de gestion de crise sans les habitants et sans les territoires. L'échec des politiques de prévention repose notamment sur la non-prise en compte des populations et des réalités de terrain. Aucune réponse concrète n'a été apportée. Ces sujets - dialogue avec les populations et gestion de crise - doivent être travaillés collectivement avec l'ensemble des parties prenantes concernées. Or aucune réflexion d'ensemble n'a été organisée pour évaluer les problèmes et identifier collectivement des leviers, des pistes de solutions mobilisables localement.
Sur la gestion de crise, après avoir attendu une initiative de l'État, l'association Amaris a pris l'initiative de lancer un groupe de travail multipartenarial sur ce thème, en partenariat avec l'ICSI, afin de réunir tous les acteurs concernés : Service Départemental d'Incendie et de Secours (SDIS), associations de riverains, collectivités, industriels, organisations syndicales et services de l'État quand ils y participent. L'objectif est d'identifier collectivement des leviers d'amélioration et de proposer des solutions mobilisables par les acteurs locaux sur trois sujets : l'alerte, la communication et la coordination des acteurs. L'accident de Lubrizol et Normandie Logistique a mis en évidence la complexité de la gestion des incidences environnementales du « post-accident ». Pourtant la réglementation n'a pas évolué sur la prise en compte des impacts environnementaux de ce type d'accident industriel. Il a également ravivé les inquiétudes des riverains des sites industriels concernant les pollutions émises quotidiennement. Les collectivités sont de plus en plus souvent confrontées aux questionnements des citoyens sur les pollutions chroniques émises par les industries et leurs impacts sur l'environnement et la santé. Face à ces constats, il apparaît nécessaire d'appréhender de façon globale, sur tous les milieux - air, sol et eau -, la question de la prise en compte des pollutions industrielles.
Notre principal constat est que l'État demeure le principal pilote des politiques dans ce domaine. Dans les faits, tout porte à croire que celui-ci a délaissé le sujet. Les moyens des préfectures et des services déconcentrés ne sont pas à la hauteur des enjeux.
La « culture du risque » ne se joue pas dans la forme des dispositifs, des outils ou dans leur raffinement, mais dans une réorganisation plus générale. Nous constatons un manque criant de formation et de considération pour la communication publique, pourtant essentielle. Les agents de l'État désignés pour communiquer avec les habitants et les non-techniciens, ont suivi des cursus qui n'intègrent pas de module de communication publique et de dialogue avec les habitants. Les services ne sont pas configurés pour assurer ces missions. De plus, la réorganisation en continu des services de l'État et le turn-over des agents sont peu propices à ancrer des interlocuteurs reconnus par les communes et les habitants.
Concernant la prévention des accidents, nous constatons des ressources insuffisantes pour l'inspection des installations classées. Des missions de plus en plus nombreuses sont confiées aux inspecteurs des installations classées, au détriment des actions qui constituent leur coeur de métier, alors qu'ils doivent faire face à des réglementations de plus en plus complexes et à des dossiers particulièrement lourds à gérer. Sur la gestion de crise, la montée en compétences des agents dans la gestion de crise est absolument nécessaire. Les accidents récents ont mis à jour les failles dans la coordination et la communication en temps de crise. Ceci requiert des compétences et des savoir-faire que les agents de l'État et également des collectivités doivent acquérir, en formation continue, mais aussi au travers d'une expérience qui se construit dans la continuité, la connaissance des autres acteurs avec qui sont menés des exercices communs.
Voilà, monsieur le président, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, les quelques éléments que je pouvais vous apporter en propos introductif. Nous restons naturellement à votre disposition pour répondre à vos questions.
Mme Marine Tondelier, déléguée générale d'Atmo France. - Avec Véronique Delmas, directrice d'Atmo Normandie, nous interviendrons à deux voix. Merci tout d'abord pour cette audition, qui permet de se dire les choses de manière posée. Je crois beaucoup à la force des auditions parlementaires. Avoir décidé la création de cette commission d'enquête puis proposé un droit de suite deux ans après est selon nous salutaire et important.
Atmo France est la fédération des associations agréées de surveillance de la qualité de l'air (AASQA), que vous connaissez sans doute dans vos régions. Nous disposons d'un réseau d'environ 680 agents partout sur le territoire, y compris outre-mer. Nous bénéficions donc d'une force territoriale, puisque nos équipes comptent d'une à plusieurs dizaines de personnes selon la taille des régions, partout sur le territoire, avec un ancrage local très fort. La fédération ne compte que quatre salariés. Les directeurs de chaque région sont référents sur certains sujets. Véronique Delmas a la particularité d'être à la fois directrice d'Atmo Normandie, donc très concernée par le sujet, et la référente nationale, avec deux de ses collègues d'Auvergne-Rhône-Alpes et d'Atmo Sud, en région PACA, concernant les questions de risques industriels. Ces régions, vous le constaterez, n'ont pas été choisies au hasard.
Je tenais à saluer le professionnalisme de nos équipes, qui ont été engagées dès les premières heures sur le dossier, après l'avoir été lors des précédents épisodes de Lubrizol, parfois même en allant beaucoup plus loin que ce qui leur était officiellement demandé. Ils l'ont fait avec leur casquette professionnelle, bien sûr, mais aussi en étant doublement engagés puisqu'ils habitaient bien souvent cette zone. Ils ont donc vécu personnellement et professionnellement cette période si particulière pour toute la région.
Nous avons également réalisé beaucoup de choses depuis, pour réfléchir entre nous sur le sujet. Cela a été un petit séisme interne. Tous les ans, nous avons des journées techniques de l'air, où tous nos salariés se rejoignent pour travailler sur les sujets actuels. Cette année-là, dix jours environ après Lubrizol, nous avions rendez-vous au Havre. Les discussions ont beaucoup tourné autour du fait que c'était heureusement arrivé là où les équipes avaient déjà un retour d'expérience avec le précédent accident « Lubrizol I », et disposaient de conventions avec le SDIS. Véronique Delmas étant la référente nationale sur le sujet, les équipes étaient formées. Beaucoup de directeurs reconnaissaient que, chez eux, les process n'étaient techniquement pas en place, avec une absence de canisters (récipients permettant la capture et l'analyse de l'air), interrogation quant à leur propre rôle, etc. Nous avons beaucoup travaillé et rédigé des notes, que je vous remettrai, sur nos préconisations destinées à l'État et à nos propres structures. Les situations sont très différentes d'un endroit à l'autre. Dans une association de 40 ou 50 salariés, on peut faire des choses qu'on ne peut faire lorsqu'on est par exemple en Centre-Val de Loire, avec quinze à vingt salariés. Nous sommes prêts à nous mobiliser, mais n'avons pas véritablement d'interlocuteur national pour savoir ce qu'il faut faire.
Nous avons aussi eu des discussions avec notre ministère de tutelle et la direction générale de la prévention des risques (DGPR), mais nous travaillons plutôt au quotidien avec la direction générale de l'environnement et du climat (DGEC), qui délivre notre agrément. De fait, les interlocuteurs de la DGPR sont différents de ceux dont on a l'habitude, en particulier en matière de financement. On a le même problème lorsqu'on travaille sur les pollens par exemple. Ce sont des questions de gouvernance en tuyaux d'orgue qui ne sont pas évidentes, pour nous comme pour d'autres. Nous constatons cependant que les choses ont avancé au niveau national en matière de prévention des risques. Nos relations avec l'État ont progressé dans beaucoup de domaines. On arrive à avoir un travail très constructif avec l'État et à avancer sur de nouveaux polluants dits « émergents », etc. Toutefois, en matière de prévention des risques industriels, les choses n'avancent pas vraiment et ne sont guère plus claires qu'à l'époque. La réflexion est encore en cours. En tant que fédération, nous constatons que cela avance là où, localement, il existe une envie d'avancer. On progresse ainsi dans les régions où l'association est proactive et où cela se passe bien avec les services de l'État et des industriels. Le facteur humain est très important. Ailleurs, les choses sont quelque peu au point mort et progressent plus difficilement.
Aujourd'hui, les territoires ne sont pas égaux en matière de prévention des risques industriels. Si un épisode du type de Lubrizol arrivait aujourd'hui en France, on ne sait pas comment les choses se passeraient - en tout cas de notre point de vue. Cela ne veut pas dire que ce ne serait pas géré ou mal géré, mais les choses ne seraient pas exactement les mêmes. Certains ne savent pas exactement quel serait leur rôle, et nous trouvons cela préoccupant.
Mme Véronique Delmas, directrice d'Atmo Normandie. - Vous nous avez demandé de préciser le rôle joué par Atmo Normandie pendant l'incendie de Lubrizol. Je souhaite rappeler que notre agrément est lié à la surveillance de la pollution chronique provoquée par le chauffage, le trafic routier, etc. et non à la gestion des pollutions accidentelles. Néanmoins, nous sommes sur le terrain. Nous disposons d'experts en métrologie, communication et modélisation. Quand un événement arrive sur notre territoire, chacune et chacun d'entre nous a à coeur d'apporter son expertise pour documenter l'événement et informer au mieux les populations. Nous sommes très attendus en matière de communication, puisque nos associations sont quadripartites. Elles intègrent à la fois des représentants de l'État, des collectivités, des entreprises et du monde associatif. Cette particularité nous confère une indépendance importante en ce qui concerne les travaux que l'on peut mener et l'information que l'on diffuse.
En 2013, la fuite qui avait eu lieu chez Lubrizol avait été très odorante. Il s'agissait non pas d'un incendie mais d'un problème de fonctionnement d'une unité qui avait engendré une fuite et produit des odeurs perceptibles jusqu'à Paris et en Angleterre. Un certain nombre de textes et de stratégies avaient donc été mis en place dès cette époque. Nous avions donc déjà connu des problèmes de communication. Une expérimentation a été menée sur ce point par les trois Association Agréées de Surveillance de la Qualité de l'Air (AASQA). Elle nous a permis de faire des propositions au ministère en charge de l'écologie et à la DGPR sur les volets expertise, métrologie, communication et organisation. Cela n'a toutefois pas débouché sur une organisation nationale. Atmo Normandie, par exemple avec le SDIS 76, a donc mis en place une stratégie afin que les pompiers disposent de canisters. Nous avons signé une convention en 2017 qui a très bien fonctionné le jour de l'incendie de Lubrizol. Grâce à ces bonbonnes destinées à prélever l'air, les pompiers ont pu recueillir, dès les premières heures, des échantillons d'air qui ont été confiés à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) pour analyse. Un certain nombre d'actions ont par ailleurs été décidées par le SDIS qui, aux termes de la convention, se charge des prélèvements. Nous avons également mis en place d'autres systèmes de prélèvements et de mesures, en lien avec les services de l'État.
Nous avons aussi, de notre propre chef, mis en place des systèmes d'échantillonnage ainsi que le système ODO, qui a permis, après l'accident de 2013, le recueil des signalements citoyens concernant les odeurs et les nuisances. Chacun a ainsi pu signaler les nuisances, ce qui a été très utile et a très bien fonctionné pendant un an, pendant toute la durée du chantier de déblaiement. Nous avons ouvert une rubrique sur notre site internet où l'on a publié les résultats des mesures, ainsi qu'un rapport sur celles-ci.
Depuis, l'accident de Lubrizol nous avons animé un groupe de travail interne aux AASQA pour étudier les mesures qu'il était possible d'améliorer. Nous avons également réexaminé la communication qui accompagne la diffusion de nos indicateurs, qui avait soulevé des interrogations au moment de l'accident de Lubrizol. Nous devons en effet, en tant qu'association agréée, publier un indice indiquant quotidiennement la qualité de l'air et il était prévu que la publication de cet indice soit suspendue si Atmo Normandie considérait que la prévision n'était pas bonne. Tel a été le cas le jour de l'incendie mais cela n'a pas été bien compris par la population, qui a pensé que l'on voulait cacher l'information. Désormais, on ne suspend plus l'indice, mais on indique qu'un événement est en cours, ce qui n'est pas la même chose en termes de communication.
Le groupe de travail lancé par la DGPR et animé par l'Ineris a également proposé de travailler sur des dispositifs complémentaires sur l'ensemble de la France, avec des camions de l'Ineris. La dernière réunion de ce groupe de travail a eu lieu en mars 2021. Nous avons chiffré la proposition de l'Ineris de déployer des camions un peu partout et formulé des propositions précises à ce sujet. La discussion s'est arrêtée en mars 2021, après qu'on a rappelé que c'était aussi une question de budget de fonctionnement. On nous a alors répondu qu'on pouvait financer ce fonctionnement grâce à l'assurance et qu'il faudrait, en cas de sinistre, éventuellement faire payer les assurances des entreprises. C'est un modèle économique un peu compliqué à imaginer pour nous Et pour l'instant, on en est là.
Un certain nombre d'échanges ont eu lieu au niveau local mais certains rôles ne sont encore pas clarifiés, notamment en termes de communication : qui communique quoi, qui coordonne ? Les règles ne sont pas claires et on a constaté dans toutes les régions que les exercices du plan particulier d'intervention (PPI) ne traitent jamais ou très peu des questions de communication. Il nous semble cependant qu'on devrait cibler la communication, qui doit être une priorité : il faut communiquer vite et bien. Si on n'y parvient pas dès le début, c'est ensuite plus compliqué à gérer, ainsi qu'on a pu le voir.
Comme cela est prévu, des cellules post-accident technologiques doivent être mises en place. En cas d'incident ou en cas d'exercice, il nous manque un lieu pour mettre en commun les expertises et définir des plans d'échantillonnage, pour coordonner nos prélèvements tout en disposant des informations nécessaires. Des mesures ont été réalisées par un certain nombre d'organismes, dont le nôtre, mais il nous semble important de permettre aux spécialistes de la mesure d'échanger entre eux et de définir des plans d'échantillonnage. Des cellules d'accidents post-technologiques sont prévues, mais elles sont rarement ou quasiment jamais mises en place.
Enfin, on manque de données toxicologiques pour évaluer les effets concrets sur la santé. On mesure en fait des composés dont on ne connaît pas l'impact en termes de santé, faute de références sanitaires. Les produits traités par Lubrizol sont des produits soufrés, dont l'odeur peut atteindre l'Angleterre, comme en 2013 mais on manque de connaissances sur le lien entre les composés et les odeurs. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de toxicité aiguë qu'il n'y a pas d'impact sur la santé, on l'a bien vu. C'est un point à prendre également en compte dans la communication.
M. Didier Mandelli, président. - À qui avez-vous présenté vos propositions et comment ont-elles été reçues ? Nous faisons également des recommandations, mais elles restent quelquefois lettre morte. La parole est aux rapporteurs, puis aux commissaires.
M. Pascal Martin, rapporteur. - Avez-vous le sentiment que vos recommandations, après celles que le Sénat a pu faire à l'occasion de cette commission d'enquête, ont été intégrées par le Gouvernement dans les différents plans d'action et les mesures réglementaires qui ont été publiés en septembre 2020 ?
Je rappelle que désormais, les industriels devront tenir en permanence un inventaire des produits stockés à la disposition des autorités et identifier à l'avance les produits pouvant être émis pendant un incendie pour mieux connaître les fameux effets cocktail dans les études de danger. Les rapports des assureurs seront également mis à la disposition des inspecteurs. Ces mesures sont opposables aux installations nouvelles à compter du 1er janvier 2021, et aux installations existantes jusqu'en 2026, avec des délais de mise en conformité. Elles représenteraient un coût estimé entre 1 et 3 milliards d'euros pour les industriels. En outre, le Gouvernement a indiqué sa volonté de rendre systématiquement publics les résultats des contrôles effectués par l'inspection des installations classées d'ici 2022, le temps de disposer des outils informatiques adéquats.
Quel regard portez-vous sur ces évolutions réglementaires ? Avez-vous été consultés lors de l'élaboration de ces textes ? Il me semble que cela va clairement dans le bon sens, mais je souhaiterais recueillir votre avis sur ces évolutions.
De la même manière, lors de l'examen de la loi climat et résilience, dont j'étais l'un des rapporteurs, le Gouvernement a proposé la création d'un Bureau enquête accident (BEA). L'article 288 de la loi climat qui le prévoit explicitement. Quel regard portez-vous sur ce BEA ? Est-ce que cela permettra une approche simplifiée ?
Par ailleurs, je partage l'avis de Charlotte Goujon lorsqu'elle évoque, peut-être surtout en tant que maire de Petit-Quevilly, les difficultés d'articulation. En matière d'organisation de la sécurité civile, vous le savez, la politique des installations classées relève d'une police administrative spéciale dédiée aux représentants de l'État. On s'est aperçu, à Rouen et lors d'autres accidents importants, que c'est le maire qu'on interpelle la plus sur le terrain. Ce fut le cas au Petit-Quevilly, à Rouen et dans l'agglomération rouennaise. Ne peut-on pas trouver juridiquement une solution qui permettrait non pas un transfert de police mais qui améliore sensiblement l'information entre les maires des communes et le représentant de l'État à l'échelle du département ?
Par ailleurs, on assiste globalement à une augmentation du nombre d'accidents sur les sites Seveso depuis quelques années. Nous sommes passés de 15 % des 827 accidents et incidents recensés en 2016 à 25 %, sur un total de 1 112 accidents en 2018, l'année 2020 ayant été plus favorable. Nous sommes cependant à un niveau supérieur à celui constaté en 2013. Quel regard portez-vous sur cette hausse de l'accidentologie industrielle ?
Le Gouvernement a indiqué que le nombre d'inspections annuelles augmentera de 50 % d'ici à la fin de l'année 2022, soit à 25 000 contrôles effectifs, contre environ 18 000 actuellement. Par ailleurs, 50 postes d'inspecteurs seront créés. C'est un combat que nous avons porté à l'occasion du vote du projet de loi de finances 2021. La réponse du Gouvernement n'était pas à la hauteur de nos attentes, et nous aurons l'occasion de reposer la question du nombre d'inspecteurs à l'occasion du projet de loi de finances de 2022. Je voudrais là aussi connaître votre sentiment.
Enfin, la commission d'enquête du Sénat recommande la tenue d'exercices de sécurité civile beaucoup plus fréquente et la mise en place de campagnes d'information grand public pour renforcer la culture de la sécurité industrielle, qui fait cruellement défaut. De tels exercices ont-ils eu lieu dans l'agglomération rouennaise depuis l'accident ? Des exercices sont-ils planifiés pour le futur ? Je pense que ces exercices auraient le mérite d'associer les élus locaux, le représentant de l'État, les industriels et les populations. Bien sûr, cela a un coût, mais je pars de l'idée que ces exercices doivent être financés par les industriels. Cela permettrait de modifier les comportements, de préparer les habitants. On n'est plus ici dans une politique de prévention, mais dans une politique de prévision. J'appelle donc de mes voeux des exercices bien plus fréquents qu'aujourd'hui.
Mme Marta de Cidrac. - Vous avez évoqué le manque de communication vis-à-vis des territoires dans lesquels sont implantés des sites Seveso. Je suis moi-même élue d'un territoire où se trouve le Syndicat interdépartemental pour l'assainissement de l'agglomération parisienne (Siaap), classé Seveso seuil haut. Ces dernières années ont eu lieu quelques incidents, graves ou non, ce n'est pas à moi d'en juger à ce stade. Toujours est-il que l'opinion publique s'en émeut toujours. Avez-vous des préconisations à émettre ? Que proposez-vous vis-à-vis des élus, des collectivités, mais aussi des habitants de ces territoires, pour qui ces questions sont tout à fait légitimes ?
Mme Angèle Préville. - Merci pour ces interventions très riches. Madame Goujon, vous avez dit que tous les maires du secteur n'avaient pas été informés. Vous semble-t-il, dans ce genre d'accident, que l'information des élus de toutes les communes concernées soit une obligation ?
Vous avez également évoqué la prise en compte de la pollution qui est largement impensée actuellement. Or on a un réel besoin du suivi des pollutions, qui peut amener à se réinterroger sur bon nombre de sujets, notamment l'aménagement du territoire et l'installation de ces entreprises.
Vous avez dit que l'État avait délaissé le sujet. Pensez-vous qu'il soit nécessaire de légiférer pour imposer une obligation de suivi du fait de l'impact que cela peut avoir sur les populations ?
Mme Fabre a également évoqué le manque d'égalité des territoires face aux risques industriels. Il me semble que cela pose un gros problème.
Autre question : vous avez rappelé l'incident Lubrizol de 2013. J'étais alors professeur de physique-chimie. Je me dis que la culture scientifique n'est pas suffisamment développée : si vous sentez quelque chose, c'est qu'une molécule aromatique est entrée dans votre nez. Ce n'est pas rien. Une odeur, c'est une molécule chimique que vous respirez. Est-elle dangereuse ou pas, c'est un autre sujet, mais vous l'avez respirée. Elle traduit la présence d'un corps chimique.
Vous avez dit que les résultats des mesures ont été publiés sur un site internet. Est-ce la seule communication qui a été faite par Atmo ? Tous les citoyens ne vont pas forcément sur internet pour se renseigner. Cela traduit peut-être une insuffisance en matière de communication.
Enfin, tout le monde n'est pas au fait de la toxicité des produits qui peuvent se répandre dans l'atmosphère ou des produits issus de la combustion. On ne connaît donc pas les effets cocktail ni la toxicité des molécules. Que faire ?
M. Gilbert-Luc Devinaz. - Je vis dans le couloir de la chimie, dans le département du Rhône. J'ai remis en main propre le rapport que nous avons rédigé il y a deux ans au préfet de région, qui s'est engagé à ne pas le laisser prendre la poussière sur une étagère. La maire de Feyzin m'a confirmé que, malgré les difficultés liées à la crise sanitaire, le préfet a déclenché des exercices. Il serait intéressant de voir si de telles expériences ont été conduites dans les autres départements et de quantifier le phénomène.
Par ailleurs, Élisabeth Borne s'était engagée à faire beaucoup de choses en janvier 2020 concernant le contrôle des sites classés Seveso. Qu'en est-il sur le terrain ?
J'ai également appris que la cellule de mesures de l'Ineris a été appelée en renfort par Atmo Normandie. Pourquoi un quart seulement des substances a-t-il pu être mesuré ? Est-ce normal ?
Le changement climatique risque, en Auvergne-Rhône-Alpes, et particulièrement le long du Rhône, de nous poser des problèmes, puisque le réchauffement s'accompagne d'une augmentation de la température des eaux et de leur diminution en volume avec des difficultés possibles pour le fonctionnement des centrales. En matière de risques industriels, prenez-vous en compte ce changement climatique ?
Au cours de la table ronde précédente, on a pu se rendre compte de la perte de confiance des victimes à l'égard des services de l'État et des pouvoirs publics. La mesurez-vous ? Comment peut-on selon vous rétablir cette confiance ?
Mme Charlotte Goujon. - Globalement, les réponses que nous avons reçues de la part de l'État se limitent à l'aspect technique mais n'intègrent ni le territoire ni les élus. Amaris souhaiterait, en revanche, une coconstruction sur l'ensemble de ces sujets. Par exemple, il existe un système d'alerte qui envoie des messages automatiques sur les téléphones portables qui bornent autour d'une antenne donnée, le Cell Broadcast, mais on n'a pas encore travaillé sur la question du déclenchement de l'alerte, alors qu'une expérimentation est prévue d'ici la fin de l'année sur le territoire de la métropole de Rouen. À quel moment les élus locaux sont-ils intégrés dans cette réflexion ? Ce qui fait défaut aujourd'hui à nos yeux, c'est la coconstruction.
Autre exemple, Amaris n'a pas été spécifiquement consultée sur les différents décrets ou annonces qui ont pu être faites, excepté par la voie de la consultation publique ordinaire. Cette coconstruction permettrait cependant aux élus locaux et aux associations de terrain de servir de relais.
Par ailleurs, le défaut de communication ne favorise pas la confiance dans ce domaine, et on constate toujours une certaine défiance entre les habitants et les autorités, quelles que soient.
M. Didier Mandelli, président. - Avec des messages contradictoires de la part de certains ministres !
Mme Charlotte Goujon. - En effet. Après l'accident de Lubrizol, il faudra beaucoup de temps pour que les choses reprennent leur place. C'est en ce sens qu'on travaille sur la métropole de Rouen. Une vice-présidence en charge des risques industriels a été créée Et nous avons une feuille de route qui commence à être mise en oeuvre. On a travaillé avec les communes sur la construction de plans communaux de sauvegarde (PCS).
Le conseil de la métropole a également voté lundi dernier la création d'un plan intercommunal de sauvegarde pour que l'ensemble des communes mettent leurs moyens en commun. On a lancé le déploiement du Cell Broadcast en mars, avec un système d'alerte par SMS sur inscription. Je précise que tous ces systèmes sont complémentaires et que dans cette panoplie, la sirène garde son intérêt. Le système d'alerte par SMS que nous avons mis en place est utile non seulement en cas d'accident comme celui du 26 septembre, mais aussi dans un tas d'autres hypothèses, comme les risques d'inondation, la Seine ayant des crues régulières.
Un supplément spécial « risques naturels ou industriels » au magazine métropolitain a aussi été diffusé ce mois-ci, avec un certain nombre de consignes pour l'ensemble des communes de la métropole et des éléments pratiques et factuels, comme le fait de savoir comment préparer sa valise de confinement.
Pour essayer de rassembler l'ensemble des acteurs et faire en sorte qu'ils se parlent et communiquent entre eux, nous allons travailler avec l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI), créé au lendemain d'AZF, à la création d'une conférence riveraine, comme celle qui existe à Feyzin.
Cette conférence sera précédée d'une étude menée par des chercheurs de Rouen auprès des collectivités, des habitants et des industriels à propos de la question de la culture du risque.
S'agissant de l'exercice grand public, aucune étude, depuis deux ans, n'a intégré les habitants. Un exercice PPI entre la préfecture et les collectivités a bien eu lieu, comme tous les ans, mais sans les habitants, malgré nos demandes auprès de la préfecture. Cela s'est fait pourtant ailleurs, comme dans la région du Havre, au mois de juillet notamment.
Nous espérons que la ville de Rouen, compte tenu du nombre de sites industriels et de sites Seveso présents sur son territoire, pourra mettre en oeuvre des exercices intégrant le grand public afin de favoriser cette culture de la sécurité industrielle et de la sécurité civile.
S'agissant du suivi des pollutions chroniques, je ne puis vous dire s'il faut légiférer à ce sujet, mais la réflexion doit être conduite. Au-delà des épisodes comme ceux qu'on a pu vivre le 26 septembre 2019, on a pu s'apercevoir, notamment à l'aune des études de sol qui ont été effectuées, qu'il existe des pollutions historiques des sols et des pollutions chroniques qui interrogent beaucoup de nos concitoyens.
Quant aux inspections des installations, l'ensemble des acteurs du territoire de la métropole de Rouen se savent observés. Un certain nombre d'inspections sont menées, mais cinquante inspecteurs supplémentaires à l'échelle nationale ne seront pas suffisants pour mener à bien l'ensemble des opérations nécessaires.
Enfin, il faudra naturellement absolument intégrer le sujet du changement climatique dans les réflexions à venir sur la question du risque industriel. J'ai déjà évoqué à propos de la métropole de Rouen la question de la Seine et de ses crues.
Mme Delphine Favre, déléguée générale de l'Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (Amaris). - Je souhaiterais apporter quelques éléments complémentaires sur les plans de prévention des risques technologiques (PPRT). Ces PPRT ont été une réussite en termes de réduction du risque à la source. Cela doit rester le cheval de bataille des politiques publiques. C'est sur ce point que doivent porter les efforts.
On constate aujourd'hui que les services de l'État sont surchargés de travail. Toute la réduction du risque à la source repose sur les études de danger. Or dans certaines régions, les services de l'État ne traitent plus les études de danger.
Pour ce qui est de la protection des populations, on peut regretter un certain manque de dynamisme chez les habitants. Énormément d'efforts sont déployés et de solutions mises en place. Aujourd'hui, très peu d'habitants ont cependant effectué des travaux et on ne fait pas de prévention sans les gens, même si certaines choses peuvent être rattrapées en simplifiant les mécanismes de financement. Pour cela, il faut des compétences et une présence continue sur le terrain.
Quant à la mise en protection dans les entreprises, on n'a guère progressé. Les recommandations que nous avions faites et les pistes que nous avions explorées pour avancer avec les entreprises riveraines n'ont pas du tout été reprises. Certes, c'est un sujet complexe et les acteurs économiques ont d'autres priorités. On attend donc une réflexion avec l'État sur ce sujet. Quelle stratégie se donne-t-on ? En reste-t-on là ou bien essaye-t-on de déployer un peu d'expertise technique pour rendre ces mesures opérationnelles ? Est-on satisfait de cette situation ?
Mme Marine Tondelier. - À qui a-t-on transmis les rapports dont nous parlons ? Qu'en a-t-il été fait ? Le premier rapport qui a été évoqué date de 2016. Il n'a pas été transmis parce qu'il n'a jamais été finalisé. Une instruction gouvernementale, en 2014, avait recommandé une meilleure implication des associations traitant de la qualité de l'air en matière de risques industriels et proposait une expérimentation dans trois AASQA - Auvergne-Rhône-Alpes, PACA et Normandie -, portant notamment sur l'organisation, la communication et l'expertise, dont la métrologie. Le ministère de l'environnement avait demandé un rapport sur le sujet, Atmo France, avec les deux autres AASQA, étant mandatées pour son élaboration. Ce rapport a bien été rédigé en 2016, son projet transmis, mais la réunion pour le finaliser n'a jamais lieu, en raison d'autres urgences.
J'insiste sur le fait qu'on peut certes attendre certaines choses de l'État, mais que le Bureau de la qualité de l'air et la DGPR n'ont pas les effectifs suffisants pour couvrir en même temps les urgences et le temps long, prévoir et anticiper - même s'ils sont très investis. C'est un vrai sujet que je soulève ici.
Le retour d'expérience (REX) de Lubrizol est, quant à lui, accessible sur nos sites internet. Tout ce que nous faisons est public. La note sur nos préconisations, publiée en février 2020, a été rédigée pour la commission d'enquête, puis pour les différentes missions interministérielles. Nous l'avons envoyé à tous nos interlocuteurs. Elle est également sur notre site.
En réponse à Madame Préville, je précise que la communication grand public est très importante pour nos équipes. Celles-ci font preuve d'un vrai savoir-faire et nous avons également un statut de tiers de confiance. La France est le seul pays européen où la surveillance de la qualité de l'air est assurée par des associations indépendantes. Partout ailleurs, c'est l'État qui agit directement. Nos alter ego européens trouvent très intéressant que cette école française de la qualité de l'air soit organisée ainsi. C'est un gage de confiance. L'État nous voit forcément comme trop indépendants et les associations comme trop proches de l'État : cela signifie vraisemblablement que l'on est proche de l'équilibre. Le rôle de tiers de confiance est important. Il traduit une véritable expertise dans nos équipes en matière de prise de parole devant le grand public. Il faut à la fois être techniquement très bon, mais aussi savoir communiquer sur des enjeux très techniques qui ne sont pas toujours simples à appréhender. C'est une expertise que nous aimerions mettre à disposition car on ne parle pas au grand public comme on peut parler entre politiques, élus ou spécialistes du sujet.
La confiance se crée aussi par la coconstruction. On ne peut pas tout savoir, et on ne le pourra jamais, mais si on l'explique et qu'on le dit de manière très transparente, c'est déjà moins suspect. Il faut, par exemple, disposer d'un point zéro avant l'accident afin de pouvoir mesurer l'impact précis de ce dernier : cela ne peut donc se construire que sur le long terme.
Enfin, dans la dernière note produite dans le cadre du projet de loi de finances 2022, nous avons attiré l'attention du ministère sur ce qu'on pourrait faire si nous avions plus de moyens. Certes, on ne peut pas dire que l'État n'a rien fait. Il a débloqué des investissements, et l'Ineris a obtenu des crédits supplémentaires pour des camions, mais sans moyens supplémentaires de fonctionnement pour payer l'essence, les réparations et les personnels d'astreinte convenablement formés sur de nouvelles machines, et prêts à intervenir jour et nuit, on ne va pas bien loin. Je pense qu'on est au milieu du gué et qu'il faut mettre des moyens supplémentaires pour assurer le fonctionnement des machines. Les trois AASQA expérimentatrices y sont disposées, mais il faudrait pouvoir le faire sur tout le territoire où on manque de moyens pour former les quelques vingt salariés par équipe et avoir une personne de permanence tous les week-ends.
Nous avons également fait des conférences de presse : c'est un exercice très particulier à organiser dans un moment de tension. Il y a eu aussi beaucoup de réunions publiques et ce n'était pas facile pour les équipes d'être confrontées à la colère, à l'angoisse et à des sentiments très légitimes.
Avec Véronique Delmas, nous étions allées à une réunion à l'UFR de médecine, cinq jours après l'incident de Lubrizol. Nous ne sommes pas des professionnels de la santé et ne prétendons pas l'être, mais on nous avait demandé de venir expliquer ce qu'on savait et ce qu'on ne savait pas. Tous les personnels de santé du territoire avaient été conviés. Certains médecins traitants s'inquiétaient pour les femmes allaitantes, ne connaissant pas le bénéfice-risque de l'allaitement. Dans le doute, une salariée qui allait sur site faire des prélèvements jetait son lait en rentrant chez elle. Ce sont des questions auxquelles il est extrêmement difficile de répondre, tant pour les tiers de confiance que pour l'ARS ou les soignants.
Je souligne que la participation citoyenne est extrêmement importante. L'application ODO (« Outil de signalement de nuisances olfactives sur votre territoire ») grâce à la force du travail en réseau, a été immédiatement mise à disposition de nos collègues dans les Hauts-de-France. Les signalements permettaient de suivre le panache de fumée, qu'on pouvait recouper grâce à la participation citoyenne et de vérifier exactement les retombées. Tout cela est extrêmement important pour permettre à tout le monde d'avancer en synergie.
Mme Angèle Préville. - Vous bénéficiez d'un agrément concernant la pollution chronique. Peut-être pourriez-vous demander un agrément pour le suivi des pollutions accidentelles...
Mme Véronique Delmas. - Ce volet n'est pas encore construit au niveau national, et on est dans l'attente. Quoi qu'il en soit, il faudrait prévoir les moyens adéquats. Plus les investigations portent sur des composés compliqués, plus on a besoin de technicité et de moyens.
Dans le rapport de 2016 ou dans celui de 2020 et dans les travaux que nous menons en commun avec l'Ineris et la DGPR, nous avons fait des propositions pour mutualiser les dispositifs au niveau national. On n'a pas forcément intérêt à prévoir des super camions dans toutes les régions, mais on pourrait imaginer en avoir un par zone de défense qui serve à l'ensemble des régions, de façon à disposer de compétences là où l'on trouve le plus d'usines, tout en les mettant à la disposition des autres. Nous attendons donc un retour et des clarifications au niveau national sur ce volet. Pour information, la cellule de mesures de l'Ineris n'est pas venue en 2019. En pratique, nous avons envoyé des prélèvements à l'Ineris.
Mme Marine Tondelier. - Les AASQA ont un agrément pour la surveillance réglementaire que nous sommes tenus d'effectuer et qui est contrôlée tous les ans par le laboratoire central de surveillance de la qualité de l'air, dont fait partie l'Ineris, qui est notre coordinateur national et technique, mais nous faisons aussi plein d'autres choses, comme le permet notre statut associatif.
Les AASQA existent depuis quarante ans et n'y a pas que l'État dans nos conseils d'administration. Cela fait vingt ans que les AASQA surveillent les pesticides dans l'air en dehors de la surveillance réglementaire, lorsqu'on estime qu'il existe un enjeu. Ce n'est pas financé par l'État, mais par une collectivité et par les industriels qui participent à notre financement via le mécanisme de la taxe générale sur les activités polluantes air (TGAP Air), et qui peuvent choisir de nous verser directement cette taxe de façon totalement libératoire. Cela ne leur coûte pas plus cher que de la verser à l'État, sous réserve de respecter certains plafonds. Ils la flèchent vers les associations et participent donc à la gouvernance et au conseil d'administration. C'est un mécanisme qui fonctionne plutôt bien, qui repose sur le principe pollueur-payeur même si, en matière de qualité de l'air, il n'y a pas qu'un seul pollueur qui paye et si d'autres secteurs émetteurs de substances polluantes en France ne participent pas. Notre travail est réellement collaboratif sur les territoires : chacun a sa place. Cela permet aux acteurs de savoir ce que nous faisons et de travailler avec eux. C'est souvent grâce aux industriels que l'on peut financer des campagnes sur les polluants que l'État appelle les « polluants émergents ». Si les trois AASQA dont on parle sont capables de mener de telles expériences sur les territoires, c'est parce qu'elles ont des relations avec les industriels, ce qui les rassure généralement et permet de mettre en place des protocoles locaux, dans une relation de confiance. Ce n'est pas parce que ce n'est pas dans nos missions réglementaires qu'on ne le fait pas. C'est d'ailleurs pour cela que certains territoires sont plus avancés que d'autres. Nous aimerions que l'État décide qu'on intervienne sur tout le territoire, sur la base d'un cadre réglementaire. En attendant, nous avançons localement.
M. Didier Mandelli, président. - Merci beaucoup.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 heures 10.
- Présidence de M. Didier Mandelli, vice-président -
Proposition de loi visant à renforcer la régulation environnementale du numérique par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse - Désignation d'un rapporteur
M. Didier Mandelli, président. - Mes chers collègues, nous devons procéder à la désignation d'un rapporteur sur la proposition de loi n° 837 visant à renforcer la régulation environnementale du numérique par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, envoyée à notre commission pour examen au fond. La présente proposition de loi reprend dans un article unique un article censuré par le Conseil constitutionnel dans le projet de loi « Climat et résilience ». Elle vise à confier à l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) un pouvoir de recueil des données sur les impacts environnementaux du numérique. Elle doit ainsi permettre d'armer pleinement le régulateur dans la mise en place d'une régulation environnementale du secteur et facilitera l'application des dispositions de la proposition de loi visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique (« REEN »). C'est pourquoi cette PPL sera examinée conjointement à la PPL « REEN ».
J'ai reçu les candidatures de nos collègues Guillaume Chevrollier et Jean-Michel Houllegatte, qui, comme vous le savez, ont rapporté avec beaucoup de talent la PPL « REEN ».
La commission désigne MM. Guillaume Chevrollier et Jean-Michel Houllegatte rapporteurs sur ce texte.
Proposition de loi visant à réformer le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles - Demande de saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis
M. Didier Mandelli, président. - Nous devons procéder à la désignation d'un rapporteur pour avis sur la proposition de loi n° 325 (2020-2021), adoptée par l'Assemblée nationale en première lecture après engagement de la procédure accélérée, visant à réformer le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles.
Ce texte, déposé à l'origine par des députés du groupe Mouvement Démocrate et Démocrates apparentés, comprend 8 articles. Il s'inspire largement d'une autre proposition de loi sénatoriale de notre collègue Nicole Bonnefoy, adoptée par le Sénat en janvier 2020, et dont notre commission avait été saisie pour avis. La nouvelle proposition de loi a été transmise au Sénat le 29 janvier dernier et envoyée au fond à la commission des finances. Son inscription à l'ordre du jour du Sénat a été demandée à la conférence des présidents pour le 21 octobre 2021 par le Gouvernement.
Certains articles de ce texte portent sur des sujets relevant de domaines de compétences relevant à part entière de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Pour cette raison, la commission des finances nous a confié la délégation au fond des articles 2, 4 et 7. Je vous propose également de nous saisir pour avis sur les articles 1er et 8.
En vue de cet examen, j'ai reçu la candidature de nos collègues Pascal Martin et Nicole Bonnefoy pour exercer la fonction de rapporteurs pour avis.
La commission demande à être saisie pour avis de la proposition de loi n° 325 (2020-2021) visant à réformer le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles et désigne M. Pascal Martin et Mme Nicole Bonnefoy rapporteurs pour avis.
La réunion est close à 12 h 10.