Mardi 16 mars 2021
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 17 h 00.
Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, Monsieur le Ministre, d'avoir accepté le principe de cette audition et de l'avoir maintenue alors que vous êtes contraint de la faire à distance, ayant été déclaré cas contact. Il nous faut apprendre à vivre et à travailler pendant l'épidémie, tout en veillant au bon respect des règles sanitaires.
Depuis votre audition le 3 novembre dernier, le paysage international a considérablement évolué, du fait notamment de l'entrée en fonction du président Biden et des premiers pas de la nouvelle administration. À titre d'exemple, je citerai la réintégration des États-Unis dans l'accord de Paris sur le climat, la volonté de reprendre les négociations avec l'Iran sur l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action), à condition que les Iraniens respectent leurs obligations, dont ils semblent persister dangereusement à vouloir s'écarter.
Le 19 février dernier, lors de la conférence de Munich sur la sécurité, le président Biden déclarait : « L'Amérique est de retour. L'alliance transatlantique est de retour ». Y a-t-il donc un réel changement de doctrine de la politique étrangère américaine ? Ou faut-il au contraire noter de premières constantes, comme une focalisation sur la Chine ?
Au Moyen-Orient, l'administration américaine s'est exprimée sur l'implication du prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, dans la disparition dramatique en 2018 du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Cela fera-t-il évoluer la position de la France sur ce dossier ? Plus largement, qu'attendre de la politique américaine au Levant et au Moyen-Orient, où les difficultés semblent de nouveau s'accumuler ? M. Ali Dolamari, représentant du Kurdistan d'Irak, que nous avons entendu il y a quelques semaines, nous disait quant à lui attendre beaucoup de la nouvelle administration américaine. Quel est votre sentiment sur cette évolution au Moyen-Orient ?
En Asie, les tensions se multiplient avec la Chine, qu'il s'agisse de l'oppression de la minorité ouïgoure, des atteintes au pluralisme politique à Hong Kong, des tensions navales avec Taïwan et en mer de Chine méridionale, où notre marine rappelle régulièrement l'attachement de la France au droit de la mer et à la liberté de circulation. À cet égard, il faut saluer la patrouille au très long cours du sous-marin nucléaire d'attaque Émeraude qui a navigué dans cette partie du monde pour rappeler notre attachement fondamental au droit de la mer. Alors que le secrétaire d'État américain Antony Blinken et le ministre de la défense Lloyd Austin ont entamé une tournée auprès des membres du Quad (Quadrilateral Security Dialogue), le dialogue quadrilatéral pour la sécurité, lequel réunit l'Australie, l'Inde et le Japon, afin de mieux faire face à la montée en puissance militaire et diplomatique de la Chine dans la région, quel doit être, selon vous, le positionnement de la France, sachant que nous disposons également de partenariats stratégiques avec l'Inde et l'Australie et que nous souhaitons conserver notre présence dans cette partie du monde ? Je pense naturellement à la Nouvelle-Calédonie.
Enfin, j'évoquerai la situation très préoccupante de la Birmanie où s'est déroulé un coup d'État qui devient sanglant. Le bilan humain ne cesse de se dégrader. Le Conseil de sécurité de l'ONU a condamné à l'unanimité le 10 mars dernier la violence contre des manifestants pacifiques. L'émissaire de l'ONU pour la Birmanie a dénoncé, je cite, « le bain de sang » en cours dans ce pays. Hier, dix-huit personnes de plus sont mortes lors de manifestations. Comment la France peut-elle oeuvrer à une désescalade et à un retour du pouvoir aux institutions civiles, sachant que, de surcroît, notre pays a quelques intérêts économiques dans ce pays, dont il faut tenir compte ?
Monsieur le ministre, de nombreux autres sujets méritent d'être évoqués; nous pourrons y revenir lors des questions de nos collègues.
Je vous rappelle que votre intervention liminaire est diffusée en direct sur le site du Sénat et que la seconde partie de cette audition, consacrée aux questions-réponses des membres de notre commission, donnera lieu à un compte rendu écrit publié ultérieurement.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Je suis désolé de ne pas pouvoir être présent parmi vous, je suis cas contact, mais je vais très bien. J'ai été testé négatif, mais je suis confiné encore jusqu'à jeudi. C'est un plaisir d'échanger avec vous, comme à chaque fois, et de répondre à vos questions. J'ai préféré ne pas reporter notre rendez-vous. De plus, la semaine prochaine est très chargée. Se tiendront le Conseil « affaires étrangères » de l'Union européenne et la réunion des ministres des affaires étrangères de l'OTAN à Bruxelles. Ceci aurait trop longuement retardé notre échange. Je pense qu'il est utile que nous nous parlions aujourd'hui, même si c'est moins facile dans cette configuration.
J'évoquerai d'abord la situation au Sahel, puisque la dernière fois que nous nous sommes vus, c'était lors d'un débat en séance publique que vous aviez initié, quelques jours avant le sommet qui s'est tenu à N'Djamena, dont les résultats ont été positifs. Les grands engagements de Pau ont ainsi été réactivés. Je rappelle qu'il y avait 4 piliers définis lors du sommet de Pau : la lutte contre le terrorisme, le renforcement des capacités des forces armées sahéliennes, le soutien au redéploiement des États, à la fois des administrations territoriales et des services de base, et, enfin, la stratégie de développement. Ce sommet a ouvert la voie à une amplification de la dynamique impulsée à Pau, d'abord sur le plan opérationnel. Un certain nombre de décisions fortes auront ainsi des effets sur le terrain, tels que le maintien en particulier de l'effort national dans le cadre de l'opération Barkhane, mais aussi l'activation de Takuba. La force conjointe du Sahel continue de se déployer ; les acteurs s'engagent de façon plus marquée, y compris pour mettre en place les financements de la force conjointe.
Le plus important, c'est que le sommet de N'Djamena a marqué, comme je le souhaitais et l'avais indiqué lors de notre échange en séance publique au Sénat, la volonté d'un sursaut civil, d'un sursaut politique et d'un sursaut en matière de développement, quand le sommet de Pau était axé sur le militaire, ce qui a d'ailleurs donné des résultats assez significatifs. Quelques jours avant le sommet de N'Djamena s'est tenue à Kidal une réunion du comité de suivi de l'accord de paix d'Alger, à laquelle j'ai assisté par visioconférence. Ce comité de suivi ne s'était pas réuni depuis longtemps et ne s'était jamais réuni à Kidal, lieu symbolique pour marquer la paix et la réconciliation au Mali. Nous sommes bien évidemment tout à fait convaincus que c'est la mise en oeuvre des dispositions de l'accord d'Alger qui permettra la stabilisation de la situation et une plus grande sérénité dans le nord du Mali. Vous m'avez souvent interrogé sur la place de l'Algérie dans ce processus et sur la volonté algérienne d'aboutir à une pacification au Mali et dans le Sahel. Le fait que ce comité se soit réuni sous présidence algérienne et à Kidal est un acte important et tout à fait symbolique pour marquer la paix et la réconciliation au Mali, auquel la France a participé par mon intermédiaire.
Ce sommet a aussi été marqué par la volonté de mobiliser l'ensemble des acteurs dans le domaine civil, en particulier pour faire revenir les services de l'État dans les zones les plus vulnérables et permettre une véritable mobilisation en faveur du développement. Le projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, dont nous avons déjà beaucoup parlé, y contribuera lorsqu'il aura été définitivement adopté, car il permettra d'engager plus de financements. Mais d'ores et déjà, ce sommet de Kidal s'est caractérisé par la volonté de relancer le projet emblématique de la Grande Muraille verte. Ce projet, qui avait initialement été lancé par les Africains, était un peu à l'arrêt, il est relancé dans le cadre de ce sursaut de développement Nous allons le suivre avec beaucoup d'attention.
La mobilisation internationale en faveur du Sahel est forte, je l'avais souligné lors de notre débat précédent, c'est une réalité, à tel point que la coalition internationale pour le Sahel, mise en oeuvre après le sommet de Pau, se réunira à Berlin vendredi prochain, en format un peu « hybride ». J'y vois le signe de la dimension européenne et internationale de notre action commune. Aujourd'hui, 60 pays et organisations sont membres de cette coalition. Je suis plutôt optimiste à la suite de ce sommet de N'djaména, car on a senti une réelle volonté commune de permettre un véritable sursaut civil et politique au Sahel.
Je dirai à présent quelques mots sur le Moyen-Orient. Il y a dix ans débutait la crise syrienne, après les manifestations de Deraa. J'aborde ce sujet avec beaucoup de gravité car après une décennie de chaos et d'atrocités, la situation en Syrie reste extrêmement incertaine. Malgré la reconquête territoriale progressive, systématique par Bachar el-Assad, la Syrie connaît l'une des crises humanitaires les plus graves depuis la Seconde Guerre mondiale. Au total, 400 000 personnes ont perdu la vie. Et aujourd'hui, plus de la moitié des Syriens, soit 13 millions de personnes, sont réfugiés ou déplacés.
Deux zones échappent aujourd'hui encore à l'influence de Bachar el-Assad. La province d'Idlib au nord-ouest est divisée entre le régime et des groupes d'opposition, en partie terroristes, en particulier le groupe Hayat Tahrir al-Cham. Une partie de ces groupes sont contrôlés par la Turquie, dans une zone où vivent près de 4 millions d'habitants, ce qui n'est pas rien, sachant qu'une grande partie de la population syrienne a quitté le pays. Par ailleurs, la zone nord-est reste pour l'essentiel sous le contrôle des forces démocratiques syriennes, dominées par les Kurdes du PYD (Parti de l'Union démocratique). Cette région est une zone d'influence entre la Turquie, qui conserve une zone tampon le long de sa frontière, le régime de Bachar el-Assad et la Russie, qui y effectuent des patrouilles. C'est aussi une zone extrêmement sensible puisque Daech essaie de reprendre pied dans les zones de peuplement arabe de ce secteur.
Soyons clairs : après dix ans, la victoire du régime est en trompe-l'oeil. Dans toutes les zones placées sous son contrôle règnent l'instabilité, la criminalité, la prédation des milices, et dans certains endroits plane la menace d'une résurgence du terrorisme. Force est de constater que le dispositif initié à Genève, dans le cadre du comité constitutionnel, est lui aussi en trompe-l'oeil. On le voit, le processus électoral sera biaisé, puisque les conditions posées dans la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l'ONU ne seront pas réunies, à savoir la tenue de « vraies » élections, le retour sûr et volontaire des réfugiés et la libération des prisonniers détenus arbitrairement. Ce sont les conditions d'une véritable transition politique en Syrie, mais nous sommes loin du compte aujourd'hui.
Pour notre part, nous sommes engagés dans des actions afin que les crimes les plus graves commis en Syrie ne demeurent pas impunis. Nous soutenons la commission d'enquête internationale, dite commission Pinheiro, qui a été mise en place par le Conseil des droits de l'homme en 2011 et le mécanisme international, impartial et indépendant, créé par la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies. Nous continuons d'apporter une aide humanitaire et de soutenir, au Conseil de sécurité, la mise en oeuvre de la résolution 2254.
J'évoquerai à présent la Libye, qui est l'une de nos priorités, car les conséquences potentielles de cette crise pour la France et pour l'Union européenne sont majeures en matière de sécurité comme en matière migratoire. Ses conséquences sont également majeures pour la stabilité au Sahel, en Afrique du Nord et en Méditerranée.
Pour une fois, les nouvelles sont bonnes : la Libye a désormais un gouvernement, dirigé par Abdelhamid Dbeibah, dont la désignation a été validée par un vote de confiance de la Chambre des représentants. C'est un succès sans précédent de l'initiative prise par les Nations unies dans le cadre du forum politique qui s'est réuni à Genève et que nous avons nous-mêmes fortement soutenue. Nous avons eu de nombreux entretiens, tant le Président de la République que moi-même, avec les nouveaux responsables libyens afin d'aboutir à cette légitimation. Les Allemands et les Italiens ont également joué un rôle très important à cet égard. Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas produit quelque chose d'aussi positif en Libye, même s'il est peut-être encore trop tôt pour parler de moment historique.
Le nouvel envoyé spécial du secrétaire général en Libye, et chef de la Mission d'appui des Nations Unies en Libye (MANUL), Jan Kubis était à Paris la semaine dernière. Nous nous sommes entretenus sur la suite du processus qu'il faut maintenant surveiller attentivement. Ainsi, le gouvernement de transition doit préparer les élections, qui devraient avoir lieu le 24 décembre prochain, et mettre en oeuvre le cessez-le-feu conclu en octobre dernier afin que la route entre Syrte et Misrata puisse être ouverte et que les milices extérieures puissent retourner dans leurs pays d'origine, en particulier en Turquie et en Russie. Dans l'immédiat, il faut mettre en oeuvre des mesures de confiance, faire en sorte que la réforme de la gouvernance économique puisse être engagée et éviter les obstructions de la part de ceux qui voudraient un retour en arrière. La route est encore longue, mais une étape significative a été franchie et l'on peut faire preuve d'un espoir prudent. Manifestement, les acteurs libyens sont las de la période de conflictualité qu'a connue leur pays et sont conscients de la nécessité d'avoir un gouvernement légitime afin de mettre fin à la guerre civile grâce au processus électoral prévu pour la fin de l'année 2021.
Je dirai aussi quelques mots sur la crise avec l'Iran. Nous pensons qu'il faut saisir l'opportunité que constitue la volonté des États-Unis de revenir dans l'accord de Vienne, et cela même si aujourd'hui, les graves tensions dans le Golfe ne sont pas sans rappeler la crise que nous avions connue à l'été 2019. Les activités nucléaires iraniennes se développent en violation de l'accord nucléaire de Vienne : l'Iran a repris l'enrichissement de l'uranium à 20 %, renforcé son secteur de la recherche et du développement, suspendu l'application du protocole additionnel de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Parallèlement sont observées des attaques déstabilisatrices en Irak et en Arabie saoudite. Il est impératif d'engager une désescalade des tensions. Des rencontres informelles sont nécessaires pour permettre le retour des États-Unis dans l'accord de Vienne. L'Iran, pour sa part, doit renoncer aux désengagements qu'il a effectués depuis 2018.
Nous travaillons beaucoup sur cette approche avec nos partenaires allemands et britanniques, dans le cadre du groupe UE-3. Nous avons eu de nombreuses discussions en visioconférence sur ce sujet avec le secrétaire d'État Antony Blinken. C'est à la suite de l'une de ces discussions que les États-Unis ont fait savoir publiquement qu'ils avaient pour objectif de revenir dans le JCPoA. Les discussions se poursuivent et nous envoyons des signaux aux Iraniens. Au-delà du JCPoa, nous espérons également pouvoir avoir avec eux des discussions sur les risques de déstabilisation régionale, mais aussi sur l'ensemble des questions liées à la capacité missilière de l'Iran, mais nous n'en sommes pour l'instant qu'aux souhaits et aux intentions. Nous devons également tenir compte, au-delà de considérations tactiques, de la situation interne de l'Iran, où l'élection présidentielle aura lieu au mois de juin.
Plus largement, nous sommes dans une nouvelle donne transatlantique et nous sommes déterminés à avancer avec la nouvelle administration américaine. On assiste à un changement d'état d'esprit depuis l'entrée en fonction du président Biden. Nous allons pouvoir aller de l'avant ensemble et bâtir une nouvelle relation transatlantique entre une Europe qui assume sa puissance et des États-Unis qui assument leurs responsabilités. Les défis ne manquent pas. J'ai eu plusieurs entretiens avec mon homologue américain depuis son arrivée, le dernier ayant eu lieu dimanche dernier.
J'observe néanmoins que les premiers déplacements du secrétaire d'État américain ont eu lieu en Asie, au Japon et en Corée. Par ailleurs, Antony Blinken doit rencontrer notre homologue chinois dans quelques jours, avant de venir en Europe la semaine prochaine pour la réunion des ministres des affaires étrangères de l'OTAN.
Cela étant, j'ai reçu John Kerry la semaine dernière à Paris pour préparer la COP26 de Glasgow, qui sera décisive pour le respect de l'accord de Paris, car elle doit permettre d'aboutir à l'annonce de nouvelles contributions déterminées au niveau national (CDN), notamment de la part des grands émetteurs de gaz à effet de serre que sont la Chine, l'Inde et les États-Unis. Cette réunion devra aussi préserver la dynamique en matière de « finance climat » au-delà de 2025 de la part des pays développés. Enfin, elle permettra de finaliser les règles de mise en oeuvre de l'accord de Paris lié au marché carbone. Nous avons un grand chantier devant nous. Les États-Unis vont organiser un sommet préparatoire à la COP26 le 22 avril prochain. Ils devraient alors logiquement confirmer leur retour dans l'accord de Paris et annoncer des initiatives financières, mais aussi le niveau d'ambition qu'ils comptent proposer.
Il importe que nous puissions décliner la nouvelle donne transatlantique dans tous les domaines, en renforçant la souveraineté européenne. Cette nouvelle donne vaut également dans le domaine commercial, dans le conflit entre Airbus et Boeing, les droits de douane ayant été suspendus. Il s'agit d'une trêve pour l'instant, mais nous devons tout faire pour dépasser dans le délai imparti de quatre mois ce conflit, qui a pour effet induit de favoriser l'industrie aéronautique chinoise. Nous devons aussi profiter de cette trêve pour mettre sur la table les autres différends qui pèsent inutilement sur les relations commerciales transatlantiques. Je pense aux différends sur l'acier et l'aluminium ou sur la fiscalité du numérique. L'état d'esprit est plutôt positif même s'il est encore un peu tôt pour constater des avancées dans ces domaines.
Il faut constater que l'Europe qui discute aujourd'hui sur la refondation du lien transatlantique n'est plus la même qu'il y a quatre ans. Elle est plus déterminée à affirmer sa souveraineté, sa puissance, à être un partenaire des États-Unis. Nous avons dit à plusieurs reprises à Antony Blinken qu'il était préférable pour les États-Unis d'avoir un allié fort qu'un allié dépendant. Je le dis pour répondre à votre préoccupation, monsieur le Président, lors de l'entretien qu'Antony Blinken a eu avec les ministres des affaires étrangères des Vingt-Sept en visioconférence, il a insisté particulièrement sur la nécessité d'avoir une Union européenne unie et partenaire, y compris dans le domaine stratégique. C'est un discours que nous n'avions pas entendu depuis longtemps, peut-être même jamais entendu, du moins avec cette force et cette détermination.
J'en viens à la Birmanie. Le récent coup d'État a marqué un arrêt brutal du processus de démocratisation que la France et l'Union européenne soutenaient depuis une décennie. La dégradation de la situation en Birmanie s'accélère. L'armée birmane se rend coupable de crimes contre la population du pays. Les violations des droits de l'homme se sont encore accentuées ces jours derniers. Les arrestations et le nombre de morts ne cessent de croître, dans un contexte de répression brutale. Face à cette situation inacceptable, l'Union européenne a réagi avec beaucoup de fermeté et d'unité. Nous avons ainsi solidairement condamné le coup d'État dès qu'il s'est produit, mais nous avons aussi adopté des sanctions fortes contre ses responsables. Ces sanctions seront validées lundi prochain lors du conseil des ministres des affaires étrangères et mises en oeuvre très rapidement. Elles comprennent évidemment la suspension de tout soutien budgétaire aux programmes gouvernementaux, en veillant à préserver la population civile, mais également des mesures visant très directement les responsables du coup d'État militaire et leurs propres intérêts économiques.
Nous faisons aussi en sorte que des prises de position soient actées par le Conseil de sécurité et le Conseil des droits de l'homme. Cela a abouti, lors de la réunion de l'Assemblée générale des Nations unies, le 26 février, à une prise de position très forte. Nous sommes également en relation avec les membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) et je m'entretiens régulièrement avec mes homologues singapourien, indonésien et malaisien. Une pression internationale est nécessaire, en plus des sanctions.
Voilà ce que je tenais à vous dire pour commencer. Je comptais aborder d'autres sujets, mais j'ai déjà été très long. Aussi je vous propose d'évoquer maintenant les différents sujets qui vous préoccupent en répondant à vos questions.
M. André Guiol. - Ma question porte sur la Libye. Le gouvernement d'union nationale a déclaré vouloir oeuvrer à la réconciliation nationale et à l'unité du pays. La France a salué cette évolution caractérisée par la réouverture des hôpitaux, le gel des opérations de spéculation financière et la relance de la production pétrolière. Quelles sont les chances de succès de ce gouvernement alors que des soupçons de corruption pèsent déjà sur l'élection du Premier ministre ? Comment pensez-vous qu'il puisse aplanir les rivalités d'hier et gérer la présence de milices et de groupuscules islamistes encore à l'oeuvre sur le territoire libyen ? Enfin, quels risques présente la dissolution de ces groupes pour l'opération Barkhane ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Vous avez présenté le sursaut civil et politique issu du sommet de N'Djaména. Le G5 et l'Union européenne vont-ils mener une action concertée pour s'attaquer à la prolifération des armes au Sahel, ce qui aurait des incidences positives sur la sécurité de nos troupes engagées dans l'opération Barkhane ?
Par ailleurs, le décret interdisant aux Français de l'étranger de rentrer en France sans motif impérieux a été suspendu à la suite d'un recours déposé par un certain nombre d'associations. Un communiqué a annoncé la publication d'un nouveau décret allongeant la liste des motifs impérieux et exemptant certains pays de ces conditions. Quand ce nouveau décret du ministère de l'intérieur sera-t-il publié ? Prévu le 12 mars, cette publication n'a pas encore eu lieu. Beaucoup de gens sont en souffrance. Ils accepteraient d'être testés, voire d'être mis en quarantaine à leur arrivée, mais de se voir interdire de rentrer en France.
M. Hugues Saury. - L'année 2021 devrait voir l'organisation de nombreuses élections législatives ou présidentielles en Afrique, dont la moitié dans l'Afrique centrale et la corne de l'Afrique. On sait à quel point des influences étrangères tentent de s'implanter en Afrique. La stabilité des pays et de leur gouvernance est une clé essentielle de la stabilité régionale et de la paix. Les déstabilisations régionales entraînent des déplacements internes de population accroissant le risque de conflits communautaires. Par ailleurs, la sécurisation de ces élections est impérative pour éviter de potentielles crises liées à leur contestation.
Deux élections nous intéressent particulièrement, au Tchad et au Niger, ces pays étant engagés dans l'opération Barkhane à nos côtés. Quelle est la situation politique de ces pays ? La France apportera-t-elle une aide logistique et/ou sécuritaire à ces pays lors de ces élections ?
Enfin, pourriez-vous faire un point sur le Sénégal, qui connaît aujourd'hui une crise économique et démocratique ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Je vais commencer par l'Afrique. Les processus électoraux y sont toujours extrêmement sensibles, et il faut veiller à ce que les élections se déroulent dans la transparence, ce qui n'est jamais simple, tant chaque pays a sa propre histoire ! Mais il y a tout de même, de temps en temps, de bonnes nouvelles. Je pense à la Côte d'Ivoire. Le décès du Premier ministre Bakayoko a fait suite à celui du Premier ministre Coulibaly en juillet dernier. Ces deux décès brutaux ont amené le président Ouattara à se représenter, reprenant l'étiquette du Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix. Or ces élections se sont déroulées convenablement. Tout le monde y a participé, ce qui n'était pas arrivé depuis dix ans, qu'il s'agisse du Parti démocratique de Côte d'Ivoire-Rassemblement démocratique africain, du Front populaire ivoirien. Manifestement, les résultats ne font pas l'objet de trop de contestations, et tout s'est passé dans le calme, même si quelques tentatives de fraude ont été rapportées. L'enjeu sera de savoir si le président Ouattara fera de nouveaux gestes de réconciliation, notamment sur la question des exilés. Ce sujet est de la responsabilité des autorités ivoiriennes. Je tiens en tous cas à rendre hommage au Premier ministre Bakayoko qui vient de décéder. C'était un homme très populaire, et sa disparition est un coup dur, qui nous place dans une nouvelle situation d'incertitude. Mais la base démocratique a tenu, et la situation reste calme.
Au Niger, malgré des contestations et quelques violences, une commission électorale indépendante est en place et le processus s'est déroulé convenablement. C'était un engagement du président Issoufou, qui avait annoncé publiquement qu'il n'irait pas solliciter un troisième mandat, et qu'il respectait le principe des deux mandats, qui fait l'objet d'une forme de jurisprudence morale en Afrique. L'installation du nouveau président, M. Bazoum, aura lieu dans quelques jours. La France y sera évidemment représentée. C'est un bel exemple de ce à quoi l'on peut aboutir avec une discipline politique et morale suffisamment forte. Pour l'instant, la Cour constitutionnelle n'a pas donné les résultats officiels, mais tout laisse à penser qu'ils seront validés et que M. Bazoum succédera à M. Issoufou. C'est une avancée significative du processus électoral nigérien. Pendant cette période électorale, il y a eu à plusieurs reprises des offensives ethniques. Mais, pour l'instant, la situation semble stabilisée.
Au Tchad, les élections vont avoir lieu en avril. Il importe qu'elles se déroulent dans les mêmes conditions. Ces deux exemples positifs peuvent inspirer les autorités tchadiennes. Ils montrent que le processus peut se dérouler convenablement, à condition que le corps électoral soit bien mobilisé, que la transparence soit garantie et qu'aucune pression ne soit exercée. Le président Deby en est à son sixième mandat. Il y aura des élections législatives en octobre prochain. Nous souhaitons que le processus se déroule dans les meilleures conditions de transparence et de sécurité, singulièrement à N'Djamena, où se trouve l'État-Major de la force Barkhane, et où l'on a déploré, ces derniers jours certaines violences.
Quant au Sénégal, et à la poussée de fièvre autour de M. Ousman Sonko, je n'ai pas à me prononcer sur le processus judiciaire sénégalais dans lequel ce dernier est impliqué : c'est à la justice sénégalaise de mener à bien les poursuites qu'elle a engagées. La situation est un peu paradoxale. Car ce pays a plutôt bien géré la crise sanitaire, il affiche une croissance significative, et pourtant, on aboutit à ce mouvement très violent. Il s'est heureusement calmé après l'intervention publique du président Macky Sall et son annonce à l'égard de la jeunesse. Les frustrations occasionnées par les faibles débouchés sur le marché de l'emploi, alors que le taux de scolarisation augmente, entraînent une hausse du sentiment d'inégalité. Pourtant, le président Macky Sall avait obtenu le ralliement d'Idrissa Seck, second à la dernière présidentielle. M. Sonko, qui était arrivé troisième, devient le principal opposant à Macky Sall. Le sentiment anti-français s'est manifesté à plusieurs reprises, y compris par des actions contre la présence économique française à Dakar. Il convient néanmoins de noter que ce sentiment anti-français n'a pas été dominant ou exclusif : d'autres enceintes internationales ont été visées.
Tout cela renvoie à la question du développement de l'Afrique, et le sommet du 18 mai prochain sur le financement des économies africaines, initié par le Président de la République, sera un moment très important : il faudra donner des signes de confiance forts à l'égard des Africains. Après cette pandémie, il faut qu'ils puissent reprendre leur activité économique et renforcer leur capacité de développement. C'est aussi l'un des objectifs de la loi sur le développement, que le Sénat sera amené à étudier très prochainement.
Nous sommes aussi très préoccupés par la Corne de l'Afrique, et en particulier par l'Éthiopie.
- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Vous m'interrogez sur la prolifération des armes. Bien évidemment, il y a dans la région du Sahel des trafics qui existent depuis très longtemps : d'armes, de drogue, d'êtres humains, de candidats au départ, d'exilés... Tout cela rapporte de l'argent, et une partie des affrontements qu'on peut constater ont lieu entre groupes rivaux pour le contrôle de la manne de ces trafics. C'est pourquoi la stabilisation de la Libye est indispensable, tout comme l'accompagnement des États dans leur dispositif de contrôle, de douanes, de police, de justice. C'est ce que j'évoquais tout à l'heure en parlant de la reprise des compétences des États sur l'ensemble de leur territoire, sitôt ce dernier libéré de la présence de groupes terroristes.
Vous avez soulevé la question des frontières. Jean-Baptiste Lemoyne doit rencontrer demain les sénateurs représentant les Français de l'étranger. Le décret est suspendu, car le Conseil d'État a considéré qu'il portait une atteinte disproportionnée au droit fondamental, qu'a tout Français d'accéder au territoire national, essentiellement en raison du flux limité de voyageurs concernés. Nous en prenons acte, et prochainement, seront publiées, par le Ministère de l'Intérieur, de nouvelles attestations tirant les conséquences de la suspension des motifs impérieux pour les Français et leurs conjoints.
Il faut être vigilant sur le processus à venir en Libye. C'est la première fois qu'un gouvernement est légitimé par les Libyens, par une instance dont chacun reconnaît la représentativité. Le forum politique s'est constitué, et il a produit un gouvernement désormais validé par une Chambre des représentants. La responsabilité du Premier ministre est considérable. Il faut l'aider à mettre en oeuvre l'ensemble des dispositions nécessaires à la tenue d'élections d'ici la fin de l'année. La tâche est énorme, et certains seraient ravis de faire en sorte qu'il revienne en arrière ! Je l'ai eu au téléphone, et nous le soutenons, de concert avec les Allemands et les Italiens - et en concertation avec les Égyptiens. Tout le monde voit l'intérêt de sortir de la crise par ce gouvernement validé par la chambre des représentants, dite Parlement de Tobrouk mais qui s'est réunie à Syrte, ce qui est un signe politique supplémentaire d'unité. Le retrait progressif, prévu par le cessez-le-feu du 23 octobre dernier, des mercenaires, notamment syriens, et des sociétés militaires privées et forces militaires étrangères, notamment turques et russes doit avoir lieu rapidement.
M. Bernard Fournier. - Ma question porte sur la défense des chrétiens d'Orient. Quelle est la part de l'aide internationale qui soutient les minorités chrétiennes les plus vulnérables ? Votre ministère serait-il prêt à soutenir directement des projets mis en place par les acteurs confessionnels locaux, aussi bien en Irak qu'en Syrie ?
M. Jacques Le Nay. - Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a proposé une conférence de paix sous l'égide de l'ONU afin de former un gouvernement afghan incluant les Talibans. Cette conférence réunirait des délégués américains, chinois, russes, pakistanais, iraniens et indiens. L'absence de mention de délégués de pays européens membres de l'OTAN doit être soulignée, d'autant que de nombreuses vies européennes ont été perdues dans ce pays. Je préside le groupe d'amitié France-Afghanistan, et suite à des entretiens avec notre ambassadeur à Kaboul et avec l'ambassadeur d'Afghanistan à Paris, je souhaiterais vous soumettre les questions suivantes. L'OTAN a-t-elle encore un rôle à jouer dans la région ? Peut-elle le jouer alors que les États-Unis semblent faire cavalier seul ? Quelle place peut encore prendre la France, membre de l'OTAN et du Conseil de sécurité des Nations unies, dans ce qui apparaît comme la fin d'une phase en Afghanistan ?
Vous avez parlé de l'Iran. Où en sont les négociations concernant la libération de la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah ? Elle est emprisonnée depuis juin 2019 à Téhéran et condamnée à cinq ans de prison pour collusion en vue d'attenter à la sûreté nationale et propagande contre le système. Quid de la libération de Benjamin Brière, détenu depuis mai 2020 et accusé d'espionnage et de propagande ?
M. Olivier Cigolotti. - Je souhaite revenir sur la situation au Sahel. Dans votre propos introductif, vous avez fait état des échanges intervenus à l'occasion du sommet de N'Djamena et de l'assemblée générale de l'Alliance pour le Sahel. Vous avez souhaité que le sommet de N'Djamena soit celui du sursaut, de la stabilisation et du développement. Vous avez rappelé l'engagement de la France, à hauteur de plus de 11 millions d'euros, dans le projet socle. Quelle déclinaison concrète en espérer ? Il devrait permettre un soutien opérationnel assurant la continuité et la légitimité de l'État.
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - Vous connaissez l'attention particulière que nous portons aux chrétiens d'Orient, en particulier au Liban, mais aussi en Irak. L'importance du voyage du Pape en Irak, à cet égard, a été très significative. Nous continuons à assumer nos responsabilités. Lorsque je me suis rendu à Beyrouth au mois de septembre, j'ai annoncé une aide très substantielle pour les écoles du Liban. En Irak, nous avons une attention toute particulière pour les reconstructions, notamment à Mossoul et dans les zones chrétiennes qui ont été victimes des actions de Daech.
Au Liban, d'une manière générale, la situation devient épouvantable. Il faut maintenant 15 000 livres libanaises pour un dollar. Le niveau de pauvreté est insupportable, et la population commence à manifester. Aucune réforme n'est mise en oeuvre, évidemment, puisque le Premier ministre désigné Saad Hariri n'a toujours pas formé son gouvernement. J'y suis allé deux fois avec le Président de la République cet été, après l'explosion, et trois fois en tout. Les principaux responsables politiques nous faisaient part de leur volonté d'agir ensemble pour constituer un gouvernement d'union inclusif et pour faire les réformes sur le contenu desquelles toute la communauté internationale s'accorde. Personne n'aidera financièrement le Liban si ces réformes ne sont pas faites. Or, nous sommes au point mort. Voilà sept mois qu'on nous annonce un gouvernement, et sept mois que rien ne bouge. Un certain nombre d'acteurs semblent avoir la volonté de faire durer, en attendant des élections qui doivent se produire en 2022. Cela ne tiendra pas jusque-là, et le pays est en danger de mort. Je compte prendre des initiatives dans les jours qui viennent pour accroître fortement de la pression afin de pousser à sortir de cette impasse une classe politique aujourd'hui complètement déconsidérée.
Sur l'Afghanistan, je ne me prononcerai pas avant que nous n'ayons entendu M. Blinken la semaine prochaine à Bruxelles. Il doit nous faire part alors de ses intentions à l'égard de l'OTAN aussi. J'ai entendu des discours différents, à ce stade. Je me suis entretenu ce week-end avec M. Blinken sur ce sujet, et il m'a dit que pour l'instant, sa position n'était pas encore tout à fait clarifiée. Je reste prudent, donc, et toutes les options sont encore ouvertes.
Fariba Adelkhah, à force de pressions des uns et des autres, a été mise en liberté provisoire, mais avec des conditions strictes de surveillance. Nous considérons que les motifs de poursuite - atteinte aux intérêts de l'État - ne sont pas admissibles, et nous continuerons à agir pour qu'elle retrouve sa liberté pleine et entière. Nous faisons régulièrement pression auprès des autorités iraniennes à cette fin.
Sur le projet socle, nous avons mobilisé de gros moyens financiers pour impulser un sursaut de développement dans le Sahel. L'objectif principal est d'éviter qu'on travaille en silos. Aujourd'hui, les projets de développement sont menés par tel ou tel organisme, international, européen, ou de tel ou tel pays. Il importe au contraire de promouvoir une gestion territoriale du développement. La grande décision prise à N'Djamena lors de la réunion de l'Alliance pour le Sahel a été de pousser à une territorialisation du développement sur les parties les plus fragiles du Sahel. Cela imposera de discipliner certaines susceptibilités...
M. Olivier Cadic. - Nous nous sommes réjouis de la décision du Gouvernement de prolonger le secours occasionnel de solidarité (SOS) mis en place en 2020 pour soutenir nos compatriotes établis à l'étranger. Cependant, comme l'a souligné la dernière assemblée des Français de l'étranger (AFE), seuls 4,7 millions d'euros, sur les 50 millions alloués, ont été versés. La résolution adoptée la semaine dernière à l'unanimité par l'AFE sur ce sujet comporte des pistes qui permettraient à votre administration de concrétiser votre volontarisme en matière sociale. J'espère que ces préconisations seront suivies, car force est de constater que le résultat reste décevant.
Au Liban, la France est au rendez-vous. Des efforts complémentaires significatifs ont été apportés en matière d'aide sociale et de soutien aux organisations de bienfaisance. Lors de mes échanges avec les élus des Français du Liban, Jean-Louis Mainguy, Ghassan Ayoub et Charles Kanaan ont salué les efforts du Gouvernement, dont nos compatriotes les plus démunis ont besoin, et loué l'action du consul général pour les mettre en oeuvre. Ils décrivent un pays où la population lutte au quotidien pour sa survie. La faim apparaît ; des supermarchés commencent à être dévalisés. Vous l'avez dit, la situation du Liban est critique. Le patriarche Raï réclame une conférence internationale parrainée par les Nations unies pour régler la crise. Il souhaite que l'armée soit la seule force chargée de défendre le Liban et a appelé les Libanais à ne pas se taire face aux armes illégales. Bien évidemment, le Hezbollah, seul parti à posséder encore une puissante branche militaire pour lutter contre Israël, s'oppose à cette démarche. Le patriarche plaide pour la neutralité de l'État libanais vis-à-vis des conflits régionaux, un concept qui devra être introduit dans la Constitution du pays grâce à la conférence internationale qu'il appelle de ses voeux. Monsieur le ministre, l'honneur de la France a été sauvé un jour par un général ; celui du Liban pourrait bien l'être par un cardinal ! La France va-t-elle s'engager pour faire prospérer la proposition du patriarche Raï ?
Mme Nicole Duranton. - Les sanctions prises hier par Londres contre les alliés de Bachar Al-Assad seront-elles suivies par la France ?
Le ministre azerbaïdjanais des affaires étrangères a rencontré hier la présidente en exercice de l'OSCE et ministre suédoise des affaires étrangères. Les discussions ont porté sur les relations de coopération entre l'Azerbaïdjan et la Suède, la situation actuelle de la région, la mise en oeuvre de la déclaration tripartite, la coopération avec l'OSCE et d'autres questions d'intérêt commun. Quel est l'état de nos relations avec l'Azerbaïdjan ? Quelle est leur évolution depuis le pic de la crise du Haut-Karabakh ?
M. Yannick Vaugrenard. - Une dépêche nous informe aujourd'hui que la Grande-Bretagne prévoit de relever le nombre d'ogives nucléaires qu'elle est autorisée à stocker. C'est une première depuis la fin de la guerre froide. Alors que Londres s'était engagé à réduire son stock à 180 ogives pour le milieu de l'an passé, elle projette désormais de le relever à 260. C'est incontestablement un tournant important. Que pensez-vous de ce revirement britannique ? Quelles en sont, selon vous, les raisons principales ? Quelles conséquences la France peut-elle en tirer ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Il faudrait qu'on vous voie plus souvent, monsieur le ministre, tant nos questions sont nombreuses ! Présidente déléguée du groupe d'amitié France-Asie du Sud-Est (pour la Birmanie), je dois poser une question d'actualité au Gouvernement demain, mais vous ne serez pas là ! Il serait extrêmement important pour la Birmanie que nous reconnaissions le gouvernement élu démocratiquement. Nous pourrions aussi demander à Total d'arrêter ses financements. Il est hors de question que Total parte : nous savons très bien que d'autres se précipiteraient. Mais ce serait un signal fort. Ce coup d'État ne peut aboutir, parce que le peuple birman est prêt à mourir pour la démocratie.
Je suis aussi présidente déléguée du groupe d'amitié France-Afrique de l'Ouest (pour le Sénégal). Je crois qu'il y a un profond problème de gouvernance dans ce pays. En 1989, avec la conférence de La Baule, la France avait beaucoup aidé au processus de démocratisation au Sénégal. Il faut encore renforcer les institutions. La France a un rôle très important à jouer en ce moment charnière. Le Sénégal, État laïque, avait réussi à résister à l'intégrisme religieux.
Sur la fermeture des frontières, vous avez déjà répondu, et le Conseil d'État a donné son verdict. Nous devons vraiment prendre en compte la situation des binationaux, lorsqu'ils appartiennent à des familles ou forment des couples qui ne peuvent plus se retrouver depuis plus d'un an. Ces personnes souffrent énormément, et il faut vraiment sensibiliser le ministère de l'intérieur sur ce point.
Sur les Journée défense et citoyenneté, j'ai déposé une question écrite. Un programme en ligne a été préparé pour les jeunes Français de l'étranger. Quand le ministère des affaires étrangères acceptera-t-il de le mettre en ligne pour nos jeunes Français de l'étranger ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - S'agissant de la Syrie, Londres sanctionne, seule, parce qu'elle est désormais hors de l'Union européenne. L'Union européenne, elle, sanctionne depuis longtemps le régime syrien, de manière très vigoureuse, par toute une série de mesures. Les entreprises qui travailleraient avec le régime syrien tomberaient sous le coup de sanctions de l'Union européenne, et nous participons au mécanisme qui identifiera les crimes commis par le régime, à la fois par la commission Pinheiro et par le mécanisme IIIM (Mécanisme international, impartial et indépendant) des Nations unies. Bref, nous documentons, et nous sanctionnons.
Sur l'Azerbaïdjan, nous suivons la situation avec attention, tout comme en Arménie. Il y a eu une crise interne qui n'est pas encore tout à fait réglée, avec la volonté du Premier ministre Pachinian d'aller aux élections anticipées, et ses difficultés intérieures avec l'armée. En Azerbaïdjan comme en Arménie, nous souhaitons faire en sorte que le cessez-le-feu soit respecté. Tout n'est pas réglé : la question des prisonniers de guerre, notamment, n'est pas résolue, malgré quelques progrès, comme la libération de Mme Maral Najarian par Bakou. Nous devons poursuivre sur la base de l'accord tripartite du 9 novembre dernier. Nous continuons à jouer notre rôle dans le cadre de la coprésidence du Groupe de Minsk de l'OSCE. Nous sommes surtout vigilants sur l'accès au Haut-Karabakh, où nous poussons pour le désenclavement, indispensable pour les populations. Nous parlons avec les uns et les autres, y compris avec les autorités d'Azerbaïdjan. Le secrétaire d'État Jean-Baptiste Lemoyne s'est rendu dans les deux pays, à ma demande, pour faire avancer le cessez-le-feu, retrouver la paix et commencer à faire en sorte que le développement soit au rendez-vous, dans une situation qui reste assez fragile.
Sur la situation au Liban, j'ai beaucoup échangé avec le patriarche Raï, car j'ai une grande considération pour sa stature morale dans le pays et sa volonté de préserver la souveraineté du Liban. Je comprends son impatience. Mais l'idée d'une conférence internationale soulève des questions : comment une telle conférence pourrait-elle régler les problèmes du pays, si celui-ci ne parvient même pas à se doter d'un gouvernement ? Tout doit commencer par là. Nous avons déjà organisé deux conférences internationales sur le Liban à Paris. Mais le point de départ reste que les responsables politiques libanais se rendent compte qu'ils doivent dépasser leur logique de clan et sortent de leur pré carré pour faire en sorte que l'intérêt collectif et l'intérêt du pays soient pris en compte. Nous allons le leur redire avec force. Les Libanais aussi doivent faire pression sur eux. Vous avez raison, par ailleurs, de souligner le rôle de l'armée libanaise, qui est actuellement la colonne vertébrale du pays. Elle tient le coup pour l'instant, même si des questions se posent sur les financements nécessaires pour payer ses soldats !
Vous avez évoqué l'AFE et les soutiens aux ressortissants français résidant à l'étranger. Je suis très attaché à la mobilisation des financements que nous avons obtenus l'année dernière et qui ont été prolongés cette année, par le versement notamment d'un secours occasionnel de solidarité aux ressortissants français résidant à l'étranger et en difficulté. Vous pouvez bien entendu faire vos propositions de répartition des financements à Jean-Baptiste Lemoyne.
Sur la Birmanie, M. Franck Riester, ministre délégué, vous répondra demain puisque je serai empêché. Vous connaissez notre fermeté à l'égard de la junte militaire et sur la question de la représentation du gouvernement. Nous sommes toujours en lien avec Mme Aung San Suu Kyi et les représentants du gouvernement élu.
Les Britanniques ont fait le choix souverain d'une montée en puissance de leur arsenal nucléaire, au regard de la dégradation du contexte international, dans le cadre de la révision de leur revue stratégique, qui a lieu régulièrement. Nous sommes souverains aussi, et le Président de la République a tenu un discours à l'École de guerre sur ce sujet il y a quelques mois - chaque Président fait au cours de son quinquennat un discours sur l'enjeu nucléaire militaire de la France. Il a indiqué à plusieurs reprises que notre arsenal était dans la stricte suffisance, avec le seuil des 300 armes.
M. André Gattolin. - En Birmanie, le résultat des élections libres est remis en cause par la Junte. En Russie, on empêche les candidats de se présenter aux élections générales, qui auront lieu en fin d'année. Alexeï Navalny est dans un camp de travail forcé, et selon les échanges que j'ai eus le week-end dernier avec les opposants au régime russe, 80 arrestations arbitraires ont frappé des personnes qui se réunissaient pour préparer ces élections. Ces situations appellent des sanctions. Je ne suis pas un thuriféraire des sanctions généralisées dont on connaît les limites.
Pour autant, les sanctions ciblées ne sont-elles pas purement symboliques, sachant que les généraux birmans n'ont pratiquement pas de biens en Europe et que, à la suite de l'affaire Navalny, de telles sanctions, prises sur la base du régime de sanction européen dit Magnitsky, n'ont concerné que quatre responsables, dont un seul avait des biens en Europe ?
Enfin, l'Allemagne va-t-elle décider seule de prolonger l'opération Nord Stream 2, alors que la plupart des Européens s'y opposent et qu'elle est contraire à nos objectifs énergétiques à horizon 2035 ?
M. Cédric Perrin, président. - Permettez-moi une dernière question sur la Corne de l'Afrique, dont je préside le groupe d'amitié au Sénat. On observe en ce moment un sorte de jeu à 4 avec l'armée éthiopienne, l'armée érythréenne, le Front de libération du Peuple du Tigré (TPLF) et les milices amharas. Les Erythréens sont les auteurs d'exactions assez violentes sur la population tigréenne. Les milices amharas voudraient elles aussi chasser les Tigréens. Sans aller jusqu'à parler de génocide, car il n'y a pas, fort heureusement, de politique organisée par l'État éthiopien d'élimination des Tigréens, un certain nombre de signaux sont largement au rouge. L'Éthiopie ne permet pas aux journalistes de se rendre dans la région du Tigré. Des enquêtes indépendantes sont demandées. Quelle est la position de la France à cet égard ?
M. Jean-Yves Le Drian, ministre. - On voit dans le monde les démocraties subir des revers considérables. Vous faites à bon droit le lien entre la Birmanie et la Russie : dans les deux cas, on observe un arrêt du processus démocratique, ou un renoncement démocratique, une dérive autoritaire. Au fond, nous sommes dans un affrontement de modèles, qui n'a jamais été aussi fort et qui peut ouvrir la voie aux pires dérives et aux pires régressions. Cet affrontement de modèles se caractérise par une information instrumentalisée, voire manipulée. Certains cherchent à imposer de nouvelles dépendances aux pays les plus fragiles. Et l'on constate des violations des Droits de l'Homme, ou le balayage d'élections par des coups de force. Les démocraties doivent se protéger de ces risques et étendre leur politique d'influence. Cela passe par le développement, la bataille de l'information, de la culture, mais aussi par l'unité de l'action de l'Europe dans les crises.
La Russie est dans une de forme de dérive autoritaire, comme je l'ai déjà dit publiquement. Notre réponse, nos sanctions ne sont pas secondaires. Elles font suite à un autre train de sanctions pris en octobre dernier, qui comporte des interdictions de voyage, des gels d'avoirs, et une dénonciation publique. La Russie semble faire fi des conséquences de ces sanctions, parce que cette dérive autoritaire amène les responsables de la Russie à s'intéresser d'abord à leur situation intérieure, et à ne pas prêter attention à leur image extérieure et aux conséquences de leurs actes. Mais les sanctions posent des problèmes difficiles à certains responsables. Le gel d'actifs dans toute l'Union européenne n'est pas secondaire - on le voit bien aussi pour la Syrie. Je suis très déterminé à ce que des sanctions ciblent des individus, mais aussi des entités, pour manifester notre rejet et notre indignation, notamment dans le cas de l'affaire Navalny.
Nous avons des réserves connues sur le projet Nord Stream 2. Nous avons eu des discussions fortes avec les Allemands sur ce sujet car, car cela place l'Union européenne en dépendance et menace sa souveraineté stratégique et énergétique. Bien sûr, ce sujet concerne avant tout l'Allemagne et la Russie, mais nous disons très librement aux Allemands notre manière de voir sur ce sujet.
Dans la Corne de l'Afrique, ce qui est le plus préoccupant, c'est la situation humanitaire. Près de 4 millions de personnes ont besoin d'aide alimentaire. La pression internationale a enfin conduit les autorités éthiopiennes à faire des concessions sur l'accès humanitaire, mais ce n'est pas suffisant, et nous travaillons avec nos partenaires européens et américains pour obtenir l'accès humanitaire nécessaire pour secourir et seconder ces populations. Il faut aussi que les troupes érythréennes quittent le Tigré, et que des enquêtes indépendantes soient conduites pour faire toute la lumière sur la situation. Amnesty International a documenté des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité. Nous sommes donc extrêmement déterminés à faire avancer des enquêtes indépendantes. Nous avons des relations avec les autorités d'Éthiopie, et le Président de la République a fait valoir cette nécessité. Le Conseil de sécurité a déjà évoqué cette question il y a quelques jours, lors de sa réunion du 4 mars. Nous comptons continuer à mettre de la pression pour que des enquêtes soient diligentées le plus rapidement possible sur les crimes commis dans sa région, avec l'appui de la Haute-commissaire des Droits de l'Homme et de la Cour africaine des Droits de l'Homme. Nous sommes aussi très déterminés à faire aboutir l'aide humanitaire massive dont les populations de la région ont besoin.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 40.
Mercredi 17 mars 2021
- Présidence de M. Christian Cambon -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Audition de MM. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus et de Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space
M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, nous accueillons Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus, et Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space.
Nous poursuivons nos auditions sur le système de combat aérien futur, le SCAF : après avoir entendu le Président de Dassault Aviation, mercredi dernier, il était logique que nous invitions à s'exprimer l'autre grand acteur industriel de ce programme, à savoir Airbus.
Monsieur le Président, Monsieur le Directeur, nous vous remercions d'avoir accepté cette audition. En effet, le programme SCAF est l'une des conditions de l'autonomie stratégique de l'Europe à l'horizon 2040. Il est actuellement dans une phase sensible et même cruciale de son développement, puisque le projet de démonstrateur doit être prochainement lancé.
Notre commission suit très attentivement ce programme : un rapport récent de nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret en a exposé les enjeux et les conditions de succès. C'est aussi un thème récurrent de discussions régulières avec nos homologues allemands, même si ces contacts ont été plus complexes pendant la crise sanitaire.
Le programme SCAF comporte 7 piliers, dont deux sur lesquels Airbus est leader - le drone et le « cloud de combat ». Sans doute nous en direz-vous quelques mots. Mais nos inquiétudes portent à vrai dire, surtout, sur le premier pilier, c'est-à-dire sur l'avion de combat, pour lequel Dassault est leader et Airbus partenaire principal.
Le premier sujet d'inquiétude a trait à la répartition des charges de travail. Un invité-surprise a fait irruption dans le débat. Bien entendu, nous notons avec satisfaction la montée en puissance de l'Espagne qui est une bonne nouvelle en soi, mais Dassault doit désormais exercer son leadership, alors que les États français, allemand et espagnol se sont accordés sur un partage par tiers de la charge de travail.
En d'autres termes, Dassault doit être leader avec un tiers seulement de la charge. Est-ce véritablement possible ? Comment l'envisagez-vous ? Le Président Trappier nous a fait part des doutes qu'il a à ce sujet. Votre point de vue sur cette question est évidemment absolument essentiel.
De la même manière, alors que la négociation semblait aboutir fin 2020, le président de Dassault nous a fait part d'une remise en cause par Airbus et l'Allemagne des équilibres sur les « packages » dits sensibles. Quelles sont les exigences respectives d'Airbus et ce que souhaitent les États allemand et espagnol à ce sujet ?
Je rappelle que la France a normalement le rôle de leader sur le programme SCAF en contrepartie d'autres décisions sur les chars de combat (MGCS) ou encore l'Eurodrone.
Qu'en est-il, par ailleurs, de la question des capacités indispensables à la France que sont la navalisation et la capacité d'emport de l'arme nucléaire ? Intégrez-vous ces questions à vos réflexions ?
Le deuxième sujet d'inquiétude porte sur les droits de propriété intellectuelle. Dassault n'est, fort heureusement, pas prêt à brader l'acquis industriel français et chaque industrie doit être en mesure de protéger ses innovations. La question semble d'ailleurs davantage se poser entre États qu'entre industriels. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Tout ceci a pour conséquence que le doute commence à s'installer. Une tribune du Figaro juge que les Français et les Allemands ne sont pas du tout sur la même ligne et que les conceptions allemandes en matière de forces armées ne prédisposent pas à une véritable coopération. Eric Trappier nous a confirmé ici qu'il travaillait sur un « plan B », ce qui n'est jamais un bon signe lorsque l'on parle d'un projet de cette ampleur. Au demeurant, la question ne semble pas relever de la pure rhétorique de négociation, et un échec ne serait d'ailleurs pas sans précédent dans l'histoire de ce type de programmes, mais un échec serait évidemment très grave en ce qui concerne l'autonomie stratégique chère à l'Europe.
Côté allemand, on commence à entendre parler du lancement d'un démonstrateur sur la base de l'Eurofighter. Réfléchissez-vous aussi à un plan B ?
Alors que le Royaume-Uni développe déjà un projet concurrent (Tempest), ne risque-t-on pas de payer bien cher, à terme, un éventuel échec du SCAF ?
Voilà quelques questions qui permettront de compléter les déclarations d'Eric Trappier, avant que nous n'auditionnions le Délégué général pour l'armement.
Messieurs, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Je rappelle que vous avez accepté la captation et la diffusion de cette audition : il s'agit d'un sujet qui intéresse au plus haut point tant les spécialistes des questions de défense que l'opinion publique à l'approche d'élections sensibles tant en France qu'en Allemagne. Même si les questions de défense ne sont pas toujours le premier souci de nos concitoyens, c'est aussi l'avenir de l'Europe et son autonomie sur le plan de la défense qui sont en jeu.
M. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, en mon nom et celui de Dirk Hoke, je souhaite vous remercier de cette invitation. Nous nous réjouissons d'être avec vous ce matin car le programme SCAF soulève des questions et, comme vous venez de le dire, le doute peut s'installer. La présente audition doit donc nous permettre d'éviter toute incompréhension. J'ai écouté par ailleurs avec beaucoup d'attention l'audition d'Eric Trappier.
Les questions que vous avez soulevées en introduction sont de vraies questions qui se posent pour la France mais aussi pour l'Espagne et l'Allemagne. Ce sont des questions auxquelles il nous faut répondre pour lever ce doute et pour avancer sur ce programme essentiel pour l'autonomie stratégique de l'Europe.
Avant d'aller plus loin, je souhaite revenir sur les enjeux. Dans les années 80, l'Europe a lancé trois programmes d'avions de combat. Ces trois avions ont été vendus à 1 500 exemplaires. Pendant ce temps, le F -16, notre concurrent américain, a été vendu à 4 500 exemplaires. Puis, les Etats-Unis ont lancé le F -35, un avion de nouvelle génération, vendu déjà à plus de 3 000 exemplaires à 8 pays européens. Malheureusement, c'est le constat que nous devons faire : celle d'une Europe divisée et d'une Europe distancée par les Etats-Unis. L'objet du SCAF est de remobiliser nos forces et de rattraper le retard pris par rapport aux Etats-Unis.
Cet enjeu est résumé dans le rapport d'information du Sénat de juillet 2020 qui dit que « le programme SCAF est indispensable au renouvellement de l'aviation de combat de la France, de l'Allemagne, de l'Espagne à l'horizon 2040. Il est également essentiel à la préservation de l'autonomie stratégique et de la base industrielle et technologique de défense européenne ». Ces termes restent absolument d'actualité. Cependant, chacun a conscience que ce qui était possible en 1985 n'est plus possible en 2021 car l'écart s'est creusé, par rapport aux Américains mais aussi en termes de coûts de développement des nouvelles générations. Le F -35 n'est plus le F -16. Le F -35 est un avion dans un système et le SCAF doit l'être aussi. Les coûts de développement sont donc d'un autre ordre de grandeur par rapport à la référence de 1985. La référence du passé est une référence avec laquelle il faut prendre ses distances.
Airbus, comme ses partenaires français, allemands et espagnols, est totalement engagé dans le SCAF. Nous avons mené des négociations et nous avons un accord industriel en France avec Thalès, mais aussi un accord industriel en Espagne avec Indra et un accord industriel avec Hensoldt en Allemagne. Nous avons aussi mené des négociations et trouvé un accord industriel en France et en Allemagne avec MBDA. Par conséquent, ce débat ne se résume pas à un face à face entre Airbus et Dassault mais ce sont l'ensemble des acteurs français qui sont aujourd'hui impliqués dans le SCAF ainsi que l'ensemble des acteurs allemands et espagnols. Je pense qu'il est important de rappeler que d'autres discussions - certes compliquées - ont été menées et ont permis d'aboutir à des accords avec d'autres partenaires industriels.
Comme vous l'avez rappelé, des négociations sont en cours avec Dassault et n'ont pas encore permis d'aboutir à un accord.
Dassault, Thalès, Safran, défendent leurs intérêts d'industriels. C'est parfaitement légitime mais chaque industriel a aussi une responsabilité particulière par rapport à son pays ou ses pays. Airbus est le premier fournisseur des forces armées françaises. Airbus est au coeur de la dissuasion à travers MBDA sur la composante nucléaire aéroportée, à travers Ariane Group sur le M -51. Airbus, présent dans les avions de transport, dans les systèmes de renseignement spatiaux, dans les hélicoptères, est au coeur de la défense française. Airbus n'est pas en France au coeur du SCAF car priorité a été donnée à Dassault, Safran et Thalès, ce que nous comprenons. Ce que nous pouvons regretter mais que nous comprenons, c'est qu'Airbus ne représente que 1 % environ de la part française du SCAF. Cela veut dire que nous n'avons pas en France d'enjeux industriels car notre part industrielle est très marginale. Ce que nous défendons en France, c'est le programme lui-même. Ma conviction profonde, c'est que ce programme européen est dans l'intérêt de la France. Sans ce programme SCAF, comment la France pourrait-elle faire face aux grands défis capacitaires que la Revue stratégique a permis de mettre en lumière, c'est-à-dire disposer d'un modèle d'armée complet, répondre aux enjeux des combats de haute intensité, du déni d'accès, des drones de combat, du cloud de combat, de la cyber-sécurité, etc. ? Tous ces défis sont avant tout d'ordre capacitaire.
Il faut en effet replacer ce débat, qui n'est pas d'abord un débat industriel, dans le cadre des besoins capacitaires que la Revue stratégique a mis en lumière. La première question à se poser est : comment les armées françaises feront-elles face aux menaces à l'horizon 2040 et au-delà ? Cette question est aussi celle que doivent se poser l'Allemagne et l'Espagne.
Comme vous l'avez souligné et comme Eric Trappier l'a indiqué aussi avec éloquence, c'est un objectif mais pas à n'importe quelle condition. C'est l'intérêt de la France de faire le SCAF mais pas dans n'importe quelles conditions. C'est l'intérêt de l'Allemagne de faire le SCAF mais pas non plus dans n'importe quelles conditions. C'est l'intérêt de l'Espagne mais, là encore, pas dans n'importe quelles conditions. La question est donc de savoir quelles sont ces conditions.
Ce qui me frappe, c'est qu'un grand nombre de non-dits et de procès d'intention font aujourd'hui obstacle à une compréhension mutuelle qui est la condition sine qua non pour créer la confiance. De plus, nous avons aussi des échéances : cette pression temporelle n'est pas liée uniquement aux élections à venir mais cette pression est liée à la dynamique même de la négociation. Cette pression temporelle nous impose de mettre sur la table tout un ensemble de sujets, qui n'ont pas été explicites jusqu'à présent, et qui ont causé cette incompréhension entre les trois pays et entre les industriels.
Permettez-moi de prendre quelques exemples. Le modèle Dassault de coopération est un modèle qui s'appuie sur un maître d'oeuvre fort et des sous-traitants. C'est le modèle du nEUROn. Ce maître d'oeuvre fort contrôle les risques et prend les responsabilités sur le programme lui-même. Ce modèle est-il assez connu en Allemagne ? Je n'en suis pas sûr. Le modèle allemand, qui est celui d'Eurofighter, s'appuie sur quatre partenaires exactement au même niveau, disposant d'une maîtrise d'oeuvre commune et se répartissant de façon égale l'ensemble des work packages. En établissant cette comparaison, je ne porte aucun jugement sur la validité ou l'efficacité de l'un ou l'autre schéma de coopération mais je veux souligner que les points de départs sont très éloignés. Ceci explique que chacun a le sentiment justifié de faire beaucoup de concessions. De plus, après ces concessions faites de part et d'autre, on reste encore dans une situation dans laquelle il n'y a pas d'accord. Pour trouver un accord, je pense qu'il est important de revenir sur ce qu'ont été les modèles de coopération. Au final, ces modèles nEUROn et Eurofighter sont peu connus de part et d'autre du Rhin. Nous pouvons nous faire le reproche réciproque de ne pas avoir suffisamment bien expliqué ni assez tôt comment nous fonctionnions de part et d'autre du Rhin et de part et d'autre des Pyrénées.
Je citerai un autre exemple. Lorsque nous sommes en Allemagne, on entend parfois que les Français veulent faire un avion français financé par le budget allemand. Lorsque nous sommes en France, on entend quelques fois que les Allemands veulent accéder à la technologie française pour développer un produit concurrent. Sur ces bases, pouvons-nous mener une discussion dans un climat de confiance ? Je ne le crois pas. Certaines discussions sont de nature politique et pas uniquement de nature industrielle.
Alors quel est le rôle d'Airbus ? Le rôle d'Airbus en France ne se limite pas à une part de 1 % du budget français du SCAF. Son rôle en France est le même rôle que celui qu'Airbus joue en Allemagne ou en Espagne, c'est d'être la voix - et souvent la seule voix - qui puisse parler à ces trois pays car nous y sommes présents. Cette vision européenne qui a présidé à la création d'EADS est cependant aujourd'hui bien chahutée. Le discours que nous tenons devant vous et qui est aussi celui que nous tenons en Allemagne et en Espagne est difficile. C'est une position avec laquelle nous prenons beaucoup de coups mais j'ai la faiblesse de penser que, lorsqu'Airbus est attaqué, c'est aussi un symptôme de l'affaiblissement de la vision européenne et le symptôme d'un repli national.
La coopération est par ailleurs très difficile. Churchill dit que la démocratie est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres, et je crois que la coopération est aussi le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. Nous devons nous efforcer de faire fonctionner la coopération mais c'est un exercice compliqué car ce sont des concessions et des compromis, et c'est aussi accepter la différence et la faire vivre.
Pour comprendre les grands enjeux, je me suis appuyé sur quelques déclarations de précédents Présidents de la République car les racines du SCAF sont bien plus profondes que les discussions que nous avons eues au cours des trois ou quatre dernières années. Ainsi, en septembre 1985, le Président Mitterrand avait écrit ceci au Chancelier Kohl : « Je tiens à rappeler qu'à mes yeux la construction d'une aéronautique militaire commune est un projet fondamental pour la sécurité et la défense, comme d'ailleurs pour l'avenir technologique et industriel de l'Europe. Je ne puis que regretter l'échec récent du projet unique d'avions de combat européen ». En 2008, le Président Sarkozy disait quant à lui dans le Livre Blanc : « La crédibilité de la composante nucléaire aéroportée implique de conserver sur le plan national la capacité de conduite technique d'un programme d'avion de combat et de définition et d'adaptation du système à la mission nucléaire. » Cette conduite technique est ce qui a été donné à la France sur le SCAF et à l'Allemagne sur le MGCS, c'est-à-dire que la DGA est agence contractante, agence d'exécution et a la responsabilité de mener ce programme. Il ajoutait ceci : « Cependant, face à l'étalement et à la raréfaction des programmes d'avions de combat, l'ensemble des acteurs européens du secteur est confronté à plus ou moins long terme à un problème de maintien des compétences. La France, pour sa part, soutiendra l'émergence d'un avionneur européen complet, capable de concevoir les futures plates-formes de combat pilotées ou non ». En 2017, le Président Macron, avec l'Allemagne d'abord, puis avec l'Espagne, a donné corps à ce projet qui transcende en France toutes les couleurs politiques.
Y a-t-il un plan B ? Il y a toujours des alternatives. S'il s'agit d'atteindre l'objectif capacitaire et l'ambition d'autonomie stratégique de la France et de l'Europe, je suis convaincu qu'il n'y a pas de plan B. Il y a certes des alternatives. On peut moderniser des produits existants, on peut acheter des produits américains, on peut recréer des alliances qui existaient dans le passé, on peut envisager de grands programmes non pas avec des partenaires mais avec des sous-traitants. Cependant, aucune de ces alternatives ne permet d'atteindre l'objectif que vous avez fixé.
Je souhaite finir mon propos en citant la ministre des Armées, Mme Florence Parly, qui a alerté sur ce qu'elle appelle le risque de déclassement stratégique de l'Europe et de la France. C'est bien aujourd'hui le risque dont on parle. Allons-nous trouver les moyens de mieux nous comprendre et de recréer un climat de confiance et de coopération ? Pouvons-nous aller au-delà des polémiques et des invectives qui polluent ce débat et qui ne sont pas à la hauteur des enjeux ? Je pense que c'est notre responsabilité collective car les enjeux sont ceux que nous avons cités.
Je vous remercie et je passe la parole à Dirk Hoke.
M. Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space. - Merci Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vais m'exprimer en français mais ce n'est pas ma langue maternelle. Je vous prie donc d'excuser mes quelques maladresses.
Je vous remercie tout d'abord de votre invitation et je suis très honoré de représenter Airbus devant le Sénat français.
Le programme SCAF représente un enjeu majeur pour la France, l'Allemagne et l'Espagne, mais aussi pour l'Europe et le futur de son industrie. Pour réussir ce projet ambitieux et pour répondre aux besoins de l'autonomie stratégique européenne, le SCAF ne peut être conçu qu'ensemble dans une coopération où chacun participe pleinement et est représenté à la hauteur de ses investissements. Il est important de rappeler que le SCAF est un système innovant structuré autour de 7 piliers d'intégration d'un système complet que nous menons en co-traitance avec Dassault, l'avion de chasse (NGF) et sa motorisation étant sous responsabilité de la France, les drones d'appui et les clouds de combat sous la responsabilité de l'Allemagne, et les senseurs et la furtivité sous la responsabilité de l'Espagne.
Ces discussions ont été menées rapidement : commencées en 2017, elles ont abouti à une signature en avril 2018. En deux ans, nous avons signé un premier contrat de joint concept study. En mars 2020, nous avons signé le contrat de la phase 1A. Je ne crois pas qu'il existe un autre programme international de cette taille qui ait avancé aussi vite. Un énorme travail a été réalisé en un temps très court par les Etats et les industriels avec 5 piliers finalisés sur 7. Des accords ont été passés entre tous les acteurs, ce qui démontre qu'une coopération à trois où chacun détient sa place est possible. Sur le NGF (Next generation fighter), nous devons finaliser avec Dassault les principes de la prise de décision et trouver un accord sur les derniers work packages de nature plus stratégique. Ce n'est pas si facile car, comme Antoine l'a rappelé, nous sommes très différents et nous n'avons pas la même histoire.
Il existe cependant deux principes sur lesquels nous sommes d'accord. Nous voulons une organisation efficace qui permette aux industriels partenaires de prendre les bonnes décisions et de tenir leurs engagements vis-à-vis des clients, notamment en termes de calendrier et de coûts. Nous souhaitons aussi que le maître d'oeuvre soit responsable, c'est-à-dire qu'il dispose des leviers pour exercer son rôle. Nous pensons que c'est possible, mais il faut créer la confiance pour mener le projet dans la structure définie.
Avec Dassault, nous avons un passé différent mais nous faisons le même métier et notre objectif est d'avoir un futur commun. Pour autant, nous pensons que le maître d'oeuvre ne doit pas tout contrôler ni prendre seul les décisions du programme. Les Etats allemand et espagnol ont investi dans des capacités et ils veulent donc s'assurer que ces capacités seront utilisées pour l'exécution du projet SCAF.
C'est bien au travers d'une relation claire avec les partenaires que chacun pourra contribuer de la manière la plus efficace en apportant ses compétences, en participant aux prises de décision sans mettre en danger l'avancement du programme et en conservant un savoir-faire dans certains domaines critiques.
La proposition d'Airbus respecte tous ces principes : une gouvernance qui s'appuie sur un engagement des partenaires tout en donnant au maître d'oeuvre Dassault la capacité d'arbitrage et de décision pour assurer le maintien du calendrier, des coûts et des performances. Concrètement, en cas de désaccord, Dassault peut arbitrer. Le partage des responsabilités doit permettre à Dassault de contrôler les activités sur le chemin critique du premier vol, notamment l'intégration système, les commandes de vol ou les essais en vol. Il appartient à Airbus d'exercer sa responsabilité de partenaire sur certains systèmes clés qui seront intégrés ensuite dans l'avion sous la responsabilité du maître d'oeuvre Dassault. En clair, cela signifie que Dassault conserve 4 work packages stratégiques tandis qu'Airbus Allemagne et Airbus Espagne en prendront un chacun. Nous trouvons que cette proposition est équilibrée, même s'il n'a pas été facile de convaincre l'Espagne et l'Allemagne de suivre cette proposition. Les points d'attention portent donc sur la gouvernance mais nous voulons aussi nous assurer que les compétences de tous les pays seront utilisées pour créer le meilleur système possible.
Ce principe d'équilibre est ce que demandent les nations en contrepartie des investissements effectués dans le programme SCAF. D'ailleurs, la DGA a veillé à ce que Thalès ait une partie stratégique du cloud de combat dont Airbus est responsable. C'est bien ce que nous demandons à notre tour dans le NGF. Sur le cloud de combat, nous avons accordé 33 % pour le work share à chaque partenaire, mais aussi pour le lead share car nous voulons travailler dans une logique partenariale afin que tous les partenaires soient dans une logique gagnant-gagnant. En effet, notre objectif n'est pas de créer un démonstrateur mais un système de systèmes prêt en 2040. Pour cela, nous devons démontrer à la France, à l'Allemagne et à l'Espagne que nous sommes de vrais partenaires et que nous travaillons pour le bien des trois Etats et pour l'Europe en utilisant les capacités des trois pays.
Pour réussir, il faut mieux se connaître et se faire confiance, ce qui n'est pas si simple car nous sommes très différents. Cependant, cette différence est aussi une richesse car elle favorise la création, l'innovation et la disruption. Pour mener à bien ce projet, nous ne pouvons pas utiliser les technologies de 2010 ou de 2020. Notre monde a changé au cours des 15 dernières années et a vécu des sauts technologiques très importants. Aussi, si nous utilisons un programme qui s'appuie sur la technologie de 2010-2020, nous courons à l'échec. Nous devons au contraire être agiles et le démonstrateur doit permettre de « dérisquer » le programme.
Par exemple, il est normal que nous connaissions mal ce que fait l'autre. Sur les commandes de vol, nous travaillons avec une équipe d'environ 150 ingénieurs depuis plus de 50 ans au travers de deux générations d'avions de chasse, le Tornado et l'Eurofighter au sein d'un centre d'excellence dédié dans lequel nous formons aussi les ingénieurs deBAE Systems.
Il faut partir ensemble de la meilleure équipe, chacun dans son rôle, pour construire le meilleur avion de combat et le meilleur système. Pour cela, nous sommes plus forts à trois avec l'Espagne. L'Espagne rend le SCAF encore plus européen et permet de réduire les coûts pour la France et pour l'Allemagne. Elle apporte aussi une compétence et une expertise reconnues dans de nombreux domaines. L'Espagne est, par exemple, le principal partenaire de l'Eurofighter et a une compétence unique d'avionneur militaire sur de nombreux programmes.
En conclusion, je dis aujourd'hui au Sénat français ce que je dirais au Bundestag allemand et au Parlement espagnol. Le SCAF est notre avenir commun, c'est une occasion historique. Je suis confiant et persuadé que nous sommes proches d'un accord. Nous n'aurons pas d'autres chances et nous ne travaillons pas sur un « plan B » qui ne serait pas une vraie alternative. Il est essentiel que nous puissions parvenir à travailler ensemble. C'est important pour l'autonomie stratégique européenne mais aussi pour la France, l'Allemagne et l'Espagne. Au cours des trois dernières années, nous avons démontré que nous pouvions avancer plus rapidement que d'autres équipes et que nous pouvions développer des systèmes de systèmes qui n'existaient pas auparavant.
Je souhaite donc obtenir votre confiance et votre soutien et je suis prêt maintenant à répondre à vos questions.
M. Christian Cambon, président. - Merci de nous avoir exposé avec clarté et sincérité l'état du dossier. Dans vos réponses, ayez soin de nous dire quels sont maintenant les points de négociation qui doivent trouver solution faute de quoi le projet serait bloqué. Les objectifs que vous avez rappelés sont partagés. Le Sénat, contrairement à d'autres, ne passe pas son temps à faire des déclarations enflammées. Nous cherchons avant tout à bien comprendre le sujet sachant que nous sommes tous attachés à ce concept d'autonomie stratégique.
Nous avons le sentiment que l'arrivée de l'Espagne a un peu changé la mise. En 2017, l'accord était simple et n'impliquait que la France et l'Allemagne à 50 %. Le leadership sur le MGCS revenait à l'Allemagne et ce fait n'a pas été contesté par la France alors que plusieurs autres entreprises pouvaient prétendre conduire le projet. Certes, l'arrivée de l'Espagne est une satisfaction, car elle permet d'apporter une expertise et de partager les coûts. C'est aussi ainsi que l'Europe de la défense se constitue progressivement. Toutefois, ce nouvel élément vient déséquilibrer l'ensemble puisque l'Espagne n'est pas partenaire du MGCS.
Je souhaite aussi que vous puissiez nous donner votre sentiment, vu d'Allemagne, sur la perception du dossier par le Bundestag, qui ne joue pas le même rôle que le Parlement français. A ce sujet, j'ai entendu certains de mes homologues allemands dire qu'ils ne s'attarderaient pas sur les déclarations du Président Macron et de la Chancelière Merkel mais qu'ils décideraient ce qu'ils voudraient. Ils nous ont même indiqué ne pas exclure de financer ce projet trimestre par trimestre si leurs conditions et garanties n'étaient pas remplies. Nous avons bien compris alors que certains parlementaires allemands se référaient à des fiches préparées par les industriels de leurs territoires.
Nous avons donc besoin de comprendre l'impact politique du Bundestag sur un tel projet, car il n'a pas qu'une dimension industrielle mais aussi une dimension politique qui, en outre, pourrait évoluer à la faveur des élections à venir. Si jamais les élections allemandes de septembre modifiaient complètement la majorité, la dimension politique viendrait forcément interférer.
M. Cédric Perrin. - Comme on l'a dit, nous sommes sur une bien mauvaise pente dans ce projet majeur pour l'Europe et son autonomie stratégique. Il faut une coopération loyale et juste avec l'Allemagne, dans le respect des engagements qui ont été pris et des savoir-faire qui ont été établis au départ. Nous sommes tous conscients de la nécessité pour chacun de défendre ses intérêts industriels, mais tout est une question de mesure. Or nous avons parfois l'impression, vu du Sénat, que cette défense tourne un peu à l'obsession. Comme vous l'avez dit, peu de choses seront possibles sans coopération européenne compte tenu des coûts de développement. Or, même si la répartition donne le lead à Dassault, nous nous demandons ce qu'il en est réellement. Le ménage à trois ne fait rien pour arranger les choses. Ce beau projet est aujourd'hui dans une position bien inconfortable. Le malade est fiévreux et il faut faire redescendre la fièvre pour lui permettre de marcher sur ses trois jambes, ce qui n'est pas très évident. Le Bundestag fait pression sur le gouvernement allemand et sur les entreprises mais sachez que, même si notre pouvoir est moins important que celui des parlementaires allemands, nous avons, nous aussi, des exigences.
Eric Trappier considère qu'il ne peut pas, en l'état, exercer sa maîtrise d'oeuvre avec les nouvelles demandes de lead share que vous lui faites. Qu'en pensez-vous ?
Selon M. Trappier, il existe aussi un débat sur la propriété intellectuelle. Que pouvez-vous nous en dire ?
Vous venez de dire, par ailleurs, que l'on ne peut pas utiliser les technologies de 2010-2020 pour le SCAF. Je souhaite dresser un parallèle avec le projet de drone MALE européen. Je suis extrêmement inquiet sur ce projet d'Eurodrone, car nous avons quelques années de retard. Il sera sans doute livré en 2028. Or nous avons vu le saut technologique que le monde a connu entre 2013 et 2021 et nous imaginons qu'il en sera de même entre 2021 et 2028. Ne craignez-vous pas, in fine, une certaine obsolescence du drone MALE européen ?
M. Philippe Folliot. - Nous avons tous bien compris que les enjeux technologiques sont importants ainsi que les coûts de développement et qu'il existe aussi des enjeux liés aux équilibres de coopération. Je vais m'exprimer aussi en tant que président de la commission économique de l'assemblée parlementaire de l'OTAN. Dans vos propos, vous avez souligné qu'il existe un enjeu politique au regard du fait que certains pays européens ont fait le choix d'acheter américain plutôt qu'européen. Ce choix emporte des conséquences car les amortissements sur les séries sont alors plus importants pour les partenaires choisis. La mutualisation conduit à une plus grande compétitivité. Très clairement, il existe donc un enjeu politique fort. Au niveau de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, j'ai donc demandé que l'on réfléchisse à ces questions l'année prochaine.
Le groupe Airbus a un pilier civil et un pilier militaire. Au regard des difficultés de l'industrie aéronautique, le pilier civil traverse une crise sans précédent. Dans la division hélicoptère, sans le militaire, Airbus serait en mauvaise posture. Ces questions relatives à l'équilibre entre le civil et le militaire impactent-elles votre stratégie et vos moyens en matière de recherche-développement ? Par ailleurs, Airbus, en région Occitanie, est une institution et un vecteur économique fort. Que pensez-vous des conséquences de cette crise pour cette région ?
M. Christian Cambon, président. - La presse se fait largement l'écho du fait qu'Airbus souhaiterait reprendre pied dans l'aéronautique militaire pour traverser la crise de l'aéronautique commerciale.
M. Ronan Le Gleut. - Dimanche dernier se sont tenues deux élections régionales en Allemagne. Il se trouve que le président vert Kretschmann a été renforcé dans le Bade-Wurtemberg tandis que la présidente social-démocrate Dreyer a été renforcée en Rhénanie-Palatinat. Aussi, le scénario d'une coalition entre les Verts, les socio-démocrates et Die Linke est envisageable en septembre. Quelles en seraient ses conséquences sur le projet SCAF ?
Nous avons beaucoup parlé des difficultés liées à la gouvernance du SCAF, mais au-delà, existe-t-il des difficultés liées aux choix technologiques ? Nous sommes en effet face à des choix révolutionnaires, avec un système de systèmes et des technologies d'intelligence artificielle. Sur ce plan, existe-t-il des frictions ?
M. Dirk Hoke. - Il est difficile de dire comment les élections de l'automne vont se dénouer en Allemagne. Les résultats du week-end dernier ne sont pas tout à fait une surprise. La crise sanitaire peut avoir des répercussions sur le résultat des élections. Personne ne peut dire avec certitude ce que sera l'issue des élections. Cependant, il est vrai qu'un changement profond est possible. Ce changement pourrait avoir un impact sur le projet SCAF. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons accéléré le projet, s'agissant des phases 1A et 1B. Pour rappel, le RFP (Request for proposal) a été lancé début octobre 2020 et nous avons répondu fin octobre. Nous avons pris ensuite du temps pour adapter le budget. Nous sommes maintenant en train de finaliser le contrat d'un des sept piliers. Nous fournissons des efforts très conséquents pour entrer dans le contrat avant les élections.
En Allemagne, nous devons obtenir l'approbation du ministère de la défense et du ministère des finances, mais aussi du Bundestag et cette étape nécessite trois mois. Après juin, il sera difficile de faire passer des projets dépassant 25 millions d'euros. Dans notre prévision initiale, notre objectif était de passer devant le Parlement au mois de mai 2021, c'est-à-dire qu'il fallait terminer toutes les négociations en février 2021. Ce calendrier est-il encore tenable ? Je le pense mais ce n'est pas garanti. Nous avons le soutien de la Chancelière et du gouvernement mais il nous faut aussi terminer les négociations. Il ne nous reste plus que quelques jours pour parvenir à cette finalisation. Au Bundestag, la procédure est plus contrainte, car liée aussi à notre histoire. Si nous ne pouvons pas répondre à toutes les questions du Parlement, nous n'aurons aucune garantie mais nous fournissons d'importants efforts pour aboutir. De plus, ce qui est écrit dans la presse n'aide pas beaucoup à la conclusion du processus. Ceci explique que nous ayons peu communiqué dans la presse en Allemagne, car nous souhaitons dépassionner le débat pour nous focaliser sur l'essentiel et instaurer la confiance.
Avec un système de systèmes, nous pensons contourner la difficulté de l'obsolescence et de la compétitivité avec l'offre américaine. Nous avons besoin d'une autonomie stratégique en Europe et il faut donc aussi protéger les capacités investies pour garantir notre autonomie et couvrir nos besoins dans les années à venir. De la même manière, le projet Eurodrone était essentiel même si ce sont des investissements importants pour les pays impliqués mais, sans ce projet, nous n'aurions pas pu conserver les capacités en Europe. Pour mettre en place le SCAF, nous avons résolument besoin de ces capacités car elles font partie de la feuille de route du programme. Eurodrone n'est pas un projet à analyser de manière isolée mais avec le SCAF. Il fait absolument sens de développer cette feuille de route, même si le coût est plus important. Par ailleurs, Airbus a investi 1 milliard d'euros dans les drones au cours des dix dernières années, mais nous avons aussi indiqué que nous arrêterions sans un projet. Il était donc essentiel de stabiliser le projet pour assurer le futur.
M. Antoine Bouvier. - Le calendrier, comme vous l'avez souligné, est essentiel. Les échéances politiques, en Allemagne mais pas seulement en Allemagne, peuvent conduire à prendre des décisions ou les retarder. Dans tous les cas, en Allemagne, sans pouvoir prédire quels seront les résultats des élections, nous savons qu'une coalition devra être négociée et que cette négociation prendra quelques mois. Puis, c'est en France que des élections auront lieu. Voilà pourquoi il est absolument nécessaire d'aller vite.
A ce titre, je souhaite dissiper un malentendu. J'ai entendu qu'un accord avait été trouvé en décembre 2020 et que cet accord aurait été remis en cause. Malheureusement, il n'y a pas eu d'accord en 2020 et nous sommes repartis début 2021 sur des positions qui étaient certes rapprochées mais pas convergentes.
De manière lapidaire, vous nous demandez aussi si Airbus veut se « refaire une santé » sur la défense. Cependant, revenons à un simple constat. Boeing, notre grand concurrent sur les avions commerciaux, a 30 % de son activité dans le militaire et le spatial. En Chine, AVIC / COMAC a environ 30 % de son activité dans le domaine de la défense et du spatial. Pour Airbus, c'est 15 % de son activité. Il ne faut pas se tromper de terrain : la concurrence ne se joue pas entre les Européens mais entre l'Europe, les États-Unis et la Chine. Quand nos deux grands concurrents qui sont soutenus par les deux grandes superpuissances ont 30 % de leur activité dans la défense et le spatial, Airbus doit aussi se renforcer dans la défense et le spatial. Bien avant que la crise Covid-19 n'éclate, nous avions déjà cette ambition au travers d'un ensemble de nouveaux programmes européens.
La question n'est pas de « se refaire une santé » mais c'est une question de stratégie de long terme pour que le champion européen aerospace and defence prenne sa place et acquiert une taille critique. C'est la condition pour que notre activité commerciale, dont la crise Covid -19 a montré qu'elle était plus fragile qu'on ne le pensait, soit rendue plus robuste et que ce volet défense et spatial soit aussi rendu plus robuste par l'activité commerciale, qui a été profitable et en croissance pendant des années. Le militaire et le spatial, d'un côté, et le commercial, de l'autre, s'épaulent donc mutuellement. C'est aussi une configuration qui s'inscrit dans les gènes de la France. En effet, depuis le développement d'Aérospatiale dans les années 60-70, nous avions déjà cette vision de deux piliers qui se soutiennent mutuellement. Elle s'est peut-être un peu perdue avec la réduction des budgets de défense dans les années 90 et avec la croissance considérable de l'aviation commerciale mais c'est un fondamental sur lequel nous devons revenir. Ce n'est pas une décision de circonstances mais une décision stratégique pour le groupe Airbus et pour l'ensemble de l'industrie.
Nous avons de grandes ambitions pour l'aviation commerciale en France, et notamment pour la région toulousaine. Cette crise, comme toutes les crises, est aussi une occasion de nous améliorer et de nous remettre en cause. Les grands défis technologiques que nous devons relever sont aussi les grands défis de la société, notamment la feuille de route de l'aviation verte sur laquelle tous les acteurs publics et les parlementaires se sont mobilisés pour augmenter de manière significative les budgets de R&D sur l'avion à hydrogène et sur les autres solutions techniques visant à améliorer l'empreinte carbone de l'aviation. Cette ambition a été renforcée par la crise et c'est donc un message de confiance et d'espoir pour l'ensemble des salariés du groupe Airbus, pour nos partenaires et pour le tissu industriel et social de la région toulousaine.
Je souhaite aussi ajouter un mot sur les droits de propriété intellectuelle (IPR). Il y a une sorte d'ambivalence dans la discussion, car certains plaident pour davantage de protection tandis que d'autres veulent davantage contribuer. Je pense que ces deux objectifs ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Les investissements considérables qui ont été faits par les entreprises et par les Etats doivent être protégés. Le principe sur lequel nous avons un accord et sur lequel nous allons converger pour son application détaillée est que le foreground, c'est-à-dire ce qui est fait en commun, est une propriété commune tandis que le background reste la propriété de chacun des acteurs. Dans les cas où, pour utiliser le foreground, il faut un peu de support, celui-ci est alors organisé mais de façon extrêmement formelle et restrictive.
Je crois pouvoir dire sans être exagérément optimiste que ce débat va devenir un faux débat et que, parmi les deux grands points d'inquiétude soulevés par Eric Trappier la semaine dernière, celui des IPR devrait être résolu. Je crois qu'il faut aussi changer d'approche car l'objectif n'est pas seulement de se protéger mais de contribuer. L'Allemagne et l'Espagne veulent se protéger mais ces pays ont aussi investi pendant des décennies dans ces technologies et veulent qu'elles soient utilisées pour le SCAF. C'est une attente extrêmement légitime et qui n'est pas une attente de confrontation mais de coopération. C'est peut-être aussi le moyen de redonner une perspective à cette discussion sur les IPR.
M. Dirk Hoke. - Concernant le choix des technologies pour les autres pays, nous avançons bien. Nous avons trouvé des solutions équilibrées pour le programme de démonstrateur. Avec le programme SCAF, nous avons une chance sur laquelle nous n'avons pas assez communiqué car la vraie ambition du système de systèmes est de nous aider à accélérer les innovations (cloud storage, hedge computing, intelligence artificielle, etc.). Ce programme a des retombées en matière de technologies européennes avec des innovations militaires qui pourront être réutilisées aussi dans le domaine civil.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Je souhaite revenir sur le projet politique. L'exécutif français est très motivé. L'Allemagne, quant à elle, a fait d'autres choix, notamment avec l'achat des Boeing F-18. Ce projet n'est donc peut-être pas conçu de la même manière de chaque côté de la frontière. Pour la France, le SCAF serait, avec le Fonds européen de la défense (FEDEF) et d'autres initiatives européennes, un projet très concret démontrant que l'Europe est en capacité d'aller vers une souveraineté voire une autonomie stratégique, ce que la France souhaite vivement.
Sur le plan industriel, nous avons l'impression d'être dans une impasse. Il est légitime que certains ayant des capacités ou un leadership dans un domaine souhaitent le défendre et le conserver. Pensez-vous que les positions politiques et industrielles soient conciliables ? Ou allons-nous vers trois SCAF nationaux avec des spécificités distinctes ?
Il y a deux ans, nous avons travaillé sur un rapport sur la défense européenne et, lors des auditions, nous avons entendu du côté français comme du côté britannique que ce projet était existentiel sur le plan technologique. Aussi, pouvons-nous prendre le risque que le SCAF n'aboutisse pas ? Nous connaissons déjà des retards et nous courons le risque que d'autres ne proposent avant nous un système équivalent de qualité identique. Devons-nous avancer coûte que coûte ? M. Eric Trappier nous a dit la semaine dernière que ce n'était pas sa vision des choses, mais je souhaiterais entendre votre point de vue.
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Les négociations se portent sur deux points sensibles et essentiels : la répartition des charges de travail entre les différents industriels concernés et la propriété intellectuelle qui est une problématique du ressort des Etats. Mais il y a la politique du stratège opérationnel qui se base, elle, sur des choix technologiques et stratégiques mais surtout sur la responsabilité de tâches stratégiques et il faut identifier aujourd'hui les responsabilités sur les différents chantiers du programme sachant que ceux-ci sont porteurs de risques techniques mais aussi budgétaires. Il y a de grands principes auxquels la France ne souhaite pas déroger. Quels efforts êtes-vous prêts à consentir et pour quel type de coopération ?
M. Olivier Cadic. - On ne peut certes pas comparer les technologies d'hier et celles d'aujourd'hui et de demain, mais beaucoup des questions posées il y a 35 ans sont les mêmes avec un défi relevé à l'époque par Dassault alors que beaucoup pensaient qu'il ne serait pas capable de concevoir le Rafale. Nous pouvons donc regarder le passé pour en tirer des leçons. Dans quelques semaines, nous allons célébrer le bicentenaire de la mort de Napoléon qui disait que, pour diriger une armée, il vaut mieux un mauvais général que deux bons ! Ce n'est donc pas un hasard si les partenariats industriels à 50/50 sont les plus compliqués. L'arrivée de l'Espagne a changé cet équilibre pour Dassault.
Je ne pense pas que le SCAF doive être un projet politique, il doit rester un projet industriel si nous voulons qu'il fonctionne. Cependant, la stratégie d'Airbus de se développer dans le domaine militaire ne risque-t-elle pas d'être contradictoire avec la stratégie de Dassault Aviation ?
Vous dites aussi que, lorsque l'on attaque Airbus, on attaque l'Europe, mais c'est faux. Sur ce dossier, Airbus ne représente pas l'Europe mais l'Allemagne et l'Espagne. Nous sommes aujourd'hui avec un concurrent du Rafale et la difficulté est d'avoir deux concurrents qu'il faut faire converger ensemble vers un nouveau système.
Airbus est-il prêt à se ranger derrière le leadership de Dassault sur le SCAF ? Ce point ne doit pas être contesté selon nous. Par ailleurs, ce travail de coopération ne va-t-il pas coûter plus cher, notamment avec l'entrée d'un troisième acteur ? Enfin, Airbus a-t-il vraiment réclamé de pouvoir développer les commandes de vol du NGF ?
M. Bruno Sido. - Ce projet SCAF a une dimension industrielle, mais il a d'abord une dimension politique car militaire. L'Europe recherche l'autonomie stratégique mais encore faut-il avoir une stratégie commune. On ne peut pas se permettre de développer un programme inadapté aux besoins de chacun des partenaires. Aussi, a-t-on tiré les leçons du précédent partenariat où les besoins de chacun étaient peut-être orthogonaux ?
Mme Michelle Gréaume. - Je comprends la crainte de Dassault Aviation de perdre les brevets sur les technologies françaises à cause du système des tiers accordés à chaque partenaire. En effet, nous pourrions perdre ainsi un savoir-faire pour l'industrie française et pour la défense future de la France. De plus, les élections en Allemagne, puis en France, risquent d'impacter les négociations. À votre avis quels seraient les avantages pour l'Espagne de suivre l'Allemagne sur les exigences demandées, notamment sur l'octroi des brevets ? Connaissez-vous leur position à ce sujet ?
M. Christian Cambon, président. - Je souhaite revenir sur les points de frottement avec Dassault. Eric Trappier nous a dit la semaine dernière que Dassault devait maîtriser les 6 work packages stratégiques pour assurer son leadership. Quelle est votre réponse sur cette exigence ?
M. Antoine Bouvier. - En 1985, nous avions face à nous le F -16. En 2021, nous avons face à nous le F -35. En 2040, nous aurons face à nous le successeur du F -35. Le F -35, c'est plusieurs fois les coûts de développement du F -16. Le système, c'est plusieurs fois les coûts de développement de l'avion. Je pense que cette perspective répond à votre question. En aucune façon, en outre, je n'ai commenté de manière négative les choix qui ont été faits en 1985. Simplement, je ne pense pas que nous soyons aujourd'hui dans la même situation.
Ce n'est pas à moi qu'il revient de parler de la stratégie de Dassault mais elle repose sur deux piliers : le pilier de la défense et le pilier commercial, c'est-à-dire le Rafale et le Falcon. Ces deux piliers ont des synergies très fortes et contribuent à la robustesse de l'activité commerciale et à la robustesse de l'activité militaire. C'est exactement en ces termes que j'ai décrit la stratégie d'Airbus. D'une certaine façon, nous sommes donc cohérents et dans la même approche des marchés militaires et commerciaux.
Sommes-nous concurrents en voulant nous développer sur le secteur de la défense ? Je ne le pense pas, au contraire, car c'est un projet en coopération. De plus, Airbus n'a que 1 % du budget français sur le SCAF. Ce programme sera par conséquent un programme qui apportera de la croissance à l'ensemble des acteurs et aussi des perspectives de très long terme à Dassault, à Airbus et à l'ensemble des autres acteurs.
Par ailleurs, l'Allemagne a acheté du F -18 pour poursuivre sa mission nucléaire dans le cadre de l'OTAN et n'a pas acheté du F -35. Cette décision peut être vue comme « le verre à moitié vide ou à moitié plein ». On peut se dire que l'Allemagne n'a pas acheté de F-35 pour protéger le SCAF.
M. Christian Cambon, président. - La nouvelle qui vient de tomber sur les patrouilleurs maritimes ne va pas non plus dans le bon sens.
M. Dirk Hoke. -s'agissant des F18, il s'agit à ce stade d'une demande d'information mais il n'y a pas de prise de décision.
Pour répondre à votre question, il n'existe pas de risque de construire trois avions différents, loin s'en faut. Dans tous les cas, l'éclatement des forces ne peut pas être bénéfique. A l'inverse, l'objectif du SCAF est de créer une plate-forme européenne qui sera un atout commun.
Nous avons développé dix architectures entre les partenaires et les trois chefs des forces aériennes ont choisi cinq modèles dans le but de retenir la meilleure architecture qui prenne en compte les spécifications de chacun. Au final, ce ne sera ni un Rafale ni un Eurofighter car les trois Etats ne sont pas prêts à dépenser des milliards d'euros pour un Rafale Plus ou un Eurofighter Plus. Le programme de démonstration doit permettre de dérisquer la technologie mais aussi de créer le chemin d'un programme de production qui permettra d'aboutir à de nouvelles technologies. Nous pourrions aboutir à trois exemplaires du même démonstrateur, mais la question à traiter sera alors celle du financement. Dans tous les cas, ce sera le même prototype mais produit trois fois.
Je reconnais que l'équilibre des forces a changé. Cependant, ce ne sont pas les industriels qui ont pris la décision d'intégrer les Espagnols : c'est une décision prise par la France et l'Allemagne. C'est en 2018 que nous avons signé le document de coopération industrielle, en même temps que la signature de l'accord par les Etats. Dans cet accord de 2018, il était indiqué que le partage s'organisait à 50/50 et que Dassault aurait le lead sur le NGF tandis qu'Airbus aurait le lead sur le système de systèmes. Avec l'intégration de l'Espagne, le contexte a changé et nous devons nous adapter. Il faut aujourd'hui trouver une solution qui corresponde aux attentes des trois pays. Je crois que nous pouvons trouver une solution commune et nous allons continuer à y travailler. De plus, il n'existe pas, selon nous, de « plan B » et nous allons continuer à aller dans le sens des concessions, car ce n'est pas un petit projet mais un projet qui nous lie pour des dizaines d'années, jusqu'à 2040 et au-delà. Je pense donc qu'il est normal que nous ayons encore des discussions car le projet est de très long terme.
Par ailleurs, nous avons tiré les leçons du projet A400M. Nous avons certes commis des erreurs dans le processus du programme. Notamment nous avions accepté des spécifications très exigeantes, mais aussi de développer un moteur en Europe avec quatre fournisseurs. Nous avions alors accepté un sous-traitant de sous-traitant italien pour piloter la boîte de vitesse. Nous avons aussi appris de ce projet et c'est pour cela que nous développons un démonstrateur pour dérisquer la technologie.
Pour le SCAF, nous avons commencé avec deux pays sur la base de spécifications très strictes. Même avec l'intégration de l'Espagne, les spécifications restent définies très strictement pour éviter tout problème. Je pense aussi que le démonstrateur permettra de montrer que le risque est limité. Les développements agiles permettront aussi d'aller dans le sens de cette sécurisation. En outre, je pense que les bons partenaires sont autour de la table et que nous pourrons réaliser ce projet répondant aux besoins, mais avec des spécifications raisonnables.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Les retards pris sont-ils gérables ? Pensez-vous que nous pouvons nous passer du SCAF ou faut-il mener ce projet coûte que coûte ?
M. Antoine Bouvier. - Personne n'a jamais accepté de faire quelque chose coûte que coûte. Comme je l'ai dit en introduction, le projet ne peut pas se réaliser dans n'importe quelles conditions ni en France ni en Espagne ni en Allemagne. Si le projet est essentiel, c'est à nous de veiller à ce que les conditions soient remplies. La question n'est pas de faire quelque chose quoiqu'il en coûte mais de trouver les conditions pour qu'un programme essentiel puisse être réalisé.
M. Cédric Perrin. - Je n'ai pas obtenu une réponse à ma question sur la maîtrise d'oeuvre vis-à-vis des nouvelles demandes de lead share.
M. Dirk Hoke. - Nous acceptons le leadership de Dassault à 100 %.
M. Cédric Perrin. - Nous pouvons lire cependant qu'il y aurait une contestation sur le tiers de Dassault.
M. Dirk Hoke. - Sur le NGF, une partie est commune. Un coordinateur se charge aussi de piloter le projet. Les attentes de l'Allemagne et de l'Espagne sont d'avoir 33 % dans chaque package. Je pense que nous pouvons trouver un compromis. L'Allemagne et l'Espagne veulent avoir l'assurance de travailler en partenariat et que le programme n'omettra pas les investissements réalisés en Allemagne et Espagne précédemment. Par ailleurs, si nous sommes sous pression des délais et du budget, nous devons aussi nous assurer que l'équipe Dassault ne choisira pas la solution de facilité c'est-à-dire celle que l'industriel connaît alors que des solutions pourraient exister chez ses partenaires. Il faut s'assurer qu'une gouvernance règle ces questions.
M. Cédric Perrin. - Nous avons le sentiment que chaque pays dit que son Etat a financé des innovations qu'il faut absolument réutiliser. Or, avec l'A400M, nous avons vu aussi que des technologies ont été reprises alors qu'elles n'étaient pas les meilleures.
M. Dirk Hoke. - Il faut rechercher le compromis comme toujours pour respecter les délais et le budget. Dans le même temps, il faut s'assurer que les options technologiques les meilleures seront étudiées. Cependant, je suis confiant car les ingénieurs parlent la même langue et il doit être possible d'avancer. Sur ce dossier, nous devons éviter toute escalade émotionnelle.
M. Christian Cambon, président. - Merci infiniment de vous être prêtés à cet exercice. Nous attendons avec intérêt de pouvoir prendre l'attache de nos amis du Parlement allemand pour savoir où ils en sont dans leurs réflexions. J'ai compris des interventions d'Eric Trappier que la difficulté pour Dassault est d'assurer le rôle de leader qu'on lui a confié. Pour ce qui nous concerne, nous sommes très attachés à ce projet de coopération, car nous avons absolument besoin de ces systèmes intégrant toutes les nouvelles technologies dont certaines sont révolutionnaires. Nous avons aussi besoin que l'Europe montre qu'elle n'est pas le client systématique des Américains, sauf à courir le risque que vos industries disparaissent un jour.
Nous formulons donc des voeux pour que les semaines qui viennent permettent de parvenir à un accord. Nous souhaitons qu'un éventuel échec ne soit pas le fait des industriels. Le Sénat soutient bien évidemment ce projet et cet esprit européen. Merci une nouvelle fois d'avoir accepté cet échange qui nourrit notre réflexion.
La réunion est close à 11 h 50.
La réunion est ouverte à 17 heures.
Audition de Mme Florence Parly, ministre des armées
M. Christian Cambon, président. - Madame la Ministre, il y a quelques semaines, vous nous avez proposé de venir nous présenter l'actualisation de la Revue stratégique. Nous vous en sommes reconnaissants, la Revue stratégique étant le fondement théorique de l'actuelle loi de programmation militaire (LPM).
Nous avons quelques regrets néanmoins : le Parlement n'a pas été associé à cet exercice, contrairement à ce qui s'est fait dans le passé. On est passé d'un Livre blanc en 2008 et en 2013 à une Revue stratégique en 2017, et, enfin, on nous soumet un exercice interne à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) en 2020. Cela pose un problème de méthode.
La Revue stratégique présente les menaces dirigées contre notre sécurité, mais il convient d'aller plus loin sur un certain nombre de points. Il est très utile que vous soyez avec nous pour en parler.
Parmi les points de préoccupation figure la Turquie. Le positionnement de ce pays devrait être analysé plus directement, notamment les conséquences de ses agissements pour la cohésion de l'OTAN et ce à quoi il faut se préparer. Nous sommes un certain nombre de collègues à siéger à l'AP-OTAN et on voit bien les tiraillements, les difficultés qu'il peut y avoir avec nos collègues turcs sur certains sujets. Même s'il y a, semble-t-il, un apaisement provisoire et des contacts de haut niveau depuis la semaine passée, rien n'est réglé sur le fond. Que pensez-vous de l'évolution de la relation franco-turque ?
La Russie est présentée comme une menace, mais on ne perçoit pas le projet de tenter de maintenir un dialogue, que le Sénat s'efforce pour sa part de préserver, notamment à travers les deux rapports de notre commission. Nous ne sommes pas dupes, mais nous considérons qu'aucune crise à l'heure actuelle ne peut être réglée sans ce pays. C'est pourquoi il nous apparaît nécessaire, conformément aux engagements du Président de la République au lendemain des entretiens de Brégançon, qu'un dialogue soit maintenu avec lui. Nous vous remercions de faire le point sur l'actualité de cette relation, dont nous mesurons la difficulté, notamment du fait de la situation de l'opposant dont le monde entier a parlé.
L'optimisme européen, qui était déjà un point central de la LPM en 2018, nous apparaît de plus en plus en décalage avec la réalité.
Au cours de trois auditions que nous avons récemment effectuées, nous avons discuté de la coopération franco-allemande dans le domaine capacitaire. Nous avons reçu la semaine dernière le Président-Directeur général de Dassault, nous nous sommes entretenus ce matin avec le directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus et le président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space. Nous entendrons prochainement le Délégué général pour l'armement. Nombre de difficultés méritent encore d'être étudiées, d'autant plus que l'on ignore comment la situation va se stabiliser en Allemagne à l'issue des prochaines élections. Les résultats des élections de dimanche dernier laissent planer l'incertitude sur les résultats des élections générales prochaines.
S'agissant de notre coopération dans le domaine capacitaire, la situation nous interpelle. Quelle explication donnez-vous à l'accumulation des difficultés : sur le SCAF, bien sûr, mais encore sur le MGCS, le Tigre Mark III ; l'Eurodrone MALE, le programme MAWS... On en vient à se demander si le pari allemand du Président de la République, que nous avons soutenu, n'est pas en passe d'être perdu et si, comme cela est suggéré dans une tribune parue aujourd'hui dans Le Figaro, les Allemands sont véritablement demandeurs de cette coopération européenne. Ne préfèreraient-ils pas plutôt une assurance américaine ?
Ces exemples montrent précisément que la situation stratégique a considérablement évolué en quatre ans.
Cela étant, là n'est pas le fond du sujet. L'essentiel, c'est la loi de programmation militaire.
Lorsque nous avons débattu de la LPM, je vous avais dit, Madame la Ministre : « aidez-nous à vous aider ». Or le Gouvernement a refusé la loi d'actualisation qui était inscrite dans le texte que nous avons voté - à 95 % je le rappelle - en 2018. Ce n'est pas vous qui êtes en cause, car je crois savoir que, à titre personnel, vous aviez plaidé pour une loi. Dans la situation actuelle, Bercy pourrait être tenté de revoir des engagements sur lesquels le Président de la République s'est pourtant constamment prononcé.
Le Parlement se sent mis à l'écart, alors que nous aimerions pouvoir vous aider. Je tiens d'ailleurs à vous rendre hommage, car les engagements budgétaires ont été tenus à l'euro près au cours des trois derniers exercices budgétaires. Nous savons toutefois que les dernières marches seront plus hautes et l'escalier plus raide. Au-delà de 2022, c'est une augmentation de près de 3 milliards par an qui est prévue !
Nous avons donc considéré qu'il était indispensable de lancer une mission d'information sur l'actualisation de la LPM. À cette fin, nous vous avons adressé un questionnaire détaillé. Vous venez de nous remettre des réponses ; nous espérons qu'elles seront davantage à la hauteur de nos attentes que les premières qui nous avaient été adressées. Nos rapporteurs reviendront sur ce sujet.
Madame la Ministre, alors que vous travaillez sur les arbitrages de la programmation militaire, dans le cadre de l'ajustement annuel de la programmation militaire (A2PM), nous attendons de la clarté et de la transparence. La commission n'a nullement la volonté de mettre le Gouvernement en difficulté. L'actualisation de la LMP nous semble nécessaire compte tenu de l'évolution des menaces, de l'apparition de nouvelles priorités et des conséquences de la pandémie sur les finances publiques, mais nous souhaitons disposer d'éléments à cet égard afin que le Parlement puisse remplir sa mission d'évaluation et de contrôle.
Je vous propose donc de faire le point sur l'actualisation de la Revue stratégique et d'engager le dialogue sur celle de la LPM. Dialogue qui a été souhaité par le Président de la République, qui, lors de ses voeux aux armées à Brest, a précisément dit qu'il souhaitait que cette actualisation se fasse en liaison avec le Parlement.
Mme Florence Parly, ministre des armées. - Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui pour dresser le panorama de notre environnement stratégique. Comme vous le savez, lors de son élection, le Président de la République avait souhaité procéder à une actualisation du Livre blanc - c'était la revue stratégique de 2017 -, avec un objectif : effectuer une analyse fine et complète de la situation stratégique internationale pour en tirer les conséquences pour notre défense.
Face à un monde totalement bouleversé par la crise sanitaire, il nous a semblé indispensable de procéder à une nouvelle analyse des menaces. La pandémie a été particulièrement révélatrice de l'incertitude et de l'imprévisibilité de l'environnement dans lequel nous évoluons. Le travail d'actualisation qui a été conduit a mis en lumière la persistance des menaces que nous avions identifiées en 2017. Dans certains domaines, on constate un renforcement, voire une accélération de ces menaces. Je pense en particulier au délitement de l'ordre international, à l'effritement du multilatéralisme, qui se traduisent par un repli sur soi dangereux et par l'affirmation de logiques de puissance.
La première menace à laquelle nous sommes confrontés et contre laquelle nous devons lutter, c'est le terrorisme. Sur le territoire national comme à l'étranger, il menace la sécurité des Français, ainsi que nos intérêts nationaux. Nous le combattons au Levant, au Sahel, ainsi que sur notre propre sol. Nous sommes militairement engagés pour empêcher que ne s'implante un arc djihadiste du golfe de Guinée jusqu'au théâtre irako-syrien, qui serait en mesure de projeter des attentats jusque sur notre territoire national.
La déstabilisation du monde que nous vivons est aussi due à l'émergence de nouveaux espaces de confrontation - le cyberespace et la maîtrise de l'information, les fonds sous-marins, l'espace exo-atmosphérique -, devenus indispensables à la conduite de nos opérations et où certaines puissances réalisent déjà des manoeuvres stratégiques. Nos compétiteurs y développent des stratégies hybrides qui s'inscrivent sous l'ombre portée de leurs forces conventionnelles, voire nucléaires, ce qui renforce l'ambiguïté de ces menaces et brouille les lignes entre guerre, crise et paix.
Ainsi, la Russie applique ce mode d'action hybride en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. Ces activités opaques nous obligent à accroître nos capacités de renseignement pour les déceler, les caractériser et les attribuer et nous conduisent à renouveler nos postures pour prendre en compte ces évolutions du jeu international.
Près de nous, sur les flancs nord et est de l'Europe, la Russie développe depuis plusieurs années une stratégie de défiance afin de maîtriser son environnement proche. Ses démonstrations de force se multiplient à mesure que ses capacités militaires se renouvellent. La Russie s'est par ailleurs imposée comme l'un de nos principaux compétiteurs stratégiques au sud de la Méditerranée, au Levant et en Afrique, où elle cherche à sécuriser ses implantations et où elle n'hésite pas à contester notre action, ainsi que le modèle français, en s'appuyant sur des acteurs non étatiques et sur des manoeuvres de désinformation.
Parmi ces compétiteurs stratégiques au sud de la méditerranée, on compte, et vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, la Turquie qui a également été ces derniers mois un acteur déstabilisant et perturbateur. Elle a mené une politique extérieure offensive et agressive, notamment par l'organisation de campagnes de prospection gazière en Méditerranée orientale, escortées par de nombreux navires de guerre. Elle cherche à s'imposer par la force et par le fait accompli, en violant l'embargo sur les armes en Libye ou en s'immisçant dans le conflit au Haut-Karabakh, où elle a apporté un appui décisif à l'Azerbaïdjan, face à l'Arménie.
Enfin, la Chine avance ses pions partout où elle le peut dans le monde, son objectif étant de se hisser au rang de première puissance mondiale d'ici 2049. Sur les routes de la soie, dans la région indo-pacifique, en Afrique, en Arctique et jusque dans nos territoires outre-mer, elle investit massivement et étend sa présence. Elle n'hésite plus à imposer son propre système de valeurs et à bafouer les règles internationales, notamment celles de la libre-circulation dans les airs et sur les mers. Depuis le 1er février, une loi autorise les garde-côtes chinois à employer des armes en vue de contraindre les navires étrangers à quitter les eaux revendiquées par la Chine. Dans le détroit de Formose, les avions chinois réalisent régulièrement des incursions dans l'espace aérien, qui est contrôlé par Taïwan.
Toutes ces stratégies de puissance s'appuient sur des dynamiques de réarmement, et ce malgré la pandémie. On estime ainsi que les budgets de défense ont atteint en 2020 dans le monde 1 830 milliards de dollars, soit une progression de 3,9 % par rapport à 2019. C'est d'autant plus impressionnant qu'en 2019 le montant total des budgets de la défense à l'échelle mondiale avait déjà augmenté de 4 %, ce qui était considéré à l'époque comme la plus forte progression de toute la décennie.
Ces augmentations sont naturellement tirées par la rivalité entre la Chine et les États-Unis, dont les budgets de défense ont respectivement augmenté de 5,2 % et de 6,3 %. Les États-Unis représentent à eux seuls 40,3 % des dépenses mondiales, avec 738 milliards de dollars, et la Chine 10,6 %, avec 208 milliards de dollars.
Il y a évidemment de la part de la Chine une volonté très forte de remettre en cause la puissance des États-Unis. Des concurrences se développent dans tous les secteurs, du domaine commercial au domaine militaire. La Chine est ainsi devenue au troisième trimestre 2020 le premier partenaire commercial de l'Union européenne, doublant pour la première fois les États-Unis, ce qui est la conséquence directe de l'épidémie de covid-19. Nos importations en provenance de Chine ont augmenté de 4,5 % par rapport à 2019, notamment dans les domaines médicaux et électroniques. Nous devons absolument réduire notre dépendance à l'égard de la Chine, en particulier dans les domaines critiques. À titre d'exemple, nous sommes dépendants en minerais critiques et en terres rares, indispensables à la fabrication de nos matériels de défense, du Rafale aux drones, en passant par les équipements de télécommunications et les batteries mobiles de nos soldats.
Cet enjeu d'accès aux ressources constitue un sujet très important pour nos armées. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu qu'il soit au coeur de notre stratégie énergétique de défense. Malgré ses efforts pour développer le recyclage et l'éco-conception, l'Union européenne importe entre 75 % et 100 % des matières premières dont elle a besoin, comme le cobalt, le nickel, le lithium ou le graphite naturel, qui sont utilisés pour la fabrication des batteries électriques.
Nous ne devons pas regarder ce contexte, certes stratégique et très sombre, avec fatalité, car nous avons les moyens d'agir. Nos forces armées sont très performantes, très entraînées et se perfectionnent chaque jour pour rester à la pointe des combats qui émergent. Nous avons ainsi réalisé un exercice spatial la semaine dernière, AsterX, auquel a assisté le Président de la République vendredi dernier, et qui est le tout premier exercice spatial au cours duquel nous avons simulé une attaque de nos satellites.
Il est un autre exercice dont je voudrais vous révéler maintenant les grandes lignes. Les forces armées françaises ont également effectué le 13 mars dernier un exercice inédit de contre-terrorisme en Méditerranée, au large de la Crète, et simulé une prise d'otages par des terroristes sur un navire commercial ainsi transformé en base de tir sur l'eau. Toute la palette du haut du spectre de nos moyens terrestres, navals et aériens a été mobilisée. En seulement quelques heures, des commandos de la marine ont été projetés par avion sur zone avec une embarcation légère d'assaut ; des Rafales et des hélicoptères Caracal ont décollé de France pour rejoindre le navire sous le contrôle des terroristes à 2 000 kilomètres de nos bases et se sont engagés directement dans sa libération. Cette manoeuvre a mobilisé 450 militaires, des soldats de l'armée de terre, des aviateurs, des bâtiments de la marine qui opèrent régulièrement dans cette zone, ainsi que d'importants moyens de commandement et de contrôle. L'assaut a été bref, grâce à la très forte réactivité de nos forces et à la capacité de projection de nos armées. Avec cet exercice, nous portons un message : sous la vigilance française et européenne, la Méditerranée ne sera jamais un espace de non-droit.
J'attire votre attention sur le fait que seules trois nations dans le monde sont capables de conduire une telle opération. La France est l'une d'elles. Elle a la volonté de participer à la préservation de la sécurité et de la stabilité du bassin méditerranéen, aux côtés de ses alliés. En projetant à longue distance ses moyens d'intervention et en mettant en oeuvre son savoir-faire exceptionnel, la France montre qu'elle a les moyens de se défendre avec ses alliés. Oui, nous en avons les moyens, mais nous devons le faire ensemble : c'est essentiel pour ne pas subir de déclassement stratégique. Le renforcement de l'autonomie stratégique européenne est la solution pour faire face à ces nombreux défis, en bonne intelligence avec l'OTAN, évidemment, car une Alliance atlantique forte suppose une Europe forte.
Cette Europe forte, c'est d'abord une Europe de terrain. La force Takuba que nous opérationnalisons en ce moment au Sahel est une grande réussite de ce point de vue. De nombreux militaires issus des forces spéciales de différents pays européens combattent quotidiennement côte à côte contre le terrorisme. J'aurai l'occasion de m'entretenir prochainement à ce sujet avec mes homologues suédois, tchèques, estoniens et italiens, ainsi qu'avec des représentants d'autres pays qui réfléchissent à nous rejoindre.
L'engagement des Européens au Sahel va évidemment bien au-delà de Takuba. Ils sont très nombreux au sein de l'opération Barkhane, ainsi que dans les missions de l'Union européenne et des Nations unies. De plus en plus d'Européens s'engagent pour lutter contre l'expansion de ces mouvements terroristes, qui menacent directement le territoire européen. C'est une excellente nouvelle que l'Europe ose s'élever pour défendre ses intérêts, son territoire et ses citoyens.
Cette dynamique européenne, nous la forgeons tous les jours davantage grâce à l'initiative européenne d'intervention. La présence maritime coordonnée qui sera prochainement expérimentée dans le Golfe de Guinée, où la piraterie reste malheureusement prégnante et qui fait l'objet d'un pillage de ses ressources, procède exactement de la même logique. Elle permettra de renforcer notre culture d'engagement en commun tout en défendant le principe fondamental de liberté de circulation sur les mers.
Une Europe forte, c'est aussi une Europe industrielle et innovante. À cet égard, le renforcement de notre interopérabilité se fera par le développement de capacités communes et par la réduction de notre dépendance technologique et industrielle. Aujourd'hui, nous devons mener à bien les projets capacitaires en cours avec l'Allemagne, vous l'avez rappelé. Je pense bien entendu au SCAF, au MGCS, mais également au Tigre avec l'Espagne et à l'Eurodrone avec l'Italie.
Concernant le SCAF, ma collègue Annegret Kramp-Karrenbauer et moi avons demandé aux industriels de poursuivre leurs discussions pour aboutir à un accord concernant le démonstrateur de l'avion. C'est une phase essentielle, qui doit absolument tenir compte des grands principes que nous avions actés en 2017 : l'identification de responsables pour chaque chantier du programme et le principe du meilleur athlète. On ne peut pas transiger sur ce principe pour nos militaires, pour les jeunes ingénieurs ou techniciens qui s'engageront dans ce projet, mais aussi pour nos concitoyens. Nous devons être absolument certains que c'est bien la performance qui guide notre choix quand il s'agit de notre défense et que nos militaires seront équipés du meilleur armement possible.
Une Europe forte, c'est également une Europe stratège, capable de nouer des partenariats forts, qui lui permettront d'affirmer sa place sur la scène internationale. C'est enfin une Europe solidaire et résiliente, capable de mieux se défendre face aux tentatives extérieures de division ou d'affaiblissement.
Pour construire cette Europe forte, nous avons évidemment besoin d'être plus forts à l'échelon national. Cela implique de poursuivre les efforts de remontée en puissance de nos armées que nous mettons en oeuvre depuis plus de trois ans maintenant. Je pense que nous pouvons avoir collectivement la satisfaction de dire que nous sommes sur la bonne voie. Le strict respect de la loi de programmation militaire en est la preuve. En 2020, les investissements d'équipements de défense se sont élevés à 28,1 milliards d'euros. On estime qu'un chiffre d'affaires d'un million d'euros dans le domaine de la défense génère entre sept et huit emplois, sans compter ceux qui sont créés dans les domaines du bâtiment, des travaux publics et des infrastructures. Ainsi l'évolution de la ressource budgétaire prévue en LPM conduirait à la création d'environ 25 000 emplois directs supplémentaires d'ici à 2022 et jusqu'à 70 000 à l'horizon 2025.
Il faut bien comprendre que ces dépenses profitent à tous. Une industrie de défense performante, ce sont des emplois pour les Français et des armées plus fortes. Des armées fortes, ce sont des Français protégés, et ce en toutes circonstances. Nous pourrons peut-être évoquer, en réponse à vos questions, notre récente participation aux opérations coups de poing en termes de vaccination qui ont été menées en France ou bien le soutien particulier que nous apportons aux outre-mer pour faire face à la crise sanitaire.
Dans cet environnement stratégique dégradé, la vitalité, la force et l'agilité de nos armées seront essentielles pour garantir la sécurité et la protection de nos intérêts, de la France et des Français.
Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions et compléter, le cas échéant, certains points.
M. Cédric Perrin. - Madame la ministre, nous avons examiné les réponses qui ont été adressées au questionnaire des rapporteurs « Défense » de la commission. Je dois vous dire que je ne comprends pas le choix qui est fait. Pour faire simple, un tiers des questions ont reçu une réponse, un tiers une réponse partielle et un tiers des réponses qui n'en sont pas. Certaines informations ont été prises dans le bleu budgétaire, parfois les réponses ne sont même pas au niveau d'information figurant dans les documents budgétaires
Le Président Cambon l'a dit, le Sénat a voté la LPM à 95 %. Dès lors, pourquoi avoir fait le choix de nous tenir à l'écart ?
À aucun moment la décision de ne pas faire la loi d'actualisation qui était prévue dans la LPM n'a été annoncée, encore moins expliquée. En décembre encore, au moment du budget, vous nous disiez que la décision n'était pas prise. Dès la fin de l'été pourtant, de premiers signes laissaient présager du contraire.
Pendant que la direction générale de l'armement (DGA) et les armées devaient travailler, à la fin de 2020, à actualiser la LPM sous le radar, c'est-à-dire hors de la vue du Parlement, on nous laissait encore envisager qu'une loi interviendrait peut-être.
Aujourd'hui, vous êtes engagée dans l'A2PM : quels en sont les enjeux principaux ? Pourquoi ne pas avoir choisi la transparence à l'égard du Parlement, avec le Sénat, qui vous a toujours soutenue depuis votre prise de fonctions ? Pourquoi ne pas nous avoir dit, à la fin de 2020, que vous aviez demandé une loi d'actualisation, mais que vous n'aviez pas obtenu satisfaction, et que vous alliez procéder à une actualisation non législative, en nous présentant les enjeux et les priorités retenues ? En tant qu'élus, nous aurions parfaitement compris ce discours de réalité. Au lieu de cela, vous avez fait le choix de ne pas communiquer, de ne pas nous donner d'informations et malheureusement, les réponses au questionnaire qui vous a été adressé semblent aller dans le même sens. Il semblerait que quelques réponses supplémentaires soient arrivées ce soir, nous espérons qu'elles correspondront à nos attentes.
Madame la ministre, vous êtes pleinement engagée dans votre mission et nous avons toujours salué votre mobilisation et vos efforts pour nos armées et notre défense, mais vous comprenez bien que nous aussi devons remplir notre mission constitutionnelle. Cela passe notamment par le recueil et l'analyse des informations, par la vigilance sur la trajectoire de la LPM. Je tenais à vous faire part de notre incompréhension, mais aussi de notre mobilisation pour la suite du travail sur l'actualisation de la LPM et sur l'A2PM.
Enfin, j'ai deux questions. Ma première porte sur les droits de propriété intellectuelle du chasseur de nouvelle génération (NGF), notamment sur le background que les Allemands et les Espagnols exigent aujourd'hui. Que comptez-vous faire pour protéger le savoir-faire français ? Quelles assurances avez-vous que les missions nucléaire et aéronavale seront prise en compte face au refus assez systématique de l'Allemagne et de l'Espagne ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Madame la ministre, vous avez parlé d'une Europe et d'une France fortes avec les meilleurs équipements, je vais donc vous interroger sur le programme 146. Il existe des besoins nouveaux, qui devront bien sûr être financés à enveloppe constante. Comment financer ces besoins, sans ralentir d'autres programmes ? C'est mathématiquement compliqué voire impossible. C'est pourquoi nous nous interrogeons sur les arbitrages réalisés ou à réaliser.
Certains grands projets, financièrement très lourds, seront probablement sanctuarisés, je parle du renouvellement de la dissuasion nucléaire qui doit intervenir après 2023, le SCAF, nous en parlons beaucoup en ce moment, le porte-avions de nouvelle génération qui a été annoncé par le Président de la République. Nous craignons des effets de ponction sinon d'éviction sur d'autres programmes. D'autant que l'apparition de nouvelles menaces génère des besoins capacitaires dans le domaine spatial et cyber, ou encore dans le domaine de la lutte anti-drones. Nous avons 12 nouveaux Rafale qui ont été commandés récemment pour compenser les effets de l'export grec. S'agissant de l'armée de terre, le traitement des obsolescences du char Leclerc sera coûteux, mais indispensable si l'on veut être prêt pour la haute intensité. Pour réaliser l'ambition 2030, cette remise à niveau devra se faire sans effet d'éviction sur d'autres aspects du programme Scorpion.
Hors programme à effet majeur, les opérations à hauteur d'homme doivent aussi bien sûr être préservées. Les évolutions de la programmation sont naturelles dans un contexte stratégique fluctuant s'agissant de programmes industriels lourds et technologiquement complexes, mais ce dont nous avons besoin, Madame la Ministre, c'est de clarté et de visibilité, puisque pour l'instant la revoyure législative est reportée et que nous devons nous contenter de réponses à un questionnaire.
À combien estimez-vous les besoins nouveaux ? Quels sont les programmes sanctuarisés et ceux pour lesquels vous envisagez un ralentissement ? Quels seront les effets de ces arbitrages sur la mise en oeuvre des objectifs de la LPM à l'horizon 2025 ?
M. André Guiol. - Les militaires demeurent une cible privilégiée du terrorisme, comme le montre l'arrestation la semaine dernière d'un homme qui projetait un attentat contre la citadelle de Lille. Comment évaluez-vous la menace pour nos forces sur notre territoire ? N'est-il pas prématuré de réduire les effectifs de l'opération Sentinelle à 3000 militaires et de repasser le plan Vigipirate au niveau risque attentat ? N'est-ce pas baisser la garde ? Ce choix est-il compensé par un renfort des moyens des services de renseignement ?
Par ailleurs, comment se déroule la stratégie vaccinale au sein de la défense ? Quel bilan faites-vous de la pandémie et de ses effets éventuels sur les capacités opérationnelles de nos forces ?
M. Olivier Cigolotti. - Dans le cadre de la Revue stratégique, vous avez parfaitement décrit, Madame la Ministre les risques de conflit de haute intensité et dans ce cadre le programme 178 dont je suis corapporteur est le coeur de la mission « Défense », puisqu'il porte sur la préparation et l'emploi de nos militaires. Vous comprendrez donc que nos demandes en ce domaine soient assez précises.
Ma première question porte sur les crédits dédiés à l'entretien programmé du matériel (EPM). Une bosse budgétaire d'environ 900 millions d'euros non inscrite sur les trois premières années de la LPM semble se profiler. Quelle est votre vision sur ce point ? S'y ajoutent bien sûr des dépenses conjoncturelles, je pense notamment à la réparation de la Perle pour 701 millions d'euros et au surcoût induit par la livraison des douze Rafale destinés à la Grèce. D'autres facteurs sont structurels, tels que la multiplication des opérations extérieures et l'usure importante des matériels qui en découle. En exécution, les dépenses sont d'ailleurs largement supérieures aux prévisions en loi de finances initiale pour un montant cumulé proche du milliard depuis le début de la LPM. Les crédits alloués à l'EPM peuvent-ils être inchangés dans ces conditions ?
Nous avions demandé que nos engagements dans le cadre de l'OTAN se traduisent par une augmentation conséquente de l'enveloppe de la LPM. La réassurance et nos engagements vis-à-vis de nos alliés doivent être financés, et ce sans obérer la programmation. Des propositions ont été faites par le secrétaire général de l'OTAN. Quelles pourraient en être les incidences selon vous ? Le dispositif protégeant l'enveloppe de la LPM pourrait-il dans ces conditions être appliqué ?
M. Jean-Marc Todeschini. - Madame la ministre, le président l'a dit : nous sommes là pour vous aider. L'intérêt que nous manifestons par nos questions vise à vous aider, vous et nos forces armées. Vous avez décidé de ne pas recourir à l'article 7 de la LPM et de ne pas soumettre l'actualisation de la LPM à la représentation nationale. Pour quelles raisons ? Est-ce qu'il y a un danger, un risque budgétaire ? En effet, les crises sanitaire et économique ont pour effet que le budget de la défense va atteindre, mécaniquement, le niveau des 2 % du PIB. Bercy pourrait-il alors considérer que les efforts budgétaires sont déjà fournis ? Les objectifs politiques de la LPM, eux, ne sont pas remplis et ne peuvent pas l'être. Vous aviez insisté lors de l'adoption de la LPM sur la nécessaire cohérence des moyens avec les enjeux identifiés par la Revue stratégique de 2017.
La Revue stratégique a été récemment actualisée et vous nous dites que ce ne sera pas le cas de la LPM, en tous cas, pas devant le Parlement. Pourquoi et comment garantir que les efforts budgétaires seront à la hauteur des ambitions de la LPM 2019-2025 ? En un mot, ne sommes-nous pas dans la situation où le médecin pose le bon diagnostic, tout en sachant qu'il n'aura pas les moyens de soigner son patient ? Quelle méthode proposez-vous ? Je le souligne, il ne s'agit nullement d'une mise en cause. Je cherche à comprendre comment procéder et quelles solutions mettre en oeuvre pour garantir la bonne exécution de la LPM qui avait fait l'objet d'une si grande adhésion parlementaire.
J'ai quelques questions. La LPM prévoyait des recrutements de personnels. Qu'en est-il à ce stade ? Le ministère a-t-il bien les capacités d'attirer les meilleurs profils et de les conserver ?
Après Louvois, où en est-on avec le logiciel Source Solde ? Sera-t-il pleinement opérationnel et les soldats peuvent-ils être rassurés ?
Enfin, quelles mesures entendez-vous prendre à la suite des révélations de l'enquête récemment publiée par Mediapart, en termes de prévention et de sanctions éventuelles ? Je souhaite entendre votre voix sur ce sujet ancien, peut-être même réchauffé. Le ministère a répondu clairement sur ce sujet. Pouvez-vous nous dire quels moyens seront mis en oeuvre face à cette révélation qui n'en est pas vraiment une ?
Mme Florence Parly, ministre des armées. - Vous me reprochez, monsieur Perrin, de ne pas avoir répondu convenablement à vos questions, je l'entends - et c'est pourquoi je viens de communiquer à la commission un document qui, je l'espère, permettra de progresser dans la qualité des réponses qui sont fournies. Nous voulons tous que nos armées bénéficient des engagements qui ont été pris très solennellement dans de cadre de la LPM que vous avez très largement votée.
Nous voulons tous avancer. Je n'ai rien caché, j'ai fait valoir des arguments, nous avons débattu, une décision a été prise et annoncée par le Président de la République lors de ses voeux aux armées. Il a indiqué souhaiter que nous trouvions les bonnes modalités pour associer les parlementaires à cet exercice. Notre réunion d'aujourd'hui marque la première étape, peut-être d'une série, mais je ne veux pas me substituer à votre initiative, c'est vous qui en déciderez - je me plie avec plaisir et très volontiers à ces séances de travail, qui, je crois, ont pour vocation d'éclairer la représentation nationale et qui sont essentielles pour que chacun ait la conviction et la preuve que les engagements pris sont tenus. Je ne voudrais pas revenir sur le passé, mais vous savez que cela n'a pas toujours été le cas, tant s'en faut ! Mais depuis 2017, la mission « Défense » n'a cessé de progresser, de 7 milliards d'euros en niveau par rapport à 2017, en masse, c'est 18 milliards d'euros de plus au moment où l'on se parle. Je ne parle même pas des annuités qui sont à venir. C'était indispensable et, c'est important de le souligner, nous exécutons le budget de façon conforme, nous le vérifierons encore ensemble dans le cadre de la loi de finances rectificative, et ce malgré les perturbations dues à la crise sanitaire. Je ne reviens pas sur la méthode, chaque assemblée, l'Assemblée nationale d'un côté, le Sénat de l'autre, définira souverainement la méthode pour que nous travaillions ensemble. Ces questionnaires sont l'amorce d'un débat et, s'il y a des questions complémentaires, nous restons bien évidemment à votre entière disposition pour y répondre. .
La propriété intellectuelle dans le cadre du SCAF fait l'objet de discussions en cours. Des situations comparables ont été réglées pour d'autres programmes de coopération, par exemple de manière assez récente pour l'eurodrone. Je ne vois pas pourquoi ce qui a pu fonctionner pour l'eurodrone ne fonctionnerait pas pour le SCAF. Évidemment nous veillerons à ce que la propriété intellectuelle, constituée année après année par des industriels talentueux, ne soit pas considérée comme facilement acquise. En revanche, la propriété intellectuelle qui sera construite par la coopération a vocation à être partagée.
Les investissements que nous allons consentir dans le cadre du SCAF devront être parfaitement cohérents avec nos besoins dans le domaine de la dissuasion. C'est une évidence ! Rien dans nos discussions actuelles ne laisse présager de difficultés pour intégrer ces spécificités. Je vous propose de nous donner rendez-vous très prochainement pour faire un point sur l'aboutissement des discussions qui ont lieu entre les industriels, dans le respect des principes que j'ai rappelés dans mon propos liminaire.
Des besoins nouveaux émergent sur le programme 146, l'exercice de revue stratégique que nous avons conduit le montre bien. Comment y répondre à enveloppe constante ? C'est notre travail et notre défi d'y parvenir et nous avons, pour nous y aider, l'avantage de la programmation pluriannuelle. Nos programmes sont des programmes de long terme et nous avons besoin, pour des investissements sur d'aussi longues durées, d'avoir cette visibilité pluriannuelle. Année après année, dans le cadre des révisions que nous faisons, dans le cadre de l'A2PM, nous vérifions que nous tenons bien les programmes et nous identifions les programmes qui peuvent être amenés, pour des raisons très variées, à prendre un certain retard pour permettre de redonner des marges de manoeuvre dans d'autres secteurs. C'est d'ailleurs ce qui nous a permis en 2020, dans le cadre de la crise sanitaire, de pouvoir identifier des moyens à enveloppe constante pour contribuer au plan de soutien aéronautique.
Cela ne veut pas dire que nous allons renoncer à des investissements qui interviendront un peu plus tard. Mais cela permet d'être certains que tous les euros qui nous sont consentis année après année, plutôt que de créer des reports sur le futur, ont un impact immédiat et direct au moment où notre économie et notre industrie en ont besoin. Cet exercice d'A2PM est extrêmement important pour permettre d'identifier les marges de manoeuvres dont nous disposons à l'instant T pour pouvoir réallouer temporairement sur les programmes qui sont en situation de pouvoir avancer plus vite des crédits qui sont normalement alloués à d'autres programmes. Ceci se fait sous le contrôle étroit du Parlement et du ministère des finances. Je ne crois pas qu'il y ait de crainte à avoir sur la manière dont nous pilotons ces crédits et la façon dont nous pouvons identifier des moyens supplémentaires à l'intérieur d'une enveloppe qui elle est finie, c'est l'enveloppe de la loi de programmation militaire et de la loi de finances annuelle.
Nous avons identifié un certain nombre de besoins nouveaux, Nous ne pouvons pas toujours tout prévoir. Voyez par exemple la vente de Rafale à la Grèce. Cela n'était pas attendu. Nous nous en réjouissons. La conséquence de cet export, c'est que nous allons devoir remplacer les Rafale que l'armée de l'air et de l'espace va transférer à l'armée de l'air grecque. Mais nous avons obtenu que les produits de la cession soient intégralement restitués au ministère des armées. Nous avons devant nous un programme lourd, mais qui était connu, celui de la rénovation des chars Leclerc. On ne peut pas dire que la LPM découvre des programmes et des coopérations que nous avions annoncés, tels que le SCAF ou le MGCS, ou le porte-avions de nouvelle génération. Ce sont des capacités nouvelles à horizon de 20 ou 30 ans dont nous démarrons les études et que la LPM avait intégré dès le départ. Les investissements essentiels liés à ces programmes relèvent plutôt d'une LPM future, mais les crédits d'études dont nous avons besoin aujourd'hui participent bien de l'actuelle loi de programmation. Pour ce qui est des besoins nouveaux identifiés sur le programme 146, j'entends ne pas leur sacrifier les investissements que nous avons souhaité consentir ensemble à hauteur d'homme, car c'est ma priorité absolue.
S'agissant de Sentinelle et de la protection de nos soldats en général, nous adaptons Vigipirate, qui avait été relevé au niveau maximum après les attentats fin octobre et que nous ramenons au niveau de sécurité renforcée, soit un niveau adapté à celui de la menace terroriste. Nous adaptons Sentinelle, en passant à 3 000 militaires engagés en permanence avec une capacité de 4 000 hommes mobilisables après un très court préavis.
Nous protégeons aussi nos soldats dans le cadre de la pandémie. Nous nous souvenons des difficultés rencontrées au printemps dernier. Ainsi lorsque nous avons travaillé à la politique de vaccination du ministère, en parfaite cohérence avec la stratégie vaccinale nationale, nous avons pris en compte un certain nombre de particularités des forces. Par exemple, le départ du porte-avions dans le cadre de Chammal nécessitait la vaccination de la totalité de son équipage. Il en a été de même pour l'équipage du SNLE partant en mission. Nous avons réservé les doses - dont nous disposons encore en trop faible nombre - aux militaires embarqués sur les navires, les porte-avions et les sous-marins, sachant que tout le personnel embarqué doit être vacciné.
Les crédits réservés à l'entretien programmé des matériels ont une importance cruciale après des années de fuite en avant où l'on a surtout recherché à disposer de matériels nouveaux. Nous essayons désormais d'investir dans les matériels nouveaux, mais aussi de mieux prendre soin des matériels en usage, trop souvent immobilisés par manque de pièces et autres causes. Nous avons fait un état des lieux dans les domaines aérien, naval et terrestre. Nous mettons en place une stratégie dans chacun de ces trois domaines pour remonter le niveau de disponibilité de ces équipements. Elle s'accompagne d'un effort budgétaire bien réel, prévu par la LPM : entre 2017 et 2021, les crédits consacrés à l'EPM ont progressé de 20 %, pour atteindre en 2021 4,1 milliards d'euros. Cet effort budgétaire conséquent doit se traduire en termes d'amélioration de la disponibilité des équipements. Dans l'aérien, par lequel a commencé l'effort, nous avons vu les premiers éléments positifs sur les flottes d'hélicoptères, en particulier les Fennec et les Caracal. Nous achevons la renégociation de contrats « verticalisés », qui prévoit un industriel responsable de l'entretien global par flotte. Ce travail n'est pas encore achevé mais pour les contrats déjà mis en oeuvre, les résultats s'inscrivent bien dans la trajectoire que nous avons souhaitée. Cela fait sans doute partie des sujets sur lesquels, dans le cadre des questions que vous nous posez, vous approfondirez votre propre analyse. Ils sont au coeur de nos préoccupations.
Respectons-nous nos engagements pris dans le cadre de l'OTAN ? Notre trajectoire est conforme, même si les choix étaient moins dictés par l'OTAN que par les besoins de nos armées. Il y a de nombreuses années que la France consacre au moins 20 % de son budget à l'investissement et nous sommes sur la trajectoire des 2 % du PIB en 2025. Cependant, ces 2 % ne sauraient constituer notre seule boussole, car dès 2020, compte-tenu de l'évolution du dénominateur que constitue le PIB, nous constaterons sans doute que nous avons atteint cet objectif avant l'heure. Pour autant, nos armées auront-elles réalisé le rattrapage et la remontée en puissance que nous avons tous souhaité ? La réponse est non et il faudra donc poursuivre l'effort. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle cet objectif de 2 %, s'il doit rester notre repère, a montré qu'il ne peut être la seule boussole de la remontée en puissance.
Les recrutements ont continué malgré la crise sanitaire : 21 400 militaires ont été recrutés l'an passé. C'est conforme au plan de recrutement et à notre trajectoire, comme vous pourrez le constater dans le cadre du projet de loi de finances rectificative. Cependant, les flux de départs se sont ralentis en 2020, manifestement du fait du contexte économique.
Les problèmes du logiciel Louvois sont derrière nous, j'en suis heureuse. Nous avons basculé progressivement vers le logiciel Source Solde et en avons terminé en janvier dernier. Désormais, les quelque 250 000 militaires reçoivent leur solde de manière fiable, juste et satisfaisante. C'est une victoire, mais c'est le minimum que l'État leur doit.
Mme Michelle Gréaume. - Vous savez notre profond respect pour le dévouement de nos militaires et notre pleine reconnaissance pour leurs sacrifices. Nous leur devons d'exercer pleinement et avec engagement notre mandat parlementaire. Et pour cela, nous avons besoin de précisions.
Sur la préparation opérationnelle, impérative pour la sécurité de nos troupes, la commission demande le bilan des efforts fournis et les objectifs de progression de la préparation opérationnelle pour la fin de la période de programmation, comme le prévoit le rapport annexé à la LPM, amendé en ce sens. Il n'est pas cohérent de manquer de perspective en la matière alors que le chef d'état-major de l'armée de terre nous a présenté un projet de durcissement de l'armée de terre, pour aller vers les conflits de haute intensité.
En ce qui concerne les services de soutien dont l'excellence doit être saluée, nous nous inquiétons. En effet, le renforcement du Service de santé des armées, sollicité tant en projection que sur le territoire national avec l'opération Résilience, est indispensable. Mais les chiffres sont incertains, la création d'emplois sera-t-elle de 87 ou 187 postes ? Cette progression nécessaire est-elle financée à enveloppe constante ?
Le Commissariat des armées perdrait pour sa part 1 530 emplois, soit 6,65 % de ses effectifs. La commission avait obtenu l'arrêt des déflations en 2018 alors que le service était exsangue. Comment se justifie une telle attrition ?
M. Ludovic Haye. - La crise sanitaire a mis en exergue la question de la souveraineté, qu'elle soit sanitaire, alimentaire, numérique, énergétique ou stratégique, mais elle a démontré aussi combien le secteur de la défense est lui aussi dépendant, pour ses fournitures courantes, de fabricants étrangers, souvent monopolistiques, en particulier chinois - pour le matériel informatique, les médicaments, les masques - comme pour les approvisionnements des industriels de l'armement. Notre ambition de souveraineté doit intégrer l'accès indépendant, en temps maîtrisé et en qualité, aux technologies transverses indispensables à nos systèmes majeurs. Je pense à la maîtrise des aciers à haute performance, à la conception des circuits imprimés et des composants électroniques qui sont omniprésents dans tous les objets connectés et sur lesquels nous avons totalement perdu la main. Je pense, enfin, aux métaux rares et minerais critiques, dont les besoins sont croissants et tout aussi essentiels. À son arrivée à la présidence, Joe Biden a lancé un inventaire exhaustif de la dépendance des États-Unis : la France entend-elle faire de même, en particulier pour sa défense ? Pourrions-nous vous y aider ? L'inventaire peut-il être conduit à l'échelon national, ou serait-il plus pertinent à l'échelon européen ?
M. Yannick Vaugrenard. - Évoquant le poids croissant de la Chine, qui est devenu le premier pays importateur de produits européens, et dont les dépenses militaires ne cessent d'augmenter - les dépenses militaires chinoises représentent 10 % des dépenses mondiales, contre 40 % pour les États-Unis. Vous dites que cela justifie une Europe forte et stratège, capable de se défendre et que nous en sommes sur la voie. N'est-ce pas optimiste, quand on voit les dernières nouvelles de la coopération militaire franco- allemande, la vente de cinq avions américains de patrouille maritime à la marine allemande, pour 1,8 milliard d'euros ? Quels seront les programmes franco-allemands, dans ces conditions ? Les Allemands ne risquent-ils pas de remplacer leurs hélicoptères par des Apache américains, plutôt que par nos Tigre modernisés ? Nous sommes inquiets, également, d'entendre l'un de nos interlocuteurs parler d'un plan B dans le cadre du SCAF, car cela signifie que le plan actuel risque de s'enliser. Quant au projet commun de chars de bataille, il est aujourd'hui bloqué. À tous ces indices s'ajoutent les déclarations d'Angela Merkel, indiquant que la coopération militaire franco-allemande devait être revue et corrigée. La nouvelle autonomie stratégique de l'Europe ne risque-t-elle pas d'en prendre un sérieux coup, sans parler de l'Europe de la défense, contrairement à la volonté exprimée par le Président de la République ?
Mme Vivette Lopez. - Il y a des difficultés de recrutement dans la marine, alors que l'avenir s'écrira avec la mer. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la France n'a pas connu de combats navals de haute intensité. Croyez-vous qu'une confrontation en mer soit possible dans le contexte géopolitique agité que nous connaissons ? Le maritime entre-t-il dans les projets de la présidence européenne française en 2022 ?
M. Joël Guerriau. - Le bâtiment de l'ancien hôpital militaire du Val-de-Grâce doit, compte tenu des besoins d'hébergement, passer dans le giron de la santé pour en faire un Campus de la santé numérique. À nos questions, l'administration répond que les modalités financières liées au transfert n'ont pas été arbitrées, alors que cette ressource pourrait abonder les dépenses nouvelles nécessaires dans le cadre de l'actualisation de la LPM : qu'en est-il ? Plus largement, les militaires signalent le problème du logement. Vous avez lancé un appel d'offres pour la restructuration et la reconstruction de milliers de logements, où en êtes-vous ? Les projets immobiliers intègrent-ils des logements à Paris ?
Et s'agissant de besoins de recrutement qui s'ajoutent aux 6 000 ETP supplémentaires prévus par la LPM, pour le renseignement, le SSA, la cyberdéfense mais aussi le SOUTEX, est-on bien certain qu'on parle encore à budget constant et de simple réorganisation au sein du ministère ?
Mme Nicole Duranton. - Vous relevez, dans la Revue stratégique, que la Russie est devenue une puissance opportuniste, capable de se projeter rapidement : comment envisagez-vous les relations entre la France et la Russie, à travers ce nouveau prisme de la « boussole stratégique » ? Comment, ensuite, la France développe-t-elle sa propre stratégie envers la Chine, distincte du prisme américain et de la bipolarité qui semble se mettre en place entre Chine et États-Unis ? En focalisant l'attention, cette bipolarité ne risque-t-elle pas de conduire à négliger la menace persistante du terrorisme djihadiste ? Comment la France développe-t-elle une stratégie efficace en la matière, en toute autonomie par rapport aux États-Unis ?
Enfin, quel est l'état de notre stratégie dans la région indopacifique, d'une part pour encourager nos partenaires européens à s'investir dans la zone et d'autre part pour nous insérer dans la coopération régionale, portée par des acteurs régionaux tels que l'ASEAN, l'IONS (Indian Ocean Naval Symposium), ou l'IORA (Indian Ocean Rim Association) ?
Mme Florence Parly, ministre des armées. - J'ai omis de répondre à l'une des questions de du sénateur Todeschini, je m'en excuse. Un article récent de Mediapart fait état de pratiques relevant d'une idéologie tout à fait inadmissible dans les armées et que je condamne fermement. Le comportement de ces individus constitue une insulte à nos valeurs et n'a pas sa place dans nos armées. Il n'en a jamais eu et n'en aura jamais. J'ai demandé un état des lieux sur les individus mentionnés ; ces comportements graves sont le fait de dérives individuelles, et non pas de filières. Il s'agit de cas déviants et isolés, nullement représentatifs des militaires français, et qui seront traités au cas par cas. Sur les cinquante noms cités, sept cas inquiétants n'avaient pas été détectés. Nous avons pris l'alerte au sérieux. Dans ces domaines, il faut être ferme, mais aussi humble. Les armées reflètent la population française et ne peuvent pas échapper à 100 % à ses travers les plus odieux. Et il n'y a pas de dispositif de détection totalement infaillible. Nous investissons beaucoup d'énergie et de moyens pour lutter contre ces fléaux. Ces révélations nous incitent à redoubler de vigilance. Le mot d'ordre est clair : nous ne voulons pas de cela dans nos rangs, et j'y veillerai, vous pouvez compter sur moi. Quand on aime son pays et ses armées, on se bat pour que leur dignité ne soit pas entachée par le comportement odieux de quelques individus.
Sur les effectifs des services de soutien, et en particulier sur les effectifs du SCA, il faut regarder les choses dans leur ensemble, car nous avons changé la gestion de la restauration en externalisant une partie du service, notamment pour pouvoir mettre aux normes ces équipements. Ceci a pour effet de diminuer les effectifs, au fil des départs à la retraite. Les charges d'externalisation ne se traduisent pas en emplois supplémentaires mais en crédits de fonctionnement.
Nous souhaitons donner une impulsion à la préparation opérationnelle de l'armée de terre, en particulier, y compris dans la perspective de conflits de très haute intensité, afin d'atteindre les normes d'entraînement fixées pour 2025. C'est une reconquête de l'ensemble des compétences du haut du spectre que nous devons conduire et c'est pourquoi l'entraînement va être rehaussé pour pouvoir faire face à des menaces conventionnelles plus fortes.
L'analyse des dépendances françaises doit être conduite, la DGA mène ce travail et l'Agence européenne de défense a élaboré une cartographie des manques à combler sur le continent. Nous avons travaillé sur les dépendances énergétiques, nous renouvelons notre stratégie énergétique depuis l'automne dernier pour consommer moins, mieux et de façon plus sûre - des ruptures d'approvisionnement paralyseraient notre outil de défense. Nous sommes dépendants pour bien des composants, nous pouvons nous féliciter que l'Union européenne, dans le cadre d'un projet de coopération structurée permanente, ait pris le sujet à bras-le-corps. Il s'agit de réduire nos dépendances, y compris à l'égard de composants fabriqués aux États-Unis, c'est un travail de longue haleine ; l'étape de la cartographie est en cours et nous commençons à répondre à ces défis.
Sur la coopération franco-allemande, je commencerai par dire que toute coopération peut passer pour difficile, nous avons eu ce débat lors de la discussion de la LPM, et nous avons pourtant choisi d'y recourir. Elle demande de la détermination, de l'énergie, mais je la considère comme nécessaire. On ne doit pas, pour autant, coopérer à n'importe quel prix, ou bien on court le risque de programmes trop onéreux, hors calendrier ou ne répondant pas aux besoins de forces. Je fais confiance aux industriels pour dire quels processus sont efficaces. Oui, la coopération est difficile, mais ce risque vaut la peine d'être pris.
M. Christian Cambon, président. - L'arrivée des Espagnols, si elle est bonne pour l'Europe de la défense, n'a-t-elle pas perturbé cette coopération qui avait été conçue à deux partenaires ?
Mme Florence Parly, ministre. - Le président de Dassault Aviation l'a dit, cette coopération s'avère plus difficile à trois qu'à deux. C'est pourquoi nous avons voulu consolider la coopération à deux sur le SCAF avant de l'ouvrir à d'autres partenaires. Nous faisons de même pour le char de combat. Beaucoup de pays souhaitent rallier ce projet et il nous semble que le moment n'est pas encore venu. Le moment viendra d'une ouverture plus grande, mais il n'est pas encore venu. Pour le SCAF, on peut toujours se dire que le moment n'était pas le bon pour associer un nouvel État. Mais il faut aussi examiner la participation à l'échelle des industriels, or l'un d'entre eux est au moins trinational : Airbus a une composante allemande et espagnole, en plus de Dassault. C'est une donnée avec laquelle nous devons composer.
J'espère que nous trouverons le bon accord qui permettra à ces industriels de travailler de manière harmonieuse et efficace. Il sera intéressant de voir également quelles conclusions retireront les personnalités allemandes auditionnées par vos homologues de l'Assemblée nationale. Le Parlement français a autant sa place que le Bundestag pour s'exprimer sur ce sujet.
Concernant l'autonomie stratégique européenne, la question est de savoir si nous voulons continuer à exister collectivement dans un monde marqué par la crise du multilatéralisme et la compétition entre la Chine et les Etats-Unis. Nous recherchons l'émergence d'une culture stratégique européenne pour être en mesure d'agir si cela s'avérait nécessaire. Cela passe par des décisions et des projets en matière de coopérations dans le domaine capacitaire et dans la construction d'une base industrielle technologique et de défense européenne ainsi que par des engagements opérationnels. L'Europe mène aujourd'hui 6 opérations dont les missions de formation de l'Union européenne en République centrafricaine (EUTM-RCA) et au Mali (EUTM-Mali). Cela passe aussi par l'initiative européenne d'intervention que nous avons portée sur les fonts baptismaux et qui vise à créer les bases indispensables à ces futurs engagements communs.
Sur le volet maritime et la présidence française début 2022, il s'agit d'un sujet majeur pour l'Europe de la défense en réalité assez consensuel. J'ai évoqué à cet égard la présence européenne coordonnée qui va faire l'objet d'une expérimentation dans le golfe de Guinée. Chacun comprend que l'espace maritime est un espace de libre circulation qui recèle des ressources à protéger des trafics et pillages et au sein duquel nous veillons à faire respecter le droit international. L'engagement de l'Union européenne est multiple, à l'exemple des opérations IRINI pour l'application de l'embargo sur les armes destinées à la Libye, ATALANTA contre la piraterie au large de la Corne de l'Afrique et AGENOR pour sécuriser la navigation dans le détroit d'Ormuz. Je confirme donc qu'il s'agira d'un axe de travail de la présidence française de l'Union européenne.
Le Val-de-Grâce est toujours propriété de l'Etat. Il héberge les militaires qui assurent l'opération Sentinelle et, probablement en 2024, les forces de sécurité affectées à la surveillance des Jeux olympiques. Même si le bâtiment a été libéré par le service de santé des armées en 2016, il reste donc à la disposition de l'Etat. La reconversion du site en un campus dédié à la santé numérique (ParisSanté Campus) a été annoncée par le Président de la République en décembre 2020. Les parties prenantes du programme sont à la fois des acteurs publics de la recherche (Inserm, Université PSL, Inria), et des opérateurs dédiés au développement des usages du numérique en santé (le Health Data Hub et l'Agence du Numérique en Santé). Les modalités financières liées au transfert n'ont, à ce jour, pas été arbitrées.
Nous avons réservé un milliard d'euros d'investissement pour l'hébergement de nos militaires. Il y a des besoins dans la région parisienne, et nous essaierons d'y répondre le mieux possible.
La boussole stratégique a été initiée sous la présidence allemande et a vocation à aboutir sous la présidence française. La première étape a été conclue sous présidence allemande et consiste à avoir une évaluation commune des menaces - c'est-à-dire une déclinaison à l'échelle européenne de l'actualisation de notre revue stratégique nationale. La Russie y fait évidemment l'objet de réflexions, la France défendant une position équilibrée qui consiste à maintenir une posture de fermeté face à des agissements mettant en cause notre sécurité, tout en restant ouverte au dialogue. Aujourd'hui, force est de constater que les conditions ne sont pas pleinement réunies pour une relance significative de ce dialogue.
Pour ce qui concerne la Chine, il y a une tentation de bipolarisation et une focalisation sur la rivalité américano-chinoise. La France et l'Europe doivent pouvoir faire valoir une stratégie d'équilibre fondée sur des partenariats solides. C'est pourquoi la France entend promouvoir une stratégie indopacifique à l'échelle nationale et nous souhaitons, dans le cadre de l'exercice de la boussole stratégique dont je parlais à l'instant, pousser à l'émergence d'une stratégie indopacifique européenne. Ce serait une contribution significative pour éviter d'être pris dans cette confrontation entre la Chine et les États-Unis.
Sur la nécessaire poursuite de la lutte contre le terrorisme, nous ne baissons clairement pas la garde et nous considérons que notre engagement au Levant n'est pas terminé au regard des résurgences de Daech en Irak, en Syrie et, de même, au Sahel où nous avons décidé avec les pays du G5 Sahel de ne pas relâcher l'effort.
M. Guillaume Gontard. - Je souhaite revenir sur les révélations de Mediapart, auxquelles vous avez déjà répondu, relatives à la présence d'individus néo-nazis dans les rangs de nos armées. Vous avez raison d'être très claire et de condamner ces agissements. Je partage également le fait qu'on ne peut échapper à ce phénomène à 100 %. La réponse doit être très ferme et intransigeante. Je voudrais savoir également si une réflexion est menée pour assurer la détection de ce type d'idéologie lors des recrutements, de la formation et en cours de carrière. C'est un problème important sur lequel nous devons être très vigilants.
Sur les essais nucléaires en Polynésie et au Sahara, nous avons appris le 9 mars qu'un rapport remis au Gouvernement polynésien établissait une causalité claire entre les retombées de ces essais et la fréquence des cancers et contredisant le rapport de l'Inserm. La problématique est similaire en Algérie où les victimes des essais n'ont pour la plupart pas bénéficié de réparation. Dans les deux cas, que compte faire le ministère des armées pour assumer notre responsabilité sur ces conséquences sanitaires et environnementales ?
M. Philippe Folliot. - La France comme ses alliés ont voulu bénéficier de ce que l'on appelle les dividendes de la paix après la chute du mur de Berlin, en pratiquant une baisse continue des budgets de la défense. Vous resterez, Madame la Ministre, la première à avoir augmenté le budget de la défense. J'ai en mémoire que 65 % des diminutions d'effectifs de la révision générale des politiques publiques (RGPP) étaient supportées par votre seul ministère. Je préfère donc la situation actuelle où nous pouvons vous interpeller sur la projection de la loi de programmation militaire, sachant que les marches les plus hautes des dépenses prévues interviendront après 2022. L'important était d'inverser la tendance antérieure, non que le budget de la défense soit une fin en soi. C'est un moyen pour notre pays d'assumer ses responsabilités en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies vis-à-vis de la communauté internationale et de nos concitoyens.
Au regard de la rivalité stratégique qui se dessine entre la Chine et les Etats-Unis, est-ce que nous serons acteurs ou spectateurs ? La France a un atout particulier et pourrait s'appuyer davantage sur l'atout singulier que représentent nos outre-mer. Force est de constater qu'il n'y a jamais pourtant eu de réelle stratégie pour nos forces de souveraineté, lesquelles demeurent résiduelles ou peu importantes. Elles pourraient devenir de véritables appuis dans ce contexte. Vous avez fait allusion à l'accès aux minerais rares et stratégiques. Or la France est le premier producteur mondial de nickel par le biais de la Nouvelle-Calédonie. Au regard des difficultés que connait ce secteur, ne pouvons-nous pas nous coordonner avec nos partenaires européens pour soutenir cette filière stratégique ?
M. Hugues Saury. - Je souhaite vous interroger sur le point 9 de l'actualisation de la revue stratégique relatif à la résilience de la Nation. En dépit de l'épidémie de Covid-19, nos soldats ont poursuivi l'essentiel de leurs missions. Dans quelle mesure le retour d'expérience des effets de cette pandémie sur nos armées est-il pris en compte dans l'actualisation ? En outre, vous avez annoncé la mise en oeuvre d'une fonction stratégique de résilience devant concourir à reconstituer des stocks dits « d'épaisseur organique », la défense étant mise à contribution pour fournir 5 millions de masques. Ces stocks ont-ils été reconstitués ? Quand on voit les conséquences dramatiques de cette pandémie sur notre jeunesse, notre économie, et notre souveraineté, pensez-vous que la revue stratégique prend en compte à sa juste mesure le risque sanitaire et son anticipation ?
M. Jacques Le Nay. - Le site Naval Group de Lorient s'inquiète d'une baisse de charge en 2022 et s'interroge sur la possibilité pour le ministère de la défense d'avancer le programme de construction des frégates d'intervention et de défense. Cela permettrait d'augmenter la cadence de production et de combler cette baisse de charge. Qu'en est-il de ce projet au sein de votre ministère ? La Grèce prévoit-elle toujours d'acheter ces frégates ?
M. Robert del Picchia. - Notre président a abordé diplomatiquement la question de l'actualisation de la loi de programmation militaire tandis que notre collègue Cédric Perrin a tapé fort, si je puis me permettre. Pour ma part, je voudrais remercier la ministre pour son introduction sur l'éventail des menaces mondiales pesant sur la France et l'Europe. Je partage mon doute sur la bonne coopération des Européens sur la stratégie à adopter. À l'aune de l'opération Barkhane, les Européens commencent à comprendre le danger terroriste que représente le Sahel. Croyez-vous à l'amélioration de cette coopération ?
Ensuite, je vous félicite de la mort du logiciel Louvois, dont les difficultés causées à votre ministère préexistaient à votre prise de fonction et qui vont maintenant prendre fin.
Mme Florence Parly, ministre des armées. - Concernant la détection des personnes dont le recrutement pourrait présenter des risques de radicalisation ou d'extrémisme, tels que ceux énoncés par Mediapart, nous avons, au niveau du recrutement, un avis de sécurité préalable pour chaque individu. Par la suite, en raison du mode de vie des militaires, qui évoluent auprès des cadres de proximité, le commandement prête une attention particulière à tout comportement ou signal faible qui pourrait laisser transparaître une idéologisation extrémiste ou radicale. Bien sûr, cette veille constante est rendue plus difficile par l'usage croissant de réseaux sociaux privatifs, souvent cryptés et qui ne sont pas détectables. Si, au total, le système n'est donc pas infaillible à 100 %, je crois que le ministère des armées s'est doté de moyens qui permettent de maîtriser globalement la situation.
Concernant les essais nucléaires, je ne suis pas certaine de comprendre à quel rapport faisait référence le sénateur Gontard. Je pense qu'il convient ici de rappeler les faits. Un rapport de l'INSERM a été rendu public le 23 février, un livre a été publié un peu plus tard, mais je n'ai pas connaissance de rapport remis au gouvernement polynésien. Comme vous le savez, des essais nucléaires ont été réalisés entre 1966 et 1996, c'est-à-dire pendant 30 ans, en Polynésie française. Lorsque les essais ont pris fin, les installations ont été complètement démantelées, puis une expertise biologique a été réalisée par l'Agence internationale à l'énergie atomique, qui associait des experts de très nombreuses nationalités. Le ministère des armées a rendu publics les suivis radiologiques et géologiques des atolls concernés afin de tenir informées, dans la transparence, la population polynésienne et la communauté scientifique. Par ailleurs, l'évaluation des doses reçues par la population a été faite par les experts du commissariat à l'énergie atomique, la méthodologie suivie ayant elle-même été évaluée par des experts internationaux de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Il existe en outre une commission d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, qui était jusqu'en 2013 sous l'autorité du ministère des armées, avant de devenir totalement indépendante. Depuis 2018, cette commission a vu le nombre de demandes d'indemnisation fortement augmenter, plus de 50 % d'entre elles ont été acceptées. Je crois donc pouvoir dire que le ministère des armées fait le maximum, dans le cadre des lois et règlements en vigueur, pour satisfaire aux demandes formulées par les Polynésiens, afin que leurs droits puissent devenir effectifs. Je conçois que des débats puissent survenir, surtout à la faveur de nouvelles publications, dont nous prendrons évidemment connaissance. Mais je voudrais insister sur le fait que le ministère des armées a toujours été à l'initiative pour apporter de la clarté dans ces domaines, dont on sait à quel point ils sont douloureux.
Concernant le rôle très important de nos outre-mer, c'est à juste titre que vous l'avez évoqué. Il s'inscrit dans le cadre de la stratégie indopacifique que j'ai mentionnée. C'est en partie du fait de nos outre-mer que la France peut se considérer comme une nation de l'indopacifique, et c'est bien du fait des territoires d'outre-mer présents dans l'Océan indien et dans l'Océan pacifique que nous avons la deuxième zone économique exclusive du monde. J'insiste donc : nous ne les considérons pas comme quantité négligeable, elles sont au coeur de notre stratégie indopacifique. Il y a une forte conscience de la part des partenaires avec lesquels nous travaillons de plus en plus à cette stratégie - je pense en particulier à l'Australie ou à l'Inde - de l'enjeu que constituent ces outre-mer pour cette grande région. Nous l'avons vu encore récemment dans le cadre des discussions sur l'évolution de l'actionnariat des entreprises qui exploitent le nickel en Nouvelle-Calédonie : cette question est suivie de très près par les pays de la région, bien entendu la Chine, mais aussi des pays tels que l'Inde.
Avons-nous tenu suffisamment compte des leçons de la pandémie dans le cadre de l'actualisation de la loi de programmation militaire ? Il est tout à fait clair que nous avions identifié dès 2017 le risque NRBC, le risque nucléaire, radiologique, biologique et chimique, comme étant important et auquel il nous fallait répondre. La crise sanitaire est passée par là et a montré que ce risque était encore beaucoup plus prégnant que nous ne l'imaginions, et nous allons en tenir compte.
Concernant les stocks de masques, ils ont été entièrement renouvelés, nous disposons de plus de 40 millions de masques anti-projection, ce qui représente 20 semaines d'autonomie, nous disposons de 4 millions de masques grand public et de plus de 7 millions de masque FFP2, soit 6 mois d'autonomie pour le service de santé des Armées. Nous sommes donc désormais bien équipés. Évidemment il n'y a pas que les masques, et c'est l'ensemble de la problématique NRBC que nous devons, sans doute, mieux traiter encore que ce que nous avions envisagé initialement. Mais si vous vous référez à l'ambition 2030, cette question apparaît comme ayant été tout à fait identifiée.
Concernant la question portant sur le plan de charge de Naval Groupe à Lorient, c'est un sujet sur lequel nous travaillons d'arrache-pied - nous avons parfaitement en tête la crainte exprimée par Naval Group d'une baisse de ce plan de charge - afin d'éviter une perte de compétence, de savoir-faire, qui serait extrêmement dommageable pour l'industrie navale française.
Concernant l'interrogation sur la prise de conscience européenne des enjeux du Sahel, je pense que personne n'aurait imaginé, il y a 10 ans, que des pays européens tels que l'Allemagne ou l'Estonie auraient pu s'y intéresser. Aujourd'hui, des pays de plus en plus nombreux prennent conscience de ce qu'il faut, non pas aider la France, mais s'aider soi-même, et qu'en s'engageant au Sahel, on contribue à la sécurité de l'Europe. C'est un travail de conviction qui commence à porter ses fruits, et que nous voyons s'illustrer de manière très concrète, puisque nous avons près de 3 000 personnels européens engagés au Sahel à des titres divers, au sein de la mission des Nations unies, de la mission européenne EUTM, ou bien en soutien de Barkhane ou de Takuba. C'est un motif de satisfaction de voir que les Européens sont de plus en plus présents, avec par ailleurs des moyens extrêmement importants - je pense aux équipements : les Danois ont engagé des hélicoptères, les Britanniques ont renouvelé leur engagement et vont ajouter un hélicoptère Chinook supplémentaire, les Espagnols sont des soutiens indéfectibles depuis le début de Serval en matière de transport. Et puis nous avons de plus en plus de pays qui demandent dans un premier temps à avoir des officiers de liaison au sein de Takuba, avant d'envisager la participation en hommes et en matériels que nous espérons.
Pour ce qui concerne Louvois, j'en profite pour, moi aussi, tirer un coup de chapeau aux équipes du ministère des armées qui se sont mobilisées pour faire de Source Solde un grand succès. Nous avons préféré ne pas en parler tant que nous n'en avions pas terminé, car nous ne voulions pas crier victoire avant que celle-ci ne soit acquise.
M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie, madame la ministre, de vous êtes prêtée à cette assez longue audition qui a permis, je l'espère, d'apporter un certain nombre d'éclaircissements. Je note l'importante information d'une réduction des effectifs de Sentinelle, qui va libérer un effectif de l'ordre de 4 000 hommes, ce qui est appréciable dans la conjoncture actuelle. J'insiste également sur le renforcement de la remise en condition opérationnelle de nos matériels, spécialement les plus anciens. Nous sommes heureux d'entendre parler de la manoeuvre qui a eu lieu en Crète, et qui n'avait pas donné lieu à communication.
Enfin, notre réunion se situant, comme je l'ai dit, dans le cadre de l'actualisation de la loi de programmation militaire, je sollicite auprès de vous un entretien immédiat, car nous venons de comparer les deux versions des documents qui nous ont été transmis, et leur lecture, à ce stade, suscite un peu d'étonnement.
Concernant le dispositif mis en place au sein de la commission, nous avons lancé un rapport sur l'actualisation de la loi de programmation militaire. J'aurai l'honneur de présider ces travaux, bien que, habituellement, je ne prenne pas la charge de rapports. Mais l'importance du texte le justifie, ainsi que le fait d'avoir été rapporteur de ladite loi de programmation militaire. J'y associe les équipes de rapporteurs budgétaires des programmes de la mission « Défense », au sein desquelles toutes les sensibilités politiques s'expriment, dans la perspective de publier, avant l'été, un travail contributif qui donnera la vision du Sénat de l'actualisation de la loi de programmation militaire. Celle-ci tiendra compte des observations que vous avez formulées sur l'évolution de la situation, sur les menaces nouvelles qui se font jour, tout en cherchant à rester assurés que des programmes essentiels en termes d'équipement ou de préparation des forces ne passent pas par pertes et profits, car nous considérons, comme vous, que la loi de programmation militaire est un ensemble.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 heures.