- Mercredi 12 mai 2021
- Financement de la branche autonomie - Audition de Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l'autonomie
- Financement de la branche autonomie - Audition de Mme Marie-Anne Montchamp, présidente de la CNSA
- Proposition de loi visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles - Audition de MM. Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université d'Aix-Marseille, et Bruno Mettling, président du cabinet de conseil Topics et coordinateur de la mission sur la régularisation des plateformes de mise en relation avec une responsabilité sociale
Mercredi 12 mai 2021
- Présidence de Mme Catherine Deroche, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Financement de la branche autonomie - Audition de Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l'autonomie
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous accueillons Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l'autonomie, sur le financement de la branche autonomie.
Cette audition est retransmise en direct sur le site du Sénat, et je salue nos collègues qui suivent cette réunion à distance.
La branche autonomie a été consacrée en tant que telle par la loi du 7 août 2020 relative à la dette sociale et l'autonomie sans que son financement ne soit précisé, à l'exception d'un fléchage vers cette nouvelle branche de la sécurité sociale, à partir de 2024, de 2,3 milliards d'euros de contribution sociale généralisée (CSG) actuellement consacrés au remboursement de la dette sociale.
La loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2021 n'a pas davantage permis de préciser le financement supplémentaire qui lui serait attribué, estimé par le rapport Libault à plus de 10 milliards d'euros à l'horizon 2030. Elle a cependant prévu, en son article 33, « qu'à l'issue d'une concertation associant l'ensemble des parties prenantes qui le composent ainsi que des représentants des usagers de la politique de l'autonomie et des professionnels de l'autonomie, le conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) formule un avis et des recommandations sur les pistes de financement de la politique de soutien à l'autonomie ».
Ce rapport, Une utopie atteignable, a été remis en mars dernier et formule plusieurs propositions sur lesquelles nous souhaitons recueillir l'avis du Gouvernement.
Dans votre entretien avec le journal Les Échos en début de semaine, vous jugiez possible une discussion parlementaire d'ici la fin de l'été sur le texte grand âge et autonomie. Nous sommes très intéressés par le calendrier de ce texte qui devrait nous donner l'occasion de vous entendre à nouveau.
J'invite mes collègues à la concision et à s'en tenir au sujet du financement de la branche autonomie.
Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l'autonomie. - Je vous remercie de votre invitation. C'est dans un état d'esprit de confiance et de dialogue que je vais vous rendre compte de l'action que le Gouvernement a entreprise et continuera de mener pour répondre aux enjeux liés à la perte d'autonomie des personnes âgées.
La crise sanitaire a exacerbé ces enjeux, et a montré les failles béantes du secteur, dont la réforme est plus que nécessaire : elle est urgente. Au temps de la concertation a succédé celui de l'action.
Avant la crise sanitaire, plusieurs rapports avaient mis en avant la nécessité de revaloriser les métiers du « prendre soin à domicile ». Ils avaient posé les mêmes constats : des métiers durs, mal payés, mal considérés, mais des métiers de sens, de contact humain, devenus incontournables.
Nous avons souvent partagé ces constats, mais la volonté politique a trop longtemps manqué. Ces derniers quinquennats, des avancées ont parfois été réalisées, sans transformer profondément le secteur du grand âge.
La nécessité d'une réforme ambitieuse de la dépendance est reconnue depuis près d'une quinzaine d'années, mais les circonstances ou les priorités du moment en ont décidé autrement. Nous y sommes, désormais.
La réforme du grand âge et de l'autonomie est sur les rails, irrémédiablement engagée. La crise sanitaire, loin de la stopper, l'a accélérée, mettant en lumière toutes les difficultés de ce secteur essentiel.
Un effort considérable a été consenti pour le secteur depuis le début de cette crise. Le Gouvernement a mobilisé des enveloppes sans précédent, pour répondre aux attentes légitimes des professionnels du grand âge. Il a étendu les accords du Ségur aux salariés des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), publics comme privés non lucratifs, qui ont obtenu une revalorisation de 183 euros nets mensuels.
L'État a accompagné les départements, dans une démarche partenariale mobilisant 80 millions d'euros, pour verser la prime Covid aux services d'aides à domicile.
Vous avez voté un amendement au PLFSS 2021 qui octroie à la CNSA une dotation de 200 millions d'euros par an pour revaloriser les salaires de ces professionnels dans le cadre de la négociation de l'avenant 43. Après avoir agréé l'avenant 44, je vais agréer cet avenant 43 à la convention collective de la branche de l'aide à domicile. Je renouvelle mon appel aux départements de saisir la main tendue par l'État pour accorder une rémunération plus décente à ces salariés, souvent des femmes, qui se sont distingués pendant la crise.
Cette revalorisation globale atteindra 13 à 15 % pour ces aides à domicile ; c'est une juste reconnaissance pour ces salariés, et un signal fort pour l'attractivité de métiers d'avenir.
L'investissement dans les métiers passe aussi par la construction de parcours professionnels valorisants grâce à la formation, à l'apprentissage, à la création de passerelles entre différents types d'emplois, par la coordination entre les métiers du grand âge et ceux du sanitaire. C'est tout le sens du plan d'action pour les métiers du grand âge que je porte depuis mon arrivée au ministère.
Nous ne nous arrêtons pas à la revalorisation des métiers : nous rénovons aussi le cadre professionnel et les conditions de travail. Grâce au plan de relance, 2,1 milliards d'euros sur cinq ans serviront à rénover et à transformer en profondeur les établissements médico-sociaux. Les établissements du futur seront mieux traitants, plus sécurisants pour les personnes, mais aussi plus ouverts sur l'extérieur.
La rénovation du parc existant est un enjeu majeur, car près de 25 % des places disponibles en Ehpad n'ont pas été rénovées depuis vingt ans : vingt ans qu'on laisse nos concitoyens vieillir dans des établissements trop vétustes, avec des chambres doubles et des salles de bains partagées. La crise sanitaire nous a montré l'impérieuse nécessité de rénover ces établissements.
Ce plan d'investissement historique fait le choix de la confiance aux territoires pour définir la stratégie la plus adaptée aux besoins : 98 % de l'enveloppe est déconcentrée au niveau des agences régionales de santé (ARS), lesquelles devront veiller à associer étroitement les acteurs de leurs territoires - élus, partenaires de santé, acteurs de la vie économique et sociale, personnes et familles directement concernées. Ce plan d'investissement doit changer radicalement la manière dont nous concevons les lieux de vie des personnes âgées.
C'est pourquoi nous avons lancé une démarche nationale de co-construction de l'établissement de demain, à savoir des rencontres avec les experts, les usagers, les gestionnaires et les médecins, afin de définir le cahier des charges de l'offre du futur, tournée vers une logique domiciliaire.
Ce plan métiers et ce plan d'investissement n'ont de sens que s'ils traduisent la volonté de toujours mettre en avant les droits des personnes âgées en perte d'autonomie.
La crise sanitaire et le confinement ont également rappelé l'importance de la liberté d'aller et venir dans les Ehpad. Ces valeurs et cette culture de l'accompagnement ont été difficiles à préserver en temps de pandémie, où la protection de la vie humaine était notre impératif. Mais j'ai souhaité, dès ma nomination cet été, éclairer ces enjeux sanitaires d'un seul et même principe : protéger sans isoler. Le succès de la campagne de vaccination en Ehpad a permis d'anticiper un retour à la vie normale pour des résidents très éprouvés.
Le 12 mars, nous avons publié une série de recommandations à destination des directeurs d'Ehpad et d'unités de soins de longue durée (USLD) pour assouplir les mesures de protection des résidents au sein de ces établissements. Ce protocole a été construit avec toutes les parties prenantes : médecins, scientifiques, directeurs et directrices, résidents et familles de résidents, juristes, gériatres, éthiciens, pour qu'ensemble nous construisions le chemin des retrouvailles. Ces recommandations assurent les mêmes droits et les mêmes libertés aux résidents, quel que soit leur statut vaccinal et immunitaire.
Elles cherchent à garantir un retour progressif à une vie sociale, intime et personnelle, à l'intérieur comme à l'extérieur des établissements. Le protocole a permis ces retrouvailles dans une très large majorité de cas. On a pu retrouver son parent dans sa chambre, l'emmener déjeuner chez soi, passer plus de temps avec lui. En somme, essayer de rattraper le temps perdu par un an de crise sanitaire, et ce, grâce à la campagne de vaccination.
Mais ce protocole, qui ne cherche qu'à orienter les directeurs d'établissements dans la conciliation entre vie normale et protection des résidents, n'est pas encore appliqué partout.
Soyons clairs : oui, l'épidémie est toujours là, des cas de foyers épidémiques dans les Ehpad nous sont remontés, nous avons même des exemples d'échappements vaccinaux. Dans ces situations, il est impératif de mettre en place des mesures de protection au sein des établissements pour éviter la propagation de l'épidémie. Mais certaines familles nous disent leur incompréhension, leur colère parfois, de se voir refuser l'accès à la chambre de son proche alors que l'Ehpad ne connaît pas d'événement épidémique. Je ne cherche pas à juger ni à blâmer les directeurs et leurs équipes, qui font face à des situations souvent très compliquées et qui, pour l'immense majorité d'entre eux, font au mieux de ce qu'ils peuvent faire, face à une situation qui ne s'apprend pas dans les livres d'école.
C'est pourquoi, compte tenu de l'avancement de la campagne de vaccination dans ces établissements, nous allons publier dans les prochains jours de nouvelles recommandations actant la fin prochaine des restrictions dans la vie quotidienne des résidents d'établissements accueillant des personnes âgées, que cela soient des Ehpad, des USLD ou des résidences autonomie ou services. La règle est bien la vie normale et les mesures de protection, l'exception.
En supplément de ce nouveau protocole, nous allons envoyer dans les prochains jours une circulaire à tous les directeurs d'établissements sanitaires et médico-sociaux accueillant des personnes âgées, qui rappellent les droits fondamentaux de la personne résidente en établissement, en particulier sa liberté d'aller et venir. C'est un principe intangible qu'il est nécessaire de rappeler constamment.
Parce que je crois plus à l'accompagnement sur le terrain qu'au décret depuis Paris, ces recommandations seront accompagnées d'une boîte à outils pour que les directeurs soient aidés dans leur prise de décision quotidienne, en particulier sur des questions éthiques.
La réforme du grand âge est une réalité, tant par les montants qu'elle met sur la table que par la philosophie qui l'anime.
Ces montants - plus de 4,5 milliards d'euros mobilisés par l'État à destination du secteur du grand âge - et cette philosophie - mettre les droits des personnes au centre - feront date dans la façon dont nous anticipons la transition démographique.
Les professionnels du grand âge et les personnes âgées en perte d'autonomie attendent plus, et à raison. À refuser de voir les enjeux du vieillissement, ou de ne le considérer qu'en période de crise, nous avons hérité d'un secteur trop segmenté, créant des inégalités entre les personnes d'un territoire à l'autre, entre les personnels de différents statuts ou entre les différents modes de financement.
À force de ne penser qu'à un seul modèle de prise en charge de la perte d'autonomie, ce secteur est devenu insuffisamment agile et ne respecte plus pleinement le souhait des personnes de vieillir chez elles. C'est un modèle onéreux pour les finances publiques ainsi que pour les personnes âgées et leurs proches, et profondément remis en question. Beaucoup de nos voisins européens l'ont abandonné depuis longtemps.
Je salue le rapport des sénateurs Michelle Meunier et Bernard Bonne sur la prévention de la perte d'autonomie, qui donne la vision que nous devons suivre, celle du virage domiciliaire et de toutes les implications qu'il emporte sur la transformation de l'offre de prise en charge des personnes âgées, mais aussi plus profondément sur la place des personnes âgées dans notre société.
Le modèle actuel fait de l'établissement la solution par défaut. Il n'investit pas dans la prévention de la perte d'autonomie, dans l'adaptation des logements. Comment pouvons-nous nous en satisfaire puisqu'en France, seulement 6 % des logements sont adaptés à la perte d'autonomie, contre 12 % en Allemagne et 16 % au Pays-Bas ?
Comment nous satisfaire de ce modèle quand, en France, à 65 ans, une femme française peut espérer vivre encore près de 24 ans, mais seulement 10 en bonne santé contre 17 en Suède et 12 en Allemagne ?
Le Gouvernement veut le réformer en profondeur, dans le cadre d'un chantier législatif, dont la priorité a été réaffirmée par le Premier ministre, d'ici la fin de ce quinquennat.
Demain, avec cette réforme, la personne âgée pourra choisir de rester chez elle aussi longtemps qu'elle le souhaite. Elle pourra le faire grâce à un accompagnement à domicile, profondément rénové, dans l'esprit évoqué dès 2014 par le rapport sur l'aide à domicile des personnes fragiles des sénateurs Dominique Watrin et Jean-Marie Vanlerenberghe. Il lui faudra également un logement adapté à ses besoins. Si elle décide de quitter son logement, elle aura le choix entre une palette d'offre d'habitat intermédiaire et des établissements mieux traitants, plus sécurisants, mais aussi et surtout plus ouverts sur la ville et la vie sociale.
Je crois à la place éminente des départements dans ce chantier, en première ligne pour assurer, en lien avec la cinquième branche de la sécurité sociale, la grande transformation que nous voulons pour notre modèle social : un système plus juste, qui respecte mieux les souhaits des personnes et qui investit pour l'avenir.
Ce chantier législatif doit traduire cette ambition : l'égalité entre les personnes d'un territoire à un autre, entre les professionnels de différents statuts ou les modes de financement, le respect des droits des personnes âgées et un droit aux perspectives pour les jeunes.
Ce chantier législatif n'aura de sens que s'il permet de réconcilier les générations entre elles, à l'heure où j'entends partout des discours qui pointent du doigt nos aînés, qui seraient responsables du malheur des jeunes. Pointer du doigt plutôt que de tendre la main : c'est le péril qui pèse sur la cohésion sociale. Je ne m'y résoudrai pas.
Pour éviter que de la souffrance de chacun ne naisse une fracture générationnelle, nous devons sortir de cette crise sanitaire en offrant à notre pays toutes les opportunités de développement suscitées par une société de la longévité.
La société de la longévité ne doit pas être celle de l'homme augmenté, qui vit toujours plus longtemps et toujours plus seul, mais celle de l'humanité retrouvée, celle des générations solidaires.
C'est dans cette perspective que j'accueille volontiers ce débat et vous remercie de votre attention.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vous remercie. Je passe la parole à M. Philippe Mouiller, rapporteur de la branche autonomie du PLFSS.
M. Philippe Mouiller. - L'avenant 43 à la convention collective va augmenter les salaires, et sera financé par le mécanisme prévu par l'article 47 de la dernière loi de finances, mais qui ne prévoit pas de différence de traitement selon le statut, public ou privé, ou en fonction des services. Comment pourra-t-il être appliqué concrètement ?
Quelles mesures proposées par la Défenseure des droits à la suite de la crise sanitaire comptez-vous financer en premier ?
Le calendrier de mise en place de la cinquième branche s'appuie sur des données chiffrées relatives au grand âge, notamment issues du rapport Libault. Disposez-vous de suffisamment d'informations relatives au handicap, sujet qui fait aussi partie de l'autonomie ?
Que pensez-vous des propositions de la CNSA sur les modes de financement, en particulier d'une sorte de nouvel impôt ?
Mme Annick Petrus. - La crise sanitaire a renforcé notre conviction d'une nécessaire amélioration de la prise en charge des personnes âgées dépendantes.
Apportant une vision plus unifiée du financement de la politique de l'autonomie, la création de la cinquième branche répond à des objectifs d'effectivité et d'équité renforcée de l'accès aux droits, en évitant notamment les ruptures de parcours. Elle doit également accroître l'efficience du soutien à l'autonomie. Elle est la promesse d'une solidarité renforcée pour l'ensemble des citoyens nécessitant un soutien à l'autonomie.
Un des chantiers prioritaires pour une réelle transformation de l'offre est le développement des maisons départementales de l'autonomie (MDA) - MTA pour la maison de la collectivité territoriale de Saint-Martin.
À la suite de la création en 2007 des collectivités de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy, il n'a pas été créé de maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Une convention pluriannuelle relative aux relations entre la CNSA et la collectivité de Saint-Martin a été renouvelée en décembre 2020 pour la période 2021-2024, sans avoir de statut juridique de MDPH. La commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH) et l'équipe pluridisciplinaire d'évaluation (EPE) fonctionnent à l'intention des personnes en situation de handicap. La collectivité a recruté des compétences en interne pour assurer pleinement les missions d'une MDPH au sein de la Direction de l'autonomie. Cette direction est organisée pour assurer des missions auprès de personnes en situation de handicap, mais aussi en perte d'autonomie.
À l'instar de la collectivité de Saint-Pierre-et-Miquelon, une Maison de l'autonomie devrait voir le jour à Saint-Martin au 1er janvier 2022. Mais cela nécessitera une modification du code de l'action sociale et des familles, comme ce fut le cas pour Saint-Pierre-et-Miquelon avec l'ajout de l'article L. 531-8. L'État est-il prêt à nous accompagner dans cette évolution ?
M. Xavier Iacovelli. - Le rapport de mars 2019 évoque le financement privé comme source de financement - facultative et complémentaire du financement public - de la branche autonomie. Un tel financement privé pourrait-il contribuer à solvabiliser le reste à charge ? Comment encourager son développement, en complément bien entendu du financement public qui demeure essentiel ?
Mme Élisabeth Doineau. - Merci madame la ministre pour vos propos liminaires. Le chiffre de 25 % de places non rénovées depuis vingt ans est impressionnant. Je déplore toutefois une certaine tyrannie du nombre minimal de places par établissement rénové, qui serait de cent. Mais les petits établissements n'ont-ils pas mieux résisté pendant la crise ? Nos établissements doivent conserver une taille humaine.
Le récent article que Les Échos ont consacré à la prise en charge à domicile fait bien apparaître votre volonté de faire, mais aussi les difficultés de financement. Nous entendons dans nos permanences parlementaires le ras-le-bol les professionnels : ils sont usés, fatigués et aspirent à plus de reconnaissance. Il faut certes donner du sens à leur travail, mais aussi leur assurer une meilleure rémunération. Où trouvera-t-on les 3 milliards d'euros nécessaires à ce virage domiciliaire ? Et les 350 000 personnes qui devront être embauchées d'ici à 2030 ?
Mme Brigitte Micouleau. - Vous avez annoncé le 1er avril dernier la revalorisation des salaires des aides à domicile, de l'ordre de 15 % de la masse salariale. Mais cette revalorisation, qui est attendue, ne concernera pas les salariés des entreprises de service à la personne qui sont pourtant quelque 200 000. Comment justifier la préférence accordée aux associations ? Les entreprises sont exaspérées et désemparées.
Quel sera le rôle de la CNSA dans le cadre du virage domiciliaire ? Jouera-t-elle un rôle opérationnel local à l'instar des caisses d'allocations familiales (CAF) ?
Mme Brigitte Bourguignon, ministre éléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l'autonomie. - Si l'on en reste aux montants annoncés par certains rapports pour une réforme de l'autonomie - 20 ou 30 milliards d'euros ! -, on ne fera jamais rien. Il faut affiner ces chiffres et ne pas se focaliser sur la grande dépendance et l'établissement, car ce n'est pas ce que souhaitent les Français.
Sur le domicile, la revalorisation salariale est première. Les départements sont bien conscients de la pénibilité du travail et de la nécessité d'avancer. Il nous faut des bras dans ces métiers, et mieux les former. Les deux assemblées ont voté 150 millions d'euros pour 2021 et 200 pour 2022 afin d'accompagner les départements, et je les en remercie.
Je vais prochainement recevoir les fédérations d'employeurs privés lucratifs. Je ne fais pas de différence entre les opérateurs, mais certains grands groupes doivent aussi faire l'effort d'accompagner leurs salariés qui sont très précarisés. Chacun doit y mettre du sien : l'État et les collectivités assument déjà leur part de travail. La question de l'uniformisation nationale des tarifs - qui s'étagent aujourd'hui entre 19 et 30 euros par heure - devra également être posée.
L'accord sera agréé en mai, mais nous donnons le temps aux départements de s'organiser : la revalorisation réelle n'interviendra qu'en octobre 2021. Un groupe de travail sera créé avec les fédérations non encore concernées par ces revalorisations.
Nous souhaitons que les Ehpad tirent les enseignements de la crise sanitaire. Il faut effectivement éviter les grands ensembles : n'oublions pas que les Ehpad ne sont pas des établissements hospitaliers, mais des établissements d'hébergement. Privilégions de petites entités, ou des établissements très ouverts sur le médico-social et non pas seulement sur le sanitaire.
Il faut améliorer les contrats d'assurance-dépendance et permettre la diversification des produits financiers qui contribuent au financement de la dépendance. Certains l'envisagent dès l'âge de 50 ans.
Le virage domiciliaire assumé que nous envisageons va complètement changer la donne, comme on l'a vu au Québec. Plutôt que de coût, parlons désormais d'investissement social dans l'avenir, que ce soit sur le bâti, dans la domotique, ou via des groupements mutualisés.
Madame Petrus, je vais regarder la question de la Maison de l'autonomie de Saint-Martin et vous répondrai ultérieurement.
Mme Annie Delmont-Koropoulis. - La loi Grand âge comportera-t-elle des dispositions sur son financement ? Si oui, à quelle hauteur ? Sinon, que sera-t-il prévu au PLFSS ?
Mme Marie-Pierre Richer. - Dans le cadre du Ségur de la santé et du plan France relance, la circulaire du 10 mars dernier prévoit 20 millions d'euros pour les résidences autonomie en 2021. Or, l'ARS Centre-Val de Loire a annoncé qu'elle ne financerait que les établissements les plus endettés, ce qui exclut les résidences autonomie associatives dans le Cher. Or ces résidences pâtissent de la crise actuelle, en dépit de leurs efforts de réduction des dépenses de fonctionnement. Elles constituent pourtant une alternative intéressante entre le domicile et l'Ephad. Comment les conforter ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Un article récent des Échos nous annonce le projet de loi Grand âge pour juillet ou septembre. Quel en sera le contenu ? Vous évoquez un projet social et sociétal, mais avec quel financement : allez-vous mettre les actionnaires à contribution ou préférerez-vous augmenter les impôts des Français en ponctionnant 2 milliards de CSG supplémentaires ?
Le tarif de l'aide à domicile varie d'un département à l'autre. Dans un rapport de 2014, mon prédécesseur Dominique Watrin et Jean-Marie Vanlerenberghe avaient préconisé de définir un tarif national de référence, modulable selon les caractéristiques de chaque département.
Travaillez-vous sur un modèle de ce type ? À quel niveau le tarif socle pourrait-il être fixé ?
Vous avez insisté sur la revalorisation salariale des aides à domicile. Une harmonisation est indispensable en la matière, s'agissant notamment des temps de déplacement et de pause. Comptez-vous agir en ce sens ?
Mme Michelle Meunier. - Si je partage l'essentiel des propos de Mme la ministre déléguée, je ne la suis pas lorsqu'elle dit : « qu'importe le type de structure ». Il n'est pas juste d'aider de la même manière les structures qui visent le profit et celles qui recherchent l'intérêt public.
Quelle est votre position sur la création d'un fonds de péréquation entre collectivités territoriales, à l'instar de celui mis en place pour les mineurs non accompagnés ? Un tel outil pourrait faciliter l'harmonisation des salaires.
Enfin, quelle forme le texte sur le grand âge et l'autonomie prendra-t-il : une proposition de loi déposée à l'Assemblée nationale, un PLFSS dédié ? Ces vecteurs n'auraient évidemment pas la même portée qu'un projet de loi.
Mme Corinne Imbert. - Quel niveau de contribution financière allez-vous demander aux départements ?
L'Union nationale des centres communaux et intercommunaux d'action sociale évalue à 25 euros le coût de revient d'une heure d'intervention : êtes-vous d'accord avec cette estimation ?
M. Bernard Bonne. - Merci, madame la ministre déléguée, pour votre volonté de faire aboutir assez rapidement cette loi sur le grand âge, ainsi que pour vos références au rapport que Michèle Meunier et moi-même avons consacré à la prévention de la perte d'autonomie.
Ces derniers mois, il est regrettable que nombre de personnes âgées résidant en établissement soient décédées sans revoir leur famille, du fait des délais d'élaboration de protocoles moins restrictifs.
Vous avez annoncé 4,5 milliards d'euros : s'agit-il de financements complémentaires ou de redéploiements de sommes déjà prévues ?
M. Daniel Chasseing. - Je félicite Mme la ministre déléguée pour sa volonté de prendre en charge cette question. Il est certain qu'il y a beaucoup à faire, notamment pour revaloriser les métiers.
S'il est bon de favoriser le maintien à domicile, il ne faut pas négliger les Ehpad, qui ont besoin de personnels en nombre suffisant.
Les départements devraient être chargés de l'animation territoriale en matière de prise en charge à domicile et en établissement. La plateforme départementale constituerait ainsi un guichet unique, avec des relais dans les cantons. Elle pourrait s'occuper aussi de l'adaptation des logements à la perte d'autonomie.
Quand ces mesures indispensables seront-elles effectives ?
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Vous pouvez compter sur le Sénat pour vous aider à faire aboutir ce texte. Le rapport remarquable de M. Bonne et Mme Meunier est une bonne feuille de route dans cette perspective. Emprunter le véhicule du PLFSS ne suffirait pas à marquer l'importance de l'enjeu.
Pouvez-vous détailler la mobilisation de 4,5 milliards d'euros que vous avez annoncée ? Pour ma part, j'ai identifié 1,2 milliard d'euros d'investissements dans les établissements médico-sociaux. Une autre partie des financements vise des dépenses de fonctionnements, notamment des revalorisations salariales.
Les besoins de financement de la CNSA sont de l'ordre de 8 à 10 milliards d'euros d'ici à 2030 d'après le rapport Libault, de 9,3 milliards d'euros à l'horizon de 2024 d'après la caisse elle-même. Pouvez-vous esquisser les pistes de financement ? La fraction de 0,15 point de CSG prévue pour 2024 ne suffira pas à faire face aux besoins du secteur.
Mme Viviane Malet. - Merci, madame la ministre, pour votre volonté de mener à bien ce grand chantier législatif.
La Guadeloupe, la Martinique et la Réunion sont confrontées à un vieillissement rapide de leur population. La dépendance y survient plus tôt qu'en métropole, du fait notamment du diabète et des maladies cardio-vasculaires.
Or, dans ces territoires, l'offre d'habitations pour les séniors est trois fois inférieure à celle de la métropole. Les Ehpad sont peu nombreux et chers. Résultat : nombre de séniors vivent dans des habitats indignes, parfois sans bloc sanitaire.
Un plan de rattrapage chiffré sera-t-il prévu, associé à la construction d'un modèle adapté à ces territoires ?
Mme Jocelyne Guidez. - Les directeurs en charge de plusieurs établissements finissent par devenir hors-sol, alors que la coordination hiérarchique est nécessaire au fonctionnement des établissements. Allez-vous prévoir les moyens nécessaires au recrutement de directeurs en nombre suffisant ?
Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Pour présider une association d'aide à domicile d'une trentaine de salariés, je peux témoigner des difficultés de recrutement dans ce secteur. Les vocations manquent. Un effort de formation est nécessaire : comment comptez-vous le concrétiser ?
Vous entendez favoriser le maintien à domicile. L'allocation personnalisée d'autonomie (APA) sera-t-elle maintenue, voire revalorisée ? Il faudra accompagner financièrement les départements, qui ne pourront faire face à la multiplication des demandes.
Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée. - Les 4,5 milliards d'euros engagés par l'État pour la cinquième branche constituent bien des mesures nouvelles.
Dans le cadre du plan de relance, 2,1 milliards d'euros bénéficieront à un plan de rénovation des Ehpad sur cinq ans. Des restructurations sont aussi nécessaires ; de plus grandes mutualisations de moyens, parfois des fusions, amélioreront l'efficience et permettront de lutter contre la précarité des personnels.
Avec la mobilisation d'Action Logement, 1 milliard d'euros iront au financement de l'adaptation des logements au grand âge.
Les revalorisations salariales en Ehpad représenteront, quant à elles, 700 millions d'euros. Dans ces établissements, 10 000 soignants supplémentaires seront recrutés, pour 500 millions d'euros.
Parallèlement, notre approche domiciliaire tendra à réduire les restes à charge.
À partir de 2024, près de 2,4 milliards d'euros de CSG abonderont la branche autonomie.
Nous avons donc les moyens de notre ambition.
Madame Richer, le développement des résidences autonomie fait partie des pistes dans le cadre de l'approche domiciliaire et de la construction de parcours qui ne se fracturent pas. Certaines résidences du réseau Marpa travaillent déjà sur l'intergénérationnel : de telles initiatives doivent être encouragées et transformées en politiques publiques.
Madame Meunier, je travaille déjà sur des propositions de fonds de péréquation. En ce qui concerne le tarif socle national, une dotation complémentaire pourra être attribuée en fonction d'objectifs de qualité, car nous devons être exigeants en la matière, à l'égard tant des établissements que des prestations à domicile.
Concernant le financement de l'avenant 43, la mesure est pérenne. Le coût de revient d'une heure d'aide à domicile est de 25 euros.
Le Gouvernement travaille sur les fusions de sections évoquées par M. Chasseing. Les départements seront extrêmement impliqués. Je pense que leur avenir passe par cette appropriation des politiques d'aide à domicile.
L'APA doit être valorisée en développant le soutien au répit des aidants et l'adaptation des logements, qui sont des prestations déjà incluses, mais délaissées au profit de l'heure humaine. Les aides techniques ne sont pas assez utilisées.
La Martinique et La Réunion connaissent un gros manque d'hébergements pour personnes âgées dépendantes. J'ai été largement interpellée par les ARS. Il s'agirait d'y créer des résidences autonomie. Nous sommes conscients des enjeux.
Oui, ce secteur constitue un vivier d'emploi considérable. Les besoins de renfort de la crise ont révélé des pistes. On a fait tomber les quotas dans l'apprentissage. Quelques Ehpad ont recruté par la voie de la réinsertion. Avec Élisabeth Borne, nous avons également travaillé sur la reconversion en cas de plan social. Nous avons lancé 10 000 services civiques seniors. Il en reste encore qui sont disponibles, pour le domicile comme les établissements. Leurs missions concernent la lutte contre l'isolement, mais aussi l'animation et le numérique dans les Ehpad. Il existe également des jobs étudiants intéressants. Mon idée est de créer l'appétence pour ces métiers et ne pas se limiter au dépannage. Les jeunes en service civique découvrent et aiment ce secteur. Nous ferons une campagne de promotion de ces métiers. Il faut en parler autrement. Mon objectif, c'est : image, formation, revalorisation, pour plus d'attractivité.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Merci beaucoup.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Financement de la branche autonomie - Audition de Mme Marie-Anne Montchamp, présidente de la CNSA
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous poursuivons nos travaux sur le financement de la branche autonomie avec l'audition de Mme Marie-Anne Montchamp, présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA).
À la suite de la création de la branche autonomie par la loi du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l'autonomie, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 a prévu, en son article 33, « qu'à l'issue d'une concertation associant l'ensemble des parties prenantes qui le composent ainsi que des représentants des usagers de la politique de l'autonomie et des professionnels de l'autonomie, le conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie formule un avis et des recommandations sur les pistes de financement de la politique de soutien à l'autonomie ».
Ce rapport, intitulé Une utopie atteignable, a été remis en mars et formule plusieurs propositions sur lesquelles nous souhaitons vous entendre, Madame Montchamp je vous cède donc la parole sans plus tarder.
Mme Marie-Anne Montchamp, présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie. - Merci beaucoup, Madame la présidente. J'affectionne particulièrement ces auditions qui sont l'occasion de vous faire part des réflexions du conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie, tête de pont de la cinquième branche de la sécurité sociale que j'ai l'honneur de présider, mais aussi d'échanger avec vous.
À l'article 33 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, la représentation nationale a saisi le conseil de la CNSA, lui demandant de formuler un avis et des propositions sur le financement de la politique de soutien à l'autonomie, ce qui ne renvoie pas seulement au financement de la cinquième branche. Les termes de cet article sont larges. Le conseil s'est attaché à répondre à cette question avec assiduité, en assumant son avis adopté le 19 mars.
L'article 33 précise que les parties prenantes du conseil doivent être réunies pour définir ces recommandations. Nous n'y avons pas manqué. Le conseil de la CNSA se compose de très nombreux acteurs représentant toutes les parties prenantes de la politique de l'autonomie, sur les territoires comme à l'échelon national. Nous avons notamment le plaisir d'accueillir un sénateur, dont l'apport aux travaux de la CNSA est important.
Notre travail est le fruit d'une très vaste concertation et est fondé sur une étude de tous les rapports sur l'autonomie, dont les rapports Libault, Dufeu Schubert, El Khomri, Vachey et du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge. Nous ne nous sommes pas tenus à un exercice de compilation inutile, mais avons pris le risque d'imaginer un système de financement de la politique de soutien à l'autonomie.
Nous avons dressé un cadre, avec un horizon temporel : 2022-2030. Nous n'ignorons rien de ce que sera la longévité de nos concitoyens à l'horizon 2030. Pourquoi n'avons-nous pas choisi une date plus lointaine ? D'abord, la modestie nous impose un horizon assez proche. Ensuite, tout changera à partir de 2030. Le vieillissement de la population française sera progressif et modéré jusqu'en 2030, mais à partir de cette date, le phénomène deviendra structurel et menacera notre système de protection ainsi que nos équilibres sociétaux, sociaux et économiques.
Notre cadre a aussi un périmètre. Il nous est apparu très vite que les politiques publiques dans leur ensemble emportaient des conséquences sur la protection sociale et que nous devions appliquer ce constat à l'autonomie. Si les politiques publiques ignorent cette dernière et produisent des décisions arythmiques relativement à l'avancée en âge de la population, ce sera la sécurité sociale qui, sur ses frêles épaules, devra en porter les conséquences. Si nous ne prenons pas en compte les effets de la longévité dans nos politiques d'aménagement du territoire, de logement, de transports, de construction des infrastructures, de fiscalité, c'est la sécurité sociale qui devra réparer les effets de ce choix.
À quoi sert la politique de soutien à l'autonomie ? C'est un grand défi contemporain. Pendant la crise sanitaire, nous avons constaté que le défaut d'autonomie d'une personne accroissait sa fragilité. Les moins autonomes courent les plus grands risques en cas de crise systémique, qu'il s'agisse d'une pandémie ou d'une crise environnementale. Il faut prendre en compte la longévité comme un élément décisif des politiques publiques. L'autonomie est un enjeu absolument structurant.
Notre système actuel n'est pas parfait. Nous ne devons pas considérer qu'un simple ajustement au fil de l'eau suffit pour qu'il tienne. Nous avons vu que le secteur du domicile, rempart pendant la crise sanitaire, avait besoin de sortir de cette impasse, celle de travailleurs pauvres faisant face au quotidien à des personnes fragilisées par l'âge, le handicap et la pandémie. Nous devons transformer notre système.
Lorsqu'Agnès Buzyn, alors ministre des solidarités et de la santé, a procédé à une première étude sur la politique de l'âge, les réponses ne se sont pas fait attendre. Les Français veulent vieillir chez eux et, si ce n'est pas possible, vivre dans des institutions qui ne les privent pas de leur citoyenneté. Le Comité consultatif national d'éthique a eu des mots très durs pour qualifier notre système. Rappelons-nous que la crise sanitaire a conduit, dans les Ehpad, à des incompréhensions et à des souffrances considérables pour les résidents et leurs familles. Ne pas pouvoir accompagner la fin de vie d'un parent a provoqué des traumatismes très profonds dont on mesurera les conséquences plus tard.
Nous devons être capables de financer la transformation du modèle. Nous devons aussi pouvoir répondre aux territoires. Quand on observe les contributions financières et leur évolution, notamment pour l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) et la prestation de compensation du handicap (PCH), des départements, ce n'est pas un effet de ciseau, mais de taille-haie, tant l'écart entre la contribution des territoires et celle de la CNSA s'est accru, loin de la trajectoire prévue par le législateur ! Nous devons traiter courageusement la question du transfert de concours depuis le système de protection sociale vers les territoires, dont la compétence reste fondamentale.
Le système de financement que nous préconisons répond à trois enjeux principaux. D'abord, on ne peut pas imaginer de financement pérenne de l'autonomie à 2030 sans mobilisation de toutes les politiques, sinon, la sécurité sociale « trinquera ». Ensuite, toutes les branches de la sécurité sociale doivent être mobilisées. La cinquième branche est éminemment transverse et ne peut pas, à elle seule, emporter de résultat. Il est absolument indispensable que l'ensemble des branches convergent. Enfin, nous devons être capables d'assurer un financement qui réponde aux besoins et aspirations de 2030.
Ce système de financement s'organise en cinq blocs. Premièrement, il s'agit de mobiliser toutes les politiques publiques. Cela ne relève pas de la responsabilité de la branche, mais du pilotage général. Le conseil de la CNSA recommande de définir un agenda 2030 de l'autonomie, cousin germain de l'agenda climat. Ne doutons pas que si nous n'étions pas en mesure de mobiliser toutes les politiques publiques et tous les financements nécessaires à la vie autonome de nos concitoyens, nous devrions de toute façon assumer le coût de leur avancée en âge, et nous le ferions dans de mauvaises conditions, par plus de dépenses hospitalières, entre autres. Nous préconisons donc une évaluation à 360 degrés des dispositions qui, au sein des politiques publiques, affectent l'autonomie, comme c'est le cas pour l'environnement. Les conférences territoriales de l'action publique doivent suivre l'avancée en âge de la société. C'est indispensable.
Deuxièmement, il s'agit de mobiliser toutes les branches de la protection sociale. La branche autonomie ne peut pas à elle seule faire ce qui relève des autres branches. Par exemple, la branche maladie doit prendre en compte la préoccupation de la vie autonome dans le suivi des pathologies chroniques. De mauvais choix soignants ont des conséquences sur l'autonomie. Il en va de même pour la branche famille. L'allocation éducation enfant handicapé (AEEH) a été transférée à la CNSA, mais la politique familiale ne doit pas pour autant se désintéresser du sort d'une famille affectée par la perte d'autonomie d'un de ses membres. L'enfant, tout comme la personne âgée, fait partie de la famille. Le pilotage de l'autonomie doit être équilibré et transversal.
Troisièmement, la loi du 7 août 2020 dispose que la branche recevra en 2024 une fraction de contribution sociale généralisée (CSG), ressource pérenne à assiette large d'environ 2,3 milliards d'euros. C'est une ressource structurante dont nous nous réjouissons, mais, dont le produit rapporté aux trois enjeux que j'ai décrits précédemment, ne suffira pas. J'en veux pour preuve que la cinquième branche est déjà en déficit. Sans ressource dynamique et équitable, je crains que cette branche, qui a un intérêt pour les citoyens qui avancent en âge, ne soit pas au rendez-vous de 2030. Nous avons pris notre courage à deux mains et dégagé une position de consensus, ce qui n'a pas été simple.
Notre hypothèse de financement est de recevoir un compartiment de 0,28 point de CSG. Ce montant est tiré des rapports déjà énumérés. Cela représente 4,35 euros par mois au niveau du SMIC. C'est beaucoup, mais si la Nation consent à cet effort et si celui-ci est accompagné, par des principes d'affectation et de garantie de baisse du reste à charge en institution, c'est envisageable. Ce dispositif ne trahit en rien l'esprit de la sécurité sociale ni l'équilibre sur lequel la branche a été bâtie et il nous donne la possibilité de transformer profondément le modèle. Je ne dis pas qu'il faut lever 0,28 point de CSG supplémentaire alors que notre pays sort exsangue d'une crise sans précédent. Cela peut être dégagé par une meilleure répartition de l'effort entre branches.
Face à la société de la longévité, il est important que le débat s'engage. L'intérêt de cette affectation de ressources supplémentaires, c'est qu'elle pourrait être transférée par des concours accrus aux collectivités territoriales. Si le pilotage de la politique de l'autonomie au niveau territorial évolue, avec un partage des diagnostics et des orientations, avec une différenciation territoriale, nous serions en mesure de solvabiliser les nécessaires financements territoriaux de cette politique.
Quatrièmement, le reste à charge en institution doit évoluer. Le conseil de la CNSA a émis une proposition majeure : que le modèle de la tarification des établissements pour personnes âgées évolue pour que ces dernières ne s'acquittent que du gîte et du couvert. Ce serait la branche qui solvabiliserait la part autonomie, comme c'est le cas pour le handicap.
Cinquièmement, la CNSA est devenue une branche de la sécurité sociale. Il serait hasardeux d'imaginer que le financement assurantiel soit soutenable dans la période actuelle. Les financeurs supplémentaires ont toute leur place à côté de la branche. Si nous avons résolu la question du reste à charge, le rôle des assureurs mutualistes ne sera plus obsessionnellement tourné vers celui-ci, mais vers la prévention primaire, le soutien aux aidants ou l'amélioration des conditions de vie matérielle. Ils seraient impliqués dans le pilotage général de la politique de l'autonomie.
En résumé, nous souhaitons la mobilisation de toutes les politiques publiques, le pilotage partagé, moderne, à tous les étages de la politique de l'autonomie, la profonde transformation du modèle de financement avec un reste à charge ne concernant que le gîte et le couvert. En effet, nous n'attendons pas de l'État qu'il paie notre loyer, quel que soit notre âge.
M. Philippe Mouiller. - Nous avons compris votre volonté de faire converger toutes les politiques publiques et les branches vers l'autonomie. Mais la politique de l'autonomie est tellement transversale que l'on se demande s'il fallait créer une cinquième branche. Comment impliquer et contraindre les différents acteurs ? Comment être certain qu'ils suivent tous la feuille de route ?
Pour dégager 0,28 point de CSG, soit il faut créer un impôt supplémentaire et dans ce cas, est-ce suffisant ? Soit il faut que les autres branches réalisent des économies. Mais où ?
Pourriez-vous préciser le montant que vous envisagez pour la contribution des complémentaires et du système assurantiel ?
Les propositions de la CNSA ont-elles été actées par le Gouvernement et quel en serait le calendrier de mise en place ?
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - J'ai écouté attentivement ce long exposé fort complet. Madame Montchamp, vous voulez surtout mobiliser les autres branches. C'est bien joli, mais la concertation ne me paraît pas évidente, dans le contexte financier actuel... Chacun campe sur ses financements. Dans ces conditions, la contribution de 0,28 point de CSG que vous sollicitez correspond-elle à une nouvelle répartition du produit ou à une hausse de la CSG ?
Dans votre rapport, vous dites que les besoins de financement s'élèveront à 9,3 milliards d'euros d'ici 2024, mais nous n'avons pas le détail. Pouvez-vous le fournir ?
Le conseil de la CNSA s'est exprimé par 22 voix pour, deux voix contre et 47 abstentions. Pouvez-vous nous détailler comment s'est déroulé ce vote ?
M. Bernard Bonne. - Entre les impôts supplémentaires et la fraction de 0,28 point de CSG prise sur les autres branches, comment financer la branche autonomie ? Quel rôle doit jouer la CNSA entre les départements et les agences régionales de santé (ARS) ?
Mme Laurence Cohen. - Merci, madame Montchamp, pour la clarté de vos propos. Quand nous vous avions reçue pour évoquer la création de la cinquième branche, c'était à l'aveugle. Là, vous donnez un contenu. Le groupe CRCE vous avait déjà alertée de l'affaiblissement de notre système de protection sociale par la création d'une cinquième branche. Elle n'était pas nécessaire. L'assurance maladie pouvait prendre en charge l'autonomie. Les « frêles épaules » de la sécurité sociale sont dues à son appauvrissement volontaire depuis des décennies. En effet, 66 milliards d'euros d'exonérations de cotisations sociale, cela fait un grand trou ! Il faudrait peut-être revenir sur ces exonérations ou les compenser totalement.
En revanche, je vous trouve inhabituellement hypocrite quand vous dites qu'il est possible de dégager 0,28 point de CSG sans augmenter les impôts. Soyons clairs : vous demandez la création d'un impôt supplémentaire. Nous y sommes fondamentalement opposés et pensons qu'il est possible de financer autrement la cinquième branche. Pourquoi ne pas plutôt créer une contribution de solidarité des actionnaires, une exonération de taxes sur les salaires dans les Ehpad publics, une réglementation des tarifs des Ehpad ?
Que pensez-vous de la proposition de l'Union nationale de l'aide, des soins et des services aux domiciles (UNA) qui déplore à juste titre que les collectivités soient à genoux et veut inverser les proportions actuelles de financement de l'aide à domicile en prévoyant 30 % pour le département et 70 % pour l'État ?
Mme Michelle Meunier. - Madame Montchamp, vous avez insisté sur la méthode, mais le résultat est un peu décevant puisque aucun enthousiasme ne s'est exprimé dans le vote de l'avis.
Vous auriez pu ajouter nos travaux, avec M. Bonne, sur le reste à charge en Ehpad et la vie à domicile, dans votre liste. Ils montrent qu'il faut prendre le taureau par les cornes. La CNSA ne doit pas être le seul réceptacle des contributions. Je suis un peu déçue par vos propos ce matin. Que veut dire concrètement « pilotage partagé moderne » ? Je reste sur ma faim.
Mme Florence Lassarade. - Je suis frustrée par cet exposé de chiffres. Dans notre pays où l'on vieillit en mauvaise santé, la première question doit être : comment prévenir la chute ? Je n'entends rien sur l'exercice physique modéré chez les personnes vieillissantes.
M. Daniel Chasseing. - Madame Montchamp, votre exposé était très concret, clair et tout à fait intéressant. On ne pourra pas financer le maintien à domicile, ni le renforcer, ni augmenter rapidement le nombre d'employés en Ehpad de 25 % sans impôt nouveau. Il faut cette contribution de 0,28 point de CSG.
Il est très important de se limiter au gîte et au couvert en institution. Certains, qui restent à domicile dans des conditions extrêmement précaires, pourront ainsi y entrer. Le financement de logements adaptés sera aussi très important.
J'espère que le département sera chargé de l'animation territoriale.
Mme Victoire Jasmin. - Je suis à la fois intéressée et sceptique. Les problématiques ne sont pas les mêmes partout sur le territoire. Dans les Outre-mer, les personnes âgées restent la plupart du temps à domicile. Des politiques publiques comme celle de l'habitat sont mobilisées. Nous sommes confrontés au problème du retour des jeunes sur nos territoires. Madame Montchamp, vous vous montrez optimiste sur la convergence avec les différentes branches. Mais cela dépendra des territoires. La prévention se fait à tous les niveaux, mais son financement n'est pas toujours pris en compte.
Il faut privilégier le retour de nos jeunes pour plus d'ambulatoire et moins de prise en charge vingt-quatre heures sur vingt-quatre, grâce à la solidarité familiale intergénérationnelle. Nous souffrons également du décalage entre le nombre d'actifs et de personnes âgées. Nos jeunes peinent à trouver un emploi, car ils ne sont pas privilégiés en cas de poste vacant sur nos territoires.
M. René-Paul Savary. - Le rapport de la CNSA est décoiffant. Il est vraiment pertinent, surtout concernant les dépenses. Sur les recettes, j'émets quelques doutes. Tout d'abord, la crise sanitaire risque de remettre en cause l'équilibre financier de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades). Ensuite, si l'on prend une part de CSG aux autres branches, elles auraient la responsabilité de sa hausse.
Qui prendrait en charge le coût de l'hébergement en Ehpad, d'autant que le système assurantiel servirait plutôt à la prévention ou au soutien aux aidants ? Madame Montchamp, êtes-vous assurée que le plan de financement sera suivi ?
Mme Marie-Anne Montchamp. - Je serai très franche et très directe : nous devons sortir de l'ambiguïté sur le financement de l'autonomie. Si nous ne trouvons pas de ressource, nous aurons quand même des dépenses, mais elles ne seront pas pilotées et se reporteront de façon erratique, sauvage et inappropriée sur toute la sécurité sociale et les autres politiques publiques. Elles pèseront forcément sur les finances des hôpitaux pour un piètre résultat qualitatif pour nos concitoyens. Il faut donc trouver des financements pour l'autonomie, en assumant des hypothèses de travail. Je ne prétends pas que le système de financement que nous proposons est idéal, mais il a le mérite de pousser au raisonnement. Cela doit être débattu avec la Nation. Au lendemain de la guerre, quand on a construit la sécurité sociale, nous étions dotés d'un grand dessein collectif. Mais la situation économique n'était ni rose ni simple.
L'avis de la CNSA a été adopté. Le 19 mars, pour la première fois, l'État a pris part au vote, contrairement à son habitude sur les chapitres prospectifs, orientations et recommandations des parties prenantes. Il s'est abstenu, ce qui constitue une étonnante prise de position en creux nous engageant, d'une certaine manière, à poursuivre nos travaux. Ainsi, une commission spéciale de la CNSA déclinera, avec les services de l'État, l'ensemble des composantes du rapport. La CGT a voté contre l'avis. Les autres organisations syndicales ont émis un vote positif. Les absentions proviennent de la Mutualité Française, par besoin d'approfondissement du cinquième bloc, du Synerpa, qui représente les établissements privés lucratifs, et de la Fédération des établissements hospitaliers et d'assistance privés à but non lucratif (Fehap). Je ne m'attendais aucunement à un raz-de-marée positif sur un rapport aussi complexe.
Monsieur Mouiller, vous me demandez s'il fallait créer une nouvelle branche. C'est une très bonne question. Elle se justifie, de mon point de vue, par la singularité de la question de l'autonomie, qui appelle une forte mobilisation de la personne à la définition de ses besoins. C'est différent pour la politique de santé publique, qui doit aller à la rencontre de nos concitoyens. Nous avons besoin d'imaginer un modèle de gouvernance, d'allocation de ressources extrêmement spécifique. C'est ce qui peut justifier une branche spécifique.
Il m'était impossible de détailler le pilotage dans le temps imparti. Pour moi, un pilotage moderne implique que l'État cesse d'être contraignant et normatif pour pouvoir amener les parties prenantes, dans les territoires, à exprimer l'intérêt d'une politique différenciée. Nous avons imaginé des organes de pilotage définissant les orientations dans un territoire donné, associant le préfet et le directeur général de l'ARS au conseil départemental, mettant l'ensemble des acteurs publics et territoriaux autour de la table. La conférence pour l'autonomie contractualisera de façon pluriannuelle avec la branche pour recevoir des financements pérennes et voir une partie des ressources solvabilisées.
Est-ce qu'une contribution de 0,28 point de CSG est suffisante ? Nous nous sommes appuyés sur les évaluations des différents rapports, y compris l'excellent travail de M. Bonne et de Mme Meunier, pour l'établir. Fiscalité supplémentaire ou ventilation de l'effort partagé par les autres branches ? Ce n'est pas au conseil de la CNSA de décider de la politique fiscale. Je précise que quand le législateur nous accorde 0,15 point de CSG en 2024, cela ne procède pas d'une hausse, mais d'une nouvelle affectation.
Le transfert d'une ressource aujourd'hui dévolue à la protection sociale et, demain, répartie différemment s'assortit d'une amélioration de la qualité des dépenses de l'ensemble des branches. Nous avons besoin d'efficience. Notre système patauge, avec des dépenses inappropriées qui n'améliorent pas la qualité de vie de nos concitoyens.
Mme Cohen m'a interpellée sur la proposition de l'UNA d'inverser la part de la branche et des départements dans le financement de l'aide à domicile. C'est intéressant, mais si l'on ne résout pas préalablement la question du financement de la branche, comment imaginer qu'une meilleure qualité des concours dévolus aux territoires puisse advenir, ou que la branche prenne en charge ce supplément de dépenses ? On ne peut pas jouer au chat et à la souris plus longtemps. Le vieillissement n'est pas optionnel, mais réel et si, en 2030, nous n'avons pas restructuré notre système de protection sociale et fait le choix à la loyale de l'allocation des ressources, nous ne serons pas à la hauteur des attentes de nos concitoyens.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous devons malheureusement nous quitter. Nous fixerons un autre rendez-vous pour que vous puissiez compléter vos réponses.
Mme Marie-Anne Montchamp. - Je reste à votre entière disposition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Proposition de loi visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles - Audition de MM. Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université d'Aix-Marseille, et Bruno Mettling, président du cabinet de conseil Topics et coordinateur de la mission sur la régularisation des plateformes de mise en relation avec une responsabilité sociale
Mme Catherine Deroche, présidente. - Nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée aux plateformes collaboratives sur lesquelles j'avais souhaité faire un point à la suite du rapport d'information de nos collègues Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat, et des différents textes examinés par la commission sur ce sujet. L'examen, par notre commission, de la proposition de loi de M. Jacquin la semaine prochaine nous en fournit l'occasion.
Nous entendons ce matin M. Bruno Mettling, président du cabinet de conseil Topics et coordinateur de la mission sur la régularisation des plateformes de mise en relation avec une responsabilité sociale, et M. Gilbert Cette, professeur d'économie à l'Université d'Aix-Marseille. Serge Babary, qui préside la délégation aux entreprises, m'a fait part de son intérêt pour cette audition, et c'est bien volontiers que je lui ai proposé que sa délégation se joigne à nous. Je salue nos collègues qui en sont membres.
Sur le sujet des plateformes, la commission s'est déjà prononcée avec le rapport d'information que j'évoquais. Elle a écarté l'idée d'un tiers statut, mis en évidence les difficultés du recours au salariat, et prôné une évolution de la protection sociale qui permette une meilleure couverture. Nous observons que la demande de protection est forte, y compris chez les indépendants traditionnels, catégorie au sein de laquelle les personnes ont longtemps pensé pouvoir assumer les aléas au moyen de leurs revenus ou de leur patrimoine personnel. La question, comme souvent, est aussi celle du financement qui y est associé. La réflexion se poursuit, et nous souhaiterions ce matin recueillir vos avis sur les évolutions nécessaires. Messieurs, vous avez la parole.
M. Gilbert Cette, professeur d'économie à l'Université d'Aix-Marseille. - Ce que je vais vous dire est surtout le fruit d'un travail commun que j'ai engagé avec un éminent juriste, Jacques Barthélémy, qui a abouti à différents écrits, papiers et ouvrages, dont le dernier, intitulé Travailler au 21ème siècle, porte beaucoup sur ce sujet.
D'abord, l'émergence, depuis une grosse dizaine d'années, des activités menées par les travailleurs des plateformes a été permise et facilitée par des évolutions technologiques très fortes. C'est dans deux domaines particuliers que la problématique de la réaction à des situations où des indépendants sont très fortement subordonnés sur le plan économique se pose particulièrement. Ces deux activités sont celles du transport urbain, des voitures de transport avec chauffeur (VTC), et celles de la livraison. On a tous en tête, pour le transport urbain, le cas d'entreprises comme Uber et, pour la livraison, le cas d'entreprises comme Deliveroo.
Deuxième point : l'émergence de ces formes d'emploi a entraîné, de la part d'intervenants dans le débat public, la crainte d'une « ubérisation » de plus en plus forte de nos économies et de l'emploi. Cela signifierait que l'emploi salarié serait amené à s'évaporer au bénéfice d'un emploi indépendant très fortement subordonné et qui, aux yeux de beaucoup d'observateurs, serait forme de salariat non avoué, déguisé, et non protégé. Ce constat est pourtant complètement faux d'un point de vue statistique.
En effet, quand on regarde la situation des principaux pays avancés, par exemple celle des 36 pays de l'OCDE, on voit que, sur les deux dernières décennies, la part de l'emploi salarié dans l'emploi total est stable voire augmente dans 33 d'entre eux. J'insiste sur ce point. On ne voit pas de menace pour l'emploi salarié. Qui sont les trois autre pays dans lesquels la part de l'emploi salarié diminue au bénéfice de l'emploi indépendant ? Il s'agit des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de la France. Dans ces trois pays, cette inflexion s'est manifestée à partir du moment où des dispositions législatives et réglementaires ont été instaurées pour favoriser l'emploi indépendant. Cela est passé, en France, par la création statut d'auto-entrepreneur. Mais il n'a rien à voir, pour sa plus grande masse, avec ce qu'on évoque ici : l'emploi des travailleurs des plateformes. Une recherche que je finalise avec un autre économiste montre que cette augmentation de l'emploi indépendant en France, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, se fait par substitution avec de l'emploi non déclaré, donc, d'une certaine façon, blanchit de l'emploi non déclaré. C'est la personne qui intervient pour des petits travaux à domicile, et qui se déclarera en entrepreneur indépendant, alors qu'auparavant il faisait ça au noir. C'est ça la masse de la chose.
Il est intéressant d'évoquer ces aspects chiffrés, que l'on peut approfondir. Dans le cadre du groupe d'experts sur le SMIC que j'ai l'honneur de présider, nous avons essayé de cerner statistiquement ces emplois et ces travailleurs des plateformes fortement subordonnés sur le plan économique. J'avais posé la question à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et son chiffrage aboutit à moins de 100 000 personnes. Ce n'est pas négligeable, mais cela représente 0,4 % de l'emploi en France et c'est assez stable sur la période la plus récente.
Néanmoins, cela ne signifie pas qu'il ne faut pas s'y intéresser. Quand on regarde les mutations que connaît l'emploi indépendant - qui, globalement et au-delà des travailleurs des plateformes, correspond à 10 à 11% de l'emploi total -, on constate l'émergence, sur les deux dernières décennies, de deux types d'emploi. D'un côté, l'emploi indépendant très qualifié (expertise, conseil) représente des gens qui ont une autonomie, une formation, un niveau de qualification de diplôme qui leur permet de négocier leurs conditions de travail et de rémunération de façon avantageuse. À l'autre extrême, on assiste à l'émergence des travailleurs des plateformes fortement subordonnés. Cette émergence semble achevée, et concerne environ 100 000 personnes.
Pour ces travailleurs indépendants de plateformes fortement subordonnés sur le plan économique, on est face à des personnes assez peu formées, assez peu qualifiées, qui ont un pouvoir de négociation très faible, et dont il est justifié de se préoccuper de la protection. Beaucoup d'intervenants la limitent à la question de la protection sociale, en disant que, comparés à des salariés - et sachant qu'ils sont aussi subordonnés que des salariés sur le plan économique - ils pâtissent d'un déséquilibre de protection en matière d'assurance chômage ou de retraite. Mais le déséquilibre de protection est beaucoup plus vaste, et c'est à ce titre que nous nous y étions intéressés dans le cadre du groupe d'experts sur le SMIC. Par exemple, il n'y a pas de protection de revenu : ces travailleurs ne bénéficient pas de l'équivalent du SMIC pour les salariés, c'est-à-dire d'un revenu minimal. Il n'y a pas non plus de protection d'amplitude de travail maximal comme il en existe pour les salariés. La préoccupation est forte, puisqu'il s'agit de la protection de la santé du travailleur ! C'est très sérieux. Il n'existe pas non plus de protection relative aux conditions de séparation : une plateforme peut déconnecter l'un de ses travailleurs très facilement, et le recours de ces travailleurs n'est pas aussi facile que pour un salarié. S'il conteste les motivations implicites ou explicites de cette séparation, il doit aller en tribunal de commerce, ce qui n'est pas facile, alors que le travailleur peut aller devant les prud'hommes, ce qui est plus simple.
Il existe même un déséquilibre en termes financiers, puisque beaucoup de ces travailleurs des plateformes fortement subordonnés apportent leur outil de travail. Le conducteur de VTC finance son véhicule, tandis que le salarié voit son outil de travail financé par l'entreprise.
Le déséquilibre de droits et de protection dépasse donc largement la sphère de la protection sociale. À ce titre, compte tenu du faible pouvoir de ces travailleurs fortement subordonnés, il faut s'en préoccuper et agir, même si leur nombre est assez limité.
Comment peut-on réagir ? Notre analyse, avec Jacques Barthélémy, nous a mené à penser que quatre réactions étaient possibles.
D'abord, on peut ne rien faire. C'est ce que font la majorité des pays. Mais cela expose les travailleurs en question, et les personnes qui les mobilisent dans le travail - et je n'utilise pas le terme d'employer car la plateforme n'emploie pas le travailleur qu'elle mobilise -, à un risque permanent de requalification en salarié de la part des juges, en cas de contestation du travailleur. Le juge, sur des éléments factuels comme le contrôle des conditions de travail ou le pouvoir de sanction éventuel, pourra être amené à requalifier. La situation qui en découle est très instable pour ces activités.
On peut aussi - comme l'Italie ou le Royaume-Uni - mettre ces travailleurs dans une catégorie intermédiaire entre le salarié et l `indépendant, qui n'existe pas en France. C'est le worker au Royaume-Uni et les cococo en Italie. Il ne s'agit pas ici de les requalifier en salarié : c'est une catégorie intermédiaire, de « para-subordonné », pour reprendre une appellation chère à mon co-auteur Jacques Barthélémy. Notre point de vue est que la création de ce statut intermédiaire serait une erreur. La frontière est parfois floue entre le salarié et l'indépendant, mais en créant cette catégorie intermédiaire, on complexifie encore les choses. On remplace en effet une frontière floue entre salarié et indépendant par deux frontières floues, entre le salarié et le para-subordonné, et entre ce para-subordonné et l'indépendant. Le problème serait donc complexifié, en particulier dans un pays comme la France.
Une troisième solution consiste à requalifier systématiquement ces travailleurs des plateformes fortement subordonnés sur le plan économique en salariés. À ma connaissance, seule l'Espagne a récemment retenu ce choix. Il nous paraît totalement erroné, car il revient à vouloir faire rentrer à toute force dans la catégorie de salarié, conçue et élaborée dans le contexte de la civilisation de l'usine, une forme d'activité différente et qui appelle des flexibilités différentes. C'est une mauvaise réponse à un vrai problème.
Depuis cinq ans, nous préconisons donc, Jacques Barthélémy et moi, d'essayer de faire émerger par la négociation collective des protections qui soient associées aux spécificités de ces formes d'activités dans tous les domaines où ces protections sont à l'heure actuelle appauvries, voire déficientes, par rapport aux salariés. Il faut donc trouver les moyens de faire émerger cette négociation collective entre plateformes et les travailleurs qu'elles mobilisent pour que des normes soient élaborées de façon conventionnelle, et qu'elles fixent des seuils auxquels soit associé tel ou tel type de protection. Il faut que cela soit interactif et dynamique, avec un regard permanent pour savoir si ces normes doivent être adaptées. Elles ne sont pas les mêmes dans les différents domaines de la protection que j'ai évoqués tout à l'heure. Les spécificités des activités doivent être ici prises en compte.
Pour conclure cette intervention liminaire, je souligne que l'émergence de ces activités a apporté beaucoup de choses à notre économie. Elle a d'abord constitué une transition vers l'emploi et l'activité de personnes qui en étaient très éloignées. Tous les sondages nous montrent que ces travailleurs, dans leur majorité, veulent rester indépendants.
Deuxièmement, sur le plan économique, cela a permis le développement d'activités et d'emplois, et a entraîné une baisse des rationnements. Vous savez comme moi que trouver un taxi en juillet ou en août à Paris, avant l'émergence de ces plateformes, n'était pas facile. Nous avions du mal à réformer la profession de taxi, et ce rationnement bridait le développement d'activités touristiques. L'émergence de ces plateformes a permis de débrider cela et de lever ce rationnement. C'est un mieux pour le pays et le développement de l'activité touristique en France.
L'équation devant laquelle on se trouve est complexe. Il ne faut surtout pas détruire ces formes d'activités. Il faut développer et renforcer la protection des travailleurs des plateformes concernés, quand ils sont fortement subordonnés sur le plan économique. C'est sur cette ligne de crête que nous devons cheminer. Mais il faut éviter - et c'est pour cela que nous critiquons sans aucune retenue, Jacques Barthélémy et moi, les conclusions du rapport Frouin - leur transformation en salariés. C'est une façon d'aborder un vrai problème par une approche du 20ème siècle. Or nous sommes au 21ème siècle : la question est de savoir comment protéger des gens dans des formes d'activités qu'il ne faut surtout pas brider.
M. Bruno Mettling, président du cabinet de conseil Topics et coordinateur de la mission sur la régularisation des plateformes de mise en relation avec une responsabilité sociale. - En résumé, ce qui me vaut l'honneur d'être auditionné est la mission que nous avait confiée, avec deux collègues, la ministre Elisabeth Borne, dans la dernière ligne droite de l'ordonnance relative à l'évolution de la situation sociale des travailleurs des plateformes. Elle nous avait demandé de conduire une ultime concertation pour faire émerger les conditions d'un dialogue social équilibré pour ces travailleurs de plateforme. Je voulais partager les trois ou quatre enseignements que nous avons tirés des quatre-vingts auditions que nous avons organisées. Nous avons vu tous les partenaires : les plateformes, les collectifs représentant les travailleurs des plateformes, les organisations syndicales de notre pays, les organisations patronales ainsi que des experts de ces secteurs.
Comme directeur des ressources humaines (DRH) et homme d'entreprise, et qui a conduit, y compris comme conseiller social de ministre, de nombreuses réflexions sur les transformations sociales de notre pays, j'ai acquis trois ou quatre convictions que je souhaite partager avec vous.
Tout d'abord, le choix est entre deux voies : la voie du statut de salarié ou celle du comblement, par la négociation collective, du déficit de droit et de protection. La conviction que nous avons acquise est que la voie la plus efficiente et la plus rapide est sans doute celle de la négociation collective, pour peu qu'on fasse émerger les conditions d'une négociation collective équilibrée.
C'est le deuxième message que je souhaitais partager avec vous : nos travaux et l'ordonnance comportent toute une série de dispositions qui permettront de faire émerger, par un scrutin et la désignation, la légitimité et le poids nécessaire de ceux qui représenteront les intérêts de ces travailleurs par rapport aux enjeux économiques portés par ces plateformes.
J'en viens à mon troisième message. L'émergence de ces représentants des travailleurs de plateformes à travers un scrutin loyal - et de ce point de vue, il ne faut pas sous-estimer la méfiance entre les plateformes et les représentants des travailleurs des plateformes - passe par l'autorité de régulation des relations sociales. Elle aura une mission très importante : tout d'abord, mettre de la confiance et jouer ce rôle d'accompagnement de la création d'un dialogue social. Dans notre pays, il est rare de voir émerger les conditions d'un dialogue social dans un nouveau secteur. Ensuite, elle devra répondre à des questions très pratiques comme les conditions de transparence des algorithmes, ce qui suppose un fort niveau d'expertise et de confidentialité par rapport aux plateformes. Elle devra enfin prévoir l'organisation matérielle de ce scrutin.
Je me permets de signaler au Sénat - et c'est un message très important - que ces travailleurs attendent depuis très longtemps qu'il soit répondu à ce déficit de droits et de protection qui n'est pas digne de notre système de protection sociale. Je le dis avec la même force et la même conviction : l'apport économique, comme l'a rappelé Gilbert Cette, est important. Ne trichons pas. Ces 100 000 personnes occasionnelles qui ont eu un accès à l'activité grâce à cet élément-là ne basculeront pas, demain, dans une logique d'emploi salarié de CDI (contrat à durée indéterminée). Je le dis avec beaucoup de conviction. Nous mesurons bien ensemble la responsabilité sociale qu'il y a derrière une vision généreuse, ouverte, dynamique, qui viserait à combler ce déficit de droits et de protection à travers l'accès au salariat.
Je suis un vieux DRH, j'ai connu beaucoup de crises et conduit beaucoup de restructurations. L'idée qui consiste à prendre le paquet des droits du salariat, sans la partie d'obligations, et à le transférer sur cette activité qui, par exemple, autour du temps de travail, est clairement incompatible, dans les fondements de son organisation, avec le statut de salarié, est simpliste. Le statut de salarié, protecteur, est caractérisé par cet équilibre de droits et d'obligations. Penser qu'on pourrait transférer ce statut de salariat sans créer de brèches, de risques, d'exigences de nouvelles flexibilités à l'intérieur du statut de salariat est une vision assez naïve. Elle me semble assez périlleuse, y compris pour le statut de salariat et ses équilibres. À l'issue de cette concertation, il apparaît que, si certains d'entre eux se projettent dans l'accès au statut de salariat, ce n'est pas une demande systématique ou massive. En témoigne d'ailleurs, malgré l'arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020, le nombre limité de recours sur ce sujet. La vraie question n'est donc pas celle du statut, mais celle de l'accès le plus rapide possible à des droits et des protections fondamentales.
Enfin, si l'ordonnance permet d'organiser l'expression des travailleurs de plateformes et de créer l'autorité, elle ne dit en revanche rien des thématiques du dialogue social, de l'organisation de la représentation des plateformes et des conditions dans lesquelles une négociation au niveau du secteur rendrait obligatoire l'accès à ces droits à l'ensemble des travailleurs des plateformes, et ne se limiterait pas à une négociation plateforme par plateforme. On a fait une partie du chemin, il est très important de faire à présent l'autre partie. Il faut donc que les dispositifs législatifs nécessaires en termes de thématique du dialogue social et de conditions de généralisation des accords par la négociation collective puissent être rapidement mis en place pour permettre à l'ensemble du dispositif d'être opérationnel. Je l'ai dit en ces termes au ministre. J'attire votre attention sur le côté assez inacceptable, par rapport à l'attente sociale qui existe derrière ces nouveaux droits et protections, qui consisterait à mettre en place un processus électif mais de ne faire que la moitié du chemin. On parle d'élections qui auraient lieu au premier semestre 2022 si tout va bien, et de négociations qui s'ouvriraient au deuxième semestre 2022 et ne s'achèveraient qu'à la fin 2022. Or 2022, c'est très loin pour les travailleurs. Il est donc important que l'ensemble du dispositif se mette en place rapidement.
En résumé, je crois que la voie préconisée par Gilbert Cette est la plus opérante, la plus rapide et la plus pertinente pour répondre à cette situation inacceptable. Je le dis en tant qu'observateur et acteur de la scène sociale de ce pays depuis quelques dizaines d'années. Il y a une vraie urgence à combler ce déficit de droits, mais il ne faut pas emprunter des chemins qui fragiliseraient, pour 0,4 % des travailleurs, la situation du statut de salarié dans notre pays.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Je vais passer la parole à Serge Babary, qui préside la délégation aux entreprises et qui a souhaité participé à cette audition conjointe, puis à Frédérique Puissat, auteur du rapport sur les plateformes avec les collègues Michel Forissier et Catherine Fournier, ensuite à Jean-Luc Fichet en tant que rapporteur de la proposition de loi de M. Jacquin. Je passerai enfin la parole aux autres collègues.
M. Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises. - Merci de nous accueillir, Madame la présidente, avec quelques membres de la délégation aux entreprises. Nous étudions le sujet des nouvelles formes de travail à l'occasion de la crise et leur influence sur la santé au travail. C'est dans ce cadre que nous nous sommes intéressés aux plateformes. Nous avons déjà organisé quelques auditions, dont les rapporteurs, Martine Berthet et Michel Canévet, sont également présents.
Mme Frédérique Puissat. - Avec Michel Forrissier et Catherine Fournier, nous avons travaillé sur ces questions de plateformes, mais nous ne sommes pas les seuls, car plusieurs propositions de loi ont pu être portées par nos collègues, au Sénat ou à l'Assemblée nationale, et différents rapports, dont celui de M. Frouin, ont été publiés. Au-delà, vos échanges sont très riches à en la matière. J'ai deux questions de portée différente.
Monsieur Cette, vous avez parlé de la protection sociale, et des travers des plateformes. Sans doute n'avez-vous pas balayé l'intégralité des enjeux. Néanmoins, vous n'avez pas parlé de l'assurance chômage. Or je rappelle que le Président de la République, lorsqu'il s'est présenté, avait évoqué l'assurance chômage universelle, qui s'est traduite, dans le texte de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, par la possibilité, pour certains indépendants, de capter des prestations d'assurance chômage. On est aujourd'hui face à un grand vide, avec environ 911 personnes qui se sont saisies de ce dispositif, alors que l'inspection générale des affaires sociales (IGAS), en 2017, prévoyait que 50 000 à 70 000 personnes pourraient s'en saisir. Avez-vous étudié ce sujet ?
La deuxième question est plus globale. Vous avez évoqué différentes façons de fonctionner selon les pays européens. Je rappelle que le Président de la République, à Porto, a évoqué cet enjeu de plateforme en précisant qu'il était important que l'Europe se saisisse de ces sujets de façon à ce qu'on puisse travailler sur les voies et les moyens de protéger nos concitoyens partout en Europe. Finalement, sommes-nous sur un sujet national ou un sujet européen ? Quel est votre sentiment en la matière ?
M. Jean-Luc Fichet. - À la suite de l'intervention de nos deux invités, certains problèmes ont été évoqués. Les plateformes regroupent des gens très compétents et qui savent travailler leur construction juridique dans la dentelle, de manière qu'à aucun moment la notion de subordination n'apparaisse dans leurs propos ou leur organisation de travail. Cela rend difficile la revendication de certains travailleurs indépendants en faveur d'un statut de salarié.
Il existe deux types de travailleurs indépendants en lien avec les plateformes : d'une part, les VTC, déjà un peu structurés, qui assurent le transport avec des véhicules normés qui doivent faire l'objet d'une licence, et, d'autre part, les livreurs partenaires.
Je voudrais évoquer quelques point qui concernent le questionnement relatif à la protection sociale de ces travailleurs, mais aussi la situation de tous ces chauffeurs qui sont avec de faux papiers et de fausses cartes. Lors de nos auditions, on nous a donné des chiffres dont on ne peut vérifier la clarté car c'est un domaine où on a peu de statistiques. Entre 4 000 et 5 000 chauffeurs travailleraient avec des faux papiers. 40 % des livreurs partenaires seraient aussi sans papier et agiraient pour le compte de tiers, face à d'autres travailleurs qui donnent leur nom. Ces gens sont dans une situation de travail très difficile et précaire sur laquelle il faut travailler pour arrêter tout cela.
Par ailleurs, l'outil central des plateformes est l'algorithme. On n'en connaît strictement rien mais on en subit l'application dans les moindres détails. Les livreurs partenaires, lorsqu'ils reçoivent une mission - ils s'engagent à être disponibles pour une livraison - ont des choses très précises qui déterminent le temps, la longueur, la précision, le poids... Ils et se retrouvent extrêmement conditionnés et se mettent dans des situations de danger importants. L'accidentologie, qui aurait augmenté de 15 à 20 % chez ces livreurs partenaires, est une approche non mesurée car les algorithmes ne nous donnent pas ces éléments-là, les assureurs non plus, et encore moins les plateformes. Il faut savoir que les contrats entre la plateforme et l'auto-entrepreneur - puisque les plateformes ne veulent pas contractualiser avec des coopératives - ne font pas l'objet d'assurance ni de protection sociale minimale. C'est un sujet vaste : il s'agit des conditions de travail de gens qui vivent souvent dans la précarité. On parle beaucoup des étudiants, mais ils ne sont pas la majorité. Il faut souligner ce qu'a dit M. Cette : cela permet aux gens éloignés du travail d'en trouver. Cela permet une autre offre : il y a des points positifs.
Pour autant, je souhaiterais avoir l'avis de nos deux intervenants sur ce qu'ils pensent de l'action de groupe - on a saisi ce qu'ils pensaient de la présomption de salariat - et de la transparence des algorithmes. Au niveau des prud'hommes ou au niveau judiciaire, peut-on se saisir des algorithmes pour regarder comment ils conditionnent le travail de nos indépendants ?
M. Michel Canévet. - Ne faut-il pas bien définir le salariat ? Les risques de requalification sont en effet significatifs. Vous renvoyez aussi à la négociation collective pour faire émerger des propositions, mais ne faut-il pas plutôt fixer des éléments dans la loi pour avancer rapidement ?
Les évolutions se font rapidement dans le secteur. Il risque d'y avoir une très forte « ubérisation » de beaucoup de métiers à l'avenir. Nous devons rapidement définir un cadre juridique approprié, permettant d'éviter les risques juridiques de requalification et de répondre aux attentes de nombreux professionnels de ces métiers. Peut-on avancer là-dessus ? Quel est votre sentiment ?
Mme Martine Berthet. - Dans le cadre de la mission d'information que nous avons entreprise, nous avons auditionné de nombreux travailleurs indépendants. Nous avons pu constater leur souhait d'un guichet unique en raison de disparités dans les statuts. Nous sommes d'accord pour rapidement mettre en oeuvre une couverture sociale pour les travailleurs des plateformes comme pour tous les indépendants. Comment faire pour ne pas complexifier encore plus le sujet de ces statuts des indépendants de façon générale, en y adjoignant les travailleurs des plateformes ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. - J'ai une seule question à vous poser. La ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion avait présenté, le 21 avril, une ordonnance relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant, pour leur activité, aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation. Issue des réflexions de la mission de M. Bruno Mettling, l'ordonnance instaure, pour les activités de conduite d'une voiture de transport avec chauffeur VTC et les activités de livraison des marchandises à vélo, scooter ou tricycle, des élections nationales pour permettre aux travailleurs de désigner les associations qui les représenteront. Notre groupe CRCE a déposé, il y a bientôt deux ans, une proposition de loi créant un statut pour les travailleuses et travailleurs des plateformes, avec la création d'une représentation des travailleurs ayant travaillé au moins 450 heures sur une période de 12 mois, pour une plateforme numérique. Pourquoi n'avez-vous pas élargi la représentation collective aux autres champs des travailleurs des plateformes que nous considérons, pour notre part, comme des travailleurs salariés dépendant économiquement des plateformes ?
M. Bruno Mettling. - Cette question présente bien la dimension européenne puisque l'un des freins à la protection sociale et à la négociation collective est le fait qu'on peut qualifier juridiquement d'entente, en l'état actuel de la réglementation européenne, le fait de négocier, entre des plateformes indépendantes au niveau d'un secteur et des représentants, sur des dispositions communes, comme un revenu commun. Il y a donc un verrou à faire sauter au niveau européen. Les autorités de la concurrence, que nous avons rencontrées dans le cadre de la mission que nous avait confiée la ministre, y sont favorables. Nous comptons beaucoup sur la présidence française pour faire avancer ce texte, qui est un vrai blocage, et qui empêche d'attendre des plateformes qu'elles se projettent de manière beaucoup plus dynamique dans certaines questions, comme les conditions d'accès à l'information, du fait de cette menace de la réglementation européenne qu'elles évoquent, avec plus ou moins de bonne foi. En tout cas, il est important que ce verrou saute sans quoi aucune négociation collective efficace ne pourra avoir lieu.
À l'inverse, la position sage des autorités européennes sur cette évolution consiste à ne pas vouloir préempter la réponse qui sera apportée par les différents pays, certains conservant le statut d'indépendant mais permettant des négociations collectives, d'autres basculant vers le statut de salariat ou vers le tiers statut, le plus souvent.
Le deuxième sujet porte sur la protection sociale. Un peu à notre surprise, les représentants des collectifs de travailleurs nous ont dit qu'ils ne voulaient pas confier aux plateformes, à travers une négociation, la problématique de la protection sociale. Ils attendent que, sur un sujet pareil, ce soit au niveau des indépendants que se joue sa définition. La question pour eux se concentre sur des revenus décents qui leur permettent de financer une protection sociale et l'attente de dispositions législatives - en matière d'assurance chômage ou autres - qui permettent de progresser concrètement en termes de protection sociale. Je crois savoir que la volonté gouvernementale est d'avancer rapidement sur un texte qui complètera ces enjeux de protection sociale. C'est une grande urgence.
En ce qui concerne les algorithmes et la transparence, deux logiques s'affrontent, et c'est un chemin de confiance qu'il faut construire en la matière. D'un côté, la logique des plateformes consiste à dire que l'algorithme est le coeur de la négociation annuelle obligatoire (NAO) et d'un savoir-faire industriel, et qu'on ne peut donc pas l'ouvrir au public. De l'autre côté, les travailleurs estiment qu'il est insupportable de voir l'ampleur des conséquences sur leur quotidien d'une modification d'algorithme décidée du côté de Boston. La réponse - et ce sera l'un des rôles de l'autorité de régulation - sera de négocier les conditions d'accès à certaines informations, souvent personnelles et concernant les travailleurs pour des raisons de sécurité, mais faire en sorte que l'accès qui peut être nécessaire à ces algorithmes préserve bien la propriété industrielle. C'est là que l'autorité de régulation, par les spécialistes auxquels elle pourra avoir recours, peut assurer à la fois cette confidentialité et cette transparence indispensable. En effet, derrière la protection sociale et le revenu minimum, la troisième revendication est celle d'un minimum de transparence sur la manière dont ces algorithmes peuvent influer sur la vie quotidienne des travailleurs.
Sur le champ du salariat, en ce qui concerne la mission Frouin, je suis moins sévère que Gilbert Cette. Sur beaucoup d'éléments, le rapport Frouin a été déterminant pour avancer. Un point n'a pas fait consensus : l'idée d'un recours obligatoire au salariat, comme un portage salarial et les coopératives. Derrière la sensibilité qui veut qu'on progresse très vite sur ce statut des salariés, la voie de la négociation collective sous le contrôle de la puissance publique est selon moi la meilleure, je rejoins M. Canévet là-dessus. Dès lors que le cadre aura été créé, le fait que, derrière cette négociation collective, on mette les acteurs en responsabilité, et qu'en cas d'échec, l'autorité et les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités - par exemple sur une question comme le revenu minimum - est pour moi la bonne articulation. À l'inverse, il serait dangereux de prendre le pari qu'a priori la négociation collective va échouer et ne pas lui laisser la chance de s'installer. Notre recommandation est que, sur la question du revenu minimum - qui est un droit fondamental - il est clair que, si la négociation ne devait pas avancer rapidement, les pouvoirs publics devraient prendre leurs responsabilités, éclairés sans doute par cette future autorité de régulation.
Finalement, du côté de la protection sociale il y a urgence, avec peut-être des dispositifs législatifs particuliers. Par ailleurs, seule la moitié du dispositif nécessaire pour mettre en oeuvre le dialogue social existe, il faut le compléter : c'est la deuxième urgence. Enfin, la troisième urgence est que les pouvoirs publics utilisent la dynamique de la négociation, y compris en cas d'échec, pour aller rapidement vers la mise en place de ces droits minimums fondamentaux des travailleurs des plateformes.
M. Gilbert Cette. - Je complèterai les propos de Bruno Mettling pour répondre à Mme Puissat. Je suis complètement d'accord avec vous. Il existe un déficit de protection dans le domaine du chômage auquel il faut apporter une réponse. Doit-elle être une réponse spécifique aux travailleurs des plateformes fortement subordonnés ou bien doit-elle s'envisager dans un contexte plus large ? Cela doit faire partie des discussions qui devraient être engagées dans le domaine du travail et des travailleurs des plateformes. Je voulais toutefois insister sur le fait que, si la protection est un domaine dans lequel on observe un déficit de droits, il ne faudrait pas s'arrêter là. C'est plus global. Comme l'a souligné Bruno Mettling, le problème du revenu et de la rémunération minimale se pose, de même que le problème de l'amplitude des journées et de la semaine de travail, avec les spécificités de ces activités. La négociation collective peut être le levier pour dégager les normes les plus adaptées.
Pour répondre à M. Fichet, on sera tous d'accord pour dire que quelque chose d'horrible s'est développé dans le travail des plateformes : les différents étages de la dégradation des droits et des protections. Certains travailleurs de plateformes organisent une sous-traitance vis-à-vis d'autres travailleurs qui sont en situation de dépendance encore plus forte, car ils peuvent être irréguliers. Cela dépasse largement les préoccupations de cette audition. La requalification salariale ou le passage par la négociation collective pour élaborer des normes, que je préconise avec M. Mettling, ne répondent pas à ce problème-là. Cette question doit donc être l'un des sujets de la négociation collective qu'on doit encourager entre travailleurs des plateformes et plateformes.
Pour répondre à Mme Berthet, il ne faut évidemment pas complexifier. Et la meilleure façon de ne pas complexifier est de passer par la négociation collective. Si l'on veut que des dispositions réglementaires et légales essayent, dans la complexité de ces formes d'activités que constitue le travail via les plateformes, d'élaborer des normes réglementaires dans tous les domaines où on observe un déficit de droits et de protection, on va complexifier énormément. Si, en revanche, ces normes et ces protections sont issues de la négociation collective, cela signifie que les plateformes et les travailleurs des plateformes se seront appropriées la chose dans le contexte de la négociation. C'est ainsi qu'on parviendra à ne pas complexifier.
Monsieur Canévet, vous demandez s'il faut passer par la loi. Les technologies évoluent tellement vite que le droit sera toujours en retard par rapport à ces évolutions. Vous vous posez des questions maintenant sur un phénomène né il y a de nombreuses années. L'intérêt de passer par la négociation collective est que son renouvellement continu permettra un renouvellement continu des normes. Si on attend du droit et de la réglementation qu'ils s'adaptent à des changements technologiques d'une grande rapidité, on sera toujours en retard. Cela renforcera donc le déficit de droits et de protection qu'on essaie de réduire au maximum.
Enfin, sur le risque de requalification, l'objet des domaines de la négociation collective est celui qui est pris en compte par le juge dans le cadre de sa décision de requalification en salarié : le contrôle, notamment par les algorithmes, et le pouvoir de sanction. Ces éléments doivent faire partie de la négociation entre les travailleurs des plateformes et les plateformes. Le risque de requalification sera réduit par le fait que ce contrôle sera encadré par des normes issues de la négociation collective. Le pouvoir de sanction sera encadré, avec des possibilités de contestations élaborées par la négociation collective. Cela réduira l'instabilité juridique dans laquelle on se trouve, sans exposer les plateformes et les travailleurs des plateformes au risque de requalification.
Mme Catherine Deroche, présidente. - Merci beaucoup de ces échanges intéressants. J'ai eu la réponse à une question que je n'avais pas eu le temps de poser : j'ai noté votre opposition à ces notions de portage salarial que certains prônent pour les travailleurs des plateformes.
Je vous rappelle, mes chers collègues, que notre commission examinera la semaine prochaine le texte de la proposition de loi du groupe socialiste, de M. Jacquin, dont Jean-Luc Fichet a été désigné rapporteur.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 40.