Mercredi 22 septembre 2021
- Présidence de M. Robert del Picchia, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 heures.
« La puissance chinoise en Europe aujourd'hui » - Examen du rapport d'information
M. Robert del Picchia, président. - Nous devons aujourd'hui examiner un rapport d'information sur la puissance chinoise en Europe. Le moment est bien choisi. La présence de la Chine est en effet de plus en plus importante, et il faut donc tenir compte de ce pays. Le rapport d'information de Gisèle Jourda et Pascal Allizard est l'aboutissement de travaux approfondis, auxquels ont participé nos collègues Édouard Courtial, Jean-Noël Guérini, aujourd'hui excusés, et André Gattolin.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, dès 2017, avec notre rapport d'information sur les nouvelles routes de la soie, notre commission s'est demandé si cette politique chinoise était un simple label économique ou l'amorce d'un nouvel ordre mondial. Nous avions examiné comment la France pouvait se positionner face à l'expression nouvelle de cette puissance chinoise dans une démarche lucide qui soulignait le rôle du parti communiste chinois (PCC), mais aussi les réelles opportunités économiques pour la France et l'Europe.
Nous avions rappelé que la réciprocité dans les partenariats avec la Chine, le respect de l'environnement, le piège de l'endettement conséquence d'une politique chinoise mêlant avec une certaine opacité les investissements, les dons et les prêts devaient être mieux pris en compte. La réponse européenne nous avait alarmés, les initiatives pour la connectivité, les messages communs au Forum mondial des nouvelles routes de la soie ne nous ayant pas semblé suffisants.
Quelques années plus tard, la situation a largement évolué. La politique des nouvelles routes de la soie connaît des ratés, comme en témoignent notamment les projets d'investissement qui tardent à se concrétiser, et le niveau d'endettement du Monténégro qui est un véritable sujet de préoccupation. Pour autant, les succès chinois sont indéniables. Ainsi, en 2021, il n'est plus question, comme en 2017, de se demander si les nouvelles routes de la soie se mettront ou non en place : elles sont en place ! Pas question non plus de se demander si les ambitions affichées par la Chine sont réalistes : elle est en passe de devenir l'une des deux premières puissances mondiales !
En 2021, comme en 2017, en revanche, il est toujours pertinent de se poser la question de la réaction de l'Union européenne, de ses États membres et des autres pays européens face à l'affirmation de la puissance chinoise sur le continent européen.
En effet, la présence chinoise en Europe est importante, protéiforme, parfois visible, parfois discrète, voire masquée. Elle est mal recensée, sous ou surestimée. La période de la pandémie de coronavirus a mis en exergue l'interdépendance de nos économies ouvertes à l'égard du marché chinois et les modes plus assertifs d'affirmation de la puissance chinoise tels que la diplomatie des masques ou celle des Loups combattants. L'image de la Chine est devenue moins positive dans les opinions publiques, et la présence chinoise pose plus de questions.
Les confrontations sont aussi devenues plus vives entre la Chine et les organisations internationales, les États-Unis, mais aussi l'Union européenne. Ces évolutions ont rendu d'autant plus nécessaire d'interroger la puissance de la Chine en Europe.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - À l'issue de plus de trente auditions qui nous ont permis d'entendre une cinquantaine de personnes, et après avoir collecté les réponses écrites de ceux que la pandémie nous a empêchés d'entendre et des ambassades françaises dans tous les pays européens, nous avons défini quatorze recommandations pour guider la politique française et européenne vis-à-vis de la Chine, qui s'articulent autour des quatre axes suivants :
- faire face aux moyens mis en oeuvre par la Chine pour déployer sa puissance en Europe ;
- réagir à l'avance technologique prise ou en passe d'être prise par la Chine ;
- définir une stratégie géopolitique répondant aux enjeux que soulève l'accession prochaine de la Chine au statut de première puissance mondiale ;
- et enfin trouver le chemin d'une relation commerciale équitable avec la Chine.
Pour faire face aux moyens mis en oeuvre par la Chine pour déployer sa puissance en Europe, nous vous proposons cinq recommandations que je vais vous présenter.
La puissance chinoise en Europe, que nous avons entendue au sens géographique du terme en ne nous limitant pas au territoire de l'Union européenne, se déploie grâce à ses investissements et ses prêts, sa conception discutable de la propriété intellectuelle, sa nouvelle puissance normative, et son soft power, qui n'a de soft que le nom. Enfin, la Chine utilise le format 16 + 1 pour asseoir son influence en Europe.
Notre première recommandation porte sur les investissements directs chinois (IDE) qui représentent des montants conséquents - 294 milliards de dollars entre 2005 et 2019 dans l'Union européenne - et se concentrent dans des domaines stratégiques : 54 % concernent les secteurs de l'énergie et des transports. Leur répartition sur le territoire européen est très inégale et bénéficie très majoritairement à l'Union européenne.
Le Royaume-Uni avant le Brexit, l'Allemagne, l'Italie, la France et la Finlande bénéficient de 64 % des IDE chinois. Certains pays européens souhaitent être une destination d'investissement. D'autres au contraire mettent en place des dispositifs de filtrage pour protéger leurs intérêts stratégiques.
La Cour des comptes européenne a alerté dans un rapport de septembre 2020 sur la méconnaissance des IDE en Europe et la nécessité pour l'Union de répondre à la stratégie d'investissement étatique de la Chine, recommandation que nous partageons. Dans ce domaine l'Union européenne et la France doivent s'efforcer de renforcer les efforts entrepris pour obtenir le recensement le plus exact possible des investissements et des prêts chinois réalisés en Europe, en distinguant les uns des autres.
Il faudra également actualiser régulièrement l'analyse des risques et perspectives que présentent ces investissements et veiller à l'articulation des investissements chinois avec les politiques européennes de transport et de connexion des réseaux d'énergie.
Enfin, nous devons encourager la Chine à appliquer les règles du Club de Paris afin que les pays qui contractent des prêts auprès des banques chinoises évitent le « piège de la dette » et ne soient pas obligés de céder leur souveraineté sur de grandes infrastructures stratégiques.
Notre deuxième recommandation part du constat que la Chine a su investir les instances internationales pour devenir une puissance normative dans le domaine numérique, mais aussi, ce qui se sait moins, dans le domaine alimentaire. Celui qui édicte les règles d'un secteur met toutes les chances de son côté pour en devenir leader. Nous recommandons donc que l'Union européenne et la France prêtent une attention soutenue aux politiques de normalisation déployées par la Chine. Pour cela, il faut accroître les moyens humains et financiers pour renforcer notre présence dans les instances internationales de normalisation, y compris les plus techniques. Cette présence au bon niveau doit devenir une priorité de la politique nationale et communautaire.
La pénétration du marché européen s'appuie également sur une extraordinaire économie de la contrefaçon favorisée par le développement du commerce électronique. Selon l'Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle, 6 % des importations dans l'Union européenne sont des contrefaçons, ce qui représente 120 milliards d'euros en valeur. La source de 80 % des importations de ces contrefaçons est la Chine, le territoire de Hong Kong compris. Notre troisième recommandation vise donc la défense de la propriété intellectuelle, des brevets, des processus de production et des savoir-faire.
J'en arrive à notre recommandation sur le format 16 + 1. Ce format était déjà l'objet de notre attention dans notre précédent rapport puisqu'il apparaissait évident qu'il pouvait fragiliser la cohésion de l'Union européenne. Il est en perte de vitesse, on voit la Lituanie quitter le format. Elle est dans le même temps exposée à de fortes menaces commerciales notamment. L'intérêt du format est moins évident, mais le coût pour en sortir se veut clairement dissuasif. Il importe que les pays membres de l'Union européenne participant à ce format restent attentifs au plein respect des normes communautaires, particulièrement dans les domaines de compétences partagées qui sont abordés dans le cadre de leur coopération avec la Chine. Des positions communautaires au sein du Format devraient être définies avec le concours de la Commission européenne et du Service européen pour l'action extérieure (SEAE), afin de défendre au mieux les intérêts des États membres et de leur éviter de se trouver mis en concurrence sur certains sujets. Enfin, il faudrait que les réunions du format fassent l'objet, en amont, d'une concertation entre tous les pays membres de l'Union européenne, afin que la cohérence communautaire ne soit pas prise en défaut et que les membres de l'Union veillent tous ensemble à défendre leurs intérêts communs à l'occasion de chaque rencontre avec la Chine, quel qu'en soit le format.
Ce format est une illustration des instruments de soft power déployés par la Chine. Depuis quelques années toutefois, l'influence se confond avec l'ingérence. Le Front uni, émanation du parti communiste chinois, diffuse son influence en tout endroit : de la plus modeste association culturelle locale, et j'en sais personnellement quelque chose, aux médias, aux réseaux sociaux et jusqu'aux instituts Confucius, objets d'interdictions dans de plus en plus de pays suite à des enquêtes pour espionnage, à des tentatives de recrutement, etc. Face à cette situation inacceptable, il nous apparaît urgent de renforcer les services de l'État et de l'Union européenne, tels que le SEAE, en les dotant des compétences techniques et linguistiques adéquates, afin qu'ils puissent mieux suivre toutes les actions diffuses menées par le Front uni et identifier ses modes d'actions sur le territoire européen, déceler les campagnes d'influence et de désinformation qu'il orchestre. Il convient ensuite que les prescriptions de ces services soient suivies, tant au niveau de l'État que des collectivités territoriales, mais aussi de toutes institutions publiques, notamment les universités, sur lesquelles notre collègue André Gattolin mène d'ailleurs un travail approfondi qui va bientôt aboutir. Dans le cadre de cette cinquième recommandation, nous proposons également de développer une stratégie de dissuasion structurée permettant de répondre aux ingérences constatées, assortie de sanctions sévères. Enfin, nous devons nous pencher sur les médias diffusant depuis l'étranger et leur opposer désormais les obligations qui s'imposent aux médias nationaux. Il est anormal de ne pas pouvoir réagir face aux chaînes diffusées par satellite.
Face à l'avance technologique prise ou en passe d'être prise par la Chine dans certains secteurs, nous vous proposons quatre recommandations.
Je vous présente immédiatement notre recommandation qui porte sur le domaine spatial. L'espace avait été l'un des fronts de la guerre froide entre les États-Unis et l'URSS. Il est l'un des enjeux de la course pour la place de première puissance mondiale entre Washington et Pékin. La Chine est assurément une puissance spatiale majeure, qui mène de front des programmes d'exploration lunaire et martienne, des vols habités, des lancements de satellites à vocation scientifique, commerciale ou militaire, et la construction d'une station spatiale chinoise, Tiangong-3, qui doit être opérationnelle en 2022. Entièrement conçue, construite et financée par la Chine, son accès à des partenaires potentiels pourrait être un levier fort pour inciter les pays concernés à respecter les lignes rouges politiques chinoises. Nous recommandons donc de faire preuve de la plus grande prudence en matière de transfert de technologies et d'utilisation de ces transferts en faveur du secteur militaire chinois. La France et l'Union européenne doivent agir pour préserver notre place dans le domaine spatial.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - J'en viens aux trois autres recommandations visant les avancées technologiques de la Chine.
S'agissant de la participation des acteurs économiques chinois à la construction et au fonctionnement du réseau 5G, nous estimons que la législation française mise en place avec le concours de notre commission est adaptée au contexte, mais, qu'il convient de rester attentif à l'évolution des risques sur l'ensemble du territoire européen. Tous les pays n'ont pas le même niveau d'expertise sur ces questions. Dans cette perspective, la boîte à outils de l'Union européenne, susceptible de faciliter la mise en oeuvre de mesures nationales dans le domaine de la 5G et de permettre un suivi attentif de l'évolution des risques, doit être soutenue, de même que le projet Hexa-X et tous autres initiatives et financements communautaires susceptibles de favoriser l'émergence d'acteurs européens de premier plan dans le domaine de la 6G. La capacité de la France et de l'Europe à soutenir l'émergence d'acteurs alternatifs aux grands équipementiers non européens de cet écosystème est certainement l'une des conditions sine qua non pour garantir notre souveraineté.
Notre septième recommandation concerne le rattrapage européen dans le domaine des batteries. Le règlement européen sur les batteries en préparation, doit, selon nous, éviter certains écueils. Il doit bien sûr prendre en compte les objectifs de décarbonation de l'économie européenne, mais il faut qu'il compte au nombre de ses objectifs le rattrapage du retard européen dans le domaine de la production de batteries en Europe et impose, à ce titre, les mêmes obligations environnementales élevées pour les batteries importées.
J'en viens à la digitalisation et l'internationalisation de la monnaie chinoise qui doivent faire l'objet d'une attention particulière. La Chine déploie rapidement sa monnaie digitale, qui pourrait être pleinement opérationnelle à court terme. Elle l'a testée en avril 2021 dans quatre grandes villes du pays et envisagerait une « certaine internationalisation » lors des jeux olympiques de Pékin en 2022. La Chine viserait également de proposer une alternative au système de paiements bancaires internationaux SWIFT. La digitalisation des paiements avec l'application Alypay notamment et l'empreinte des BigTechs privées chinoises en la matière font l'objet d'une reprise en main qui montre l'importance que les pouvoirs chinois accordent à ce thème. La digitalisation et l'internationalisation du yuan et de l'euro sont des enjeux primordiaux et sans doute encore sous-estimés du développement financier et économique mondial de court terme. Il convient donc de rester très attentif au développement de la monnaie digitale chinoise et aux réformes de sa sphère financière et ses applications de paiement en ligne. De même, il faudra suivre les modalités de l'internationalisation du yuan et son éventuel impact sur la détention par la Chine d'une part conséquente de la dette américaine. Enfin, ce sujet est un impensé regrettable étant donné les enjeux, et nous recommandons d'encourager l'Union européenne à s'emparer des sujets de la digitalisation de l'euro et de son rôle dans le système monétaire international. L'Union européenne ne doit pas prendre plus de retard dans ce domaine.
Nous avons souhaité faire également trois recommandations permettant de définir une stratégie géopolitique européenne et de répondre aux enjeux que soulève l'accession prochaine de la Chine au statut de première puissance mondiale.
S'agissant de la boussole stratégique européenne et de la stratégie européenne dans l'indopacifique, et dans le contexte de crise profonde avec l'Australie et les États-Unis, nous recommandons que la France ait un rôle moteur, notamment lorsqu'elle sera en charge de la présidence de l'Union européenne, au premier semestre 2022. Il faudra réévaluer l'analyse des menaces dans le cadre de la préparation de la boussole stratégique. La dénonciation par l'Australie du partenariat stratégique avec la France et son équipement en sous-marins d'attaque, à propulsion nucléaire, dans le cadre du pacte Aukus conclu avec les États-Unis et le Royaume-Uni est un « game changer », c'est-à-dire un profond bouleversement stratégique susceptible d'ébranler la stabilité de l'indopacifique dans son ensemble. La France devra d'ailleurs réévaluer sa relation bilatérale avec l'Australie, dans les domaines stratégiques et commerciaux, d'une part, et avec les États-Unis d'autre part.
Dans ce contexte, l'évolution du positionnement de l'OTAN face à la Chine nous amène à formuler une onzième recommandation. La volonté des États-Unis d'affronter la Chine afin de l'empêcher de devenir la prochaine première puissance mondiale ne doit pas conduire à l'instrumentalisation de l'Alliance atlantique qui, basée sur des valeurs démocratiques, serait fragilisée par un tel dévoiement de sa gouvernance. Il convient donc de rappeler que l'OTAN est une institution qui doit être rééquilibrée politiquement et ne doit pas s'organiser autour de la rivalité sino-américaine, mais bien pourvoir à la défense euro-atlantique. La révision du concept stratégique de l'OTAN devra aller en ce sens.
Enfin, l'Union européenne doit s'affirmer comme la puissance géostratégique qu'elle est. Il faut sortir de l'ambiguïté en la matière. Dans le monde instable et dangereux de ce début de XXIe siècle nous voyons la Chine multiplier les marqueurs de puissance, au point de devenir probablement plus vite qu'escompté la prochaine première puissance mondiale. Dans le même temps, nous assistons à la poursuite de la politique égoïste américaine, plus soucieuse désormais de réaliser le fameux « America first » que de garantir la stabilité mondiale. L'Union européenne doit s'affirmer comme une puissance stratégique stabilisatrice. Pour cela, elle doit étudier les moyens de développer son régime de sanctions politiques comme économiques et envisager cet outil de puissance géoéconomique sous toutes ses facettes : sanctions, droit extraterritorial européen, contrôle des exportations, notamment pour ce qui concerne les technologies de rupture, lutte contre la corruption et contrôle des investissements. L'Union européenne comme la France doivent également continuer de mener un dialogue de haut niveau lucide et exigeant avec la Chine sur les sujets qui constituent désormais les lignes rouges de la politique étrangère chinoise : le Tibet, Hong Kong, Taïwan, le traitement des minorités musulmanes du Xinjiang, la liberté de navigation, y compris en mer de Chine, les droits de l'homme, notamment. Il est indispensable que les États membres de l'Union européenne veillent à leur unité sur ces sujets.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Enfin pour trouver le chemin d'une relation commerciale équitable avec la Chine nous recommandons de privilégier deux axes d'effort pour l'arrimer aux bonnes pratiques du commerce mondial d'une part et pour améliorer la relation bilatérale avec l'Union européenne d'autre part.
Des efforts doivent être déployés pour mieux l'arrimer aux bonnes pratiques de l'OMC et de l'OCDE. Il nous apparaît donc nécessaire de soutenir l'adhésion de la Chine à l'accord plurilatéral sur les marchés publics de l'OMC, sous réserve que ne soient pas exclus de son champ d'application les provinces et les universités chinoises, ni les projets développés dans le cadre de la politique chinoise des nouvelles routes de la soie. Il convient également de poursuivre le dialogue avec la Chine sur ses surcapacités et de la sensibiliser à la nécessité de réduire drastiquement son soutien financier aux exportations chinoises, en adoptant l'arrangement dédié de l'OCDE.
S'agissant de la relation bilatérale commerciale entre la Chine et l'Union européenne, l'accord global d'investissement (AGI) entre l'Union européenne et la Chine est gelé, comme cela nous l'a été dit à de multiples reprises. Après une signature en décembre 2020 de l'AGI, l'application du mécanisme de sanction européen contre les atteintes aux droits de l'Homme a conduit à prononcer des sanctions en réaction aux traitements infligés aux minorités musulmanes du Xinjiang, dont les Ouïghours. Cela a déclenché des contre-sanctions chinoises inacceptables qui ont conduit le Parlement européen à geler cet accord en mai 2021. Sans céder en rien sur la défense des droits de l'homme, nous devons parvenir à mettre en oeuvre des relations commerciales équitables, équilibrées et transparentes avec la Chine. Il convient, en la matière, avoir un niveau d'exigence élevé afin de rechercher un meilleur accès au marché chinois pour les investisseurs européens, notamment dans le domaine du e-commerce. Il faut également aboutir à la mise en oeuvre d'un traitement équitable entre les entreprises chinoises et européennes. Nous recommandons notamment d'examiner dans cette perspective comment s'appliqueront aux entreprises européennes les lois chinoises sur le contrôle des exportations et sur la cybersécurité et, le cas échéant, de porter ces questions devant les instances multilatérales de commerce. Il faut parvenir à interdire les transferts forcés de technologies et à mieux protéger la propriété intellectuelle, les processus de production et les savoir-faire des entreprises européennes, y compris dans le cadre d'audits chinois. Enfin, il est nécessaire de renforcer la transparence des marchés chinois afin d'établir un environnement prévisible pour les entreprises européennes en matière de normes et de standards chinois.
La naïveté n'est plus de mise face à la puissance chinoise en Europe. Nous avons constaté la mobilisation de nos interlocuteurs européens, à tous les niveaux. Cette lucidité nouvelle est souvent simplifiée à l'extrême, et répéter comme un mantra que la Chine est un partenaire, un concurrent et un rival systémique ne suffit pas à définir une politique européenne efficace et cohérente, d'où le sens de nos propositions.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Vous l'aurez compris, il nous faut faire preuve de détermination et d'un certain courage pour maintenir le cap, malgré les frictions inévitables et les appels du pied des États-Unis à faire front commun avec eux, sans doute, et l'épisode australien le prouve bien, en adoptant leurs seuls objectifs et en défendant leurs seuls intérêts. La France a un rôle déterminant à jouer, elle qui plaide pour le renforcement de l'autonomie stratégique de l'Union européenne depuis longtemps, et qui considère l'OTAN pour ce qu'elle est : une institution qui doit être rééquilibrée politiquement et ne doit pas s'organiser autour de la rivalité sino-américaine, mais bien pourvoir à la défense euro-atlantique.
En charge de la présidence de l'Union européenne au premier semestre 2022, la France devra donner à l'Union l'impulsion nécessaire pour prendre en compte dans sa boussole stratégique et sa stratégie indopacifique le bouleversement stratégique actuel. Le pacte Aukus entre l'Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni fragilise la stabilité de cette zone. Il conviendra également de peser sur la révision du concept stratégique de l'OTAN pour que celle-ci ne devienne pas le bras armé du pacte Aukus, dans le but de contrer toujours plus agressivement la Chine.
Nous devons maintenir les coopérations et le dialogue avec la Chine afin de progresser avec elle dans l'enjeu essentiel qu'est la protection de l'environnement. La fragilité de l'indopacifique face au dérèglement climatique, à la montée des eaux, à la raréfaction de la ressource halieutique notamment ne semble pas être le coeur de préoccupation du pacte Aukus. Là est pourtant l'urgence, et la coopération de la Chine pour réduire les impacts négatifs de sa croissance est indispensable.
Il nous faudra mener un dialogue exigeant en termes de défense des droits de l'Homme avec la Chine, et aboutir à la mise en place d'une mission d'évaluation indépendante de la situation au Xinjiang, menée par la Haute-commissaire des Nations unies aux droits de l'Homme. De même, la Chine a accepté que soit menée une enquête par l'OMS sur les origines de la pandémie, mais elle gagnerait à fournir les éléments demandés dans ce cadre. C'est à ce prix que l'image ternie de la Chine auprès des opinions occidentales pourrait s'améliorer.
Enfin, nous devons renouer un dialogue commercial ambitieux avec la Chine en tenant compte des attentes des acteurs économiques en la matière, notamment en termes d'ouverture du marché chinois, de transparence des marchés publics et de protection de la propriété intellectuelle.
La présidence française de l'Union européenne interviendra donc dans un moment de profond bouleversement géostratégique, et devra permettre à l'Europe d'en sortir renforcée.
M. Robert del Picchia, président. - J'ai été pour ma part frappé de voir comment les choses se passent dans les pays limitrophes de la Chine. Lors d'une mission au Vietnam, à l'époque où l'on parlait beaucoup, en France, de la réforme de l'enseignement, j'avais posé au ministre de l'enseignement vietnamien la question de savoir comment les choses se passaient dans son pays. Il m'avait répondu que tout allait très bien. Selon lui, chaque enseignant était libre de mettre en oeuvre son propre programme. Puis, il m'avait expliqué que, dans chaque ville, chaque village, le chef du parti communiste local faisait remonter son rapport au ministère par le biais du chef de la région, le ministère n'améliorant les choses qu'en cas de nécessité. Le parti communiste chinois semble encore plus strict.
M. Joël Guerriau. - J'ai trouvé ce rapport excellent et d'une grande actualité, en particulier s'agissant de la question des sous-marins australiens.
Votre première recommandation concerne la notion de territoire. On parle de territoire européen, mais je pense important de parler « des » territoires européens. Il me semble extrêmement important dans le contexte actuel de ne pas donner le sentiment qu'on se replie sur notre continent, mais rappeler que l'Europe représente un certain nombre de territoires, en particulier avec ce qui se passe actuellement dans la zone indopacifique. Se retrancher derrière la notion de continent serait une erreur face à l'opposition américaine face à la Chine, avec les conséquences que l'on a vues récemment.
Alain Peyrefitte, dans son livre Quand la Chine s'éveillera... Le monde tremblera, il y a 48 ans, parlait de la concentration du pouvoir qui sévit dans ce pays. Face à cela, on se divise sur la question australienne, les Américains considérant que nous sommes trop frileux. Vous l'avez dit, le rendez-vous le plus important est celui que nous devons avoir avec la boussole stratégique. Il nous faut donc définir notre politique étrangère au niveau européen, en matière de sécurité, de défense, etc. Il est très important de tirer de ce rapport extrêmement dense et riche des arguments à proposer pour cette boussole stratégique.
M. André Gattolin. - Je tiens à féliciter les rapporteurs pour leur travail. J'ai eu la chance d'assister à une grande partie des auditions. Elles étaient foisonnantes, et j'ai hâte de lire l'intégralité du rapport, car le niveau de ces auditions était particulièrement élevé. La montée en puissance de la Chine et son assertivité sont réellement marquées. Quelque chose m'a cependant gêné. Le rapporteur a parlé, à propos de la question de l'OTAN, de la volonté des États-Unis d'affronter la Chine. Je ne suis pas sûr que les États-Unis aient envie d'entrer dans une telle confrontation.
M. Robert del Picchia, président. - Économiquement, si !
M. André Gattolin. - Ce ne sont pas eux qui en ont fait le choix ! Nos collègues américains considèrent que la plus grosse erreur remonte à 1999, après qu'ils aient voté par 82 voix sur 100 au Sénat l'entrée de la Chine à l'OMC. Ils étaient persuadés que les normes occidentales allaitent les transformer : c'est le contraire qui s'est produit. Les Chinois ont pénétré le système et sont en train de changer les normes !
Je participe actuellement à une mission d'information présidée par Étienne Blanc sur les influences extra-étatiques dans le monde universitaire et académique français. Nous avons une vision très segmentée des choses, alors que les Chinois ont quant à eux une vision globale. Leur objectif est que la Chine devienne la première puissance dans tous les domaines d'ici 2049.
Si la mobilisation des États-Unis, du Japon et de l'Australie est si forte, c'est par rapport à Taïwan, seul débouché militaire en eaux profondes pour la Chine, dont elle ne dispose pas aujourd'hui.
Enfin, je ne voudrais pas qu'on soit trop naïf sur la capacité de réaction de l'Union européenne. Une politique de filtrage des investissements étrangers a débuté il y a trois ans. La directive est passée : il s'agit d'une simple recommandation de la Commission aux États membres, qui sont libres de l'appliquer ou non.
Les autorités chinoises ont compris que la question n'était pas de réaliser des investissements, mais de peser sur eux. Ils ont donc développé des aides d'État souvent indirectes grâce à leurs grandes entreprises. Le projet de directive est sorti le 5 mai dernier. Il a été présenté par Ursula von der Leyen et les principaux commissaires, sans que la Chine y soit citée une seule fois.
L'Union Européenne, beaucoup plus que la France ou d'autres pays, a du mal à nommer les choses lorsqu'il s'agit de la Chine. On dit que cela s'applique à tout le monde, alors que l'enquête de la Cour des comptes européenne a fort bien mis en lumière la façon dont se déroulent les choses. Les assauts contre le marché de l'Union Européenne portent sur la distorsion de concurrence et non sur l'ingérence. Les divisions au sein de l'Union européenne et le rapport ambigu qu'entretient l'industrie allemande vis-à-vis de la puissance économique chinoise ne vont pas nous faciliter la tâche, et des coopérations se mettent en place.
C'est ainsi que l'Australian Strategic Policy Institute (ASPI), un think tank que j'ai beaucoup étudié, est financé par les autorités australiennes et américaines et par beaucoup d'universités ou de think tanks du monde entier, mais aussi par des entreprises comme Naval Group Australie ou Thales Australie. Il semble que même ces grands groupes sont inquiets et manquent singulièrement d'informations et de connaissances au sujet de tous ces investissements !
M. Olivier Cigolotti. - Ce rapport arrive à point nommé, et ses conclusions vont dans le même sens que celles du rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem), publié il y a deux jours. C'est un rapport de plus de 600 pages, dont le résumé est des plus intéressants. On y retrouve un certain nombre d'éléments évoqués par nos rapporteurs.
Le parti communiste chinois ne cache plus sa volonté d'être à la tête d'un nouvel ordre à l'horizon 2049, affichant sa volonté de « vaincre sans combattre », comme le dit ce rapport.
Gisèle Jourda a évoqué la différence très ténue qui existe entre influence et ingérence. L'influence relève de la séduction et l'ingérence de la contrainte. Les conclusions de nos rapporteurs peuvent s'étendre au-delà des limites de l'Union européenne et s'appliquer à bien des territoires, notamment l'Afrique.
Vous n'avez cependant pas évoqué le rôle des diasporas dans les différents pays européens. Je pense qu'elles jouent un rôle important en matière d'influence, voire d'ingérence.
En outre, depuis deux ans, la pandémie a bouleversé l'ordre mondial. L'arrivée de Xi Jinping au pouvoir et la pandémie n'ont-elles pas quelque peu écorné l'image de la Chine ? N'avez-vous pas ressenti une certaine forme d'impopularité, voire de rejet vis-à-vis de la Chine, face à sa volonté d'investissement en Europe ?
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Nous nous sommes interrogés et nous avons fait un choix : les territoires européens représentent une notion d'archipels qui donne lieu à certaines divisions. Or nous voulions plutôt appeler à l'unité. Nous avons donc fait le choix du territoire européen au sens large, car une certaine unité européenne à ce sujet était importante, dans une logique offensive et collective. Nous l'assumons.
Concernant le rôle des États-Unis, on se situe dans une situation quelque peu charnière. Les visions politiques ne sont pas les mêmes entre les États-Unis et l'Europe quant à la politique indopacifique et aux réactions vis-à-vis de la Chine.
Les États-Unis sont en effet en passe de perdre leur place de première puissance mondiale, avec toutes les conséquences que cela peut impliquer pour un pays qui, depuis des décennies, est le gendarme du monde, tant du point de vue militaire, avec les succès et les échecs que l'on connaît, que du point de vue économique ou du point de vue de la monnaie.
On peut donc concevoir que les États-Unis n'aient pas la même vision que nous à ce sujet. Néanmoins, on a encore le droit de s'interroger de manière indépendante sur la réaction des États-Unis, qui défendent leurs intérêts. Cela peut-il protéger les nôtres ? On peut avoir à ce sujet des réponses tout à fait différentes les uns et les autres.
Je rappelle qu'en mai dernier, les États-Unis ont déclaré une guerre douanière aux entreprises chinoises, en inscrivant certaines sur leur liste noire. Les sommes en jeu sont vertigineuses. Le plan d'investissement américain représente 250 milliards de dollars, dont 54 milliards pour les semi-conducteurs. Ce sont des volumes extrêmement importants.
Quant au filtrage des investissements, on peut constater que la prise de conscience des États européens et de l'Europe a été extrêmement tardive. La réaction s'est heureusement organisée, mais il y a encore bien des choses à mettre en place.
M. Robert del Picchia, président. - Les Norvégiens ont mis au point un système de contrôle d'achat d'actions à travers un fonds, avec des filtrages des demandes chinoises d'investissement.
M. André Gattolin. - Je suis président du groupe interparlementaire France-Europe du Nord. Leur grand fonds souverain porte sur des investissements durables qui, au début, étaient décarbonés. Un certain nombre de conditions sont maintenant mises dans la balance, mais cela ne concerne que ce fonds.
Par ailleurs, la Norvège a reconnu à la Chine le statut d'économie de marché à l'OMC et a signé un traité de libre-échange, qu'ils payent aujourd'hui très cher puisque, suite au Prix Nobel accordé à un dissident chinois, leurs exportations de saumon ont été boycottées par la Chine. Leurs relations avec ce pays sont très compliquées et ils demeurent très méfiants.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Le rapport n'aborde pas directement la question des diasporas. Ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. Les associations sont infiltrées par le Front uni, de façon très diffuse. Il n'avance pas à visage découvert. Lorsqu'un club de football de province a besoin de maillots, le club Confucius ou l'Amicale franco-chinoise les lui offre.
Par ailleurs, la pandémie a peut-être eu un effet dissuasif vis-à-vis de certains pays européens, mais pas sur tous. On a en effet assisté à la mise en place d'un axe de coopération très important avec la Serbie. Face à la pénurie, la Chine a fourni à la Serbie des vaccins, créant ainsi une relation de confiance. Il en a été de même en Hongrie également.
Dans certains domaines, les Chinois sont prêts à faire un pas en arrière et à attendre.
On ne peut tout développer dans notre présentation, mais il existe des leviers, particulièrement à l'ONU, où les Chinois sont entrés en force dans la nouvelle organisation administrative. Ils jouent à présent le rôle de tête de pont, gênant ainsi certains pays. C'est pour cela que la Grèce n'a pas souscrit à une déclaration sur la situation des droits de l'homme en Chine en 2017.
M. Robert del Picchia, président. - Les Chinois investissent dans les organisations internationales. Lorsque j'ai cherché à rassemblé, à New York, les sommes nécessaires pour le système d'information de l'UIP, certains pays, comme la France, ont donné 50 000 euros. Le représentant de la Chine, lui, a octroyé un million d'euros ! Et le jour même, il est allé voir le secrétaire général de l'UIP pour concrétiser ce don.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - La notion de diplomatie comptable de la Chine est apparue dans les auditions que nous avons menées. Elle compte les soutiens qui lui sont apportés à l'ONU, et certains pays qui ne soutiennent pas la politique chinoise et n'adhèrent pas aux directives et aux positions prises par l'ONU sont traités différemment par la Chine.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Le dernier déplacement de notre commission à l'ONU a eu lieu fin 2019. On était alors sous le mandat de Donald Trump, qui s'en désintéressait totalement. On verra si l'administration Biden le confirme ou non. Nos interlocuteurs ont à chaque fois souligné l'appétence de la Chine pour investir les ressources humaines des institutions internationales. Je n'ai plus en tête le nombre d'institutions où ils ont placé des directeurs, des directeurs généraux ou des directeurs généraux adjoints, avec les moyens financiers correspondants.
M. Olivier Cadic. - Je voudrais féliciter nos deux rapporteurs pour leur travail et leurs recommandations. Cela donne une bonne idée de la problématique à laquelle nous sommes confrontés.
J'ai cependant une analyse différente concernant leurs propos au sujet d'Aukus et de l'OTAN. Je pense qu'on sera amené à en reparler. Dans toutes choses, il faut observer le positif et le négatif. Charles de Gaulle disait que les États n'ont pas d'amis, mais que des intérêts.
Gisèle Jourda a estimé que l'influence se confondait avec l'ingérence. Elle a évoqué un soft power, qui n'en est plus vraiment un. Il existe une différence entre soft power et sharp power. Je conseille à tout le monde, en plus de ce rapport, de lire celui de l'Irsem sorti cette semaine à propos des opérations d'influence chinoise. L'Irsem définit le sharp power comme le recours à la subversion, l'intimidation, et les pressions qui se combinent afin de promouvoir l'autocensure. L'un des enjeux est précisément de tracer des lignes rouges pour les États face à ce sharp power.
Certains pensent que la ligne rouge est tracée pour les activités d'influence étrangère, lorsqu'elles sont secrètes, coercitives ou corrompues. Afin de situer la frontière entre l'influence acceptable et l'ingérence inacceptable, on peut se poser la question de la réciprocité. Le parti communiste chinois tolérerait-il que nous fassions en Chine ce qu'il fait chez nous ?
Que pensez-vous d'établir une recommandation qui vise à définir des lignes rouges ? C'est précisément parce que nous ne définissons pas de limite que la Chine se croit tout permis. Par contre, de son côté, elle sait très bien nous fixer des barrières.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Nous partageons ce diagnostic. Nous nous sommes bien entendu procuré le rapport de 600 pages de l'Irsem.
Il ne nous a pas échappé que la Chine ne fonctionne pas comme les démocraties occidentales. Je me souviens par exemple de la visite du président chinois, il y a deux ans, à Paris : elle avait été préparée par le ministre des affaires étrangères du parti communiste chinois. Ce n'était pas le ministre des affaires étrangères du gouvernement chinois ! Ce n'est pas un point de détail.
Nous proposons donc de mettre en place un certain nombre de prérequis - on peut même parler de contraintes : soit il existe des accords bilatéraux qui permettent d'avancer, soit il n'en existe pas, et on abandonne toute naïveté.
Le rapport comporte des annexes sur l'Amérique latine, l'Afrique et l'Arctique. On ne peut pas tout développer dans une présentation mais, à chaque fois, la Chine joue sur le bilatéralisme de masse. Ils traitent avec tous les États indépendamment, mais en recourant à une diplomatie comptable. Il existe, à l'intérieur même des pays, des traitements différenciés des entreprises. C'est la politique du cheval de Troie. Nous demandons que l'ensemble des États européens de l'Union européenne adoptent une réaction concertée, avec des règles et des contraintes communes et un partage de l'information au sens large incluant le renseignement. Collectivement, les Européens sont plutôt faibles sur ce point. À la différence des rapports précédents, on enregistre une prise de conscience, mais elle doit se transformer en actions extrêmement concrètes. Nous attirons l'attention de la commission sur cet aspect des choses. Nous espérons que vous aurez la même vision que nous. Il faudra ensuite faire partager le rapport aux instances décisionnaires.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - C'est pourquoi on a parlé de la notion de réveil de l'Europe. Il faut continuer, et ne pas relâcher la pression.
M. Richard Yung. - S'agissant de la défense de la propriété intellectuelle ou industrielle, il faut avoir conscience que la Chine est devenue un acteur essentiel dans le domaine. 600 000 brevets sont déposés par an en Chine contre 250 000 au niveau européen et 300 000 environ aux États-Unis. Ils ne sont pas tous de même qualité, mais on voit là le niveau qu'ils ont atteint. Ils en sont par ailleurs à environ un million de dépôts de marques. La Chine est donc devenue le premier acteur en matière de propriété industrielle.
Nous avons beaucoup travaillé pour les aider à monter des systèmes de lutte contre la contrefaçon. Je dois dire qu'ils ont fait de grands progrès depuis 25 ans, à la fois parce qu'ils se sont dotés d'offices de brevet et d'offices de marques de très bonne qualité et de tribunaux devant lesquels une entreprise européenne ou américaine a une chance de gagner, ce qui n'était pas le cas avant. Nous devons continuer à les aider. Le pays étant énorme, le travail est considérable.
S'agissant des transferts de technologie, ce n'est pas si facile, car c'est une des conditions qui sont posées pour investir en Chine. On peut ne pas accepter, mais on perd alors le contrat. Je me rappelle des centrales EPR françaises : on en a construit une, et les cinq autres ont été construites par les seuls Chinois.
Ma deuxième observation porte sur la régulation financière. C'est un des points inquiétants : le système bancaire chinois est opaque. On ne sait pas comment fonctionnent les différentes autorités des marchés financiers, les banques, etc. Il existe des participations importantes de l'État et de l'armée dans les banques chinoises, voire d'entreprises d'État. Tout cela crée une sorte de flou. On en a vu le résultat avec la grande banque immobilière qui est en train de se replier et menace le système bancaire mondial. Je pense donc qu'on devrait chercher à obtenir des autorités chinoises davantage de transparence et de clarté dans l'application des différentes réglementations, comme Bâle, etc.
Mme Vivette Lopez. - Vous parlez du rôle des États-Unis et de leur appel du pied à constituer un front occidental face à la Chine, mais qu'en est-il de la Russie et de son rôle ?
Par ailleurs, à combien est évaluée la part des prises de marché chinoises dans les ports français ?
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Les relations bilatérales entre la Chine et la Russie sont extrêmement compliquées. Pour résumer la situation, le petit frère est devenu le grand frère. Des coopérations existent sur différents sujets, comme en matière logistique ou en matière d'espace, même si la Russie dispose encore des savoir-faire et reste une puissance à ne pas négliger.
Dans le précédent rapport, on avait observé la porosité entre la frontière chinoise et la frontière russe. C'est un sujet extrêmement important, qui rejoint un des soucis français. Nous disposons de la deuxième zone exclusivité économique mondiale (ZEE). Nous avons déjà eu l'occasion d'en parler : la France éprouve de grandes difficultés pour assurer sa souveraineté et la surveillance de ces millions de kilomètres carrés.
La Russie, d'un point de vue terrestre, connaît exactement le même problème avec la Chine. C'est un sujet sur lequel il faut être vigilant, car cela pourrait devenir un vrai point de friction à l'extrême Est de la frontière russe. Je ne suis pas certain que, la Russie soit en situation d'empêcher de plus grandes avancées de la Chine.
C'est une situation extrêmement complexe où les coopérations existent, mais la vigilance entre eux est largement de mise, avec des moyens asymétriques entre les deux puissances.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Pour ce qui est des ports, les investissements remontent à 2013. On en trouve à Dunkerque, avec le terminal des Flandres, à Fos-sur-Mer avec Eurofos, au Havre et à Montoir. Le plus bel exemple de réussite dans ce domaine est incontestablement Le Pirée, où le développement et la croissance sont au rendez-vous.
Dans le domaine des ports, on arrive difficilement à apercevoir la frontière entre l'investissement direct chinois, les prises de participation et le système des prêts. Les opérations étant présentées de manière globale, on a du mal à quantifier les choses.
En matière spatiale, on ne peut pas non plus quantifier précisément la nature des investissements chinois.
Pour ce qui est de la France, vous trouverez dans le rapport les pourcentages de participation chinoise. Il n'y a qu'à Dunkerque qu'ils sont à 45 %. Dans les trois autres ports les participations chinoises s'établissent à 25 %.
M. Philippe Folliot. - La Chine est un sujet éminemment complexe et difficile. Je remercie donc nos collègues pour leur éclairage et la continuité avec le rapport qu'ils avaient rédigé il y a quelques années. Ils n'ont toutefois pas abordé le sujet de la coopération et des échanges culturels entre la Chine et la France, ainsi qu'avec les autres pays européens.
Selon vous, est-il important de développer ce facteur afin de favoriser une meilleure connaissance culturelle ? Quelle forme doit-elle revêtir ? Doit-elle être réalisée au plus haut niveau, ou peut-il s'agir d'une coopération décentralisée entre collectivités françaises et chinoises ? Cela peut-il constituer un élément d'influence de part et d'autre ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je souhaiterais vous interroger sur la présence audiovisuelle chinoise à l'étranger, point que j'ai déjà évoqué dans le cadre de notre mission sur les influences étatiques extra-européennes auprès des chercheurs de l'Irsem.
Je ne sais si vous avez abordé ce point dans votre rapport. J'imagine que c'est le cas, puisque vous avez mentionné le fait que les chaînes de télévision chinoises devraient avoir les mêmes obligations que les chaînes nationales, ce qui semble en effet indispensable.
Cette influence audiovisuelle chinoise se développe considérablement en Afrique, dans notre propre langue, et partout dans le monde. Cela constitue un handicap considérable, car nous n'avons pas les mêmes moyens que les Chinois. Nous nous battons en permanence pour essayer de maintenir au minimum le budget de nos propres chaînes audiovisuelles, comme France Médias Monde et autres. Faute de moyens, la situation est tendue et devient de plus en plus difficile. Pouvez-vous nous en dire plus ?
M. Pascal Allizard, rapporteur. - La fragilité du système bancaire chinois est abordée dans notre rapport. La crainte d'une bulle chinoise est bien réelle.
Notre collègue prenait l'exemple d'un grand groupe immobilier défaillant. Dans un tel cas, le parti reprend immédiatement les choses en main et procède au refinancement. C'est toutefois un point sur lequel il faut demeurer vigilant.
S'agissant des émissions en langue française en Afrique, nous avons un souvenir extrêmement marquant. Nous avons effectué une visite dans un certain nombre d'établissements chinois, dans le cadre de la préparation de notre précédent rapport, dont une université située à 350 kilomètres de la frontière coréenne et de la frontière russe. Ce n'est pas une université au sens où nous l'entendons. On y trouve des enfants de sept à huit ans, jusqu'à de jeunes adultes en fin d'études universitaires. Ces jeunes Chinois recevaient tout leur enseignement en langue française. Les plus petits nous ont récité des poèmes en français, chanté des chansons en français, et les plus âgés nous ont présenté des exposés en français sur les matières qu'ils étaient en train d'étudier. Les meilleurs viendront en France. Les moins bons - qui sont toutefois excellents - auront pour vocation de devenir des cadres en Afrique francophone. C'est un effort de formation colossal.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Avant d'en venir à la question culturelle, la visite à laquelle vient de faire référence Pascal Allizard m'avait frappée. La première question qui nous a été posée par l'un de ces jeunes étudiants m'avait un peu déstabilisée. Elle portait sur la liberté d'expression. Ils avaient étudié un article dans lequel le Président de la République française était pris à partie. Il nous demandait comment il était possible de le remettre en cause, s'interrogeant sur la liberté d'expression. Ces jeunes viennent ensuite dans nos universités et on lit qu'ils vont chercher leur feuille route à l'ambassade de Chine à Paris.
Concernant l'aspect culturel, le bras armé demeure le Front uni, comme pour les diasporas. Il innerve toutes les associations. On n'a pas parlé de la dimension régionale et des marchés qui existent entre les régions et la Chine. On a voulu établir des ponts amicaux et économiques pour développer nos produits. Il faut être vigilant sur cette question. Il existe un exemple frappant à Nantes, où était prévue une grande exposition sur Gengis Khan. La Chine a eu de telles exigences en matière de muséographie que Nantes a renoncé à l'organiser. Les Chinois ne négligent donc pas les leviers culturels. Ils sont présents partout, au travers d'événements dont ils dressent l'architecture. Nous en parlons dans le rapport et conseillons d'être vigilant par rapport au Front uni, qui intervient tous azimuts et inonde la toile culturelle.
S'agissant des médias, nous souhaitons faire preuve d'une plus grande vigilance afin d'avoir une meilleure approche de ces chaînes qui ne font l'objet d'aucun contrôle.
M. André Gattolin. - Il est vrai que la China Global Television Network (CGTV) s'adresse d'abord à la diaspora internationale mais, depuis un an et demi à deux ans, on enregistre de plus en plus de demandes d'étudiants chinois qui souhaitent intégrer les écoles de journalisme.
Pour en revenir à la question africaine, il est clair qu'une des raisons de l'attractivité de la France pour la Chine vient du fait qu'elle constitue un point de repère pour identifier les élites africaines.
La France est une zone essentielle pour permettre à la Chine de développer son influence en Afrique.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Nous faisons malheureusement le même constat.
M. Yannick Vaugrenard. -Je me souviens de la présentation de votre premier rapport, en 2017, que j'avais trouvé remarquable en termes d'information générale. C'est la même chose aujourd'hui.
Je pense que l'Occident, après la chute du mur de Berlin, a fait preuve d'une grande naïveté, pensant que c'était la fin d'un monde et que tout était désormais permis dans l'organisation capitalistique d'alors. C'est une erreur profonde, dont la Chine a en partie profité. Je faisais partie du voyage à l'ONU en 2019, et je me souviens des informations qui nous ont été données à ce moment-là sur le poids de la Chine dans l'ensemble des institutions dépendant de l'ONU. Nous l'avons vu au moment du Covid-19 : la direction de l'OMS disait que la transmission humaine était impossible, influencée très fortement par la Chine.
Ce fut la même chose lorsque l'Occident a accepté que la Chine entre dans l'OMC sans aucune restriction ni aucun contrôle, sans même le minimum d'exigences par rapport à l'organisation internationale du travail. On en arrive aux différentes conséquences que vous avez développées.
Nous avons eu l'occasion d'évoquer l'influence de la Chine en Afrique. Celle-ci devient considérable commercialement, économiquement, sur le plan des prêts, mais également lorsque la Chine prête en yuan et qu'elle indexe sa monnaie sur l'or. Cela donne confiance à ceux avec qui elle commerce, mais remet en cause ce qui s'est passé en 1976, lorsque les États-Unis, unilatéralement, ont décidé de supprimer l'indexation du dollar sur l'or. C'est un grand danger pour le commerce et les finances internationales. Il ne faut pas le minorer.
Par ailleurs, vous avez tous deux insisté sur le fait que la présidence française de l'Union européenne ne va durer que six mois. Très objectivement, le problème, vu son ampleur, ne se réglera pas en six mois, même si on peut espérer qu'un certain nombre d'initiatives seront prises. Il faudra bien plus de temps.
On a évoqué le livre d'Alain Peyrefitte. Quand l'Europe s'éveillera-t-elle par rapport au phénomène chinois ? Si l'Europe continue à considérer qu'elle ne sera efficace qu'à vingt-sept, cela ne fonctionnera jamais. Il faut donc un noyau dur capable de prendre des décisions rapides et efficaces.
D'autre part, je n'ai pas entendu suffisamment évoquer l'Inde, qui va dépasser la Chine sur le plan démographique. La comparaison ne vaut bien entendu pas sur le plan financier, mais on ne sait comment les choses vont évoluer. Étant donné le poids de l'Inde sur le plan diplomatique, n'y aurait-il pas un intérêt particulier à privilégier les rapports avec l'Inde, du fait de sa proximité avec la Chine ?
On parle de la Chine, de sa puissance internationale, de son poids. Parfois, c'est par l'intérieur que les choses évoluent de manière importante. Ce qui se passe sur le plan immobilier et, peut-être demain, sur le plan financier, avec Evergrande et la classe moyenne qui s'est mise en place en Chine, peut faire que le pouvoir chinois évolue vers une transition plus démocratique. On ne peut dire que cela n'arrivera jamais.
Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Nous avons bien entendu pensé à la présidence française, eu égard aux échéances auxquelles nous allons être confrontés. Nous avons voulu profiter du moment pour que ces sujets soient une des priorités françaises, contribuant ainsi au réveil de l'Europe face à la Chine. On a une lueur d'espoir quand on considère les points de crispation par rapport à la Lituanie, etc. Il n'en demeure pas moins qu'il faut rester vigilant. Les pays en lien avec la Chine peuvent en effet modifier leur comportement. Cela s'est passé à l'ONU, mais cela peut aussi se produire au sein de la gouvernance européenne. Cela ne nous a pas échappé, et nous avons tenu à ce que ce sujet soit prédominant.
En ce qui concerne l'Inde, notre sujet portait sur la puissance chinoise en Europe, ses contours, son périmètre et son réel impact dans les différents domaines. Il n'était pas possible de traiter la question de l'Inde. Un rapport de Rachid Temal et de Ladislas Poniatowski de l'année dernière portait d'ailleurs sur ce sujet. Il ne nous a pas échappé sur le plan géostratégique et spatial, mais ce n'était pas notre coeur d'études.
L'évolution des classes moyennes chinoises est une question qui me préoccupe énormément. On n'a pas non plus parlé - on ne peut tout développer - du changement d'orientation du parti communiste chinois, qui n'a cessé de prendre de l'ampleur depuis les deux derniers congrès du PCC. La Constitution a été changée pour permettre à Xi Jinping de rester président quasiment à vie.
Lorsque la Chine a tenté d'ouvrir le secteur économique en assouplissant et en modernisant le système des brevets, cela s'est accompagné d'une présence omnipotente et encore plus grande du PCC au sein des entreprises chinoises, mais aussi des entreprises françaises implantées en Chine. Le PCC, lors de marchés souscrits en Europe ou avec la France, a demandé à certaines entreprises d'intégrer leur gouvernance.
Quand j'ai débuté les auditions, j'avais dans l'idée que la contestation pouvait amener à un renversement de situation. Le PCC est en effet fortement ancré dans l'économie de marché. C'est un capitalisme d'État. Je voudrais pouvoir dire qu'il existe une lueur d'espoir, mais je n'en crois rien. Rappelons-nous qu'ils ont abandonné la politique de l'enfant unique. C'est un pays en récession démographique - même s'ils sont encore très nombreux.
Lors des auditions, nous n'avons pas eu l'impression d'un sursaut démocratique. Bien au contraire, avec la pandémie, le système de surveillance a été durci, avec l'installation de caméras par exemple.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Nous avions déjà parlé de l'aspect financier et de l'indexation sur l'or dans le précédent rapport, il y a quatre ans. On était alors en pleine actualité, la Chine venant de signer son premier contrat d'approvisionnement en pétrole avec le Venezuela. Ce contrat était indexé sur l'or et convertible dans les trois principales places boursières chinoises. Du point de vue de la gouvernance financière internationale, c'était une avancée considérable, de nature à susciter la plus grande attention des États-Unis.
La convertibilité du yuan et sa transformation en monnaie de référence internationale constituent de vrais sujets. Le jour où le basculement aura lieu - dans cinq ou dix ans -, les États-Unis ne seront plus la première puissance mondiale ! Le problème de leur dette se posera avec la même acuité qu'aujourd'hui pour un certain nombre d'États européens. C'est un vrai point de vigilance.
Les Chinois ont une stratégie dans la durée, et l'Union européenne ne se pose même pas la question par rapport à l'euro. C'est une erreur fondamentale ! Le sujet est extrêmement grave, mais il n'est pour le moment pratiquement sur aucun radar.
Quant aux classes moyennes, il faut bien avoir en tête que la politique chinoise qui est impulsée par la Belt and Road Initiative, que nous considérons comme une politique internationale, est aussi une politique intérieure de développement de la richesse et de la croissance afin que les régions les plus extrêmes qui pourraient prétendre à une certaine autonomie ralentissent leurs revendications. Elles le feront d'autant plus que l'État contribuera à ce que nous appellerions chez nous l'aménagement du territoire.
Le rapport est adopté à l'unanimité et sa publication autorisée.
La réunion est close à 12 heures.