Lundi 2 novembre 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Audition de M. Alain Griset, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des petites et moyennes entreprises
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous nous réunissons aujourd'hui dans un contexte particulier, qui fait suite aux très nombreuses alertes, c'est peu de le dire, que nous avons reçu du terrain ces derniers jours à propos de la situation du commerce de proximité. Je remercie le Président Larcher qui m'a autorisée à tenir cette audition 100 % en visio. Ce n'est ni l'usage ni la règle au Sénat mais au regard de la situation, nous faisons oeuvre de souplesse...
Ce confinement a entraîné, à nouveau, la fermeture administrative de tous les commerces vendant des produits dits « non essentiels », pour des raisons sanitaires que nous comprenons, liées aux risques de « brassage de population » et de diffusion du virus.
Nous partageons, cela va sans dire, l'objectif de freiner et d'éradiquer cette épidémie épouvantable. Le confinement doit sauver des vies et lutter contre l'engorgement prolongé des hôpitaux, tout en évitant à notre économie et à l'emploi de payer un tribut encore plus élevé, alors que nous découvrons à peine les conséquences économiques et budgétaires colossales du premier confinement.
Pour autant, force est de constater que les modalités de mise en oeuvre de ce reconfinement suscitent une forte incompréhension, voire de la colère parmi les acteurs économiques et les élus locaux.
Une colère qui pourrait déboucher sur une contestation d'ensemble du décret relatif au confinement, aussi bien de la part des commerçants que de certains élus, voire des Français. Le tout dans un contexte où, en Europe, les manifestations violentes contre les restrictions se multiplient.
Or, la lutte contre cette pandémie suppose le soutien plein et entier de l'ensemble des Français. Elle suppose donc des actions concertées, anticipées, accompagnées et partagées.
Alors qu'ils n'y étaient pas préparés, les commerçants ont accepté les fermetures impliquées par le confinement de printemps ; cette première vague a déjà couté cher en fermeture définitive de rideaux. Deux milles fleuristes, par exemple, ont d'ores et déjà fermé et deux milles autres s'apprêtent à le faire. Parallèlement, les grandes surfaces et les acteurs d'internet pouvaient continuer leurs ventes.
Alors même qu'une partie de ces commerçants avait réussi à passer ce cap, qu'ils avaient investi dans la sécurisation de leur magasin, qu'ils avaient anticipé une fin d'année qu'ils espéraient compensatrice et donc commandé de la marchandise, alors même qu'ils viennent de recevoir cette dernière, que leurs stocks sont pleins... Vous avez décidé de fermer leurs portes.
En outre, l'approche de cette période stratégique de huit semaines avant les fêtes les inquiète fortement. Ils craignent de ne pas pouvoir surmonter l'épreuve que représenterait des non-ventes en fin d'année et ceci malgré les aides que vous vous apprêtez à apporter. Ils rappellent notamment que les possibilités de vente en ligne ou de click & collect ne représentent qu'une très faible compensation en termes de chiffre d'affaires.
Le Premier ministre a donc annoncé hier soir deux mesures :
- la première est la fermeture dans les grandes surfaces, après les rayons « livres », de tous les rayons non essentiels, au nom de l'équité concurrentielle. Ce choix interroge puisqu'il prive de débouchés certains producteurs, les auteurs et éditeurs, les fournisseurs de jouets, de textile, les producteurs de fleurs, de sapins... tout en n'augmentant en rien le chiffre d'affaires des petits commerces. Ce n'est donc évidemment pas une solution optimale, bien au contraire ; j'ajoute que mobiliser des forces de l'ordre pour aller vérifier la bonne application des consignes dans les hypermarchés ne semble pas devoir être la priorité ;
- la seconde mesure est une clause de revoyure et la possibilité de rouvrir certains commerces dans deux semaines, si la situation le permet et sous conditions.
Il nous paraît essentiel, et surtout urgent, Monsieur le Ministre, d'entendre les demandes des commerçants, d'entendre cette contestation et de tenter de l'apaiser, notamment en faisant preuve de souplesse quand la situation le permet.
Il nous semble également qu'il faille dépasser l'opposition frontale, trop souvent mise en avant, entre grandes surfaces, sites marchands et commerces de proximité. Les acteurs économiques, fournisseurs français et autres, grandes entreprises, PME et TPE, ont besoin de tous ces circuits de distribution.
Bien entendu, tous les acteurs ont intérêt à stopper cette pandémie, tous sont mobilisés contre le développement du virus qui contamine plus de 46 000 personnes par jour et qui va vraisemblablement, dans les prochaines semaines, saturer notre système de soin dans de nombreuses régions. Aussi sont-ils prêts à beaucoup d'adaptations pour passer ce cap.
Nous avons donc souhaité échanger avec vous très rapidement, Monsieur le ministre, et je vous remercie d'avoir répondu favorablement à notre demande dans des délais si courts. L'objectif de cette audition est d'expliciter la réponse du Gouvernement à ces contestations et de préciser les nouvelles mesures de soutien que vous comptez mettre en oeuvre pour soutenir les PME.
À titre personnel, je souhaiterais partager un avis, puis vous poser deux questions.
Un avis d'abord : après les deux mesures annoncées, je vois aujourd'hui trois risques de concentration. Premièrement, une concentration des risques dans l'espace : en effet, avec seulement quelques magasins ouverts, les courses de Noël vont physiquement avoir lieu dans un nombre restreint de magasins. Cette concentration des acheteurs est-elle vraiment préférable à leur répartition sur un nombre important de points de vente ?
Deuxièmement, la concentration des risques dans le temps : dans cette période stratégique des fêtes de fin d'année, les courses de Noël se feront donc au mieux sur quatre semaines au lieu de huit, favorisant ainsi la densification des flux de clients.
Troisièmement, la multiplication et la concentration des tâches dans les entrepôts de logistique et de transport des acteurs du e-commerce. Ces derniers vont être en effet pris d'assaut, au-delà de leurs espérances, les Français n'ayant plus que ce canal de distribution disponible. Je me questionne donc sur l'efficacité réelle du dispositif pour lequel vous avez opté.
Je souhaiterais vous poser deux questions : premièrement, les commerçants ont-ils été suffisamment associés aux décisions prises pour ce reconfinement ? Au regard du risque avéré de seconde vague, aviez-vous construit avec eux au coeur de l'été un plan de prévention du risque de contamination pour envisager ces fermetures, leurs modalités et leurs alternatives ? Ma deuxième question concerne le fait que le Gouvernement ait rejeté la possibilité ouverte par le Sénat que le préfet, en fonction des circonstances sanitaires locales, puisse décider de la réouverture de certains commerces sous réserve de précautions sanitaires renforcées : cela signifie-t-il que le Gouvernement n'envisage aucune adaptation locale des règles en vigueur, même si la situation sanitaire ici ou là permettrait d'apporter de l'air aux commerçants ?
Je vous laisse maintenant la parole pour un propos liminaire, puis mes collègues sénateurs vous poseront leurs questions, en commençant par M. Babary, qui est rapporteur des crédits liés au commerce et à l'artisanat dans la mission « Économie » du budget 2021, et président de la Délégation aux entreprises.
M. Alain Griset, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des petites et moyennes entreprises. - Je souhaite tout d'abord vous remercier pour l'initiative de cette audition. Il est normal que le Gouvernement soit à votre disposition dans cette situation difficile pour tous, et en premier lieu pour les commerçants.
Nous avons tenté le maximum en matière de prévention et d'information des commerçants, afin d'essayer de maintenir ces entreprises ouvertes. La situation sanitaire est venue compromettre nos plans, avec une force terrible. L'arbitrage a donc été rendu au regard du nombre élevé de contaminations, du risque élevé d'affluence massive dans les hôpitaux, et d'engorgement des services d'urgence. Le Président de la République a donc pris la décision d'édicter des mesures de restriction qu'il a qualifiées lui-même de brutales, dans le but de ralentir la propagation du virus et de permettre aux professionnels, nous l'espérons, de travailler dans les meilleures conditions possibles fin décembre en vue des achats de Noël. Ces mesures sont en vigueur au minimum jusqu'au 1er décembre et une clause de revoyure a été fixée.
Depuis mon entrée au Gouvernement le 6 juillet, je n'ai cessé de rencontrer les très nombreux responsables du secteur commercial et de multiplier les échanges afin de suivre l'impact de la crise sanitaire. Nous avons pris des mesures d'accompagnement des entreprises dont l'ampleur est inégalée en Europe. Bien sûr, tout ne va pas bien pour les entreprises. À l'heure actuelle, toutefois, nous ne constatons pas de hausse du nombre de défaillances d'entreprises par rapport à la même période les années précédentes.
Il est évident que la fermeture d'une entreprise est toujours un crève-coeur pour un artisan ou un commerçant, indépendamment du niveau du soutien financier dont il peut bénéficier. Mais il ne s'agit, en aucun cas, d'une punition qui leur serait infligée : ils n'ont pas fauté. Au contraire, beaucoup d'entre eux ont travaillé pour adapter les gestes barrières, mettre en oeuvre des procédures sanitaires complexes, mettre en place des protocoles définis par les organisations professionnelles. Les entrepreneurs ont fait beaucoup d'efforts, lors du premier confinement, pour contribuer à limiter la propagation du virus.
J'ai proposé au ministre de l'économie, des finances et de la relance ainsi qu'au Premier ministre des mesures nouvelles d'accompagnement, fortement amplifiées, dont nous estimons le coût à 15 milliards d'euros pour le mois de novembre. Nous avons par exemple simplifié l'accès au Fonds de solidarité et augmenté l'aide financière de compensation des pertes d'activité de 1 500 à 10 000 euros. Nous avons fait tout cela en concertation avec les acteurs concernés.
J'entends les critiques et les revendications. J'ai d'ailleurs repris dès aujourd'hui contact avec les organisations professionnelles. Nous n'avons aucune garantie que le virus ne persiste pas pendant plusieurs mois. Et nous ne pourrons pas dépenser mensuellement 15 milliards d'euros pendant de nombreux mois. Des rencontres sont prévues avec l'ensemble des branches professionnelles concernées pour renforcer encore la sécurité sanitaire des entreprises, en vue de la reprise d'activité. Nous faisons tout cela avec l'espoir que la clause de revoyure, prévue pour être activée quinze jours après la date des annonces, permette le redémarrage de l'activité.
Le Premier ministre a annoncé hier la fermeture, dans la grande distribution, de certains éléments de vente, afin de rétablir une équité concurrentielle. J'entends que la mesure ne serait pas satisfaisante : réduire l'activité de chacun n'est en effet pas un objectif en soi. Mais il s'agit d'une décision indispensable, et un décret paraîtra très prochainement pour préciser les types de produits qui pourront continuer à être vendus par ces enseignes.
Les petits commerçants ont été blessés par les termes de « produits non essentiels ». Il serait moins blessant de parler de produits de première nécessité. Parallèlement, un effort d'explication des dispositifs d'aide qui sont à leur disposition est nécessaire, afin de les rendre plus faciles d'accès, plus lisibles. En outre, un fonds de 100 millions d'euros a été prévu pour accompagner les collectivités territoriales et les entreprises dans la numérisation des PME. Enfin, il a été décidé que le chiffre d'affaires réalisé en « commande-retrait » ne sera pas pris en compte dans le calcul de l'aide financière du Fonds de solidarité, afin d'inciter les commerçants à utiliser ce dispositif.
Je suis bien entendu preneur des propositions émanant des territoires, et j'ai bien noté celle du Sénat concernant la possibilité de confier aux préfets le droit d'ouvrir certains commerces lorsque la situation sanitaire le permet. Au regard de la gravité de la crise toutefois, le Gouvernement privilégie une mesure qui s'applique sur tout le territoire, avec certes le risque que certains élus locaux ouvrent certains commerces... Le sujet n'est pas la plus ou moins grande contamination qui aurait lieu chez les commerçants, mais le fait que le nombre de lieux ouverts augmente les flux de population.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie pour ce propos introductif, qui ne manquera pas de faire réagir mes collègues.
M. Serge Babary, rapporteur des crédits liés au commerce et à l'artisanat dans la mission « Économie » du budget 2021. - Cet échange a une très grande importance pour nous. Je souhaite vous poser deux questions. Outre l'élargissement du Fonds de solidarité et la reconduction des diverses exonérations fiscales et sociales, quelles sont les nouvelles mesures de soutien aux commerçants que vous envisagez de prendre pour ce deuxième confinement ? En particulier, pourriez-vous détailler le dispositif de crédit d'impôt à destination des bailleurs qui doit les inciter à renoncer à percevoir les loyers ?
Par ailleurs, la vente en ligne et le click & collect peuvent être de précieux relais de croissance pour les commerçants, ce qui implique de changer l'échelle et l'ampleur de la politique de numérisation des PME, pour la rendre réellement efficace. Vous annoncez 100 millions d'euros, dans le cadre du plan de relance. Pouvez-vous détailler leur usage, et notamment présenter leur utilisation sous forme de crédit d'impôt ? Vous prévoyez en particulier 16 millions d'euros de plus pour l'initiative France Num, en espérant réaliser ainsi environ 10 000 diagnostics de numérisation auprès des petits entrepreneurs. Les besoins actuels ne justifieraient-ils pas que cet objectif de 10 000 soit fortement augmenté ? Enfin, comptez-vous supprimer la commission que perçoit La Poste pour les ventes réalisées sur la plateforme Ma ville, mon shopping, ainsi que celle acquittée par les collectivités ?
M. Daniel Laurent. - Depuis l'annonce du confinement, je ne compte plus les messages de désespoir que je reçois de la part de commerçants qui disent ne pas pouvoir s'en relever. Il s'agit avant tout d'une question d'équité de traitement, alors qu'ils ont déjà été fragilisés par le premier confinement. Celui-ci va conduire inéluctablement à des fermetures définitives, avec toutes les conséquences psychosociales que cela emporte. Le Sénat a fait plusieurs propositions, par exemple concernant l'opportunité d'ouvrir sur rendez-vous : quelle est votre position sur ce point ? Nous savons où peuvent mener les sentiments d'injustice, sans compter les fractures sous-jacentes de notre société...
Vous parliez des flux de population : il y en a déjà un représenté par celles et ceux qui vont travailler ! Vous ne semblez pas prendre conscience des petits commerces qui luttent dans nos campagnes... Avec leur disparition, nous n'aurons plus que des grandes surfaces et les acteurs du commerce en ligne - non-taxés, qui plus est.
M. Franck Menonville. - Je remercie le ministre pour sa réactivité dans ce contexte particulier. Depuis ce week-end, nous sommes assaillis de réactions de commerçants de proximité qui vivent ce confinement comme une véritable injustice, par rapport notamment au maintien ouvert de certains commerces et au risque de report vers le commerce en ligne. Le Premier ministre a annoncé la fermeture des rayons non essentiels, mais cela accentuera inévitablement ce report. Quelles alternatives souhaitez-vous mettre en place pour rendre à ces commerces l'accès au marché ? Que pensez-vous de l'opportunité de prévoir des plages horaires élargies ? D'individualiser l'accès sur rendez-vous ? Je tiens à rappeler qu'il n'est pas particulièrement dangereux d'aller chez un commerçant, qui a déployé beaucoup d'efforts pour sécuriser l'accès à son magasin.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Comme l'ont souligné plusieurs collègues, les commerçants ont très peur que le deuxième confinement ne marque la fin de leur affaire, d'autant que des informations font état d'une durée du confinement qui serait comprise entre huit et douze semaines. Je souhaiterais vous interroger sur les commerçants qui ne sont pas interdits officiellement d'ouvrir, mais dont l'activité est tout de même paralysée et qui risquent, de ce fait, de disparaître également. C'est le cas par exemple des hôteliers, qui ne sont pas concernés par la fermeture et qui sont par conséquent exclus des dispositifs d'indemnisation des assurances. Un tiers des guides et conférenciers va faire faillite en raison de cette situation. Ces faillites ne sont pas encore visibles dans les statistiques actuelles, mais auront lieu dans les semaines à venir. Au-delà de l'activité partielle et des prêts garantis par l'État, que proposez-vous à ceux qui n'ont pas la trésorerie pour survivre encore longtemps ? Comme l'a indiqué mon collègue Serge Babary, quid des mesures de réduction des loyers, pour lesquelles tant d'annonces ont été faites, sans aucun acte pour le moment ?
Mme Françoise Férat. - Il est bien difficile d'appréhender l'entêtement du Gouvernement. Nous sommes aussi attachés à la situation sanitaire que vous ; les commerçants ont donc pris dans cet objectif des mesures rigoureuses et ont consenti des efforts importants afin d'assurer la sécurité sanitaire. Il semble que les contaminations par le virus aient lieu surtout dans le milieu professionnel : pouvez-vous nous donner les chiffres des contaminations réalisées dans les commerces ? Je souhaiterais vous faire part d'une expérience personnelle, qui a trait au triptyque « tester, alerter, protéger », supposé idéal. Un proche a été testé positif à la covid-19 le vendredi 23 octobre ; il a donc prévenu ceux qu'il a approchés. Les premiers appels de l'assurance-maladie ont eu lieu le dimanche et le lundi, et les personnes sont allées se faire tester dans la foulée. Tous n'ont toujours pas encore eu les résultats, au 2 novembre. Cela illustre le fait que ce sont les commerçants qui, in fine, payent le prix fort du mauvais fonctionnement de cette procédure.
Il semblerait que le ministre de l'économie, des finances et de la relance, se soit prononcé en faveur des ouvertures sur rendez-vous, mais que cette piste a finalement été rejetée. Par ailleurs, si les grandes surfaces ne pourront plus vendre les produits non essentiels, qu'en sera-t-il du commerce en ligne ? C'est une hypocrisie que de vouloir nous faire croire que les acteurs de ce secteur seront taxés un jour. Monsieur le Ministre, la gronde est forte, alors soyez le porte-parole des petites entreprises, du terrain. Vous étiez l'un d'entre eux, vous ne pouvez pas l'avoir oublié.
Mme Sophie Primas, présidente. - Voilà une supplique qui vient de la Marne...
M. Alain Griset, ministre. - Je vais commencer par la dernière question. Je vous le dis avec la plus grande détermination : je n'ai pas oublié quarante ans d'artisanat, commencés en 1975, en quatre mois et demi en tant que ministre. Je n'ai oublié ni les problématiques, ni les besoins de ces nombreux secteurs. Je note par ailleurs qu'ils ont rarement été pris en compte, quelles que soient les majorités au pouvoir, suscitant le sentiment qu'ils n'étaient pas suffisamment accompagnés. Le Président de la République m'a demandé d'occuper cette fonction car il estime que nous avons besoin d'une action spécifique à destination de ces entreprises. La situation sanitaire actuelle ne permet pas d'aller aussi vite que je le souhaiterais, mais le maximum est fait pour trouver des solutions adaptées.
Je peux d'ores et déjà vous indiquer que parallèlement au travail que nous réalisons et aux mesures que nous prenons pour traiter l'urgence, nous préparons un train de mesures, qui vous seront rapidement dévoilées, pour accompagner, transformer et améliorer la situation économique, fiscale et réglementaire de ces trois millions d'indépendants. Soyez donc assurée que quel que soit le temps pendant lequel j'occuperai cette fonction, je n'oublierai ni mon parcours ni mes anciens collègues.
J'insiste : le ministre de l'économie, des finances et de la relance et moi-même avons tenté au maximum de maintenir l'ensemble de l'activité ouverte. L'arbitrage rendu l'a été au regard du nombre très important de cas, et des risques de contamination avérés. Les problèmes majeurs à l'hôpital, ainsi que ceux à venir, ont amené le Président de la République à prendre des décisions que, naturellement, j'assume. C'est pour cette raison que nous avons prévu des mesures massives de soutien financier. Je reconnais que nous avons encore des efforts à fournir pour que ces mesures soient bien intégrées par les entrepreneurs auxquels elles sont destinées et qu'elles les rassurent.
Dans les prochains jours, je recevrai l'ensemble des représentants du commerce et des branches professionnelles pour étudier avec eux toutes les solutions qui permettent d'espérer ouvrir le plus rapidement possible. Je me ferai le porte-parole, auprès du Premier ministre et du Président de la République, des solutions qui ont été avancées, comme le développement de la numérisation et la possibilité de prises de commande.
Concernant la numérisation, 100 millions d'euros seront immédiatement disponibles pour accompagner les collectivités et EPCI qui mettent en place de tels outils. 20 millions d'euros sont prévus par la Banque des Territoires et je suis totalement disposé à voir si ce montant financier peut être augmenté. Une proposition m'avait été faite pour accompagner 10 000 entreprises. J'ai indiqué il y a plusieurs semaines que ce chiffre me paraissait totalement déconnecté des besoins ; j'ai fixé en conséquence un objectif d'un million d'entreprise digitalisées et numérisées avant la fin de l'année. Mon cabinet et moi-même oeuvrons chaque jour pour optimiser la prise de contact avec les entreprises, indépendamment de leur taille ou de leur territoire, afin de les accompagner dans la numérisation.
Je précise, monsieur le sénateur Laurent, que le commerce numérique n'a pas pour objet de remplacer le commerce physique. J'habite une commune de 800 habitants : je sais donc très bien, pour avoir sillonné le territoire et notamment ses zones les plus rurales, combien le moindre commerce y est essentiel. C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a créé le dispositif Action coeur de ville à destination de 222 villes ; c'est la raison pour laquelle, également, le Premier ministre a souhaité relancer le programme « Petite ville de demain ». Autant de programmes que nous mettons en place pour éviter l'effondrement de notre économie. Pour l'instant, un tel effondrement n'a pas eu lieu. Notre objectif est bien de soutenir, au maximum, l'économie française, ce qui ne supprime certes pas toutes les difficultés. À partir du 11 mai, la reprise de l'activité économique avait été assez forte précisément car les entreprises avaient été soutenues et avaient pu y participer.
La question des protocoles sanitaires sera bien entendu abordée lors des échanges avec les représentants du commerce, notamment celle concernant leur nombre, le type de mesures à y faire figurer, le traitement à réserver aux commandes et réservations, etc. Aucun sujet n'est écarté par principe. Nous devons impérativement parvenir à une économie « qui tourne », quelle que soit la durée du virus.
Madame Renaud-Garabedian, je vous rappelle l'existence de deux listes d'entreprises : S1 et S1 bis. Les entreprises de moins de 50 salariés, non-fermées mais enregistrant une baisse d'au moins 50 % de leur chiffre d'affaires, bénéficieront au même titre que les autres de la compensation pouvant atteindre 10 000 euros, des exonérations de cotisations sociales, et du dispositif d'activité partielle à 100 %. Toute entreprises de cette liste S1, élargie par ailleurs la semaine dernière aux activités culturelles, à l'évènementiel et au sport, fermées administrativement ou non, seront ainsi couvertes de la même façon. Si vous avez connaissance, dans vos territoires, d'activités ne figurant pas dans ces listes, je suis à votre entière disposition pour étudier leur intégration. Les guides-interprètes que vous mentionnez, par exemple, y ont été ajoutés la semaine dernière, suite à mon intervention. L'objectif est de ne laisser tomber aucune entreprise, quelle que soit sa taille, quel que soit le territoire concerné. C'est absolument indispensable.
En ce qui concerne les moyens financiers, il est évident que nous ne sommes pas en situation de dépenser quinze milliards d'euros par mois pendant six, huit ou douze mois. J'ai bien conscience que la situation financière de notre pays, dégradée depuis longtemps, fera l'objet d'interrogations. Depuis 1975, nous enregistrons chaque année des déficits, ce dernier étant aujourd'hui important. Nous allons très prochainement mettre en place une commission chargée de tracer les perspectives budgétaires à plus long terme ; elle permettra d'étudier la façon de gérer les difficultés liées au niveau d'endettement et de trouver des solutions adaptées qui ne soient pas des hausses d'impôts, et ce, jusqu'à la fin du quinquennat. C'est l'engagement qui a été pris par le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de l'économie, des finances et de la relance. Pour l'instant, nous misons sur la croissance économique. Naturellement, j'ai bien conscience que celle-ci ne redémarrera qu'à partir du moment où les temps seront plus tranquilles.
Comme indiqué dans mon propos introductif : les petits commerçants ne sont pas fautifs de la situation. À ma connaissance, ce n'est pas dans ces petits magasins que le risque est le plus élevé. J'ai déjà indiqué pourquoi les impératifs sanitaires nous imposaient de réduire le nombre de lieux ouverts. Dans ce domaine, je ne peux que me plier à des décisions prises sans que, pour ma part, je ne dispose d'éléments sanitaires à faire valoir.
En ce qui concerne la taxe GAFA, je tiens à rappeler que la France est le pays en Europe le plus avancé sur ce sujet. Il n'y a pas encore d'unanimité européenne en la matière. Nous relancerons le combat très rapidement afin d'instaurer une juste fiscalisation de toutes ces activités du numérique qui échappent, pour une très grande partie, à la fois à la fiscalité et aux cotisations sociales. Je trouve cela totalement inacceptable. Nous devons trouver les moyens pour que l'équité de traitement fiscale et sociale, quelle que soit l'activité de vente ou de prestation de service, soit appliquée.
Les consommateurs se plaignant de la fermeture de tel ou tel commerce sont les premiers à utiliser ces outils. Trouver les moyens de cette plus grande équité n'est pas facile. Notre structure réglementaire fiscale n'est pas adaptée à l'évolution technologique. Les débats parlementaires peuvent utilement contribuer à trouver les meilleures solutions pour réussir à mettre cela en place.
Monsieur Babary, nous allons indiquer dans les prochains jours la façon dont les 100 millions d'euros seront utilisés pour accompagner les entreprises dans les opérations de numérisation-digitalisation ; soit en chèque numérique, soit en crédit d'impôt. Les derniers arbitrages ne sont pas encore faits mais ils vont venir très rapidement.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci Monsieur le Ministre pour ces premières réponses. J'engage les nombreux collègues qui ont demandé la parole à ne pas dupliquer les questions auxquelles monsieur le Ministre a déjà répondu.
M. Michel Bonnus. - Je remercie mes collègues pour leurs interventions : je suis restaurateur, et nous nous reconnaissons tous dans les questions posées. En mars, nous avons appris à 20 heures, par la télévision, que nous devions cesser le service à 22 heures, pour fermer à minuit. Les traiteurs, propriétaires d'un stock important, en ont également souffert. Lors du déconfinement, nous ne disposions d'aucun protocole ; nous avons donc rencontré des difficultés avec les forces de l'ordre, complexifiant la reprise. Avez-vous prévu des protocoles sanitaires pour les commerçants, qui tiennent compte des spécificités propres à chaque profession ? Dans la restauration, il est nécessaire d'avoir de la visibilité pour la gestion des stocks, du personnel.
Ma deuxième question concerne la date de réouverture de ces entreprises. Au-delà de la perte sèche d'activité, la valeur vénale des entreprises diminue. Peu de choses sont dites à ce sujet, alors qu'il impacte fortement certaines personnes pour qui il s'agit du capital retraite. L'attractivité future de ces commerces interroge, et nous avons besoin de données précises. Je sais que ce sujet vous tient à coeur, Monsieur le Ministre, et que vous connaissez le métier.
M. Daniel Salmon. - Je souhaiterais aborder le sujet de la filière horticole, très durement touchée. Il s'agit d'une filière saisonnière, puisque les plantations ont généralement lieu au printemps et à l'automne, qui a perdu 70 % de son chiffre d'affaires lors du premier confinement. Ce deuxième confinement est donc mis en oeuvre à un mauvais moment. À la détresse s'ajoute la colère face à la distorsion de concurrence que représente l'ouverture des jardineries en raison du fait qu'elles vendent de la nourriture pour animaux.
Je constate par ailleurs que les grandes surfaces sont démunies face au commerce en ligne. Il est regrettable qu'elles n'aient pas fait preuve de compassion vis-à-vis des petits commerces par le passé. Nous voyons donc que c'est à l'État d'intervenir pour réguler la concurrence ; nous ne pouvons nous reposer sur les acteurs eux-mêmes.
Mme Sophie Primas, présidente. - Un grand nombre d'enseignes de la grande distribution ont toutefois mis à disposition des systèmes pour accueillir les produits des petits commerçants, que cela soit de façon numérique ou dans le commerce physique.
M. Jean-Marc Boyer. - Vous avez indiqué de ne pas vous être fondé sur des éléments scientifiques et médicaux pour prendre cette décision de fermeture. Or je constate que de tels éléments ont permis de décider le maintien ouvert des grandes et moyennes surfaces. Quelle différence, sur un plan sanitaire, peut-on faire entre une grande surface, dont on contrôle la jauge selon la superficie, et un petit commerce de petite superficie, qui filtrait jusqu'ici ses clients et respectait les gestes barrières ? Considérez-vous que la grande distribution fasse mieux respecter les règles sanitaires que les petits commerces ? Je ne le pense pas.
Je souhaiterais également vous interroger sur les conséquences pour le secteur touristique, et le thermalisme en particulier. L'activité thermale avait été autorisée à prolonger son activité, en accord avec la caisse nationale d'assurance maladie, jusque fin novembre. Le confinement rend tout ceci caduc. L'activité thermale va donc être complétement stoppée, subissant des pertes de chiffre d'affaires considérables, d'environ 60 %. 110 stations thermales en France sont concernées.
Mme Catherine Fournier. - J'apprécie votre implication et votre engagement auprès des commerçants et artisans. Je vous connais bien et sais votre maîtrise du sujet. Comme vous le savez, les compensations financières sont des mesures de court terme, et vous avez indiqué que l'État ne pourra pas apporter un soutien dans de telles conditions pendant plusieurs mois. Les commerçants préfèrent de loin exercer leur métier, même s'ils doivent respecter des conditions sanitaires très strictes. Il ne s'agit pas d'opposer les différentes formes de commerce, mais d'éviter de privilégier les véritables gagnantes que sont les plateformes internationales de commerce en ligne qui s'extraient des règles en vigueur. Même si la France figure parmi les pays qui leur appliquent la fiscalité la plus élevée, cela reste incomparable par rapport à celle imposée à un indépendant. Les commerçants le ressentent et ne le comprennent pas. Ils accusent le Gouvernement de considérer la vente avec un traitement différencié, selon votre richesse ou votre puissance. Je me positionne, modestement, sur la défense des plus faibles.
Face à ces mastodontes du commerce en ligne, pourquoi ne pas permettre aux commerçants qui sont autorisés à ouvrir de faire office de points relais pour les commandes faites aux commerçants fermés ? Ce serait une mesure alternative pour les petits commerçants, qui faciliterait le click & collect pour ceux qui en ont les moyens numériques, et qui leur permettrait de s'organiser entre eux dans un secteur ou un quartier et de définir un point relai, par exemple en boulangerie. Cela serait-il possible, sans passer par une plateforme qui leur facturerait des frais ?
Mme Viviane Artigalas. - Les commerces de proximité, accompagnés des élus, se battent pour ne pas fermer leurs établissements. Le ministre de l'économie, des finances et de la relance avait par ailleurs plaidé pour une liste élargie des commerces dits « essentiels » puis il a annoncé « de nouvelles mesures permettant le retour à l'équité contre les différents types de commerce avant d'envisager un retour à une ouverture plus large ». Il me semble que le communiqué de presse de l'association des maires de France, qui demandait la révision de la définition des commerces dits « essentiels » mais également l'application de l'amendement voté au Sénat prévoyant la réouverture locale de certains établissements si les conditions de sécurité sanitaires le permettent, propose des mesures qui préservent la santé de tous, en lien avec les autorités locales. Il nous semblait que ces mesures répondaient à ce qu'attendait le ministre de l'économie, mais cela n'a pas été le cas. Pouvez-vous nous expliquer le décalage entre les annonces du ministre de l'économie et celles faites par le Premier ministre ? Quel horizon pour ces commerces de proximité ?
M. Alain Griset, ministre. - J'indique tout d'abord à M. Michel Bonnus que j'ai beaucoup travaillé sur le secteur de la restauration en multipliant les réunions. Effectivement, la première décision de fermeture prise en mars 2020 a été très brutale - je l'ai vécue - et c'est pourquoi, par la suite, à Marseille, la fermeture a été appliquée non pas immédiatement un jeudi mais avec un décalage jusqu'au dimanche pour permettre aux restaurateurs d'écouler leurs stocks prévus pour le week-end. Des dispositifs spécifiques ont été mis en place pour ce secteur dont nous prenons en compte les contraintes avec beaucoup d'attention et de respect. Je suis en contact permanent avec les restaurateurs et, par souci de totale transparence, je vous indique également les sujets pour lesquels ils considèrent n'avoir pas obtenu totale satisfaction. Tout d'abord, sur les loyers une mission a travaillé en mai-juin dernier pour tenter de trouver des solutions par la médiation. Force est de constater que la proportion de dossiers ainsi résolus n'a pas été suffisante. Dès mon arrivée, j'ai pris en main la question des loyers en recevant à trois reprises les bailleurs et en organisant une concertation avec les locataires. En réalité, la complexité du sujet tient à la variété des bailleurs : les grandes foncières, les bailleurs publics qui ont fait des concessions, et les loueurs privés ne relèvent pas de la même logique. Faire cadeau des loyers aux entrepreneurs en sacrifiant les bailleurs privés qui utilisent les loyers pour subvenir à leurs besoins quotidiens n'était pas acceptable. Lors de la dernière réunion tenue la semaine dernière, j'ai annoncé que je proposerai une solution au Premier ministre ainsi qu'à Bruno Le Maire. L'arbitrage auquel nous sommes parvenus est le suivant : pour le dernier trimestre, d'octobre à décembre 2020, si au moins un mois est consenti sans loyer par le bailleur au locataire, l'État prendra en charge un tiers de la somme en crédit d'impôt. Le coût total de la mesure est évalué à 1,5 milliards d'euros : c'est un premier geste et nous écouterons les avis des uns et des autres.
La seconde mesure perfectible, du point de vue des restaurateurs, porte sur les congés payés qui se sont accumulés pendant la période de chômage partiel : nous en sommes parfaitement conscients et la ministre Élisabeth Borne est saisie du sujet et proposera des solutions. Le troisième sujet, sur lequel je m'investis beaucoup, concerne les pertes d'exploitation au niveau des assurances. D'après nos analyses, on peut évaluer à 7 % la proportion de contrats d'assurances qui peuvent permettre de déclencher une garantie perte d'exploitation : 3 % ont débouché sur une indemnisation et 4 % ne sont pas réglés ou donnent lieu à contestation. Nous nous réunissons également avec les assureurs pour essayer d'aboutir, au début de l'année prochaine, à la couverture d'un nouveau risque pandémie. J'ai insisté auprès des assureurs pour que les primes soient raisonnables et pour limiter les contestations sur la mise en oeuvre de la garantie. Le Gouvernement n'acceptera la mise en oeuvre d'un tel dispositif que si on parvient à écarter les risques de polémiques et de dysfonctionnement.
Je travaille également sur l'assurance-crédit : comme je l'ai déjà indiqué, la manière dont les choses se sont passées pendant la période de Covid a été insatisfaisante.
Je remercie Mme Catherine Fournier d'avoir, en préambule, rappelé nos échanges fructueux au cours des dernières années et dans mes précédentes fonctions. En réponse à ses questions, je ne suis pas opposé au principe des points relais permettant aux petits commerçants de développer leur activité. Je suis cependant, à titre personnel, un peu plus réservé sur l'implantation de ces points relais dans la grande distribution. J'ai entendu les mesures proposées sur ce sujet mais je ne suis pas pour l'instant convaincu : c'est un peu le « renard dans le poulailler » et je m'interroge sur le fait d'attirer encore plus les consommateurs dans la grande distribution. Je ne suis pas pour autant dogmatique sur cette question et j'écouterai les petits commerçants pour savoir ce qu'ils en pensent.
Je reviens sur la question, posée par le sénateur Bonnus, de la valeur vénale des commerces. C'est un vrai sujet : vous connaissez mon métier d'origine et vous avez constaté la baisse de valeur des licences de taxis avec la montée en puissance d'Uber. Il y a, bien sûr, le risque entrepreneurial mais ce n'est pas une réponse satisfaisante à cette question qui n'est pas traitée de manière satisfaisante.
Vous avez évoqué le cas des traiteurs avec qui je me suis réuni une dizaine de fois et pour lesquels nous avons trouvé une solution par l'intermédiaire de la BPI. Nous avons appelé individuellement 170 traiteurs pour leur permettre de franchir ce moment très difficile puisqu'ils ont perdu 90 à 95 % de leur chiffre d'affaires et ils sont accompagnés spécifiquement. Je partage avec vous le constat selon lequel chaque métier est différent et c'est pourquoi nous avons reçu les discothèques, les agences de voyage, les forains et beaucoup d'autres pour mettre en place des dispositifs « cousus main ». Je suis bien conscient que tout ceci produit une certaine complexité, d'autant que nous travaillons sur des codes NAF (nomenclature d'activité française) ; or nous savons bien qu'une entreprise peut être amenée à changer d'activité et c'est ainsi qu'apparaissent des « trous dans la raquette ».
En réponse à M. Jean-Marc Boyer, il est évident que nous devons mettre en place un contrôle rigoureux sur les jauges dans la grande distribution. Il n'est pas démontré que le risque de contracter le virus est plus élevé dans un petit commerce mais l'élément mis en avant par les scientifiques est que pour diminuer le virus il faut diminuer le nombre des points de contact et c'est ce qui a motivé la fermeture des petits commerces. Tel est le fondement de l'arbitrage du Gouvernement et mon rôle ici à Bercy est d'accompagner les commerçants subissant une fermeture administrative qui doit être compensée.
S'agissant des secteurs du tourisme et du thermalisme, je précise qu'ils sont éligibles aux dispositifs d'aides et je suis à votre disposition pour examiner, avec le ministre en charge du tourisme, comment nous pourrions mieux accompagner ces entreprises essentielles pour l'activité de notre pays.
En ce qui concerne les interrogations de Mme Viviane Artigalas, je rappelle que le Gouvernement a estimé préférable, au regard de la diffusion du virus, de prendre des mesures identiques sur l'ensemble du territoire. Par ailleurs, je redis que le terme de commerce « non essentiel » ne me parait pas adéquat ; je préfère distinguer les produits de première nécessité : essentiellement la nourriture et les produits d'hygiène ou de santé. Le travail effectué avec les branches professionnelles permet de mettre au point le décret qui précisera demain matin la définition de ces produits de première nécessité qui restent accessibles quel que soit le mode de distribution.
Mme Sylviane Noël. - Ma première question porte sur les agences immobilières qui ne font pas partie des activités interdites mais qui ne peuvent pas organiser de visites. Même si les visites virtuelles constituent une alternative, je pense qu'à peu près personne n'est prêt à s'endetter sur 20 ans pour acquérir un bien sans l'avoir vu de ses propres yeux. Cette activité est essentielle, en cas de mutation professionnelle ou de divorce, mais elle sera doublement pénalisée en étant écartée de tous les dispositifs d'aide sans pour autant pouvoir travailler dans de bonnes conditions
D'autre part, dans le cadre du plan de relance, il est prévu une extinction de la majoration de la base taxable de 25 % applicable aux indépendants qui n'adhèrent pas à un organisme de gestion agréé (OGA). Cela correspond, à mon sens, non pas tant à une aide à la trésorerie des PME, qu'à une baisse de l'impôt sur le revenu pour certains exploitants individuels qui ont décidé de ne pas adhérer à un OGA. Moins de 10 % des TPE seront concernées par cette baisse tandis que l'immense majorité des 1,2 millions d'entreprises engagées dans une démarche de transparence ne bénéficieront d'aucun soutien. Pourquoi le Gouvernement soutient-il ces TPE qui agissent de façon quelque peu opaque plutôt que la majorité des entreprises qui respectent scrupuleusement la règle du jeu ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - On a du mal à comprendre la démarche du Gouvernement surtout en raison de l'insuffisance de motif sanitaire réellement argumenté. On peut comprendre que l'on veuille diminuer le nombre de points de contacts mais vous n'avez pas vous-même d'éléments pour démontrer que les petits commerces de proximité génèrent plus de contaminations que la grande distribution. Cela fragilise la position du Gouvernement et surtout sa durabilité, avec une approche nationale qui ne tient pas suffisamment compte des réalités de territoire et ne fait pas suffisamment confiance aux préfets ainsi qu'aux acteurs de terrain pour s'adapter au mieux. Nous vous rejoignons sur la numérisation mais tous ces outils ne sont pas opérationnels à court terme avec encore aujourd'hui 13 millions de Français éloignés de l'accès au numérique : que faisons-nous pour ceux-ci ? Ma dernière question, plus ciblée, porte sur les sapins de Noël : nous sommes dans une période charnière pour les producteurs qui vendaient une grande partie des sapins sur les parkings de grandes surfaces. Ces ventes à l'extérieur sont-elles autorisées et sinon que peut-on répondre à ces producteurs qui doivent effectuer ces ventes dans les mois à venir ?
M. Daniel Gremillet. - Ma question est à la fois simple et compliquée car nous avons un peu de mal à comprendre la trajectoire actuelle : on nous donne des perspectives pour la fin de l'année, voire début 2021, mais le Gouvernement a évoqué des possibilités d'ajustement dans les 15 jours. L'arrêt d'activité provoque des ravages économiques dont les conséquences vont être dramatiques, et plus encore si l'épidémie perdure. On va assister à la plus grande restructuration économique de l'Histoire. Le Gouvernement s'est engagé dans un dangereux processus qui suscite nécessairement des mécontentements : où commence et où finit la liste des produits indispensables ? La question est donc de savoir si on ne sous-estime pas l'enjeu sanitaire tout en n'ayant pas le courage de parler des conséquences économiques désastreuses.
M. Serge Mérillou. - Je souligne l'inquiétude que suscite l'impréparation du Gouvernement pour mettre en oeuvre, cinq jours après, les directives du Président de la République. Je m'inquiète aussi de la verticalité du pouvoir : la concertation avec les élus est mise de côté en craignant que ceux-ci demandent plus de souplesse dans l'ouverture des magasins. Je vous le demande, Monsieur le Ministre, faites confiance aux élus. En troisième lieu, les commerçants n'ont pas suffisamment confiance dans les aides car celles du premier confinement n'ont pas encore été toutes réglées. Enfin vous indiquez que le déficit vertigineux qui est créé ne va pas être comblé par des augmentations d'impôts. Dites-nous la vérité sur ce point : les impôts vont nécessairement augmenter sans quoi la dette deviendra incontrôlable.
M. Fabien Gay. - Je partage la colère et l'incompréhension de mes collègues. On voit mal comment, dans 15 jours, on pourra rouvrir les commerces de proximité alors qu'on nous dit qu'on atteindra alors le pic de l'épidémie. Je prends acte des 100 millions prévus pour la numérisation mais comment allons-nous rattraper le retard évoqué par Anne-Catherine Loisier ? Je signale aussi que la première entreprise française qui crée des pages ou des sites internet est aujourd'hui en grande difficulté, avec des réductions d'effectifs, et surtout victime de la rapacité des GAFA. On a l'impression que ces mesures gouvernementales vont plus aider Amazon et le commerce en ligne que nos distributeurs. Vous n'avez pas répondu à la question de savoir si on peut taxer ce commerce en ligne - sur les bénéfices, par exemple, à hauteur de 2 ou 3 %. Les GAFA pourraient aussi abonder volontairement, si la concertation le permet, le fonds de solidarité à destination des commerçants. Ce serait un moment de solidarité, d'autant plus souhaitable que les GAFA pratiquent allègrement l'optimisation, si ce n'est la fraude fiscale.
M. Patrick Chaize. - Je souhaiterais d'abord des précisions sur les modalités d'accès à l'aide de 10 000 euros envisagée pour les pertes de chiffre d'affaires. S'agissant ensuite du clic & collect, qui nécessite des investissements de la part des entreprises et donc des aides, envisagez-vous une solution durable pour les autres formes de commerce ? Je reviens également sur les propositions issues d'une large concertation avec les élus locaux, et qui s'appuient largement sur les avis du préfet - à vos yeux marqués du sceau de la sagesse. Ce sont des propositions de bon sens et je ne comprends pas l'entêtement du Gouvernement. Vous avez enfin indiqué votre intention de faire confiance au Parlement, et, à ce titre, êtes-vous prêt à accélérer sur la taxation des GAFA ?
Mme Micheline Jacques. - Bien que les outre-mer ne soient pas confinés, à l'exception de la Martinique, les commerçants pourront-ils bénéficier des mesures qui permettraient d'anticiper un second confinement ? Plus généralement ce dispositif d'urgence sera-t-il complété par un plan structurel de digitalisation, pour une transformation durable, d'autant plus souhaitable que l'Organisation mondiale de la santé prévoit des pandémies plus fréquentes ?
M. Alain Griset, ministre. - À Micheline Jacques, j'indique que les entreprises ultramarines des secteurs S1 et S1 bis (entreprises de l'événementiel, de la culture, opérateurs de voyage ou de séjour et du sport) bénéficient des mêmes dispositifs que celles de l'hexagone (prise en charge à 100 % de l'activité partielle par l'État), y compris pour celles qui ne sont pas fermées mais subissent une perte de chiffre d'affaires de plus de 50 %. Je redis que la numérisation et la digitalisation sont des questions prégnantes et 100 millions y sont immédiatement consacrés mais, au-delà de l'actualité, nous mettrons sur la table les financements nécessaires pour aider les entreprises dans leur effort de numérisation. J'ai rencontré les représentants du groupe Solocal et je me tiens informé de leurs difficultés. Nous avons également beaucoup d'opérateurs français de taille plus modeste qui peuvent accompagner les entreprises pour la création de sites internet et leur visibilité numérique : nous allons les mobiliser sur tous les territoires.
Pour répondre à plusieurs interrogations sur ce sujet, je rappelle qu'un plan de couverture numérique est en cours et nous allons le mettre en oeuvre le plus vite possible.
Madame la sénatrice Noël, j'ai bien conscience que les agents immobiliers ne peuvent pas continuer à faire des visites et leur activité, de ce point de vue, est suspendue. S'agissant de OGA, je ne partage pas votre analyse. En effet, nous sommes le seul pays au monde à avoir institué une taxation des revenus dits « non effectués » par les indépendants. Les OGA que j'ai rencontrés font un bon travail d'accompagnement et il n'y a aucune raison pour que les entreprises ne continuent pas à en bénéficier, même si ceux qui n'y adhèrent pas sont moins pénalisés. La loi de finances prévoit une extinction de la taxation de 25 % pour ces entreprises non adhérentes : la discussion porte essentiellement sur l'étalement dans le temps de cette mesure - deux ou trois ans - mais le Gouvernement est ferme sur le principe.
Monsieur le sénateur Gremillet : il n'y a pas eu de sous-estimation de la gravité de la crise sanitaire, mais plutôt, partout en Europe, une accélération brutale et imprévue de l'épidémie qui nous a obligé à nous adapter. Bien entendu, dans les 15 jours qui suivent, la situation va s'aggraver dans les hôpitaux mais nous pourrons examiner la situation en fonction du nombre de nouveaux cas journaliers.
Monsieur le sénateur Mérillou : les professionnels doivent avoir confiance dans les dispositifs d'aide. En particulier le fonds de solidarité de niveau 1 a été très efficace en permettant une indemnisation dans les 72 heures. Le nouveau dispositif va également être lisible, simple et rapide. Vous avez cependant raison sur le fait que le déficit et la dette s'aggravent mais la position du Gouvernement est de les assumer sans augmenter les impôts.
Monsieur le sénateur Gay : la taxation des GAFA est bien entendu d'actualité. Différentes pistes sont envisagées et je suis d'accord avec vous pour trouver normal de les imposer comme les autres entreprises.
Monsieur le sénateur Chaize : le clic & collect est une première piste mais nous travaillons également sur des mécanismes innovants sur le long terme. En ce qui concerne l'aide de 10 000 euros, les critères ont été très élargis : nous avons relevé le seuil du nombre de salariés à 50 (au lieu de 10) ; nous avons également retiré le critère du chiffre d'affaires ainsi que l'exigence de 60 000 euros de revenu de l'année 2019. L'ouverture de ce fonds de solidarité permettra à un grand nombre d'entreprises d'en bénéficier.
Je vous remercie de votre mobilisation pendant cette crise et vous assure de ma parfaite disponibilité pour que nous trouvions ensemble les meilleures solutions de rétablissement.
Mme Sophie Primas, présidente. - À mon tour de vous remercier et de noter le vif intérêt qu'a suscité votre audition. Je crains cependant que nous restions en partie sur notre faim et qu'on ne partage pas totalement l'analyse du Gouvernement sur les risques de contamination. Nous souhaiterions également remédier à une certaine incapacité du Gouvernement à permettre de prendre des décisions au niveau le plus local. Nous nous inquiétons également de la durée du confinement et de fermeture des magasins : des décisions devront être prises pour éviter une catastrophe économique. Je note avec satisfaction que le Gouvernement ait pu retenir des propositions formulées dès le mois de juin par notre commission des affaires économiques - je pense par exemple au crédit d'impôt sur les loyers ou au financement de la digitalisation - mais Monsieur le Ministre, que de temps perdu alors que nous aurions pu avancer beaucoup plus vite.
Je signale enfin que la possibilité de mettre en place des points de vente pour les petits commerçants dans la grande distribution est déjà opérationnelle, au moins dans deux ou trois grandes enseignes. Cela m'apparait comme un élément de fraternité commerciale.
La réunion est close à 18 h 20.
Mardi 3 novembre 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition, en commun avec la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, de MM. Philippe Varin, président du conseil d'administration, et Bertrand Camus, directeur général de Suez
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous accueillons aujourd'hui, Philippe Varin, président du conseil d'administration de Suez et Bertrand Camus, directeur général de Suez. Cette audition, menée conjointement par nos deux commissions, est la première d'une série : nous entendrons demain le président du conseil d'administration d'Engie, et la semaine suivante le PDG de Veolia.
En outre, nos commissions ont constitué cette semaine un comité de suivi conjoint, dédié au rapprochement entre Veolia et Suez. Nos quatre collègues rapporteurs, qui vous poseront tout à l'heure leurs questions, examineront en détail et au long cours l'évolution du dossier.
Monsieur Camus, vous avez déclaré il y a quelques jours, selon des propos relayés par la presse : « Il n'y a actuellement pas de dialogue avec Veolia ». L'impression qui est la nôtre est, si vous me permettez l'expression, celle d'une guerre ouverte, et ce, même si Bruno Le Maire nourrit l'espoir d'un « accord amiable » entre votre groupe et Veolia.
Le 30 août, le groupe Veolia proposait à Engie de lui racheter 29,9 % du capital de Suez pour un montant de 2,9 milliards d'euros, offre que vous avez immédiatement qualifiée de « particulièrement hostile ». Tandis que Veolia défendait la constitution d'un champion des services à l'environnement, Suez dénonçait une « prise de contrôle rampante » par son principal concurrent et évoquait des risques de « démantèlement ». Une offre d'achat rehaussée à 3,4 milliards a finalement été acceptée par Engie le 5 octobre dernier, en dépit de l'opposition des représentants de l'État actionnaire au sein de son conseil d'administration. Veolia est donc désormais détenteur de ces 29,9 % de Suez, ce qui devrait n'être qu'une première étape vers une offre publique d'achat d'ici un an à un an et demi.
Voilà pour l'historique, mais c'est surtout sur l'avenir que nous souhaiterions vous entendre aujourd'hui. Nous voudrions comprendre la source du blocage actuel, et, peut-être, les voies possibles de sortie de ce blocage.
D'abord, pourriez-vous nous indiquer ce qui fait douter Suez de la teneur du projet défendu par Veolia ? Celui-ci évoque des complémentarités, une plus grande force de frappe dans le cadre des appels d'offres à l'international, une plus grande capacité d'investissement... Quelle est votre interprétation de ces « gains d'efficience » et pouvez-vous nous dire de manière concrète quels points du projet de Veolia vous contestez ?
Ensuite, alors que la deuxième phase du rachat, c'est-à-dire l'offre publique d'achat, est désormais engagée, comment comptez-vous influencer l'opération appelée à se dérouler ? Quelles sont vos lignes rouges, vos garde-fous ? En d'autres termes, vous rejetez une OPA « hostile », mais à quoi ressemblerait une OPA « amicale » susceptible d'être mieux accueillie par votre groupe ?
L'État interviendra-t-il dans la négociation qui s'annonce, et saura-t-il jouer un rôle facilitateur, alors que les dernières semaines ont montré que sa voix était parfois difficilement audible ?
Enfin, si l'OPA annoncée aboutit, et qu'une partie des activités de Suez est en conséquence cédée au fonds d'investissement Meridiam, quelle serait la viabilité de cette nouvelle entité sur le marché français et à l'international ? Un tel « petit poucet » fera-t-il le poids face au nouvel « ogre », et les clients d'aujourd'hui y trouveront-ils demain leur compte ?
M. Jean-François Longeot, président. - Depuis l'annonce par Veolia de son intention de racheter les parts détenues par Engie dans Suez, c'est peu dire que la perspective d'un rapprochement entre les deux groupes fait couler beaucoup d'encre.
C'est peu dire, aussi, que les positions exprimées sur ce sujet sont antagonistes, à commencer par celles du PDG de Veolia, Antoine Frérot, et de vous-même. Monsieur Camus : M. Frérot met en avant l'intérêt de constituer un nouveau champion mondial des services de l'environnement, mieux à même de se défendre dans la compétition internationale ; de votre côté, vous affirmez au contraire qu'avoir un seul acteur français, c'est avoir deux fois moins de chances d'obtenir des contrats internationaux. M. Frérot s'engage à préserver l'ensemble des emplois et des avantages sociaux des salariés de Suez ; vous estimez que le rachat pourrait se traduire par la destruction de 10 000 emplois dont 4 000 en France. Il affirme que le rachat de la branche Eau de Suez par le fonds d'investissement Meridiam et les cessions d'actifs dans le secteur des déchets permettront de garantir la poursuite d'une véritable concurrence ; vous doutez de la capacité de ce fonds à maintenir et à développer les savoir-faire de Suez et donc à exercer une pression concurrentielle.
Nous pouvons comprendre ce qui vous amène, l'un comme l'autre, à tenir des propos aussi opposés : il est sans doute dans son rôle lorsqu'il défend son projet de rachat, et vous dans le vôtre lorsque vous défendez votre entreprise et sa stratégie industrielle. Mais vous admettrez que cela ne facilite pas la bonne compréhension des enjeux, alors même qu'il est question de services publics essentiels, qui touchent au quotidien des Français.
C'est pour cette raison que nous avons souhaité, avec Sophie Primas, organiser cette audition et créer un comité de suivi chargé d'apprécier les conséquences que pourrait avoir un tel rachat.
Deux questions nous préoccupent particulièrement. La première, c'est celle de la préservation des emplois et des compétences du groupe Suez. Il serait inacceptable que la cession des actifs de Suez se traduise par des destructions d'emplois et une perte de savoir-faire. Les secteurs dans lesquels évoluent Suez et Veolia sont au coeur de la transition écologique ; il faut continuer à y investir et à innover.
La seconde, c'est celle du maintien d'un niveau de concurrence suffisant permettant de garantir aux usagers le meilleur service au meilleur prix. Les collectivités territoriales, qui organisent les services de gestion de l'eau et des déchets dans le cadre de délégations de services publics, sont particulièrement vigilantes sur ce point.
Nous souhaitons donc que vous puissiez revenir sur ce projet de rachat et ses conséquences, et que vous nous indiquiez les perspectives que vous entrevoyez pour les semaines et mois à venir.
M. Philippe Varin, président du conseil d'administration de Suez. - Je salue l'intérêt de la représentation nationale pour l'affaire Suez-Veolia, qui est d'une importance majeure. Nous avons eu l'occasion, avec Bertrand Camus, de nous exprimer le 23 septembre dernier à l'Assemblée nationale. La situation a évolué depuis puisque Veolia a acquis un bloc d'actions détenues par Engie représentant 29,9 % du capital de Suez. Il nous semble important de vous expliquer en quoi cette opération de rapprochement, initiée par Veolia, est source d'incertitudes majeures.
Le 30 août dernier, au milieu d'une année particulière à bien des égards, notre principal concurrent a lancé, par voie de presse - le groupe Suez n'ayant rien reçu -, une opération hostile visant à racheter Suez en deux temps. Dans un premier temps, le 5 octobre dernier, Veolia a acquis 29,9 % du capital au travers du rachat de la quasi-totalité des parts d'Engie. Cette opération inédite en deux étapes, apparemment dissociées, mais qui, en réalité, ne forment qu'un seul projet, est source de confusion et d'incertitudes pour les actionnaires, comme pour nos collaborateurs et nos clients. C'est à cause de ces incertitudes que le groupe Suez, avec le soutien plein et entier de son conseil d'administration, a décidé de la combattre.
Nous avons d'abord fait valoir auprès de l'Autorité des marchés financiers (AMF) que l'approche de notre concurrent était de nature à léser la majeure partie des actionnaires de Suez. Si Engie a touché immédiatement 3,4 milliards d'euros, les autres actionnaires n'ont en effet reçu aucun engagement ferme et inconditionnel, avec les risques associés à un projet qui va durer au moins 18 mois. L'AMF a validé l'opération ; nous avons fait appel auprès de la cour d'appel de Paris.
En matière de droit du travail, Veolia et Engie se sont mis d'accord de leur côté, sans consultation ni information préalable des instances représentatives du personnel, alors que le projet implique de céder, dans un second temps, l'activité Eau France au fonds Meridiam. Vous conviendrez que la méthode peut être vivement critiquée. L'affaire a été portée devant les tribunaux par un référé-suspension. La justice a donné raison au comité social et économique de Suez en première instance. Si Veolia conserve, aux termes du verdict, la propriété des actions qu'elle a acquise, elle se voit privée des droits qui lui sont associés. Elle possède, en fait, la nue-propriété, mais se voit privée, pour le moment, de l'usufruit.
En matière de droit de la concurrence, ce montage en deux étapes est aussi susceptible de porter préjudice à la bonne marche des affaires de Suez en France et à l'international. En règle générale, l'acquisition d'un bloc d'actions peut être autorisée par la Commission européenne à la condition que l'activité de la société cible puisse être poursuivie sans perturbations, dans l'attente de l'autorisation de la deuxième étape. C'est loin d'être le cas, comme en témoigne la pression dont nous sommes quotidiennement l'objet, et encore ce soir dans un article du Monde.
C'est dans ce contexte que, le 23 septembre, alors que Suez était exclue des négociations entre Veolia et Engie, nous avons pris la décision de placer une action de chaque société concernée par l'activité de Veolia en France dans une fondation enregistrée aux Pays-Bas. Cette décision a suscité un certain émoi, voire des reproches. Il s'agit pourtant d'une mesure classique de défense et de préservation de l'intérêt social de Suez et de ses collaborateurs. Rien ne change en termes de gestion, d'aspects comptables ou fiscaux : contrairement à ce qui a pu être dit, nous n'avons pas transféré les activités dans un paradis fiscal ! Si nous avons pris cette décision, c'est parce que nous sommes, conformément à nos devoirs fiduciaires, responsables de l'intérêt social et que nous devons prendre des mesures de défense, en conformité avec la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises du 22 mai 2019, dite loi « Pacte », sans parler de la loi « Florange », même si celle-ci n'est pas applicable faute d'offre. Si nous n'avions rien fait, le conseil d'administration aurait pu se voir reprocher son inaction face à ce risque.
Nous considérons aussi que le processus d'acquisition du bloc des parts d'Engie est irrégulier : Engie a vendu son bloc en trente jours, alors que rien ne l'obligeait à le vendre aussi rapidement, et Suez n'a pas eu le temps de présenter une offre alternative. On n'a pas laissé le temps à la direction de la société, aux salariés, aux élus, ni aux Français d'étudier cette opération et d'en mesurer l'intérêt ou les risques. Il s'agit pourtant de services essentiels, et il aurait été préférable de ne pas confondre vitesse et précipitation ! Peut-être pourriez-vous demander demain au président d'Engie pourquoi il n'a pas organisé un processus de vente robuste, au regard de ces enjeux.
Veolia devra obtenir l'aval de l'autorité européenne de la concurrence, c'est-à-dire la Commission européenne, dont l'avis ne sera pas rendu avant au moins dix-huit mois. Autrement dit, cette opération incertaine risque de créer une démobilisation, à l'heure où notre pays a besoin de s'engager dans la relance économique.
Outre ces considérations juridiques, sociales ou commerciales, je conclurai en soulignant la charge émotionnelle extrêmement forte liée à ce projet. Je n'ai jamais connu cela au cours de mes quarante-deux ans passés dans l'industrie. La première raison est que l'opération a été initiée en période de crise sanitaire majeure, à l'heure où les entreprises des services essentiels devraient se consacrer pleinement à l'accompagnement des pouvoirs publics dans la gestion de la crise. Ensuite, le corps social de Suez éprouve un sentiment d'abandon de la part de sa maison mère qui a entériné la vente forcée de sa fille à son plus gros concurrent, et ceci dans une incompréhensible précipitation. Enfin, je ne peux que constater le cynisme de Veolia qui, près d'un an après l'adoption de la loi Pacte, n'accorde pas le respect élémentaire aux différentes parties prenantes, alors même que cette loi visait à repenser la gouvernance des entreprises à travers un prisme social et environnemental. Bel exemple...
Veolia n'a pas, pour l'heure, le contrôle de Suez et reste notre principal concurrent. La loi impose de respecter strictement cet état de fait et nous allons continuer à travailler à des options alternatives au scénario proposé par Veolia. Nous comptons aussi sur votre soutien pour faire en sorte que notre pays ne perde pas l'un de ses fleurons industriels.
M. Bertrand Camus, directeur général du groupe Suez. - Suez est un groupe qui va bien, qui se développe, qui investit et recrute en France comme ailleurs dans le monde. Nous sommes un fer de lance d'une filière d'excellence, l'école française de l'eau, qui constitue un écosystème solide et vivant de petites et moyennes entreprises et d'entreprises de taille intermédiaire françaises qui prospèrent à l'international. Suez est le numéro un mondial pour l'eau et l'assainissement en termes de population desservie ; le numéro deux mondial dans l'eau industrielle, à la suite de l'acquisition des activités de General Electric dans le domaine de l'eau, en 2017. Nous sommes aussi le numéro deux en matière de traitement des déchets en Europe. Nous déployons en ce moment un projet stratégique, avec l'ambition de devenir le leader mondial des services à l'environnement dans dix ans.
Notre modèle combine l'innovation, l'agilité et le partenariat. Le projet alternatif de Veolia ressemble beaucoup à la création d'un conglomérat. Notre stratégie est basée sur une prime à l'excellence, au service de nos clients, et non sur une course à la taille. Nous mettons tout en oeuvre pour que les circonstances actuelles ne freinent pas nos ambitions. Nos résultats du troisième trimestre sont bons, malgré la crise. Ils témoignent d'une véritable dynamique commerciale, non seulement en France, mais aussi à l'international : nous avons signé de nombreux contrats ces derniers mois - au Sénégal, en Ouzbékistan, etc. -, grâce au savoir-faire que nous avons développé sur le territoire national.
En cette année 2020, très particulière, nous avons deux priorités : être aux côtés des collectivités pour affronter la deuxième vague de covid-19 et prendre pleinement part à la relance verte. Nous faisons face aujourd'hui à un défi immense, celui d'une crise sanitaire mondiale sans précédent, que nos équipes ont su relever en France, comme ailleurs dans le monde. Nous avons d'ailleurs pu bénéficier de notre expérience acquise en Chine avant que l'épidémie ne gagne le territoire national au mois de mars. Pendant la période de confinement, nos équipes ont été au rendez-vous - pas un seul droit de retrait ! - pour assurer les services essentiels à nos concitoyens. En cette période de deuxième vague, je tiens à saluer la mobilisation de tous nos agents, qui contribuent chaque jour à la continuité des services publics de l'eau et des déchets.
Notre seconde priorité est de participer à la relance économique. Nous comptons prendre toute notre part au plan initié par le gouvernement. Nous serons aux côtés des élus pour être un acteur majeur de la relance des territoires. Dans le cadre de la définition du plan de relance, nous avons, au travers des filières industrielles, contribué à quantifier les niveaux d'investissements nécessaires pour atteindre les objectifs ambitieux fixés en termes d'économie circulaire et pour compenser le déficit d'investissement qui avait été identifié dans le cadre des Assises de l'eau : ces investissements supplémentaires s'élèvent à peu près à 25 milliards d'euros sur une période de cinq ans. Le plan France Relance prévoit seulement 4,3 milliards d'euros sur trois ans. Autant dire que cela est insuffisant car les défis sont immenses.
Chaque jour, nous répondons à des appels d'offre pour financer des projets dans les territoires afin d'améliorer l'environnement et la qualité de vie. Ainsi, la nouvelle station d'épuration de la communauté d'agglomération Sète Agglopôle Méditerranée est une station de nouvelle génération, qui éliminera les micropolluants avec des traitements membranaires. À La Réunion, avec Inovest, nous valoriserons 70 % des déchets de l'île en créant plus de 500 emplois, en appliquant les principes de l'économie circulaire. Nous sommes d'ailleurs un acteur majeur outre-mer, puisque nous desservons plus de la moitié de la population ultramarine, de Papeete à Cayenne. Nous proposons aussi de nouvelles offres en ce qui concerne la qualité de l'air : à Poissy, nous expérimentons un dispositif pour éliminer les particules fines dans la cour de récréation d'une école primaire en utilisant des algues pour capturer et éliminer les polluants. Nous proposons aussi des solutions aux élus pour éliminer les polluants dans l'eau, recycler le plastique ou purifier l'air. Nous sommes le premier acteur pour les sociétés d'économie mixte à opération unique (Semop) avec six contrats déjà signés. Nous sommes pionniers en matière de smart cities, comme à Dijon par exemple. Tous ces projets sont au coeur de la transition écologique et contribuent à améliorer la qualité de vie et la santé des Français. En investissant dans nos métiers, nous assurons la pérennité d'emplois locaux et non délocalisables.
Le projet de Veolia serait néfaste pour le rayonnement de la France. Ce projet est hasardeux, à contre-temps, voire à contre-courant. La concurrence internationale est rude. Si nous voulons que la France conserve son avance, qui est réelle, elle doit non seulement éviter la disparition d'un de ses fleurons, mais veiller aussi à ce que ses deux leaders ne ratent pas le train de l'investissement technologique à cause des perturbations qui ne manqueraient pas de découler de cette opération. À l'heure où la France souhaite miser sur son industrie, nous devons développer nos entreprises plutôt que de jouer au Meccano industriel !
Ce projet est aussi néfaste pour l'emploi : les experts que nous avons consultés estiment qu'entre 4 000 et 5 000 emplois directs sont menacés en France, sans compter les emplois indirects, et près du double au niveau mondial. En France, nos salariés et notre encadrement ont exprimé leurs inquiétudes légitimes : un tel projet ne peut se faire sans éliminer les doublons, sans toucher aux fonctions support, aux équipes de développement commercial ou d'encadrement.
Ce projet entraînerait aussi la cession de quasiment 70 % des actifs de Suez en France. On a beaucoup parlé de la cession de la branche eau en France mais, compte tenu de la position dominante des deux acteurs dans le domaine des déchets, il faudrait également vendre près de la moitié des activités de Suez dans ce secteur, soit des cessions représentant entre 1,5 et 1,7 milliard de chiffre d'affaires sur un total de 3,5 milliards. Nos entreprises possèdent, à deux, entre 60 et 65 % des unités de valorisation énergétique sur le territoire national, entre 60 et 65 % des unités d'enfouissement, 95 % des centres de traitement de déchets dangereux, etc. Les cessions seront donc considérables et cela bouleversera des organisations qui sont déjà mises sous tension par la crise que nous traversons.
Les équipes de R&D, qui sont principalement basées en France, seront aussi touchées : outre les suppressions des doublons avec notre concurrent, elles ne bénéficieraient plus du rayonnement mondial qu'elles ont aujourd'hui, dans la mesure où les technologies que nous utilisons sur le territoire national sont exportées et que, inversement, nos expériences à l'international profitent à nos clients français. Cette fusion fragiliserait l'innovation : un vrai gâchis, alors que nous sommes incontestablement leader en la matière. Suez investit deux fois plus par an que Veolia. Lorsqu'un président d'agglomération, un président de communauté de communes ou un président de région lance un appel d'offres pour la gestion de l'eau ou le traitement des déchets, il est sûr d'avoir en réponse deux belles offres qui lui offriront toute la technologie et les savoir-faire qui sont le fruit de la concurrence qui existe depuis des décennies. Si cette opération venait à se concrétiser, le choix disparaîtrait. La concurrence sur notre marché domestique est un moteur pour l'innovation qui nous donne la capacité de nous développer à l'international. Ce n'est pas en l'éliminant que nous aiderons le secteur à se renforcer face à la concurrence. Au contraire ! Oui, la concurrence chinoise existe, mais c'est par notre différenciation technologique et contractuelle, ainsi que par notre culture partenariale avec nos clients que nous l'emporterons. Nous sommes présents à Alger, Casablanca, Santiago du Chili, aux États-Unis, en Jordanie, etc. En France, nous sommes présents de Dijon à Créteil, de Toulouse à Saint-Étienne. Partout dans le monde, nos clients nous font confiance et nous tenons à préserver ce lien privilégié.
Nous ne croyons pas au mirage d'un super champion de la transition écologique dans un secteur où c'est l'agilité, l'innovation, les bons partenariats qui font gagner et non la taille. Le projet de notre concurrent revient à transformer deux champions mondiaux en un seul groupe endetté et affaibli. Il est simple, voire simpliste : démanteler Suez et affaiblir la concurrence. Les députés membres de la « mission flash » à l'Assemblée nationale ont fait le même constat la semaine dernière. Les failles et les dangers du projet de notre concurrent sont à mettre en relation avec la méthode, brutale et précipitée, qui a conduit à la cession des parts d'Engie le 5 octobre dernier. À l'heure où nous voulons réindustrialiser la France, pourquoi se priver des numéros un et deux mondiaux dans un secteur porteur et vital pour l'avenir ?
Nous restons combatifs : forts de nos 150 ans d'histoire, nous sommes convaincus du bien-fondé de notre projet industriel et je parle aujourd'hui au nom de l'ensemble des 90 000 collaborateurs du groupe qui sont particulièrement attachés à leur entreprise, à son savoir-faire et à sa spécificité. Enfin, comment ne pas être surpris du moment choisi par Veolia, alors que les activités de traitement de l'eau et des déchets sont des secteurs essentiels, que la crise sanitaire fait rage et que l'emploi et la relance économique sont des enjeux prioritaires. J'ai le sentiment d'une perte du sens des priorités.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci pour ces réponses qui révèlent votre engagement et vos convictions.
M. Alain Cadec. - La décision de céder les parts d'Engie à Veolia a été votée lors d'un conseil d'administration contre l'avis de représentants de l'État, pourtant actionnaire principal d'Engie. Comment expliquer que l'État n'ait pas été suivi ? Estimez-vous que l'État a fait preuve de neutralité ?
Meridiam est une société de gestion d'actifs. Elle n'a pas d'expérience dans la gestion de l'eau. Pensez-vous qu'elle dispose des moyens de ses ambitions ? Pourra-t-elle assurer le développement des activités Eau de Suez ? Celles-ci sont-elles menacées en cas de rachat ?
M. Hervé Gillé. - On peut s'interroger sur l'information et la concertation autour du processus de rachat dans un contexte sanitaire difficile. Quelle a été l'association des salariés et des actionnaires au cours du dernier mois ?
Vous avez placé les activités relatives à la gestion de l'eau en France dans une fondation de droit néerlandais, avec inaliénabilité des actifs pendant quatre ans, décision qualifiée de « pilule empoisonnée » par Antoine Frérot. Vous avez fait le choix de la confrontation. Certains actionnaires minoritaires de Suez estiment que cette décision leur porte préjudice et menacent d'engager la responsabilité civile ou pénale des membres du conseil d'administration. Que leurs répondez-vous ?
Mme Florence Blatrix Contat. - Vous avez essayé de trouver des investisseurs capables de soumettre une offre alternative. Le fonds Ardian avait manifesté son intérêt le 1er octobre et avait indiqué son souhait de constituer un consortium d'investisseurs. Est-ce par manque de temps qu'une offre de rachat n'a pu être déposée ? Avez-vous consulté d'autres investisseurs, comme Meridiam par exemple ?
Enfin, vous avez évoqué les conséquences sur le secteur de l'eau et des déchets : d'autres actifs devront-ils être cédés en cas de rachat ?
Mme Nadine Bellurot. - Vous avez expliqué qu'il y avait un risque de destructions d'emplois. Quels sont les emplois menacés ? Quel est le risque de perte de technologie ? Doit-on craindre une baisse de la qualité de services et une hausse des prix pour les usagers ?
Quelles seraient les garanties qui seraient susceptibles de vous faire changer d'avis sur cette opération ? Enfin, estimez-vous qu'il y a eu une collusion entre Veolia et Engie ?
M. Philippe Varin. - En ce qui concerne la cession des parts d'Engie contre l'avis de l'État, je ne peux que vous inviter à poser la question à M. Clamadieu ! Factuellement en tout cas, la manière dont ce vote s'est déroulé n'est pas claire... Il n'est jamais arrivé qu'une société dont l'État possède 23,4 % passe outre son avis. De plus, certains administrateurs ont quitté la salle au moment du vote. Bref, cela n'est pas clair.
Lorsque le 3 septembre, le Premier ministre, s'exprimant à propos du plan de relance, a indiqué, en réponse à une question de journalistes, que cette offre avait du sens, ces propos ont eu des conséquences immédiates pour nous. Nous recherchions alors des investisseurs pour former une offre alternative. Ils ont été dissuadés : nul investisseur français ne souhaite s'opposer à l'État. Le ministre de l'économie a corrigé cette position par la suite, indiquant que l'État resterait neutre, qu'il fallait donner du temps au temps et que l'offre ne devait pas être inamicale. À partir de ce moment, nous avons pu recommencer à discuter avec des investisseurs.
Mais le mal était fait, nous avions pris du retard, d'autant plus que l'échéance fixée au 30 septembre par Antoine Frérot était très brève. Il n'a d'ailleurs pas accepté de la repousser, sauf lorsque Engie a demandé un délai de cinq jours supplémentaires, jusqu'au 5 octobre. Il est quasiment impossible de trouver une offre alternative en deux semaines. Ardian avait déposé une lettre d'intention, et demandait un délai de quatre à six semaines pour parvenir à un accord engageant. Nous avons manqué de temps, d'autant plus que le président d'Engie a indiqué à la présidente d'Ardian qu'il considérait que sa démarche n'était pas amicale. Est-ce bien le rôle du président d'Engie de décourager des offres alternatives ?
M. Bertrand Camus. - Il faut distinguer la qualité d'un investisseur et l'entreprise. On sait que pour faire face au changement climatique, nous aurons à investir massivement dans les infrastructures d'eau. La Seine, par exemple, aura deux fois moins d'eau en été en 2040 : il sera donc nécessaire de doubler l'efficacité du traitement des eaux. La question du financement n'est pas première dans la mesure où ils sont plus facilement disponibles dans le monde d'aujourd'hui. La différence se fera dans le développement de capacités technologiques permettant de réaliser ces investissements à moindre coût et d'abaisser la facture pour l'usager, à l'image du photovoltaïque qui coûtait très cher au début et dont les coûts de revient ont été abaissés.
Il y a donc un enjeu lié au maintien des savoir-faire et à la maîtrise des technologies. Ainsi, pour traiter les micropolluants, on utilise des techniques membranaires assez poussées que nous maîtrisons dans notre portefeuille international, en particulier grâce à GE Water. Il faut donc se poser la question du découpage des activités de Suez Eau France et s'assurer que cette entité puisse être viable. C'est là où le bât blesse. Notre activité de gestion de l'eau en France, dans le cadre de délégations de service public (DSP), est associée à des activités de constructions de stations. C'est un héritage de la société Degrémont. Cette activité est déficitaire en France, mais rentable grâce à l'international, et c'est ce qui nous permet d'innover et d'investir. Il en va de même pour le digital, le comptage intelligent, les algorithmes de gestion dynamique des réseaux. Notre laboratoire de recherche, qui a trouvé la technique permettant de détecter la présence du virus de la covid-19 dans les eaux usées, est intégré dans un réseau mondial et on ne saurait l'isoler. Or, soit il sera récupéré par Veolia, auquel cas il ne restera plus qu'un seul acteur, soit il restera chez le repreneur des activités Eau, mais celles-ci ne permettront pas de financer son développement à terme.
Meridiam est un investisseur spécialisé dans les infrastructures. Nous avons d'ailleurs noué des partenariats avec lui à l'international, mais il n'a guère d'expérience en France et aucune dans l'eau. Il est aussi un petit peu bizarre que, dans cette opération, Veolia choisisse son futur concurrent - les meilleurs amis deviendront-ils les meilleurs ennemis ? - à un moment où de nombreux contrats vont devoir être renouvelés : en Île-de-France, ou dans de grandes villes qui ont annoncé leur passage en régie, comme à Lyon ou Bordeaux. Le marché de l'eau évolue et le portefeuille de Veolia sera touché.
Nos salariés n'ont pas été consultés. Ils ont déposé un recours. Le tribunal de Paris a ordonné le lancement d'une information-consultation du comité social et économique. La question sous-jacente est de savoir si l'acquisition d'un bloc de 29,9 % des parts d'Engie par Veolia peut être dissociée, ou non, de la totalité du projet de prise de contrôle de Suez. Dans ce cas, l'information des salariés est nécessaire quant aux conséquences sur l'emploi et sur l'entreprise, de manière assez détaillée, afin qu'ils puissent se prononcer. Le tribunal a statué le 9 octobre dernier, soit quatre jours après la cession des parts d'Engie. L'appel sera jugé ce jeudi. Les actionnaires salariés, qui possèdent 4 % du capital, ont un représentant au sein du conseil d'administration de Suez qui est pleinement informé de la situation et de la stratégie développée par le conseil d'administration. Nous avons également des contacts fréquents avec l'ensemble de nos actionnaires, y compris les activistes. Nous avons ainsi eu un long échange avec eux la semaine dernière après la présentation de nos résultats, ce qui nous a permis de les informer et de leur expliquer les prises de position de l'entreprise.
M. Philippe Varin. - La fondation de droit néerlandais constitue pour nous un outil de négociation qui permet au conseil d'administration de Suez d'exister durant la négociation autour d'un sujet majeur pour la société. Elle a été créée le 23 septembre. Sans cela, l'affaire aurait été pliée le 30 septembre. Nous n'avions guère le choix. J'ai demandé au président d'Engie de pouvoir être auditionné par son conseil d'administration afin d'expliquer notre position. Cela ne me semblait pas exorbitant... mais cela m'a été refusé. Dès lors n'étant informés ni par Veolia ni par Engie, nous avons pris cette décision.
Cette fondation est mise en place pour quatre ans. Elle est désactivable à tout moment par simple délibération du conseil d'administration de Suez. Je constate d'ailleurs que, depuis, Veolia a relevé le prix de son offre et que la question de l'activité eau en France a enfin été posée. Cette activité est au coeur de Suez. Elle recouvre non seulement l'activité opérationnelle, mais aussi la recherche et développement qui bénéficie de nos expériences industrielles dans le monde. Si l'on restreint le champ d'activité à la France, la recherche dépérira.
Les actionnaires minoritaires auxquels vous faites allusion représentent 0,5 % du capital. Nous avons rencontré les actionnaires. Les grands actionnaires ont bien compris que la fondation avait été créée pour répondre spécifiquement au problème posé par l'initiative de Veolia, mais qu'elle n'était pas destinée à servir de barrière contre d'autres offres. Il ne s'agit donc pas d'une pilule empoisonnée aux effets très larges.
Lorsque j'ai rejoint le groupe le 15 mai, Jean-Pierre Clamadieu m'avait indiqué que la part d'Engie dans Suez ne resterait certainement pas inchangée durant la durée de mon mandat. Avec Bertrand Camus, nous avons donc anticipé et contacté des investisseurs possibles, prêts à reprendre certaines tranches des parts d'Engie, et des partenaires habituels de Suez. Nous voulions, dans le consensus, trouver les bons investisseurs, y compris étrangers, pour renforcer l'entreprise. Lorsque le 30 juillet, M. Clamadieu m'a appelé pour me dire que son conseil avait décidé la vente du bloc de 31,7 %, on s'est dit qu'il fallait passer de la phase exploratoire à la phase opératoire. À l'époque, le président d'Engie disait qu'il n'y avait pas d'urgence, car Engie n'avait pas besoin de cash immédiatement. Il avait dit publiquement que son intention était de réaliser cette opération à l'horizon début 2021. Mais les choses se sont accélérées et le 30 août nous avons été confrontés à la proposition de Veolia, avec un délai extrêmement court. Ardian était porteur d'une offre qui rassemblait plusieurs investisseurs. Nous n'avons pas travaillé avec d'autres investisseurs.
M. Bertrand Camus. - L'offre de Veolia
pourrait entraîner des dyssynergies
- c'est-à-dire des
ventes d'activité - au regard du portefeuille d'activités de
Suez. Elles pourraient notamment résulter des règles de la
concurrence et des lois antitrust dans les différents pays. Une autre
dimension qui n'est pas du tout prise en compte actuellement concerne
l'approche politique du sujet : la plupart des pays ont, en effet, des
législations limitant les investissements étrangers. Enfin, il ne
faut pas oublier d'inclure les ventes d'actifs qui seraient nécessaires
pour financer l'opération.
Les sujets antitrust concernent surtout l'Europe et seront examinés par la Commission européenne : entre 70 et 75 % de nos 5,5 milliards d'activités dans le traitement des eaux et des déchets en France devront être cédés. Il en va de même au Royaume-Uni ou en Australie. Au Maroc, Veolia et Suez traitent l'eau de la plupart des grandes villes : Casablanca pour Suez, Rabat, Tanger et Tétouan pour Veolia. Le ministère des finances marocain a déjà exprimé ses inquiétudes. En Chine, nous avons construit deux belles success stories, en partenariat avec des partenaires locaux et nous avons de nombreux projets dans l'eau, l'assainissement et les déchets. Comment leur expliquer que l'on fusionne pour créer un champion mondial destiné à les empêcher de se développer ? Au total, nous estimons que des cessions à hauteur de 40 % du chiffre d'affaires du groupe seront nécessaires.
Beaucoup d'emplois basés en France sont liés à notre activité internationale : au siège, dans les centres de recherche, etc. Dans la construction, par exemple, le coeur de l'activité mondiale de Degrémont est à Rueil-Malmaison, même si le groupe possède également une plateforme en Inde pour les dessins ou en Espagne sur le dessalement. Les risques de pertes d'emplois sont donc réels si l'activité mondiale disparaît.
Veolia entend aussi procéder à des ventes par appartement dans l'activité déchets, ce qui revient à conserver l'unité la plus performante des deux sociétés dans chaque région, et donc à vendre le reste à d'autres acteurs qui ont déjà des services support ou commerciaux et qui n'auront donc pas besoin de garder ces emplois.
Nous avons signé cet été un accord de vente à Veolia d'Osis, une filiale de curage de réseau, qui n'est pas une activité stratégique pour Suez, ce qui montre que nous n'avons pas les mêmes priorités.
Nous n'avons jamais eu de souci avec Veolia sur les transferts de personnels, qui ont lieu à chaque perte ou gain de délégation de service public, et qui sont encadrés par des statuts, définis sous l'égide des fédérations professionnelles comme la FP2E. Mais dès lors que l'on transfère des activités chez des acteurs qui ne sont pas régis par les mêmes statuts, on peut craindre une dégradation des conditions sociales, dans la mesure où Veolia comme Suez offrent des statuts avantageux, en raison de leur rayonnement mondial et de leur besoin de recruter des collaborateurs à l'international.
On estime que 4 000 à 5 000 emplois directs sont menacés en France, sans compter les emplois indirects, comme le gardiennage ou les services informatiques.
Nous avons en outre des savoir-faire et des technologies différentes. C'est le résultat de choix délibérés. C'est le cas du comptage intelligent : nous avons fait le choix de la radiofréquence, tandis que Veolia a choisi une autre technologie de transmission. Cette concurrence est stimulante. Dès lors, si l'un des deux acteurs disparaît, l'équipe France n'aura plus accès qu'à une seule technologie, en France comme à l'international. Veolia n'a pas été intéressée par le rachat de GE Water en 2017, car cela ne correspondait pas à sa stratégie. De même, nous sommes les seuls à pouvoir répondre à un appel d'offres à Singapour sur la télérelève intelligente.
Faut-il craindre une évolution des prix ou de la qualité de service ? En cas de difficultés, si le prix ne bouge pas, il faut craindre une détérioration de la qualité de service, et donc l'arrivée de nouveaux prestataires, espagnols par exemple.
M. Philippe Varin. - Il est important que Suez continue à fonctionner dans son intégrité, en stand alone. Le plan « Suez 2030 » donne de bons résultats et doit continuer à être mené, au-delà de la crise que nous traversons. Si des investisseurs étaient intéressés par Suez, il est aussi de notre rôle de les alimenter dans leur réflexion, comme nous l'avons fait avec Ardian.
Alors, quelles garanties Veolia pourrait-elle fournir pour nous amener à changer notre point de vue ? Trouvez-vous normal tout d'abord que le conseil d'administration de Suez n'ait pas reçu de la part de Veolia le moindre document récapitulant son offre ? En tant que président du conseil de Suez, j'ai un devoir fiduciaire d'instruire le dossier. Or, nous avons tout appris par voie de presse : le 30 août, le 5 octobre ou encore ce matin ! Curieuse manière de mener des négociations...
À partir du 30 août, sous l'impulsion du ministre de l'économie et des finances, nous avons été incités à discuter avec M. Frérot. C'est ce que nous avons fait, mais ce n'est pas allé bien loin. Nous étions très attachés à trouver une solution française. Mais, la piste n'a pas fonctionné et nous n'avons pas pu avancer. Depuis le 5 octobre, nous attendons qu'une offre formelle soit déposée. Nous invitons Antoine Frérot à le faire.
Nous serons alors attentifs au projet industriel global, au-delà du slogan sur la création d'un champion national : l'évolution de l'emploi, les synergies, l'investissement, les remèdes au regard du droit de la concurrence, etc. Encore faut-il avoir une proposition formelle, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui...
Quant au caractère amical mis en avant depuis le début, il est difficile de l'apprécier lorsque le président de Veolia dit que l'« on n'arrête pas un train lancé » ! L'agressivité et l'outrance verbale ne sont pas de bons moyens pour rapprocher les points de vue.
M. Fabien Gay. - Cette fusion est révélatrice du capitalisme de ces trente dernières années : des entreprises publiques qui détenaient des monopoles publics ont été démantelées avec la dérégulation, et finalement on obtient des monopoles privés ! En filigrane, le véritable enjeu pour le Gouvernement est la restructuration d'Engie et son démembrement au profit de Total. Je n'ai pas la même vision que vous sur la loi Pacte. Celle-ci ne pose aucun garde-fou au capitalisme financiarisé et aux OPA hostiles. C'est pour cela que Veolia agit, alors même que les délégations devront être renouvelées, notamment en Île-de-France.
Quelles sont les dates précises du premier échange avec M. Clamadieu et du premier échange avec le Gouvernement ? Travaillez-vous sur une solution autre que le fonds Ardian pour éviter la deuxième étape de l'OPA hostile ? Veolia pourrait faire élire un nouveau conseil d'administration plus favorable : la fondation aux Pays-Bas est un élément de négociation, mais c'est tout de même un tigre de papier.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Pour quelles raisons le groupe Veolia a-t-il enregistré une baisse substantielle de chiffre d'affaires - 1,7 milliard d'euros - au cours du troisième trimestre, en particulier pour son activité à l'international ? Quels sont les principaux points de votre stratégie de développement à l'international ? Quelles seraient les conséquences de la fusion sur cette activité internationale ?
M. Bertrand Camus. - À mon sens, leur baisse de chiffre d'affaires tient aux effets de la covid-19 sur leurs comptes au deuxième trimestre, marqués par un redémarrage très lent de la Chine et par la première vague du virus en Europe, y compris en Europe centrale. Les chiffres du troisième trimestre seront connus la semaine prochaine. Nous-mêmes avons vécu un deuxième trimestre difficile, avec une baisse de 9 % ; nous sommes à peu près revenus au niveau de 2019 sur le troisième trimestre.
Lorsque nous reprenons des contrats à l'international - c'est le cas au Sénégal depuis le 1er janvier de cette année -, nous avons des cadres, mais aussi beaucoup de techniciens supérieurs issus de nos exploitations non seulement françaises, mais également marocaines, pour assurer le redémarrage de l'activité. L'absence de contrat international aurait évidemment des effets sur nos structures.
Nous gagnons des contrats, car nous sommes positionnés sur des secteurs, des pays ou des activités où le groupe Veolia ne l'est pas. Avec deux acteurs, notamment sur des positionnements différents, il y a deux fois plus de chances de gagner des contrats à l'international.
M. Philippe Varin. - Comme Engie était notre grand actionnaire, j'avais pour habitude, en tant que président du conseil de Suez, d'échanger avec son président avant chaque réunion du conseil. J'ai ainsi évoqué avec lui courant juin le fait que nous commencions à rechercher des investisseurs potentiels. Le directeur général a également eu des contacts réguliers avec Engie en juillet. Nous avons eu un débriefing après son conseil le 30 juillet, et je l'ai eu au téléphone le 30 août.
Nous ne sommes pas une entreprise publique. Mais il nous est arrivé, avec Bertrand Camus, d'avoir des contacts avec les services de l'administration. À partir du moment où Bruno Le Maire avait retenu un principe de neutralité et indiqué qu'il était ouvert pour examiner d'autres options, nous avons travaillé avec lui, son directeur de cabinet et ses services pour faire en sorte d'avancer de manière coordonnée.
M. Jean-Paul Prince. - Comment vos discussions avec Veolia à propos de la vente d'Osis se sont-elles passées ? Vous menez des actions de suivi de la présence du coronavirus dans les eaux usées, notamment dans les communes espagnoles. Qu'en est-il en France ?
Mme Viviane Artigalas. -Veolia a annoncé que son projet de déposer une OPA sur les actifs de Suez n'interviendrait qu'après un accueil favorable du conseil d'administration de Suez et la désactivation de la fondation. Votre conseil d'administration n'est visiblement pas prêt de donner un tel accord. Mais Veolia a aussi indiqué attendre le résultat de la prochaine assemblée générale de Suez. Pensez-vous que cela ait des chances d'aboutir ? Si oui, à quelle échéance ?
M. Bertrand Camus. - Au mois de mars, nous avons fait le constat avec M. Frérot que les stratégies de nos deux groupes divergeaient. Nous avions indiqué qu'il n'y aurait pas de tabou à la vente d'un actif de Suez à Veolia si l'offre était bonne, en espérant une forme de réciprocité. La vente d'Osis s'inscrivait dans cette perspective. Il y avait trois entreprises, toutes trois françaises, en lice. Les négociations se sont conclues le 10 août. Comme ils avaient la meilleure offre, j'ai tenu parole, et nous avons signé.
La technique relative au coronavirus a été développée en partenariat avec plusieurs acteurs, en particulier l'université de Lorraine. Elle est déjà opérationnelle en Espagne. Pour la France, nous avons obtenu l'agrément la semaine dernière. Nous allons donc pouvoir passer à l'étape suivante : la mise en oeuvre auprès des collectivités qui le souhaitent.
M. Philippe Varin. - Vous comprendrez que je ne puisse pas répondre à la question sur les chances d'aboutir d'une telle opération lors d'une assemblée générale. Ce que vous lirez ce soir dans la presse n'apporte pas d'élément nouveau. On nous dit que l'offre ne sera émise qu'une fois la fondation désactivée et le conseil en situation d'accueil amical ; c'est un peu redondant... Encore une fois, tant qu'il n'y a ni offre formelle, ni projet industriel, ni précisions sur l'emploi, on ne pourra pas avancer. Évidemment, si le train est lancé à grande vitesse sans qu'on puisse l'arrêter, la négociation ne sera pas évidente.
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Quel est aujourd'hui l'état d'esprit de vos clients, les collectivités, notamment sur les appels d'offres en cours ? Comment l'incertitude actuelle est-elle ressentie sur le terrain ? Vous avez indiqué que vous prendriez toute votre part à la mise en oeuvre du plan de relance. Là encore, la situation présente n'est-elle pas de nature à vous empêcher de répondre à certains projets ? Continuez-vous de travailler à une recomposition alternative du capital ?
M. Jean-Claude Tissot. - M. Frérot déclare aujourd'hui que le seul obstacle à l'OPA est l'actuel conseil d'administration de Suez. Cette opération financière de grande ampleur nous inquiète particulièrement pour les salariés du groupe Suez, dont l'emploi ne doit pas être menacé. La disparition d'un siège social, la réduction des équipes de recherche et de développement et des équipes de terrain sont aussi des éléments préoccupants. À court terme, en vue des potentielles négociations à venir, que proposez-vous pour préserver les emplois ? À moyen terme, si jamais l'opération n'aboutit pas, que prévoyez-vous pour définitivement rassurer les salariés de votre groupe ?
M. Serge Babary. - Avec Suez et Veolia, nous avons deux champions dans le domaine de l'eau. Quel est le rythme de développement du marché dans les secteurs d'activité qui sont les vôtres ? Pouvons-nous espérer conserver deux champions dans un marché en très fort développement ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Le journal Le Monde d'aujourd'hui indique : « [...] Antoine Frérot, a décidé de contre-attaquer. Dans un entretien au Monde, il appelle les autres actionnaires de Suez à débarquer le conseil d'administration récalcitrant ». Jusqu'à quel point votre conseil d'administration est-il solide ?
Me confirmez-vous que le ministère de l'économie a donné son accord au rachat de Suez par Veolia au mois de juillet ?
M. Bertrand Camus. - Nous avons l'obligation d'être des concurrents exemplaires, ne serait-ce que par rapport au droit européen. Les clients se disent : « Si je n'ai plus le choix, je vais peut-être faire différemment. Je ne veux pas ouvrir la porte à d'autres acteurs internationaux. Il y a tout ce qu'il faut en France en termes de compétences. » Le cas du Sénégal est un bon exemple. Nous avons battu un fonds d'investissement. En termes de prix, nous étions au deuxième rang, et Veolia au troisième, en étant 20 % plus cher. La perspective de l'avoir comme opérateur ne réjouit pas beaucoup nos interlocuteurs...
Philippe Varin faisait référence à notre devoir vis-à-vis de nos parties prenantes, c'est-à-dire de nos actionnaires, de nos salariés, mais aussi de nos clients. Toute solution, notamment s'agissant de l'eau ou des déchets, devra garantir leur protection, c'est-à-dire ne pas transférer l'activité à un acquéreur qui ne pourrait pas respecter les engagements du contrat.
Chez Suez, des activités se réduisent, mais d'autres emplois se créent, par exemple dans le domaine de l'analyse des données. Nous essayons à chaque fois de repositionner les équipes sur des activités nouvelles. En dix ans, il n'y a pas eu un plan social chez Suez, malgré l'intensification de la concurrence, en particulier sur le marché de l'eau, tandis que Veolia en a connu trois ou quatre.
Nous avons des ambitions de développement. Nous voulons nous positionner sur de nouvelles activités : l'air, la dépollution des sols... Nous appréhendons l'environnement dans un contexte global, pour aller chercher des relais de croissance. C'est créateur d'emplois, notamment localement, avec des niveaux de technicité de plus en plus importants. Il y a beaucoup de possibilités de développer l'emploi sur ces activités.
Le potentiel de développement des marchés est très important. Nous avons énormément travaillé la sélectivité : choisir les bons modèles pour les bons pays. Nous investissons plutôt dans les pays type OCDE, où les investissements sont protégés. En revanche, nous avons la capacité d'intervenir ailleurs, par exemple en Ouzbékistan, où c'est l'État qui finance les investissements nécessaires. À la fin de notre première vague de rotation d'actifs, le groupe avait une croissance organique de 1 % à 2 % par an. Nous visons 4 % à 5 % à l'horizon 2023.
Il y a de la place pour deux champions, mais chacun devra faire des choix. Nous avons décidé d'abandonner les activités sur lesquelles nous estimons que nous ne serons pas compétitifs dans le long terme. Avec l'émergence de la concurrence, notamment chinoise ou indienne, il faut se spécialiser, se recentrer : le temps où l'on pouvait espérer tout faire, partout, est révolu car les évolutions sont trop rapides. Sur des marchés en pleine explosion, avec des besoins partout, il y a vraiment de la place pour plusieurs acteurs compétents.
M. Philippe Varin. - Nous connaissions une certaine stabilité de notre capital, ce qui est plutôt bon signe ; cela signifie que nos actionnaires sont des actionnaires longs et solides.
Je préside le conseil d'administration depuis le 15 mai. J'en ai présidé d'autres auparavant. C'est un conseil où l'échange est très libre, mais qui partage la même boussole. Nous prenons nos décisions en essayant au maximum d'optimiser nos responsabilités vis-à-vis des actionnaires, du personnel et des clients. Le curseur sur certaines décisions n'est pas toujours évident. Mais cette boussole est absolument essentielle. En particulier, la loi Pacte nous inspire dans nos décisions. Je sens un très fort engagement. Nous avons 4,3 % d'actionnaires salariés. Ils sont représentés au sein du conseil d'administration. Nous avons récemment fait entrer deux nouveaux administrateurs : le président d'Atos et le président-directeur général d'Allianz France. Bien que les échanges soient souvent toniques, toutes les décisions ont été prises à l'unanimité depuis mon arrivée.
Je n'ai malheureusement pas la réponse à la question sur un éventuel accord du ministère de l'économie et des finances. Je peux simplement vous livrer un élément factuel : le représentant de la Caisse des dépôts et consignations au conseil d'administration de Veolia a voté, puisqu'il y a eu unanimité, la décision de faire une offre. Ce n'est sans doute pas complètement un hasard...
Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 40.
Mercredi 4 novembre 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. François Bayrou, haut-commissaire au Plan
Mme Sophie Primas, présidente. - Bienvenue, tout d'abord, à Marie-Agnès Évrard qui rejoint notre commission en remplacement de M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'État en charge du tourisme, des Français de l'étranger et de la francophonie : nous vous accueillons avec plaisir.
Monsieur le haut-commissaire au Plan, mes chers collègues, au moment où nous avons tant de mal à éclairer le présent ou juste ce qui nous attend dans les prochains jours, nous sommes intéressés et curieux de vous entendre sur votre rôle et votre vision de l'avenir de notre pays. Dans l'après-guerre, le plan était un élément essentiel pour raffermir la confiance ; aujourd'hui - comme le suggère la première note assez lucide du Commissariat - il s'agit également de préparer le pays à des moments difficiles. Je rappelle que le décret du 1er septembre 2020 vous désignant comme haut-commissaire au Plan vous confie la mission d'éclairer les choix des pouvoirs publics en prenant en considération tous les aspects économiques, sociaux, culturels et environnementaux... Nos commissions parlementaires, que vous connaissez bien, sont spécialisées, donc votre soutien nous sera précieux, en particulier au sein de notre commission des affaires économiques qui s'appelait elle-même, il n'y a pas si longtemps, commission des affaires économiques et du plan. Seul l'aspect politique, qu'il faut articuler avec ces données, n'est pas cité dans votre champ de compétences mais vous nous direz comment vous voyez cette articulation entre votre rôle et celui de vos collègues et amis du Gouvernement.
Vous partez d'un constat que nous partageons à peu près tous : la France est sans doute « championne du monde » dans la production de rapports et d'études de qualité. Mais les décisions publiques semblent parfois plus influencées par l'émotion et l'irrationnel que par la raison, sans tenir suffisamment compte des possibles ricochets ou des effets de bord que nous subissons dans les territoires. Nous écouterons donc attentivement les axes de votre réflexion et souhaitons également pouvoir comprendre les moyens dont vous disposez pour mener à bien votre mission et mettre en perspective, voire réajuster, les décisions gouvernementales ou les propositions citoyennes qui vous paraîtraient en décalage avec le diagnostic des experts.
Votre première publication du 28 octobre est très synthétique : elle brosse en une douzaine de pages un scénario intitulé « Et si la Covid durait ? ». Je suggère que vous puissiez rapidement évoquer vos recommandations alors que nous sommes ici au Sénat très inquiets, à la fois des difficultés actuelles d'anticipation du Gouvernement et de la situation d'exaspération des Français.
Permettez-moi, à ce stade, de poser plusieurs questions à la fois très concrètes et transversales. La première concerne notre endettement et la politique de relance industrielle. D'un côté, nous approuvons tous la relocalisation industrielle et pour cela le pays va durablement s'endetter via son plan de relance. Bien entendu, l'endettement est à la fois un moyen de sauvetage immédiat et un moyen de prospective mais c'est aussi une « bombe à retardement ». L'État cherche donc des sources de désendettement et l'une d'entre elles est la cession de ses participations au capital de certaines entreprises gérées par l'Agence des participations de l'État. Pouvez-vous nous donner votre avis d'expert sur cette politique de cessions ? Certaines nous paraissent stratégiques du point de vue industriel, comme les Chantiers de l'Atlantique, que l'État pourrait céder pour un montant de 100 millions d'euros, ce qui nous semble très peu élevé. Je pense aussi au Groupe ADP qui nous a beaucoup occupés lors des débats sur la loi dite PACTE (loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises). Je rappelle que, globalement, le volume total du portefeuille de l'État représente moins de 5 % de la dette publique. Estimez-vous souhaitable, dans cette période, la cession de ces actifs ? La mobilisation de l'épargne nationale ne vous semblerait-elle pas préférable à des transferts potentiels de savoir-faire ?
Nous avons également besoin d'une expertise sur le sujet fondamental du télétravail. D'abord, le télétravail est, par nature, délocalisable. Ensuite, il suppose un saut en avant technologique, comme l'a souligné le commissaire européen Thierry Breton. Enfin et surtout, au regard de la productivité économique et du risque de désocialisation, pouvez-vous nous éclairer sur les équilibres qu'il conviendrait donc de construire ?
Dans la « guerre sanitaire », vous proposez aussi de désengorger les métropoles pour revitaliser les villes moyennes : ici au Sénat, nous applaudissons bien entendu cette stratégie d'aménagement du territoire mais pouvez-vous nous préciser sur quels éléments elle se fonde du point de vue sanitaire car, pour prendre l'exemple de Taiwan, le minimum de morts a été atteint dans des zones record de densité et de métropolisation et cela a aiguisé notre curiosité.
Ma question suivante est plus compliquée puisqu'elle porte sur les capacités prospectives de l'État : quelles sont d'après vous les limites de l'État stratège ? Vous citez avec un brin de nostalgie l'avance prise par la France dans les technologies de l'information avec le Minitel. Mais la vision française d'un ordinateur central avec des terminaux a été pour le moins bousculée par le concept décentralisé d'ordinateur personnel. Cela illustre la difficulté de la prospective et la nécessité d'écouter les entrepreneurs, les territoires et les forces vives de notre pays qui sont au plus près des réalités et des aspirations. Quelle est, pour vous, la place des autres acteurs, au-delà de l'État lui-même et de son bras armé qu'est aujourd'hui le Haut-Commissariat accompagné de France Stratégie, dans la définition du plan ?
Vous soulignez enfin le risque de tensions intergénérationnelles : pouvez-vous nous expliquer la teneur de vos craintes et votre vision des conséquences des évolutions démographiques de long terme pour l'avenir de la France et de l'Europe ?
M. François Bayrou, haut-commissaire au Plan. - Merci de votre invitation à laquelle je suis extrêmement sensible. Voici tout d'abord un panorama rapide de ce que je pense que le Plan doit être. Je me suis battu depuis 15 ans autour de cette nécessité impérieuse - ou obligation ardente - pour un pays comme le nôtre, d'arriver à se représenter les exigences de l'avenir à moyen et long terme. Un pays comme la Chine, dont je ne partage pas toutes les orientations, gouverne à 30 ans avec une réflexion prospective continuelle et peut-être doit-on considérer ses achats de terre un peu partout dans le monde comme une des applications de la vision à long terme de ce pays. En France, nous gouvernons parfois à 30 jours, et encore. La pression de l'actualité et de l'urgence sont des éléments déterminants pour la prise de décision au sommet. J'ai donc toujours trouvé qu'il s'agissait d'une erreur absolue de faire entrer dans une obscurité bienveillante le travail de prospective.
Au début de la crise, il m'est apparu qu'on était dans une situation d'impréparation et le Président de la République a partagé ce point de vue. Il n'est cependant pas exact d'affirmer que la crise du coronavirus n'avait pas été prévue : elle a été parfaitement envisagée dans le livre blanc sur la défense de 2008 qui faisait l'hypothèse d'une épidémie pulmonaire virale. J'ai toujours pensé que cela pouvait se produire car j'avais beaucoup étudié et écrit sur la grippe espagnole qui a provoqué entre 30 et 50 millions de morts. Je reconnais cependant ne pas avoir imaginé le désordre mondial que cela engendrerait à notre époque.
Pendant l'épidémie on a vu tout d'un coup, pour nous qui pensons être un des premiers pays au monde pour l'organisation de la médecine, une menace de rupture d'approvisionnement pour des molécules essentielles dans cinq domaines : chimiothérapie, anesthésie, corticoïdes, antibiotiques et même paracétamol. C'est dire à quel point nous avons mesuré notre fragilité non pas dans l'absolu mais en situation de crise. J'ai toujours été admiratif de la stratégie des militaires pour se préparer à faire face à des menaces non pas réalisées mais potentielles. Lorsque le Président de la République a souhaité recréer le Commissariat au Plan, nous avons donc envisagé la question sous l'angle de la souveraineté. En effet, un pays comme le nôtre, avec son histoire et sa tradition d'indépendance, ne peut pas ignorer les domaines essentiels qui peuvent se trouver brutalement mis en cause en cas de crise parce qu'ils sont soumis à des décisions lointaines, en Extrême-Orient par exemple. Voilà un des motifs qui a présidé à la mise en place de cet outil de planification à destination des citoyens et des décideurs.
Quelle méthode allons-nous suivre ? La France est championne du monde non seulement des rapports mais aussi et surtout des compétences non utilisées. Les rapports du Conseil économique, social et environnemental (CESE), de France Stratégie et même les rapports parlementaires ont tendance à s'entasser sur les rayons des bibliothèques. J'ajoute que parmi les gisements de ressources inemployées, il y a des centaines de chercheurs qu'on n'interroge jamais - l'un d'entre eux, particulièrement illustre, m'a dit un jour : « c'est la première fois qu'on m'interroge depuis 10 ans ». Il y a aussi des entrepreneurs à qui on ne demande pas assez leur avis. Ce sont donc toutes ces mines d'intelligence que nous voulons mettre en exploitation.
S'agissant de nos moyens, j'ai souhaité qu'ils soient très faibles, reprenant ainsi le modèle de Jean Monnet, qui était ministre, et avec lequel je n'étais pas toujours d'accord, mais qui a ouvert la voie à une organisation très légère ne mobilisant pas de moyens importants. Je suis ici entouré de M. Éric Thiers, secrétaire général, et de M. Philippe Logak, rapporteur général de notre petite organisation et, au maximum, nous serons une quinzaine de personnes. Je prévois cependant que nous puissions être en contact intime, comme le faisait Jean Monnet, avec tous ceux qui sont les acteurs de cette réflexion de long terme - industriels et chercheurs universitaires. Je suis frappé de constater que ces derniers sont en France, à la différence de tous les autres pays du monde, déconnectés de la décision publique alors qu'ils peuvent servir puissamment la réflexion. Nous devons donc mettre en synergie ou en symphonie ce grand gisement de travaux déjà élaborés et de compétences. Je compte également travailler avec trois séries d'acteurs et tout d'abord avec le CESE - que ses membres appellent la « société civile organisée » - et qui a été créé dans le même esprit que le Commissariat au Plan. En second lieu les commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat sont aussi des producteurs de rapports et des gisements de compétences qui ne sont pas suffisamment mis en valeur. Nous sommes dans une phase de réflexion en jachère. Je dirais avec diplomatie que, dans ses mémoires, Jean Monnet indique que la création du Commissariat général au Plan n'a pas enthousiasmé tout le monde dans l'organisation de l'État et il me semble que ce phénomène est encore d'actualité. Je n'ai d'ailleurs pas perçu d'élan particulier pour faciliter les mises à disposition de personnel nécessaires à notre action : c'est humain. Vous m'interrogez sur mes rapports avec l'État et je souligne que ses serviteurs auraient bien tort de craindre quelque empiètement que ce soit. Je m'empresse de souligner que je n'ai pas de compétence sur le plan de relance : je ne le souhaite d'ailleurs pas car Bercy et le Trésor ont tous les moyens et toutes les compétences nécessaires pour définir leurs orientations. Si cela est possible je ferai des suggestions ou m'efforcerai d'avoir un peu d'influence mais ce serait une erreur, pour le Commissariat, de rechercher du pouvoir car ce dernier est du domaine de l'exécutif. L'essentiel, pour moi, est de réimplanter dans le débat les questions d'avenir et d'avoir ainsi de l'influence.
J'en viens à vos questions. Tout d'abord, comme vous le savez, j'ai passé une longue partie de ma vie et de ma carrière politique à mettre en garde contre une certaine désinvolture à propos de l'endettement. Aujourd'hui tout a changé : nous aurons été contemporains du changement du mode de pensée des économistes sur la monnaie et la dette et c'est un tournant historique. J'ai rencontré la semaine dernière le prix Nobel Jean Tirole et Olivier Blanchard, ancien chef économiste au Fonds monétaire international. Celui-ci était un défenseur d'une orthodoxie assez stricte en matière de dette mais il pense aujourd'hui que le problème s'est déplacé. Il faut donc aborder la situation de manière différente et ma conviction est que personne ne sait exactement comment s'y prendre. En effet, les banques centrales ont changé de paradigme en donnant la priorité à l'alimentation de l'économie en liquidités : elles ont, par conséquent, appliqué des taux d'intérêt de plus en plus réduits et même négatifs. C'est ce qu'on appelle le « quantitative easing » qui tangente parfois la « monnaie hélicoptère » (distribution directe de liquidités au citoyen). Je précise que la création monétaire ne dépend pas seulement du système bancaire : on considère que pour un dollar créé par les banques centrales deux sont créés par le système moins visible du « shadow banking ». Tout cela a créé des trillions de dollars de disponibilités : le mystère est que ces liquidités ne créent pas d'inflation et également qu'elles n'irriguent parfois pas suffisamment l'économie réelle. Une des explications de cette étrangeté est que, lorsque des facilités sont créées, les banquiers cherchent à se garantir en achetant des collatéraux dont le principal exemple est celui des bons du trésor américain : or ces titres sont de moins en moins abondants et c'est pourquoi le nuage massif de liquidités, qu'on estime à 17 trillions de dollars, n'alimente pas suffisamment l'économie. Si vous avez des idées pour sortir de cette situation, dites-les-moi et je vous embauche immédiatement ... Les banques centrales ont, par deux fois depuis 2008, essayé de remonter les taux. La catastrophe était telle qu'elles ont fait marche arrière. En effet, quand vous avez un portefeuille obligataire à taux zéro et que les banques centrales remontent leur taux, votre portefeuille est immédiatement dévalorisé et dans votre bilan, vos actifs sont dévalués. La situation actuelle est donc inédite et, à ma connaissance, personne ne sait comment en sortir. Nous sommes face à un nouveau modèle, dans un paradigme sans précédent. Le François Bayrou que vous auriez interrogé il y a dix ans avait des idées « granitiques » sur la dette et sur les garanties à apporter. Aujourd'hui, en dialoguant avec les meilleurs spécialistes du sujet, on constate que nous sommes dans un univers d'incertitude où il est très difficile d'investir.
La cession des participations de l'État est-elle à l'échelle de cette description ? Je le dis avec humilité et humour, je n'en suis pas certain. Et je ne m'exprime pas comme le responsable de la réserve fédérale qui disait : « si vous avez compris ce que j'ai dit, c'est que je me suis mal exprimé » !
La solution pour utiliser l'épargne excédentaire est plutôt du côté de la consommation. Mobiliser l'épargne pour l'investissement, dans un univers de prêts à taux zéro, ne fonctionne pas vraiment. Nous pouvons convaincre nos concitoyens de consommer mais ils constatent eux aussi les incertitudes. Les deux moteurs de l'économie, l'investissement et la consommation, sont dans des situations critiques. Par ailleurs, les secteurs vitaux de la France sont atteints : je pense à l'aéronautique par exemple. Nous vivons un drame, une catastrophe de ce point de vue. Tout ce qui peut être fait pour parier sur l'avenir - moteurs verts, carburants verts, recours aux matières végétales - mérite d'être soutenu.
Les risques de désocialisation liés au télétravail que vous évoquez sont réels. Beaucoup de nos concitoyens ont vu cette crise comme une parenthèse après laquelle nous retrouverons le monde comme il était. Un monde où l'on ne s'embrasse plus, où l'on ne se serre plus la main, où l'on ne se visite plus, où l'on ne voyage plus, où les échanges se trouvent remis en cause n'a rien de commun avec le monde que nous avons connu. L'augmentation constante et exponentielle des échanges est aujourd'hui menacée. Est-ce un changement passager ? J'en doute. Il y a peut-être là un changement anthropologique, quelque chose de profond qui va toucher le travail. Le télétravail est exposé aux risques de désocialisation mais aussi aux risques d'« ubérisation », avec des garanties moindres que celles du salariat. Nous allons beaucoup travailler, au sein du Haut-Commissariat au Plan, sur ce sujet.
Par ailleurs, vous m'avez très chaleureusement parlé de l'aménagement du territoire. Nous nous trouvons face à la nécessité de repenser cette politique. Les grandes unités urbaines ont découvert leurs fragilités pendant le confinement. Vous m'opposez le cas de Taïwan : je ne suis pas sûr que les Français souhaitent suivre ce modèle. La métropolisation de nos sociétés européennes est à repenser et il y a une demande d'équilibre des territoires, comme nous l'avons constatée avec la crise des « gilets jaunes ». À ce titre, j'avais prévenu le Président de la République de mon intention de localiser une petite partie de l'équipe du Haut-Commissariat à Pau. Il est nécessaire de montrer que chacun peut participer aux réflexions du pays, même depuis les provinces les plus lointaines. Nous vivrions différemment si tout le monde se pensait comme acteur de la vie, y compris intellectuelle, de notre pays. L'aménagement du territoire implique la numérisation et la réforme de l'État, qui sera aussi un de nos axes de réflexion. Notre État a des capacités immenses et j'espère qu'il sera de moins en moins bloquant et qu'il soutiendra au mieux le changement et les nouvelles initiatives. La crise nous plonge dans l'obligation de revisiter des réflexions conduites auparavant. Nos concitoyens ont compris qu'il y a d'autres modes de vie que la métropolisation galopante.
Votre dernière question, qui porte sur les risques de tensions intergénérationnelles, est pour moi la plus préoccupante. Je considère la démographie du pays comme essentielle et nous allons produire un rapport sur ce sujet dans les prochaines semaines. Il n'y a pas de vitalité d'un pays sans vision positive de sa démographie. Il y a effectivement une question lourde dans la vision proposée aux plus jeunes pour leur avenir. Quand on a 17 ou 23 ans, et que l'on vit confiné sans porte d'entrée vers le marché du travail, il y a des risques de tensions. Depuis des décennies, il n'y a pas eu de discours, de projets attractifs à destination des plus jeunes, et un certain nombre de ces projets sont des impasses. Globalement, j'ai une certitude et une réserve : nous allons nous en sortir car notre pays a des atouts, des capacités et un potentiel considérable mais ma réserve se situe au niveau des plus jeunes.
Parmi les propositions que nous avons faites, nous soutenons qu'il faut retrouver notre indépendance dans des secteurs d'activités vitaux pour notre souveraineté, comme les médicaments ou les composants électroniques. À l'image de ce que prévoyait la Défense nationale, il nous faut un plan de mobilisation en cas de crise.
D'autre part, nous avons puissamment soutenu le modèle social qui est le nôtre. Mais ce modèle social ne sera durable que s'il peut s'appuyer sur un appareil productif capable de le soutenir, c'est précisément sur le plan de reconstruction de l'appareil productif que nous aurons à discuter. Nous sommes à un tournant de la production dans le monde, centrée sur le numérique, les algorithmes et la robotisation. Les industries de main-d'oeuvre sont en difficulté. D'ici peu, les pièces seront usinées par des imprimantes 3D : c'est déjà le cas dans nos unités de production les plus avancées. Nous avons une capacité de recherche, dans le numérique et dans les algorithmes, plus puissante que beaucoup de pays dans le monde et je vois donc cet aspect avec optimisme. Nous sommes aussi l'un des pays les mieux équipés numériquement. Pour poursuivre cette progression, il n'en coûtera que quelques dizaines de milliards.
Je le redis, la question de la jeunesse reste pour moi une préoccupation majeure. Nous devons y consacrer une grande partie de notre travail et de notre empathie pour renouer avec la jeunesse sans leur proposer des modèles qui soient des impasses.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Il y a quelques semaines, France Stratégie a publié une note d'étape sur la lutte contre la pauvreté. Ce document révèle, en cette période épidémique, des faiblesses de nos politiques publiques en matière de lutte contre la pauvreté, et souligne combien le logement est au coeur du dispositif. Nous savons que cette crise sanitaire va engendrer à court terme de fortes demandes d'emploi liées à des faillites voire à la disparition de pans entiers d'activité. Une partie de la population frôle aujourd'hui la pauvreté, en particulier chez les travailleurs indépendants. Selon la formule de Jean Monnet, « le Plan ne décide pas, il oriente ». Comment envisagez-vous d'orienter les options du Gouvernement pour éviter cette situation de précarité dont on se redresse très difficilement ?
M. Franck Menonville. - La création de ce Haut-Commissariat était attendue pour nous inscrire dans une nécessaire stratégie prospective de moyen et long terme. Ma question est la suivante : comment comptez-vous associer les collectivités territoriales à votre travail ? En particulier, les régions sont au coeur de ces stratégies économiques et d'aménagement du territoire. Ensuite, nous avons bien compris que votre action concerne aussi les enjeux de souveraineté. Pourriez-vous évoquer ces enjeux dans les domaines numérique, agricole et bioéconomique ? Enfin, quelles seraient vos propositions de réforme structurelle et d'évolution des institutions ?
M. Serge Babary. - Je me concentrerai sur la numérisation. Vous avez évoqué à plusieurs reprises le télétravail et les nouvelles formes de commerce. Il s'agit ici de progresser dans la couverture numérique du territoire et l'appropriation du numérique par nos concitoyens. Aujourd'hui, 13 millions de personnes et un tiers des entreprises, particulièrement les TPE et les commerces, n'ont pas accès à internet dans des conditions satisfaisantes. Cette lacune empêche la continuité de leur activité économique et commerciale en ce moment. Pouvez-vous nous indiquer vos réflexions et préconisations dans ce domaine essentiel pour l'avenir et la modernisation de notre société ?
M. Yves Bouloux. - Le nouveau confinement mène un trop grand nombre de commerces de proximité, déjà très fragilisés, à la fermeture définitive malgré les aides du Gouvernement. C'est un enjeu crucial pour notre pays et pour la population des territoires ruraux toujours plus lésés en matière d'accès aux commerces. Quelles solutions à moyen et long terme proposez-vous pour sauver le commerce de proximité ?
M. François Bayrou. - Je vais aborder ces questions dans mes fonctions de haut-commissaire, mais également de maire et de président de communauté d'agglomération. Mon point de vue sera donc local et prospectif. La question la plus difficile est évidemment celle de la précarité. Il nous faut réfléchir à d'autres approches de lutte contre la pauvreté qui prennent en compte tous ses aspects. En particulier, la solitude est une pauvreté, parfois plus cruelle en ville. Il me semble que la prise en charge des moyens de lutte contre la solitude est un moyen de lutter contre la pauvreté. Par exemple, une personne seule avec 700 euros est dans la misère totale. Deux personnes avec 1400 euros ou trois personnes avec 2100 euros constituent déjà une cellule de vie commune dans laquelle on peut se nourrir. Mais notre système social ne facilite pas les solutions de cet ordre. J'ai été confronté au cas d'une veuve bénéficiaire du RSA qui a recueilli chez elle son beau-père pour passer ce cap difficile : les services sociaux ont alors supprimé leurs allocations au motif de leur vie commune. Chacun est donc reparti chez lui, avec 700 euros, dans un retour à la misère. On ne se tire pas tout seul de l'extrême pauvreté. Or actuellement, la puissance publique a tendance à pousser à la solitude. Avec les bailleurs sociaux, nous avons travaillé pour permettre ce genre de cohabitation ou colocation sans perte d'allocations. À titre personnel, je pense que cela impose un changement de perspective. Ces approches différentes sont prometteuses : elles ne coûtent pas plus cher mais apportent des réponses différentes et plus humaines. Je suis convaincu que l'on peut faire mieux sans dépenser plus.
Cette question rejoint celle du logement - je souligne ici que de nombreux logements sont disponibles en France - et également celle de l'appareil productif, nécessaire pour lutter contre la pauvreté.
Monsieur Menonville, je suis convaincu que la question du travail avec les collectivités territoriales est vitale pour la société. Si nous comparions les nombres de lignes dans les journaux consacrées aux 65 millions de Français non parisiens avec le nombre de lignes susceptibles d'intéresser les deux millions d'habitants de Paris et ses environs, nous constaterions un très grand déséquilibre. Le rééquilibrage de la France est vital, encore faudrait-il que les collectivités territoriales fussent bien équilibrées elles-mêmes. À titre absolument personnel, je trouve que le découpage de certaines régions défie le bon sens. Il ne faut jamais être allé en France pour prétendre que Pau est dans la même région que Limoges, Poitiers ou Bressuire.
Mme Sophie Primas. - Ce n'est pas au Sénat que l'on va vous contredire !
M. François Bayrou. - Un travail en commun efficace ne sera possible qu'à condition de travailler le bon équilibre entre la réalité et la responsabilité. Nous venons de le voir avec la crise, quand ça va mal, seul l'échelon de proximité tient, car il est d'une grande richesse et d'une absolue nécessité de pouvoir faire face « de près » : l'État ne pourra que le reconnaître.
Sur la question du numérique, nous avons progressé et l'équipement en 5G nous permettra de faire un pas en avant très important, notamment dans les zones non couvertes. Le débat autour de ces équipements devrait être écarté : presque tous les experts s'accordent à reconnaître que les émetteurs en 5G présentent moins de danger en termes de puissance d'émission et de longueur d'ondes que les émetteurs en 4G.
Sur l'agriculture et la bioéconomie, je reprends votre affirmation. En parlant des carburants verts pour l'aviation, j'ai esquissé des voies de découverte qui rendront à l'agriculture une partie de sa fonction non-alimentaire. Mais peut-être serons-nous confrontés à la question des capacités de production ?
Enfin, pour ce qui concerne les réformes structurelles, nous allons, je l'ai dit, travailler sur la question de l'État. Cela est rendu plus facile car notre démarche n'est pas électorale. Lorsque cela va mal, l'État est plus que jamais nécessaire mais se trouve souvent en situation d'auto-blocage. Nous produisons nous-mêmes nos propres blocages, en étant à la fois les contempteurs et les producteurs des normes.
Dans ce contexte, nous avons deux chances à saisir : l'immense développement des capacités du numérique et les réserves de productivité de l'État qui constituent, elles aussi, une mine inexploitée.
Monsieur Babary, je ferai au fond la même réponse pour le commerce. À Pau, nous avons construit un outil numérique qui permet aux clients de visiter chacune des boutiques du centre-ville et de commander en direct. C'est une ressource qui n'est probablement pas la seule. De plus, au-delà des polémiques actuelles, les difficultés économiques de la grande distribution prouvent que le modèle des grandes surfaces alimentaires est de moins en moins attrayant. Il faut sans doute y voir, là encore, une demande de société à dimension humaine. Bien entendu, cela pose la question des outils dont nous disposons dans le domaine commercial - en particulier les foncières - pour opérer ce rééquilibrage.
La question de l'accès au numérique est fascinante mais pas nouvelle : j'y travaille depuis les années 1980. Il y avait alors eu une intuition formidable des gouvernants consistant à proposer un terminal numérique dans chaque foyer. Un très petit groupe de chercheurs a pensé le langage numérique ayant permis Internet, il comprenait des Français. Nous sommes des précurseurs, mais nous ne participons pas aux fruits de la recherche. Cela interroge l'état et la mentalité de notre pays. Il n'y a nulle part, dans l'appareil de gouvernance de l'État, d'organisation pour encourager de développement de l'innovation après sa découverte. Si le monde de l'entreprise peut y contribuer également, il n'en demeure pas moins qu'en France on cherche et on trouve, mais d'autres cueillent les fruits. Je pense que la 5G est une solution. La ville de Pau a fourni à tous un réseau numérique fibré sur investissements publics. Nous en récoltons les fruits actuellement, un retour sur investissement est donc possible.
M. Laurent Duplomb. - Votre note souligne que « la réduction drastique des relations interpersonnelles, notamment entre personnes relevant de catégories socioprofessionnelles différentes, est porteuse de menaces sur la cohésion sociale ». C'est la problématique majeure aujourd'hui : on oppose trop les personnes, les professions, les minorités les unes contre les autres. Il faut redonner du sens à la politique qui ne doit pas sombrer dans ce type de messages. Malheureusement nous connaissons cela depuis trois ans : la loi Egalim a renforcé l'agri-bashing, la loi économie circulaire le plastic-bashing, la suppression de la taxe d'habitation a vu naître le hashtag « balance ton maire ». Ce n'est pas tenable et conduira inévitablement à la disparition de la cohésion sociale. Le vrai plan de relance est là. Si on ne restaure pas chez chacun la capacité de comprendre ce que fait l'autre et pourquoi il le fait, au lieu de condamner, les milliards du plan de relance seront vains. Cette proposition ne coûte pas cher et aidera certainement notre pays dans la période qui l'attend.
Mme Viviane Artigalas. - Nous avons beaucoup évoqué la question du numérique qui est incontestablement un enjeu incontournable. Dans le cadre de la mission d'information sénatoriale sur l'illectronisme, nous avons cependant insisté sur la nécessité de garantir une diversité et une égalité d'accès aux services publics dans les territoires. Certains, pour des raisons diverses, ne peuvent se contenter d'un recours exclusif aux solutions numériques. C'est pourquoi nous avons suggéré le développement d'une filière de médiateurs numériques compétents à qui il faudra garantir pérennité et stabilité. Les PME et TPE ont besoin d'un accompagnement spécifique pour leur formation et leur équipement. Le plan de relance devrait prévoir un volet pour la formation. Que pensez-vous de ces propositions et quelles seraient les vôtres à long terme ?
M. Patrick Chaize. - Je voulais vous remercier pour votre présence et vos propos, tout aussi denses qu'inquiétants...
M. François Bayrou. - J'espère aussi porteurs d'espoir !
M. Patrick Chaize. - Je souhaiterais revenir sur un sujet qui m'est cher, à savoir le numérique. Internet est né en France, dans l'Ain, un département dont je suis le représentant. Je voudrais évoquer plusieurs points complémentaires : concernant les infrastructures, le Plan France Très Haut Débit (PFTHD) a été mis en place. Il n'est pas encore complet sur le territoire national, mais nous insistons depuis plusieurs années pour qu'il s'accélère et à cet égard le plan de relance semble être l'occasion pour le mener à bien.
Il y a également des décisions importantes à prendre en matière d'inclusion numérique : ce service devient indispensable pour nos compatriotes et s'impose à nous. Les plateformes se trouvent plutôt à l'extérieur de notre pays alors que nous avons un besoin de souveraineté. La problématique de l'inégalité fiscale vis-à-vis de ces plateformes se pose et je voulais savoir quels chantiers vous comptiez ouvrir sur ce point, car il y a besoin d'apporter des réponses rapidement.
En matière de télétravail, qui peut être une solution dans la crise actuelle, la problématique sociale a été évoquée, mais je pense que nous pourrions également développer des espaces dédiés, il s'agit d'une voie qui ne semble pas ouverte jusqu'à présent.
Pour terminer sur la question du numérique, nous sommes dans un monde de défiance comme cela a été rappelé : vous avez été rassurant à propos de la 5G, je ne le suis pas du tout. On sent une inquiétude de la part de nos compatriotes, il y a sans doute des problématiques d'information et de pédagogie sur le sujet. Le numérique a aussi ses inconvénients, notamment du point de vue environnemental où son poids n'est pas négligeable. Je signale l'excellent rapport sénatorial sur l'empreinte environnementale du numérique, qui me paraît important à prendre en compte afin que le remède ne soit pas pire que le mal.
Enfin, dans votre note vous avez évoqué le retour du politique, de quelle manière le voyez-vous et à quelle échéance ?
M. Fabien Gay. - Je vous rassure : je ne vous donnerai pas la solution sur la question de la monnaie et du changement de la Banque centrale européenne, car sinon vous seriez obligé de m'embaucher et cela risquerait de poser quelques difficultés.
J'ai un point d'accord avec vous : la période que nous sommes en train de traverser est porteuse de doutes, et il nous faut douter. Douter non pas pour retarder les échéances et ne pas prendre de décisions, mais douter avec nos différences politiques qui nous obligent à nous interroger et à construire des solutions porteuses d'avenir. Il y a des choses extrêmement intéressantes dans votre première note, mais je n'y trouve pas de rupture avec les politiques qui étaient menées avant crise : vous tracez un chemin qui s'inscrit dans une logique libérale.
Vous nous avez dit que le Haut-Commissariat ne possède pas de moyens propres mais dispose des équipes de France Stratégie, est-ce bien confirmé ? Vous avez également indiqué que vous ne vouliez pas de pouvoir, mais de l'influence. En réalité, c'est un choix contraint : les plans quinquennaux à l'époque de Jean Monnet et du général de Gaulle en 1946 s'appuyaient sur un secteur bancaire nationalisé et des grandes entreprises en situation de monopole public. Cela permettait de construire un aménagement du territoire avec le principe d'égalité républicaine. Aujourd'hui, il s'agit bien d'un choix contraint : le secteur bancaire est totalement privatisé, les entreprises publiques ont été démantelées, ce qui vous prive de tout levier.
Je partage l'enjeu de numérisation des entreprises, mais nous avons un leader, le groupe Pages Jaunes, devenu SoLocal, qui, aspiré par Google, connaît des restructurations et plans sociaux depuis quatre ans sans aucune action de la part du Gouvernement. Le constat est simple : nous n'avons aucun outil industriel pour arriver à l'objectif qui est fixé.
M. Joël Labbé. - Merci pour votre présentation. Vous qui êtes là pour éclairer l'action publique sur le long terme avez évoqué une préoccupation : la jeunesse. Comment redonner espoir à cette jeunesse qui est en recherche et en errance par rapport à ces projections dans l'avenir ?
Vous avez indiqué que la France était championne du monde des compétences gâchées et je souhaiterais recueillir votre point de vue sur deux rapports. Le premier a été présenté il y a moins d'un an devant notre commission par M. Jean-Louis Borloo et porte notamment sur la politique de la ville et l'état des banlieues, il était intitulé « vivre ensemble, vivre en grand pour une réconciliation nationale ». Pour ce qui est des territoires ruraux, je voudrais évoquer un rapport de l'Institut du développement durable et des relations internationales, « Une Europe agroécologique en 2050 : une agriculture multifonctionnelle pour une alimentation saine ». Je souhaiterais avoir votre réaction s'agissant de ces deux rapports.
M. Jean-Marie Janssens. - La mission que vous a confiée le Président de la République consiste à penser la France dans les vingt à cinquante années qui viennent...
M. François Bayrou. - Cinquante, c'est beaucoup, je dirais dix à trente ans...
M. Jean-Marie Janssens. - Dans le contexte de la crise sanitaire et économique que nous vivons, il paraît difficile de décoller des inquiétudes du présent. Pourtant, il est tout à fait essentiel de sortir de l'immédiat et de l'actualité brute afin de bâtir la France de demain. Comme le dit l'adage : « l'avenir ne se prévoit pas, il se prépare ». Parmi les premières leçons que nous pouvons tirer de cette pandémie, l'une d'entre elles concerne la gestion politique de la crise et l'équilibre entre l'État central et les territoires français.
Prise en tenaille entre un discours scientifique hétérogène, une très forte pression médiatique et l'omniprésence des réseaux sociaux dans le débat public, la parole de l'État semble très affaiblie. Face à cette situation, nos élus locaux ont montré leur capacité à répondre à l'urgence, à être aux côtés des plus fragiles, à sortir de la rigidité administrative pour être en phase avec les besoins du terrain. L'heure est enfin venue de faire confiance aux territoires français et de leur donner pleinement les moyens d'agir. Les Français ne veulent pas davantage d'État, mais mieux d'État. L'exemple des arrêtés municipaux pris par de nombreux élus pour sauver le commerce de proximité doit faire réfléchir jusqu'au sommet de notre nation. Cet exemple est révélateur d'une situation de tension et d'incompréhension forte d'élus locaux et d'une partie de la population vis-à-vis des décisions de l'État. Préparer l'avenir de la France commence par réaliser vraiment la décentralisation et rééquilibrer les rapports entre les différentes strates de l'État. Nous ne ferons à nouveau nation que dans un pays où l'égalité des territoires est assurée et l'État perçu comme facilitateur des choix locaux.
M. Henri Cabanel. - Vous venez de dire que l'exigence de la vie à moyen et long terme passe par un travail de prospective qui est indispensable et notamment sous l'angle de la souveraineté. Vous nous avez aussi expliqué que les élus ne se trouvaient pas toujours en adéquation avec cette méthode. Entourés de technocrates souvent éloignés du terrain, ils ont du mal à s'approprier les avis des experts, ainsi que les nombreux travaux de l'Assemblée nationale, du Sénat ou du Conseil économique, social et environnemental. Les élus se retrouvent trop focalisés sur le temps de leur mandat. Ne pensez-vous pas qu'il conviendrait de mettre en place des formations poussées qui leur soient destinées ? Ne faudrait-il pas aussi que les élus s'approprient davantage la démocratie participative et avez-vous d'autres idées d'outils pour la développer ?
M. François Bayrou. - M. Duplomb évoque à travers sa question un constat qui m'a accompagné tout au long de ma vie politique : on ne peut pas perpétuellement dresser une partie du pays contre l'autre - les élections américaines aujourd'hui sont le résultat de cette politique. S'il m'est arrivé de m'opposer à certains présidents de la République, c'est parce que les choix stratégiques conduisant à alimenter les affrontements entre une partie du pays et l'autre étaient dangereux. Si j'ai toujours refusé la bipolarisation, je crois également que c'est le rôle du politique de rendre du sens. J'ai d'ailleurs écrit un livre il y a vingt-cinq ans, Le Droit au sens, sur le sujet de la laïcité. Le citoyen a un droit que les responsables publics devraient prendre en compte et assumer : donner du sens à notre action collective. Cela fait écho au constat de M. Cabanel d'élus trop souvent coupés des réalités et sous l'emprise des technocrates. De ce point de vue, l'interdiction du cumul des mandats, si elle comportait des avantages et était souhaitée par l'opinion, laisse toutefois ouverte la question de l'enracinement des élus...
M. Laurent Duplomb. - Il faut proposer de revenir sur cette réforme !
M. François Bayrou. - Je vais vous laisser le faire... En tout cas, je reconnais qu'il y a une question, tout comme en ce qui concerne la distance entre la haute fonction publique, la décision politique et le terrain. Quand le Président de la République a proposé une réforme de la haute fonction publique, qui n'a pas été suivie d'effet, il s'agissait de créer des chemins différents de respiration ou de perspiration entre le terrain et la décision - administrative et politique - au sommet. Nous en sommes très loin. La conception que l'histoire longue - y compris monarchique - de la France, au travers de la Troisième République comme de la Cinquième, a portée au travers d'une haute fonction publique formée pour cela, a eu des effets de long terme résultant en une distanciation et une séparation. Les milieux de décision ne parlent plus la langue que les gens comprennent.
Je n'oublierai jamais lors d'une campagne électorale la rencontre avec une jeune femme, qui prenait pour la première fois la parole en public et a livré un témoignage émouvant et intéressant. Le mercredi après-midi, elle avait l'habitude de regarder les questions au Gouvernement à la télévision et m'a dit la chose suivante : « d'abord, vous vous tenez mal, si mes enfants se tenaient comme ça à l'école, je serais morte de honte ; ensuite, je ne comprends rien à ce que vous dites ». Le langage qui est devenu le nôtre au sens large - haute fonction publique et responsables politiques - a pris un vocabulaire, des tournures, une sémantique, une utilisation des statistiques, qui le rend très éloigné du langage que les gens parlent. Cette rupture exige-t-elle une formation, plus de démocratie participative ? Sans doute faut-il plus de démocratie tout court, une nouvelle organisation du fonctionnement des assemblées ou des rapports entre les assemblées parlementaires et l'exécutif. Je suis constamment minoritaire sur cette question y compris parmi mes amis, mais je l'assume.
Madame la Sénatrice Viviane Artigalas, je suis d'accord avec vous pour penser que le numérique ne peut pas être le seul point de contact entre l'administration et les citoyens. Je suis souvent exaspéré quand je dois téléphoner à un fournisseur d'énergie ou de téléphone : il est totalement impossible pour quelqu'un qui n'est pas rodé aux procédures des plateformes et à leur langage de jongler avec le téléphone, internet et ses documents personnels pour retrouver au bon moment son numéro d'usager. À force, ceux qui maîtrisent mal ces codes n'osent même plus appeler. C'est également vrai pour les administrations. Je crois aux vertus de progrès du numérique mais il faut absolument préserver un truchement humain dans les relations avec les usagers. La mise en place des maisons de service public répondait, par exemple, à cette préoccupation.
Monsieur le Sénateur Patrick Chaize, nous travaillons avec l'Union européenne pour augmenter les prélèvements sur l'activité et les bénéfices des GAFA. Il s'agit de ne pas laisser s'amoindrir ou disparaitre la base fiscale et également l'assiette des cotisations sociales. Le télétravail a une limite : c'est, au mieux, utile pour le secteur tertiaire mais l'industrie requiert obligatoirement de la présence physique. S'agissant de l'empreinte écologique du numérique, je lirai attentivement votre rapport d'information sur la transition numérique écologique.
Monsieur le Sénateur Fabien Gay, merci pour vos propos. Contrairement à ce que vous indiquez, il y a bien une rupture essentielle : je l'ai écrit et, si vous me lisez, nous tomberons d'accord. Pendant les trente dernières années, grosso modo, la doctrine générale était que la somme des décisions prises par les entreprises, chacune pour leur compte, et la somme des décisions individuelles faisaient l'intérêt général. Nos quatre précédents présidents de la République ont vécu sur cette conception dominante qui ne donne pas de légitimité particulière au travail de prospective publique dans le processus de décision. Je pense, pour ma part, que les décisions individuelles des entreprises sont bien adaptées - mieux que les décisions qui tombent du sommet - pour servir leur propre intérêt ; mais la somme des intérêts particuliers ne fait pas l'intérêt général. Il y a là une des explications des déséquilibres actuels avec des grands secteurs dont on a accepté la disparition parce que cela allait dans le sens des intérêts de tel ou tel opérateur.
Ma présence signifie que nous pouvons désormais penser le contraire et retrouver un sens de l'intérêt général prospectif qui était une des aspirations de l'après-guerre. De ce point de vue, la présente audition est un signe de rupture. Ceux qui ont fait des gorges chaudes sur le caractère archaïque d'un Commissariat au Plan pensaient que le temps de la planification était révolu ; je pense au contraire que cela est indispensable pour ouvrir de nouvelles perspectives.
Monsieur le Sénateur Joël Labbé, vous me prenez par les sentiments en citant les rapports de Jean-Louis Borloo. La bioénergie est une voie que l'on ne peut pas ignorer : si on considère que les émissions de CO2 sont la principale menace pour le climat, alors nous sommes obligés de trouver des substituts et, sans nul doute, l'utilisation des biocarburants doit progresser. Leur introduction dans le transport aérien est, en particulier, souhaitable pour faire baisser les émissions : je vous assure de ma détermination à aller dans ce sens. Il faut aussi avoir le courage de dire que si on veut vraiment minimiser les émissions de gaz à effet de serre, on ne peut pas continuer à penser qu'il faut poursuivre la fermeture des centrales nucléaires. L'Allemagne est un contre-exemple puisqu'après avoir fermé des installations nucléaires, elle achète de l'électricité produite dans les pays voisins à partir de centrales à charbon trente fois plus émettrices de CO2 que le nucléaire. Je suis également partisan du photovoltaïque et je note au passage que l'éolien suscite plus de contestations et de rejets. Je précise ici que le photovoltaïque au silicium nécessite sept ans de fonctionnement pour équilibrer son bilan carbone tandis que pour le photovoltaïque organique, utilisé à Pau, cette durée est seulement de sept jours, avec certes une productivité trois fois moindre que celle du photovoltaïque au silicium. Je ne peux pas non plus m'empêcher de signaler que la seule ligne de transport à hydrogène de France a été mise en place à Pau.
Monsieur le Sénateur Jean-Marie Janssens, comme vous l'indiquez, la parole de l'État, et plus généralement la parole publique, ont été affaiblies. Nous sommes dans un monde ou toute prescription pour autrui a tendance à être mise en cause : c'est vrai pour les politiques et aussi pour les médecins puisque les Français, à l'occasion de la crise sanitaire, ont découvert que les médecins ne sont pas d'accord entre eux, avec même des affrontements passionnés qui dépassent la mesure.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je vous remercie de nous rassurer sur le fait que le Haut-Commissariat est une structure d'anticipation et non pas une technostructure supplémentaire. Comment allez-vous travailler avec les ministères pour avoir une véritable emprise et ne pas devenir un simple think tank ? Je témoigne à mon tour du recul social qui frappe un grand nombre de nos concitoyens et je souligne tout particulièrement le cas des jeunes étudiants qui ne disposent pas d'un accès numérique performant sur nos territoires. Je rappelle que plus de 50 % des locaux d'habitation ou de travail ne sont pas desservis par la fibre optique. S'agissant du pouvoir de la finance, je me demande si ceux qui « tirent les ficelles » de la dette ont vraiment intérêt à sortir de l'opacité, et, comme le disait Einstein, « on ne résout pas un problème avec ceux qui l'ont créé ». Par ailleurs, économiquement, tout est tributaire de notre capacité et de notre souveraineté énergétique ; or les nouvelles énergies peu émettrices de CO2 sont en vive croissance mais à des coûts exorbitants. Quelles sont vos réflexions à ce sujet ? Enfin, quels sont les atouts différentiels de la France et ses leviers de croissance à long terme ?
M. Pierre Louault. - Depuis une trentaine d'années, il n'y a pas eu de politique sérieuse d'aménagement du territoire. Tout, ou presque, a évolué en faveur des métropoles et des centres urbains aux dépens de 80 % du territoire où vit 20 % de la population. On reparle aujourd'hui de territoires ruraux et de réindustrialisation mais cela nécessite, tout d'abord, une volonté politique. Il faut aussi des outils et des moyens financiers comme les zones de revitalisation rurale ou le FEADER qui étaient centré sur la ruralité : tout ceci a quasiment disparu. Et pourtant, la redynamisation des zones rurales est possible puisque, sur mon territoire, avec la communauté de communes que j'ai présidée, nous avons réussi en vingt ans à augmenter de 50 % l'emploi avec une politique volontariste et les moyens disponibles qui se sont aujourd'hui taris. Quel volet aménagement du territoire prévoyez-vous dans votre plan ? Cela me semble indispensable.
M. Daniel Salmon. - Je me félicite de cette réflexion prospective dans notre monde court-termiste où on oppose la fin du monde à la fin du mois. Je fais observer que parmi la pile des rapports qui dorment il y a également ceux du GIEC. Le numérique est-il vraiment la solution majeure ou ne fait-il pas également partie du problème ? Pour faire fonctionner le numérique et le construire, il faut des terres rares, dont nous ne disposons plus et de l'énergie. Je ne partage pas tout à fait votre analyse sur l'éolien mais en tout cas, notre indépendance énergétique est fondamentale : quel est votre point de vue sur ces questions ? Par ailleurs, vous avez évolué sur la question de la dette et je me demande si vous évoluerez sur celle de la consommation : faut-il pousser encore à plus de consommation ?
M. Serge Mérillou. - Je m'interroge sur le principe même de la planification. Est-ce bien compatible avec une économie mondiale ultralibéralisée ? Comment parviendrez-vous à associer à cette politique les grands groupes mondiaux comme les GAFA, qui me semblent suffisamment puissants pour s'affranchir de toute tutelle ? Parallèlement, quels seront, au niveau de l'État, vos appuis pour mener une politique active de planification ? Je crois à l'utilité d'une telle politique aujourd'hui tout autant qu'hier. Il faut réfléchir à long terme mais les décisions à court terme impactent l'avenir. Au niveau industriel, on discute en ce moment de la décision de vente de la participation de l'État dans les Chantiers de l'Atlantique, c'est-à-dire un fleuron industriel : n'est-on pas en train d'obérer notre potentiel dans la construction navale ? En second lieu, en quoi les signatures de traités comme le CETA permettent-elles de sauvegarder notre indépendance agricole ?
M. Olivier Rietmann. - J'imagine la difficulté d'élaborer un plan à 20 ou 25 ans car une telle planification doit reposer sur des bases solides alors que ces dernières sont ébranlées par la pandémie. Nos concitoyens vivent en ce moment au jour le jour : je m'interroge donc sur la justification et la faisabilité actuelle d'un tel plan. Par ailleurs, vous avez exposé publiquement, sur France Inter, votre opposition à un reconfinement généralisé, en indiquant qu'« on ne peut pas refermer le pays sur lui-même », d'autant que la première vague épidémique a permis de mieux se préparer à la seconde. L'actualité donne malheureusement tort à votre seconde prédiction et je le regrette. L'actualité témoigne d'une absence de dialogue avec les élus locaux et d'une improvisation dans l'édiction de règles qui entraînent des dommages économiques collatéraux : tel est le cas pour les grossistes en boissons exclus de nombreux dispositifs d'aides, les auto-écoles qui peuvent faire passer certains examens mais pas dispenser de leçons de conduite et les producteurs de sapins de Noël. Peut-être serons-nous prêts pour la troisième vague... Quels enseignements, de nature à nous rassurer, tirez-vous de cette situation ?
M. Laurent Somon. - Votre note s'intitule « Et si la Covid durait ? » ; pourquoi n'avez-vous pas ajouté « et même si la Covid ne durait pas » ?
M. François Bayrou. - Je suis totalement d'accord et je m'en explique en introduction de ce document.
M. Laurent Somon. - Trois éléments, qui sont antérieurs à la crise sanitaire, me paraissent fondamentaux : la mondialisation, la métropolisation et l'individualisation. Vous n'avez pas cité le mot mondialisation qui a pourtant entraîné de graves conséquences financières et a participé à la désindustrialisation. Je partage ensuite votre analyse de la métropolisation : cette concentration de la richesse a eu des conséquences pénalisantes et ce sont d'ailleurs les territoires les plus pauvres en zone dense qui ont été les plus frappés par l'épidémie avec un impact non seulement sanitaire mais aussi psychologique qu'on aurait tort d'oublier. En troisième lieu, la voie de l'individualisation qui a été choisie est aujourd'hui subie par la jeunesse. Comment « empêcher un marronnier de bourgeonner » et contenir la jeunesse dans un système où les jeunes ne peuvent pas se côtoyer et demeurent sans perspectives d'emploi attractives. Le facteur déclenchant était, comme vous l'avez rappelé, prévisible : vous avez cité le Livre blanc de la Défense et je mentionne également les travaux publiés en 2016 par des chercheurs de l'UMR de Montpellier qui apportent un éclairage porteur d'espoir en matière de détection et de traçage de l'épidémie. On aurait d'ailleurs, dans ce domaine, pu mieux tirer parti des épidémies et de la médecine animales.
L'attachement au système social de notre pays appelle enfin plusieurs interrogations. On a bien vu que l'Asie a contrôlé plus strictement les mouvements aux frontières : est-ce un facteur de retour à l'État-Nation - en écartant les connotations négatives de cette formule - auquel sont attachés nos concitoyens ? Vous n'avez pas non plus évoqué le rôle de l'Europe dans cette stratégie de protection et d'indépendance sanitaire ou industrielle. Je cite également une phrase, un peu polémique, de Thomas Gomart, qui dirige l'Institut français des relations internationales (IFRI) : « le mode de gestion des entreprises a contaminé la sphère publique alors que les finalités sont fondamentalement différentes. En Europe, on a tenu les notions de plan et de planification pour obsolètes au profit d'outils de gestion à horizon trimestriel. Dans les business schools, on n'a cessé d'encourager l'hyper-rotation des actifs, la liquidité plutôt que la solidité. ». Je résume ce phénomène en disant qu'on a préféré la quantité des profits à la qualité des produits. Que pensez-vous de ces considérations qui ont été reprises par Hubert Védrine ?
M. Bernard Buis. - J'insiste sur l'urgence de remédier à la pénurie d'approvisionnement en vaccins contre la grippe. Quelles pistes pouvez-vous activer pour y remédier, et, plus globalement renforcer notre indépendance dans ce secteur stratégique pour la santé de nos concitoyens ?
M. François Bayrou. - Merci de ces questions très variées.
Madame la Sénatrice Catherine Loisier a raison de rappeler qu'un certain nombre de jeunes se retrouvent en confinement et isolés des réseaux. Il faut, pour répondre à cette situation, mettre en place des outils garantis en alimentation numérique et offerts à tous ceux qui en ont besoin. Il ne peut s'agir ici que d'une réponse de service public, en s'inspirant du rôle que jouaient autrefois les bibliothèques. On doit aider les étudiants alors que les universités font face à d'énormes difficultés.
S'agissant de l'opacité de la finance, les chiffres que je vous ai donnés montrent l'ampleur du problème, mais l'État sert précisément à y remédier et je saisis l'occasion de dire à M. Daniel Salmon que, quand j'évoque la puissance publique, je ne distingue pas entre les autorités étatiques et l'Union européenne et les collectivités locales : ces institutions forment un continuum. Elles ont, par ailleurs, un rôle accru à jouer en faveur de l'indépendance énergétique. On aurait ainsi dû empêcher les Allemands de se draper dans la vertu antinucléaire et contribuer indirectement à ouvrir des centrales à charbon en Pologne.
Quels sont les atouts différenciés de la France ? C'est la question centrale : nous sommes un pays magnifiquement équipé avec une tradition industrielle et de recherche performante, ainsi qu'une histoire unitaire et une identité - cela nous distingue, par exemple, de la société américaine soumise à de très vives tensions. A-t-on cependant fait suffisamment sur l'éducation, dans les dernières décennies, et en particulier sur les fondamentaux ? Il n'est pas impossible que l'éducation populaire puisse suppléer aux insuffisances constatées dans ce domaine et en matière de culture générale. Je travaille depuis longtemps sur l'illettrisme et je pense qu'on va trouver les outils qui vont y remédier. En tout état de cause, le niveau général de la main-d'oeuvre, en France, est bon. La question est de savoir comment faire en sorte que les personnes dépourvues d'emploi acceptent de se tourner vers les emplois disponibles dans des secteurs, comme le BTP, qui ont des difficultés de recrutement. C'est un problème « à se taper la tête contre les murs ». A-t-on fait suffisamment pour l'image de ces métiers ? La progression importante de l'apprentissage, qui est un succès enregistré ces dernières années, contribue à améliorer la situation.
Monsieur le Sénateur Pierre Louault, s'agissant de l'aménagement du territoire, je pense que le mouvement des temps va ouvrir une large fenêtre d'opportunités sur ce sujet. J'en suis convaincu. En particulier, on peut harmoniser l'accès lointain avec une présence humaine garantie grâce à la formation au numérique pour tous, qui fait partie du plan anti-solitude que je prépare, et un progrès dans les équipements.
Monsieur le Sénateur Daniel Salmon, le numérique, comme la langue, peut être la meilleure et la pire des choses. Le numérique peut isoler mais il peut aussi réunir. Une partie de la solution à ce problème est entre les mains des gouvernants car l'essentiel de la responsabilité publique est d'apporter aux gens des raisons de vivre plutôt que d'apporter des réponses toutes faites. Il nous faut faire comprendre à tous que notre vivre-ensemble repose sur un principe de protection des libertés et en même temps de respect mutuel. Dans ce contexte, on ne peut pas se priver de cet outil numérique extraordinaire. Vous vous demandez également si la consommation est le but ultime : non, et cela renvoie également à nos principes de vie en commun ; en un mot, la réussite ce n'est pas la Rolex.
Monsieur le Sénateur Serge Mérillou, tout d'abord, j'ai choisi ce mot de plan pour relever une tradition fondamentale pour l'avenir de notre pays. Ensuite, je rappelle que le CETA a été fortement critiqué mais c'est bien la France qui est le grand bénéficiaire de ce traité avec une explosion de ses exportations agricoles : il n'est donc pas interdit de faire preuve de discernement.
Monsieur le Sénateur Olivier Rietmann, il est vrai que j'étais opposé au confinement généralisé et on ne l'a pas institué puisque les trois domaines que j'avais cités - les écoles, les entreprises et les Ephad - sont restés ouverts. Par ailleurs, vous rappelez que tout change assez rapidement mais pour le Commissariat au Plan, il ne s'agit pas tant de prévoir que de réduire l'incertitude.
Monsieur le Sénateur Laurent Somon : je vous signale au passage que mon fils est vétérinaire, spécialiste de virologie ; c'est dire à quel point je suis en phase avec vos propos. Les peuples d'Asie ont mieux résisté à la Covid car ils avaient déjà des masques et ont des attitudes de vie plus distantes. Il est possible que ces comportements soient liés à des épidémies antérieures. Je suis d'ailleurs prêt à parier qu'on s'embrassera moins et qu'on se saluera plus à distance dans notre pays, à l'avenir. A contrario, la proximité physique et les vacances de l'été sur la côte basque cet été ont certainement joué un rôle dans la reprise de l'épidémie : je n'ai aucun doute à ce sujet.
Enfin, Monsieur le Sénateur Bernard Buis, je promets une intervention rapide sur l'approvisionnement en vaccin contre la grippe.
Mme Sophie Primas, présidente. - La durée de cette audition démontre l'intérêt suscité par vos travaux. Je retiens la place de la politique dans votre action et je partage avec vous la nécessité d'une acculturation de notre pays ainsi que, parmi nos atouts, celui de la construction historique de notre pays. Il faut expliquer à nos jeunes la chance que constitue le fait d'être français.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 00.
- Présidence de de Mme Sophie Primas, présidente, et M. Jean-François Longeot, président, puis de Mme Marta de Cidrac, vice-présidente, et M. Daniel Gremillet, vice-président -
La réunion est ouverte à 16 heures 30.
Audition, en commun avec la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, de M. Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d'administration d'Engie
M. Jean-François Longeot, président. - Nous poursuivons notre cycle d'auditions consacrées au projet de rachat de Suez par Veolia en accueillant Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d'administration d'Engie.
Le 31 juillet dernier, Engie annonçait le lancement d'une revue stratégique de ses activités, incluant sa participation dans le groupe Suez. Un mois plus tard, Veolia proposait à Engie une offre pour l'acquisition de 29,9 % de ses parts dans Suez, première étape avant le rachat du reste du capital.
Cette annonce a immédiatement été qualifiée d'hostile par les dirigeants de Suez, qui ont mis en garde contre les dangers que présente à leurs yeux un tel rachat : démantèlement du groupe, destruction d'emplois et risque industriel.
Philippe Varin, président du conseil d'administration et Bertrand Camus, directeur général de Suez, ont réaffirmé hier devant nous leur opposition farouche à ce projet.
Après avoir refusé une première offre de Veolia, en raison d'un prix de rachat jugé trop bas, le conseil d'administration d'Engie a approuvé, le 5 octobre dernier, une deuxième offre pour un montant de 3,4 milliards d'euros.
Cette décision a été prise contre l'avis de l'État, pourtant actionnaire principal d'Engie. Celui-ci s'opposait à la cession en l'absence d'accord entre les deux groupes.
Bruno Le Maire avait d'ailleurs appelé à plusieurs reprises à ce qu'un accord soit trouvé, sans succès.
Nombreux sont ceux qui y ont vu un camouflet pour l'État. D'autres l'ont, au contraire, soupçonné d'avoir dénoncé publiquement cette opération tout en la soutenant dans les coulisses, sans quoi elle n'aurait pu aboutir.
Il est vrai que les conditions de ce rachat peuvent poser un certain nombre de questions.
Pourquoi ne pas avoir pris davantage de temps avant d'examiner l'offre de Veolia afin de permettre à des propositions alternatives solides d'être présentées ?
Pourquoi ne pas avoir attendu un accord amiable entre les groupes avant de procéder à cette cession ?
Quel rôle l'État a-t-il joué au cours de ce processus ?
Pourquoi avoir outrepassé le refus de l'État que cette cession intervienne avant qu'un accord soit trouvé?
Voilà une partie des questions que nous nous posons, monsieur le président, au regard des conséquences importantes qu'aurait le rachat de Suez par Veolia sur la structuration du marché de l'eau et du marché des déchets en France.
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le président, comme l'a justement indiqué le président Jean-François Longeot, la cession par Engie de ses participations dans Suez soulève de très nombreuses interrogations.
La première série d'interrogations renvoie aux conditions de cession des parts de Suez par Engie.
Entre l'annonce de la stratégie de recentrage du groupe en juillet de cette année, la présentation des offres successives de Veolia en août puis en septembre et la cession effective des participations en octobre, quelques semaines seulement se sont écoulées.
Ces délais très contraints étaient clairement insuffisants pour permettre un examen complet de l'impact de cette session, en particulier au regard du droit de la concurrence, et peut-être surtout au regard d'autres offres, le fonds d'investissement Ardian, par exemple, ayant renoncé à déposer une contre-offre. Vous pourrez peut-être aborder ce point.
Si nous nous interrogeons, c'est parce que nous souhaitons savoir quel est le devenir du capital détenu par Engie dans Suez, la question se posant depuis l'expiration du pacte d'actionnaires c'est-à-dire depuis 2013. Pourquoi avoir bouleversé en quatre mois une situation inchangée depuis sept ans ?
Pourquoi avoir agi dans l'urgence - pour ne pas dire dans une forme de précipitation -, vous exposant au risque que tout ceci soit interprété comme résultant d'un processus engagé et bouclé auparavant « en chambre » ?
Ainsi, on entend ainsi parler d'un « quasi-accord » entre M. Frérot et vous-même dès le mois de juin. Vous nous livrerez votre version.
Pourquoi cette cession n'a-t-elle pas fait l'objet d'une procédure transparente ?
Pourquoi ne pas avoir attendu, après le départ d'Isabelle Kocher, que la nouvelle directrice générale choisie par votre conseil d'administration, Catherine McGregor, qui prendra ses fonctions exécutives le 1er janvier prochain, ne prenne le temps de réaffirmer elle-même une stratégie opérationnelle pour Engie et d'engager cette cession si celle-ci entrait dans sa stratégie ?
Mme Kocher était venue présenter la stratégie d'Engie devant la commission des affaires économiques du Sénat le 6 juin 2018 - on pourrait penser il y a un siècle. Nous avions été plutôt convaincus par sa vision et satisfaits de voir ensuite que cette stratégie donnait des résultats.
En quoi le recentrage de la stratégie décidé après son départ appelait-il la cession des parts de Suez dans l'urgence ?
La deuxième série de questions concerne les relations entre Engie et l'État.
Avec un quart du capital et un tiers des droits de vote, l'État demeure le premier actionnaire d'Engie.
L'État avait légitimement fixé plusieurs conditions à la cession des participations dans Suez : son caractère amical, la préservation de l'emploi et le maintien sous contrôle français de cette société.
Seule cette dernière condition semblerait remplie par l'offre de Veolia.
Pourquoi est-on passé outre la demande initiale de l'État ? Comment est-il possible que l'État, votre premier actionnaire, ait pu accepter ? Avez-vous échangé avec l'État sur les conditions de la vente, avant la décision de votre conseil d'administration ?
Par ailleurs, cette cession a été adoptée d'extrême justesse au conseil d'administration par sept voix pour, quatre contre et deux abstentions.
Les administrateurs de l'État ont été défaits à cette occasion.
Pour autant, la presse a évoqué l'hypothèse selon laquelle l'État serait intervenu en faveur de ce vote auprès d'autres administrateurs.
Comment le vote s'est-il déroulé de votre point de vue ? Nous sommes, monsieur le président, un peu perdus !
La troisième interrogation a trait à la stratégie de recentrage poursuivie par Engie. Annoncée l'été dernier, cette stratégie vise à simplifier le groupe et à clarifier ses activités pour lui permettre d'investir davantage dans les énergies renouvelables et les infrastructures.
Pour ce faire, Engie a engagé une revue stratégique de ses « solutions clients », qui représentent les deux tiers de son chiffre d'affaires mais aussi de ses salariés.
Des activités non stratégiques - nous pourrions dire, au regard de l'actualité, « non essentielles » - pourraient in fine être « mises à distance », Engie ayant annoncé un programme de rotation d'actifs de 8 milliards d'euros d'ici 2022.
L'ampleur de ce chantier est telle que la presse s'inquiète de risques de « scission » du groupe. Certains d'entre nous, j'en suis sûr, évoqueront sûrement un « démantèlement ».
Dans le même temps, Engie a engagé une réflexion pour rééquilibrer ses activités de réseaux en France et à l'international et faire évoluer ses participations dans Gaz réseau distribution France (GrDF) - le distributeur de gaz - et Gaz de réseau de transport (GRT Gaz) - le transporteur.
Comment répondre aux inquiétudes suscitées par l'annonce de cette stratégie de recentrage et garantir que les 3,4 milliards d'euros dégagés par la cession de Suez soient effectivement alloués au financement des énergies renouvelables et des infrastructures ?
Enfin, cette cession n'est-elle pas le prélude d'un profond remaniement des activités d'énergie sur le marché du gaz si les participations de GrDF et GRT Gaz devaient à leur tour évoluer ?
Avant de vous laisser répondre, je voudrais dire que nous assistons peut-être aujourd'hui au contrecoup de la loi Pacte, qui avait été d'ailleurs - je le rappelle - rejetée par le Sénat. Le Gouvernement avait en effet souhaité dans ce texte abaisser la part du capital d'Engie devant être conservée par l'État.
Sur ce dossier, je m'interroge sur les changements de pied de l'État actionnaire, de l'État stratège, dont nous avons pourtant tant besoin, comme l'a souligné le Haut-Commissaire au plan, ce matin même, pour accélérer la reprise économique et réussir la transition énergétique.
M. Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d'administration d'Engie. - Voilà beaucoup de questions. Je vais essayer de vous apporter quelques éléments de réponse. Un mot de présentation. J'ai derrière moi une longue carrière d'industriel, essentiellement dans la chimie. J'ai été durant quinze ans dirigeant de deux groupes de chimie successifs, Rhodia puis Solvay, le second ayant racheté le premier. J'ai décidé, à soixante ans, d'exercer des fonctions non exécutives, c'est-à-dire des activités de conseil d'administration. Je suis aujourd'hui administrateur d'AXA, d'Airbus et, depuis deux ans, président du conseil d'administration d'Engie.
Deux précisions préalables, la première touchant à l'histoire entre Engie et Suez, et la seconde à la stratégie d'Engie.
Lorsque Gaz de France (GDF) et Suez, qui ne faisaient à l'époque pas partie du même groupe, se sont rapprochés, il y a maintenant douze ou treize ans, il a été décidé - je crois même que c'était une initiative de l'État, et peut-être même du Président de la République de l'époque - que les activités « environnement » seraient confiées à une société autonome dont le capital serait mis en bourse.
Engie - GDF Suez à l'époque - a conservé dans un premier temps une participation dans le groupe Suez dans le cadre d'un pacte d'actionnaires, qui est arrivé à échéance en 2013.
Depuis 2013, Suez constitue une simple participation financière pour Engie. Nous détenions 32 % du capital. Nous avions et avons toujours deux administrateurs siégeant au conseil d'administration de Suez mais il n'existe aucun lien opérationnel entre les deux sociétés. Nous réalisons une dizaine de millions d'euros d'activités sur des projets communs ce qui, pour des groupes qui génèrent 60 milliards d'euros de chiffre d'affaires s'agissant d'Engie ou une vingtaine de milliards s'agissant de Suez, représente une « tête d'épingle ».
Il existe quelques points de contacts entre les métiers de ces deux sociétés. Peut-être, dans certains des territoires que vous représentez, sommes-nous parfois ensemble. Pour l'essentiel, nous travaillons cependant de manière totalement séparée.
Depuis sept ans, avec la fin de ce pacte d'actionnaires, la question est effectivement régulièrement posée à Engie de savoir ce que le groupe va faire de sa participation dans Suez.
Lorsque je suis arrivé, ma première réaction d'industriel, en tant que président du conseil d'administration d'Engie, a été de considérer que détenir une participation de 30 %, c'était soit trop soit pas assez.
On constate en effet que nous n'avons pas d'activités communes, ni aucune raison de détenir une participation dans ce groupe industriel. Le temps des « noyaux durs » est loin. D'autres utilisations de ces capitaux sont possibles.
A l'inverse, nous aurions pu imaginer un rapprochement et une intégration des deux groupes. Beaucoup de débats ont eu lieu au sein de la direction et du conseil d'administration d'Engie sur ces sujets. Nous avons annoncé, avec Isabelle Kocher, en décembre 2018, que nous nous satisfaisions de notre position d'actionnaire à 32 % et que nous ne souhaitions pas, à court terme, la faire évoluer. Pourquoi ? Nous entrions dans la phase dans laquelle le conseil d'administration de Suez devait choisir un dirigeant - Bertrand Camus, que vous avez auditionné hier - puis, quelques mois plus tard, un président - Philippe Varin, que vous avez également entendu. Il nous paraissait important que ces choix s'effectuent dans un contexte de relative stabilité.
La stratégie d'Engie a fait l'objet de beaucoup de travaux de la part du conseil d'administration depuis environ un an. Je voudrais à ce propos revenir sur l'un de vos commentaires, qui me paraît quelque peu méconnaître la vie des affaires et la gouvernance : l'organe qui décide de la stratégie du groupe est le conseil d'administration. Le directeur général est chargé de mettre en oeuvre cette stratégie.
Le conseil d'administration en juillet dernier se sentait parfaitement légitime pour approuver de nouvelles orientations stratégiques pour Engie, qui ne constituent d'ailleurs pas un virage à 180 degrés par rapport à la stratégie que nous poursuivions jusqu'alors. Elles traduisent notre souci de simplifier le groupe et de le concentrer sur des métiers dans lesquels nous avons la capacité de nous positionner en tant que leader mondial.
Onze millions de foyers français reçoivent une facture assortie du sigle d'Engie mais nous sommes un groupe mondial dont le chiffre d'affaires s'élève à 60 milliards d'euros et le nombre de salariés à 170 000. Nous exerçons un vaste ensemble de métiers, à commencer par les infrastructures gazières, le transport et la distribution de gaz, essentiellement en France mais aussi un peu à l'étranger. Nous sommes aussi le premier générateur privé d'électricité, si l'on exclut de ce classement les acteurs historiques que sont EDF, Enel ou Iberdrola, notre capacité installée de production étant de 90 gigawatts. Nous produisons de l'électricité essentiellement au Benelux - en particulier en Belgique où nous disposons d'un parc de centrales nucléaires - et en Amérique latine, mais très peu en France.
Notre troisième métier concerne les énergies renouvelables, et le quatrième regroupe à la fois les activités d'infrastructures urbaines - réseaux de chaleur et réseaux de froid - et les activités de services.
Face à cet ensemble un peu complexe, le conseil d'administration a annoncé le 30 juillet dernier quelques simplifications et sa volonté d'accélérer nos développements dans les énergies renouvelables. En effet, ce marché décolle dans beaucoup de parties du monde. Nous sommes un très grand acteur au plan mondial, au niveau des plus importants que sont Enel, Iberdrola ou EDF, et nous avons la volonté de continuer à croître dans ces métiers. Pour cela, nous avons besoin d'y affecter des moyens financiers supplémentaires.
L'autre métier dans lequel nous avons choisi de croître, ce sont les infrastructures gazières à l'international mais aussi les infrastructures urbaines. Nous avons le sentiment que l'accompagnement des collectivités, en France ou dans les autres pays où nous opérons, autour de projets de réseaux de chaleur, de réseaux de froid, de réseaux de charge de véhicules électriques, de smart cities dans un certain nombre de cas, représente un potentiel très important pour contribuer à la transition énergétique. Le groupe souhaitait, là aussi, disposer des moyens nécessaires pour accompagner ces efforts.
En revanche, nous avons décidé de classer nos activités de services, qui représentent à peu près 20 milliards d'euros de chiffre d'affaires, en deux catégories, celles véritablement liées aux problématiques énergétiques - qui ont vocation à rester dans le groupe et représentent le tiers de ce chiffre d'affaires - et celles qui se situent plus loin de la problématique énergétique : installations électriques, installations de climatisation, facility management notamment.
Nous avons donc, sur ce point, engagé une revue stratégique qui est en cours pour définir ce que peut être l'avenir de cet ensemble de métiers.
Nous avons annoncé, ce même 30 juillet, que nous nous interrogions sur nos participations financières dans quelques sociétés. Suez en faisait partie. Il s'agit de la plus importante de nos participations mais ce n'est pas la seule. À la question de savoir ce qui pouvait advenir de notre participation dans Suez, j'ai répondu que tout était ouvert et que nous regarderions les offres qui pourraient être faites.
Voilà l'histoire qui a conduit à cette communication, à la fin du mois de juillet.
Je précise, s'agissant de Suez - ce que ne vous ont peut-être pas dit hier Philippe Varin et Bertrand Camus - que, lorsque j'ai rencontré Bertrand Camus en mai 2019, après sa nomination en tant que directeur général de Suez avec le soutien d'Engie, je lui ai dit qu'il dirigeait une société industrielle où Engie, son actionnaire, n'allait sans doute pas rester dans la situation où il se trouvait.
Je lui ai même dit très explicitement qu'avant la fin de son premier mandat en 2022, nous aurions décidé, soit de monter au capital et d'intégrer Suez dans Engie, soit d'en sortir, et qu'il fallait qu'il s'y prépare. Si, dans la première hypothèse, la préparation ne dépendait sans doute pas de lui, dans la seconde, je lui ai fait valoir qu'il fallait qu'il soit prêt à imaginer un mécanisme permettant à Engie de sortir de cette participation dans les meilleures conditions possible.
Lorsque j'ai rencontré Philippe Varin, en janvier dernier, alors candidat à la présidence du conseil d'administration de Suez, je lui ai tenu à peu près les mêmes propos. Je lui ai dit qu'à un moment ou à un autre durant son mandat, la question de l'avenir de la participation d'Engie dans Suez allait se poser et qu'il nous faudrait un interlocuteur pour pouvoir en discuter. Depuis que Philippe Varin a été désigné président du conseil d'administration au mois de mai dernier, nous échangeons une fois par mois. Cette question est venue sur la table lors de toutes nos réunions. Je l'ai appelé, une semaine avant le 30 juillet, pour lui indiquer que le conseil d'administration d'Engie travaillait sur de nouvelles orientations stratégiques traduisant notre volonté de sortir du capital de Suez et qu'il fallait qu'il s'y prépare.
Les orientations stratégiques que nous avons présentées, le 30 juillet, ont été adoptées à l'unanimité du conseil d'administration. Bruno Le Maire a exprimé à plusieurs reprises, au cours du mois de septembre, son soutien à ces orientations, de même que les trois représentants des salariés et celui des salariés actionnaires.
J'ai reçu un appel d'Antoine Frérot dans les premiers jours du mois d'août. Il m'a indiqué qu'il avait entendu notre communication, qu'il était intéressé et qu'il pourrait avoir des idées sur la manière de nous aider à sortir de cette participation. Je lui ai dit de m'en parler dès qu'il aurait un projet. Je n'ai pas eu de contact avec lui en juin ni en août. En revanche, le dimanche 30 août, il m'a adressé une demande quelque peu pressante me faisant part de son souhait de me rencontrer. Lorsque quelqu'un vous demande un rendez-vous un dimanche, c'est généralement qu'il a envie de parler de quelque chose qui se traite plus facilement quand les bourses sont fermées que lorsqu'elles sont ouvertes. Cela signifiait qu'il avait sans doute préparé quelque chose d'important mais dont je n'avais pas connaissance avant que cette réunion ait eu lieu, près d'ici, le dimanche 30 août au matin.
J'ai été un peu surpris de la proposition qui était faite pour deux raisons. En premier lieu, plutôt que de racheter notre participation de 32 %, l'idée d'Antoine Frérot était de n'en racheter que 29,9 %. Il existe une nuance importante entre les deux proportions : racheter 32 % suppose de soumettre une offre à l'ensemble des actionnaires minoritaires, ce qui nécessite une autorisation des autorités de la concurrence.
Le rachat à hauteur de 29,9 % était une idée à mon sens astucieuse permettant de proposer à Engie de lui racheter l'essentiel de son bloc, sans aucun risque d'exécution, c'est-à-dire en étant certain que l'opération puisse se faire.
Ce qui m'a surpris, en second lieu, c'est l'extrême importance accordée au délai d'un mois durant lequel cette offre était ouverte.
Les opérations ont été largement publiques, Antoine Frérot ayant souhaité rendre cette offre publique, ce qui n'était pas absolument nécessaire. Je lui avais dit préférer une série de discussions et d'échanges discrets. Antoine Frérot a considéré que l'intérêt suscité par un tel projet rendait la confidentialité difficile et qu'il fallait lui préférer la publicité, ce qui est une très bonne chose lorsque l'on est attaché à la transparence. Cela étant, lorsque l'on négocie publiquement, on le fait sous un certain niveau de pression ou, à tout le moins, d'attention.
À partir du 30 août, nous avons agi dans deux directions. Nous avons indiqué à Veolia que l'offre ne nous paraissait pas acceptable en l'état. Elle a d'ailleurs été formellement refusée par le conseil d'administration d'Engie, autour du 10 septembre, considérant à la fois que le prix - de 15,50 euros - n'était pas assez élevé, que les garanties en matière d'emploi n'étaient pas suffisantes et que Veolia devait s'engager sur le caractère amical de ce projet.
Nous avons signifié à Suez que cette offre était sur la table et que nous étions désireux de voir une seconde offre se constituer. Je dis bien « désireux » car, lorsque l'on veut vendre quelque chose, il vaut mieux avoir en face de soi deux acheteurs qu'un seul. Il nous semblait par ailleurs nécessaire que Suez engage un dialogue avec Veolia pour connaître le contenu de leur offre et voir comment celle-ci pouvait être évaluée et améliorée.
Malheureusement, durant ce mois, il ne s'est pas produit grand-chose sur ces deux sujets. Vous l'avez entendu hier : Philippe Varin et Bertrand Camus ont refusé, avec beaucoup de force et de conviction, tout dialogue avec Veolia.
Par ailleurs, Suez n'a pas été en mesure de proposer une offre alternative. C'est vraiment dommage, et j'ai rappelé par voie de presse durant cette période combien une alternative aurait pu être intéressante.
C'est seulement le 30 septembre, le jour où expirait l'offre de Veolia, que nous avons reçu un document, que j'ose à peine qualifier d'offre qui était plutôt une expression d'intérêt émise par Ardian, ne contenant ni prix ni description du projet. Ce projet était très en rupture, l'idée d'Ardian étant de réaliser une opération consistant à retirer complètement Suez de la cote et d'en faire une entreprise privée, dans le cadre d'un fonds de private equity.
Ce n'était donc pas un projet anodin, et nous ne disposions, dans l'offre reçue le 30 septembre - une heure après le début du conseil d'administration -, d'aucun élément permettant de juger de celle-ci.
De notre point de vue, il n'était pas nécessaire de conclure cette opération à telle ou telle date. Engie dispose de liquidités et n'a pas besoin de 3,4 milliards d'euros, même dans une année un peu compliquée comme celle-ci.
En revanche, ce qui créait l'urgence, c'est le fait que Veolia indiquait vouloir retirer son offre le 30 septembre si elle n'était pas acceptée, pour lancer une offre publique - dans un contexte comme celui-ci, cela aurait représenté probablement entre 12 et 24 mois de délai - ou renoncer complètement au projet. Le cours de bourse de Suez, qui était monté de 12 euros à 16 ou 17 euros, allait probablement redescendre à sa valeur précédente, avec un risque de perte de valeur manifeste pour Engie.
Ce sont ces éléments que le conseil d'administration a mesurés, après avoir, à la demande des pouvoirs publics, obtenu un délai supplémentaire de cinq jours. Le conseil d'administration s'est retrouvé le 5 octobre avec une offre de Veolia dont le prix avait été amélioré- à hauteur de 18 euros - et comprenant des engagements en termes d'emplois. Ces engagements nous paraissent réels ; nous les avons examinés avec attention, et nos administrateurs salariés, qui ont demandé à y avoir accès, s'en sont déclarés satisfaits. S'agissant de l'amicalité, Veolia s'est par ailleurs engagé à ne proposer qu'une offre approuvée par le conseil d'administration de Suez.
Le conseil d'administration d'Engie ou, en tout cas, ses administrateurs indépendants, avaient le sentiment de se trouver face à une offre répondant aux conditions posées.
La vision de l'État était légèrement différente, Bruno Le Maire souhaitant, tout comme moi d'ailleurs, que cette offre soit amicale. Personne de sérieux n'éprouve de plaisir à voir deux grands groupes français s'invectiver par presse interposée.
Je vous ai indiqué avoir été dirigeant de Rhodia. Ce groupe a fait l'objet d'une offre non sollicitée de la part de Solvay. Nous nous sommes mis rapidement autour de la table, avons dialogué et trouvé un terrain d'entente, ainsi que les voies et moyens de réaliser une fusion qui, je le crois, s'est bien déroulée. Je suis convaincu qu'une fusion se réalise d'autant mieux qu'elle est amicale. Cela étant, il faut pour cela que les deux parties puissent engager le dialogue.
À la différence de Bruno Le Maire, qui souhaitait que l'amicalité précède la cession du bloc d'Engie, j'ai considéré qu'il était impossible d'obtenir un accord entre les deux parties dans un délai court avant que la cession de ce bloc puisse avoir lieu.
Il n'y a pas de grand mystère sur le vote du conseil d'administration d'Engie. Je n'ai pas vocation à rendre les votes du conseil d'administration publics. Toutefois beaucoup de commentaires ayant été entendus sur ce sujet, je peux rappeler quelques faits. L'État dispose de trois sièges au conseil d'administration, habituellement composé de quatorze administrateurs. Faute de directeur général, celui-ci étant administrateur, nous n'en avons actuellement que treize.
L'influence de l'État au sein du conseil d'administration est proportionnelle au nombre d'administrateurs dont il dispose. Je suis président de ce conseil : je dois défendre l'intérêt de tous les actionnaires. Je porte un intérêt tout particulier à mon premier actionnaire, l'État, qui détient 22 ou 23 % du capital, mais les autres actionnaires, qui en représentent 77 %, comptent tout autant sur moi pour défendre leurs intérêts.
Je considère que mon rôle consiste à trouver un bon alignement entre ces deux groupes d'actionnaires, ce qui est le cas sur l'essentiel des sujets. Sur ce point, les actionnaires autres que l'État faisaient valoir avec force que 18 euros par action constituait une valeur que nous ne retrouverions pas avant longtemps. Or le groupe a des besoins d'investissement, et les montants que l'on pouvait espérer dégager dans cette cession pouvaient être très utiles pour accélérer nos efforts dans le domaine des énergies renouvelables.
Nous nous sommes retrouvés dans une situation en définitive assez rare, dans laquelle l'intérêt social d'Engie était différent de l'intérêt de l'État, qui cherche à avoir - et c'est son rôle - une vision de l'intérêt public.
Avec Bruno Le Maire, nous avons constaté avant le début du conseil d'administration que l'on allait sans doute arriver à une situation dans laquelle le poids respectif des forces en présence allait conduire à ce qu'une décision différente de celle proposée par l'État soit prise.
Les administrateurs indépendants, qui sont au nombre de six, ont voté en faveur de la cession. Deux des trois représentants de l'État ont voté contre et le troisième s'est abstenu. Parmi les représentants des salariés, un seul a pris part au vote et s'est lui aussi exprimé en faveur de la cession. Sept voix se sont dégagées en faveur de la cession et deux contre. Je ne sais pas s'il s'agit ici d'une faible majorité.
Dans nos conseils d'administration, les abstentions comptent comme des voix contre. Il faut donc obtenir la majorité des suffrages exprimés. Onze administrateurs seulement ont pris part au vote. Il fallait six voix pour remporter cette décision. Nous en avons eu sept. C'est le fonctionnement normal du conseil d'administration.
Que va-t-on faire de cet argent, madame la présidente ? La réponse est simple, claire et précise : nous avons annoncé que nous dépenserions 8 milliards d'euros supplémentaires, au-delà de notre programme d'investissement normal, pour accélérer nos développements dans le domaine des énergies renouvelables et dans celui des infrastructures, en particulier urbaines. C'est bien ce que nous allons faire. Le groupe investit chaque année 6 à 7 milliards d'euros dans différents projets à travers le monde. Nous allons, pendant deux ou trois ans, accélérer et passer à un niveau d'investissement qui va nous permettre d'être un acteur encore plus important dans la transition énergétique et la lutte contre le changement climatique.
Mme Nadine Bellurot, corapporteure. - Merci de votre intervention, monsieur le président.
On a lu dans la presse que vous aviez un besoin urgent de liquidités. Vous venez de répondre qu'il n'en était rien. On a pu penser que tout ceci avait été assez précipité, mais vous nous avez rappelé les faits.
Pouvez-vous en dire plus sur le recentrage des activités d'Engie et nous parler de ses conséquences en termes d'emploi ?
Le groupe Engie entend-il réduire ou céder ses participations dans le distributeur de gaz - GrDF - et le transporteur de gaz - GRT Gaz ? Si c'est le cas, quels partenaires extérieurs pourraient être pressentis au capital de ces sociétés ? Quelles sont les garanties qu'Engie envisage de prendre pour préserver les intérêts de la France dans le secteur de l'énergie ?
M. Hervé Gillé, corapporteur. - Monsieur le président, vous avez évoqué le contexte de la crise sanitaire. Je souhaiterais que l'on puisse approfondir ce sujet.
Ce contexte est-il vraiment propice à une cession des participations d'Engie dans Suez, dans la mesure où il déprime l'activité économique et donc le montant de l'action de la société ? Un prix supérieur à 18 euros par action n'aurait-il pu être obtenu, l'action de Suez ayant pu s'établir à des montants supérieurs par le passé ?
Par ailleurs, la crise économique actuelle, et plus spécifiquement la chute de la demande et des prix de l'énergie, a nécessairement une incidence négative sur l'activité, le résultat et les investissements d'Engie. Pouvez-nous nous éclairer à ce sujet ?
Enfin, les objectifs et les modalités de financement de la stratégie de recentrage du groupe sont-ils adaptés à ce nouveau contexte ?
Mme Florence Blatrix Contat, corapporteure. -Le fonds d'investissement Ardian a indiqué à la presse ne pas avoir eu assez de temps pour proposer une offre alternative. Pourquoi ne pas avoir accordé des délais supplémentaires à cette alternative ? Vous avez reçu une lettre d'intention que vous qualifiez d'assez sommaire. Plus de temps aurait sans doute permis de construire un dossier plus solide.
Par ailleurs, nous avons appris que Veolia, pour des raisons liées au respect du droit de la concurrence, serait obligé de céder sa branche « eau » au fonds Meridiam. Pourquoi ne pas avoir recherché une solution avec ce dernier pour la constitution d'une offre de reprise ?
J'ai bien compris qu'il existait dans tout cela une logique de recentrage, mais également une logique financière, avec un accroissement assez substantiel de la capitalisation boursière d'Engie à la suite de cette opération. Vous avez précisé que le cours de l'action était passé de 12 à 17 euros. Il s'agit donc d'une opération financière pour Engie. Néanmoins, pourquoi avoir retenu un calendrier aussi serré ? Cette accélération est-elle de votre fait, du fait de Veolia ou de celui de l'État ?
J'en reviens au rôle de l'État vis-à-vis d'Engie : comment concevez-vous l'articulation de votre activité au sein d'un groupe de grandes dimensions comme Engie face au rôle de l'État actionnaire ? Comment l'État actionnaire, alors que vous n'avez pas suivi ses préconisations, peut-il encore envisager un partenariat solide qui prenne en compte les intérêts de l'un et de l'autre ?
M. Alain Cadec, corapporteur. - Monsieur le président, vous avez fait remarquer à notre présidente, Sophie Primas, que nous n'avions pas, comme vous, connaissance de tous les arcanes des grands groupes. Nous ne sommes pas nous-mêmes administrateurs de trois grandes sociétés, mais cela ne nous empêche pas d'être très attachés à la transparence, notamment quand l'argent public est en cause et que l'État est impliqué. J'ai trouvé votre remarque désobligeante à l'endroit de notre présidente.
Ma première question sera directe et toute simple : l'État actionnaire vous a-t-il demandé de surseoir à la délibération concernant l'offre de Veolia pour évaluer l'impact de celle-ci au regard du droit de la concurrence ou pour envisager des offres alternatives ?
Deuxièmement, quelles activités vont faire l'objet d'une « mise à distance » dans le cadre de la stratégie de recentrage du groupe ? En quoi consiste précisément cette « mise à distance », des introductions en bourse et des cessions d'actifs ayant été évoquées ? Comment éviter que d'autres cessions d'actifs n'induisent de nouvelles difficultés, à l'image de celles qui touchent actuellement Suez ?
Enfin, la crise de gouvernance qui a frappé Engie cette année est-elle définitivement derrière nous avec la désignation de Catherine McGregor en tant que directrice générale, à compter du 1er janvier prochain ?
M. Jean-Pierre Clamadieu. - Je ne voulais pas du tout être désobligeant. Je pense simplement que le rôle des conseils d'administration des grandes entreprises privées est souvent méconnu.
Vous m'avez demandé si je pouvais prendre une décision sur la stratégie en l'absence d'un directeur général. La responsabilité première d'un conseil d'administration est de définir la stratégie. Oui, nous sommes parfaitement capables de définir une stratégie même en l'absence d'un directeur général. Je voulais le rappeler, car c'est un commentaire que j'ai souvent entendu.
Chez Engie, nous avons d'ailleurs fait le choix - et ce n'est pas tout à fait un hasard - d'arrêter nos orientations stratégiques fin juillet, avant de finaliser le recrutement d'un directeur général, qui a été annoncé à la fin du mois de septembre. Pourquoi ? Nous voulions un directeur général qui soit bien en ligne avec nos orientations stratégiques et qui arrive avec pour objectif de les mettre en oeuvre, plutôt que de faire l'inverse, c'est-à-dire nommer un directeur général et lui demander la stratégie qu'il compte appliquer.
Le rôle du conseil d'administration est de définir la stratégie du groupe. Je ne voulais être désobligeant vis-à-vis de quiconque. Je ne connais pas très bien les arcanes du travail sénatorial, et je pensais qu'il n'était pas inutile de vous rappeler comment fonctionne la gouvernance.
Pour le reste, nous n'avons pas un besoin urgent de liquidités. Le groupe a environ une trentaine de milliards d'euros de trésorerie disponible. Pour autant, lorsque l'on lance un projet, il faut essayer de le réaliser dans un temps relativement raisonnable.
S'agissant de la garantie de l'emploi, plusieurs questions concernent à la fois le plan stratégique d'Engie et la cession de notre participation dans Suez.
Le sujet de Suez est très particulier. Il s'agit simplement de la cession d'une participation financière. À nouveau, nous n'exercions aucun contrôle opérationnel sur Suez. Nous ne consolidions pas les résultats de Suez dans les nôtres. Nous percevions un dividende, comme tous les autres actionnaires, et n'avions donc pas d'impact direct sur l'activité de ce groupe.
Les garanties d'emploi données par Veolia sont assez simples : elles consistent à dire que, d'ici à la fin de l'année 2023, il n'y aura pas de perte d'emplois sur le périmètre de Suez France tel qu'il est aujourd'hui. L'exercice que nous avons mené avec les équipes de Veolia a consisté à identifier, par grands périmètres, ce que sont les effectifs de Suez aujourd'hui et à regarder comment ces engagements pouvaient être mis en oeuvre. Nous avons été, à la fin de cet exercice, convaincus que ces engagements avaient du sens.
Les administrateurs représentant les salariés siégeant au conseil d'administration d'Engie étaient évidemment très attentifs à ce sujet. Ils ont demandé à être destinataires des résultats de ces travaux et les ont jugés convaincants, ce qui les a amenés, pour certains, à exprimer un soutien à ce projet, pour d'autres à ne pas prendre part au vote, le quatrième administrateur s'y étant déclaré hostile.
S'agissant de l'évolution des activités de services d'Engie, nous avons annoncé que nous allions nous interroger sur l'avenir d'un ensemble d'activités qui représentent à peu près les deux tiers des activités de services du groupe et 12 milliards d'euros de chiffre d'affaires - soit un cinquième du chiffre d'affaires total d'Engie.
Cette revue stratégique est en cours. Nous ferons un point d'étape, à l'occasion de la présentation de nos résultats la semaine prochaine. Il est trop tôt pour se prononcer sur les aboutissants de cette revue stratégique. Celle-ci pourrait effectivement se traduire par une « mise à distance » du groupe de ces activités de services, qui pourrait avoir pour conséquence de constituer un tour de table dans lequel Engie reste partie prenante sans être seul. On pourrait penser qu'un autre acteur acquière ces activités de services mais je n'y crois pas beaucoup car il s'agit d'un ensemble de grande taille. On pourrait aussi imaginer sa mise en bourse progressive. Nous n'avons pas tranché ces différentes hypothèses et je pense que nous ne trancherons pas avant le début de l'année prochaine.
Il s'agit de nos équipes, de nos salariés, de nos métiers, de nos clients. Contrairement à Suez, où nous sommes dans une position d'actionnaires financiers un peu loin des opérations, nous sommes ici en première ligne, et il est de la responsabilité du conseil d'administration et du management de mener à bien ce projet dans les meilleures conditions possible, dans un contexte de dialogue social.
L'objectif que nous nous sommes fixé est d'être capables de débuter la consultation des instances représentatives du personnel au début de l'année 2021.
Pour ce qui est du gaz, les choses sont relativement simples. Nous avons aujourd'hui deux activités dans le domaine du gaz en France, le grand transport - GRTgaz - et les activités de distribution - GrDF.
S'agissant de GRT Gaz, nous avons déjà des partenaires au sein du capital, la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et CNP Assurances. Dans les orientations stratégiques que nous avons annoncées au mois de juillet, nous avons indiqué que nous envisagions éventuellement la cession d'une tranche supplémentaire de capital mais en conservant le contrôle et la consolidation de cet ensemble, ce qui veut dire, en pratique, que l'on peut imaginer céder une dizaine de pourcents supplémentaires. La manière dont se passent les autres opérations rendra ceci utile ou non.
Nous n'avons pas du tout commencé à travailler sur cette hypothèse mais nous avons clairement dit que nous voulions rester l'actionnaire majoritaire, l'actionnaire de contrôle et, d'un point de vue comptable, être en situation de consolider les activités de GRT Gaz, ce qui signifie que l'évolution envisagée est à la marge.
Pour ce qui est de GrDF, nous n'envisageons aucune évolution capitalistique. La situation est donc relativement simple.
Je me permets d'ailleurs, ayant la chance d'être entendu par la représentation nationale, de vous dire que notre préoccupation, s'agissant des infrastructures gazières françaises - qui représentent à peu près la moitié des activités du groupe - réside dans la place du gaz dans le mix énergétique français dans les trente prochaines années.
Nous constatons souvent avec inquiétude que les instances publiques françaises font preuve d'un tropisme électrique qui nous paraît quelquefois excessif. Une transition énergétique efficace doit laisser sa place au gaz. Le jour le plus froid de l'hiver, il sort une fois et demie plus d'énergie des stockages de gaz d'Engie que de l'ensemble du parc nucléaire d'EDF.
Cette année, alors qu'EDF connaît un certain nombre de difficultés en matière de disponibilité de tranches, c'est grâce à Engie et au gaz que nous pourrons continuer à nous chauffer durant les jours les plus froids de cet hiver.
Soyons attentifs à ne pas créer une situation dans laquelle, progressivement, nous serions amenés à abandonner la desserte en gaz d'un certain nombre de territoires parce que nous n'aurions plus de volumes suffisants à y transporter.
J'en reviens aux questions posées sur la cession. Était-ce le bon moment de vendre ? D'un point de vue simplement financier, même si cette opération est plus industrielle que financière, 18 euros représentent la valeur maximum de l'action Suez sur les dix dernières années. Fin juillet, l'action valait 10 euros. Après nos annonces, elle valait 12 euros. En février, avant le début de la crise, elle était à 15 euros. Je pense qu'en termes de valeur - c'est ce que nous disent nos actionnaires -, nous avons réalisé une bonne opération. Ce n'était pas le seul critère mais c'était un critère important pour nous. Il faut beaucoup d'imagination pour envisager un scénario dans lequel l'action de Suez aurait pu dépasser ce niveau dans un avenir prévisible.
Vous m'avez également interrogé, s'agissant d'Engie, sur les impacts de la crise. Ils ont été très importants sur nos activités de services pour ce qui est du premier confinement. Ce sont des activités pour partie liées au bâtiment et aux travaux publics. Nous sommes en effet souvent sur les sites de nos clients industriels qui, pour beaucoup, ont été fermés à partir de la mi-mars.
Certaines de nos activités liées à l'énergie ont souffert parce que l'on a acheté par avance des volumes d'énergie que nos clients n'ont pas consommés, l'activité économique ayant chuté fortement durant cette période. Nous avons dû encaisser une forme de pertes sur ces activités de fourniture.
Nous avons toutefois été bien moins affectés que d'autres groupes. Je suis également administrateur d'Airbus, qui a pris cette crise de plein fouet. Pour ce qui est d'Engie, la crise a un impact - nous aurons l'occasion de le commenter dans nos résultats la semaine prochaine - sans remettre pas en cause les fondements du groupe.
Quant à nos projets d'investissement, la crise a plutôt montré l'importance des énergies renouvelables. Nous allons connaître de légères difficultés cette année parce qu'un certain nombre de chantiers ont été arrêtés, mais je pense que l'on assistera à une accélération des investissements dans ce domaine dans les prochaines années.
S'agissant des fonds d'investissement, à nouveau, j'aurais été ravi qu'Ardian nous fasse une offre. Philippe Varin ne vous l'a pas dit hier mais je l'ai appelé, juste après qu'Ardian a annoncé qu'il abandonnait l'idée d'une offre ferme, pour lui conseiller d'en solliciter une. Ardian m'avait dit être sur le point d'en faire une mais demandait six semaines d'analyses et d'expertises supplémentaires. Philippe Varin a appelé la dirigeante d'Ardian et m'a ensuite rappelé pour me dire que ceux-ci n'étaient pas décidés.
Tous ceux qui ont travaillé avec des fonds d'investissement savent que la seule manière d'obtenir un prix satisfaisant est de faire jouer la concurrence.
Lorsque Ardian nous disait d'abandonner l'offre de Veolia en nous assurant qu'il ferait une offre au même prix, très franchement, je n'y croyais pas un instant. Si l'on se retrouve seul face à Ardian, le prix qui est à 18 euros le premier jour termine à 14 ou 15 euros après six semaines d'analyses. Il faut forcément avoir une forme de concurrence. Ce qui est vraiment dommage en revanche, c'est qu'Ardian ne se soit pas mis au travail immédiatement.
Je sais que le management de Suez est passé par des moments difficiles, mais je pense qu'ils n'ont pas réagi suffisamment vite quand la question de l'avenir de notre participation s'est posée.
Bertrand Camus a dit publiquement avoir reçu deux appels téléphoniques d'Antoine Frérot pour lui proposer de discuter d'un rapprochement. Si un jour le patron de tel ou tel groupe d'énergie me passait un coup de téléphone pour me dire cela, après avoir raccroché et lui avoir dit non, je me préparerais immédiatement à réagir à l'étape suivant un tel appel. Je pense que Bertrand Camus n'a pas eu cette réaction et qu'ils ne se sont pas mis au travail, le 1er août, pour essayer de construire une offre alternative. En deux mois, on peut y arriver.
Je ne crois pas à la logique financière mais à la logique industrielle. Comment fait-on pour disposer de plus d'argent pour construire des éoliennes, des champs de panneaux photovoltaïques, des réseaux de chaleur ou des réseaux de froid dans les territoires que vous représentez ? C'est ce que l'on cherche à faire aujourd'hui. Engie est un groupe qui investit massivement. Nous souhaitons disposer de plus de ressources pour investir.
Pour en revenir au calendrier, c'est Veolia qui l'a fixé. J'ai essayé de le faire évoluer. J'ai finalement obtenu une petite semaine supplémentaire. Je pense que Bruno Le Maire a passé beaucoup d'appels téléphoniques à Antoine Frérot, dont certains très vigoureux, pour lui demander quinze jours ou un mois supplémentaires. Antoine Frérot a été inflexible. Je vous invite à lui poser la question la semaine prochaine pour savoir pourquoi. C'est lui qui a fixé ce calendrier.
Il aurait été très difficile pour le conseil d'administration d'Engie de renoncer à cette option. Face à cette situation, il a considéré que sa responsabilité était d'accepter cette offre tant qu'elle était disponible.
Nous avons travaillé en très bonne intelligence avec l'État, presque jusqu'à la fin, et je salue le rôle de Bruno Le Maire, qui en définitive a affirmé à peu près la même chose que moi. Il a indiqué qu'il fallait une seconde offre. Il a appelé au dialogue. Il n'a malheureusement pas été plus entendu que moi, ni sur le premier point, ni sur le second. Nous avons simplement eu, à la fin du processus, une divergence d'appréciation, qui a conduit effectivement à cette position.
Le rôle de l'État actionnaire dépend des conditions capitalistiques dans lesquelles il se trouve. Quand il est actionnaire d'EDF, l'État a beaucoup de pouvoirs. Quand il est actionnaire à 22 % du capital ou dispose de 30 % des droits de vote, il contrôle dans les faits l'assemblée générale et a donc un mot très important à dire dans les décisions qui relèvent de celle-ci, mais en revanche, au sein du conseil d'administration, il pèse à hauteur de son poids. C'est la règle du jeu en droit des sociétés. Que diraient nos autres actionnaires si nous leur disions que c'est l'État qui, avec ses 22 %, fait la loi et prend les décisions chez Engie ? Ils considéreraient, à juste titre, que leurs intérêts ne sont pas entendus.
Le rôle du conseil d'administration est de faire la synthèse de ces éléments et d'essayer de prendre des décisions dans l'intérêt de la société. Je ne veux pas vous donner le sentiment d'avoir une vision égoïste des choses, mais franchement cette décision est dans l'intérêt d'Engie, de toutes ses parties prenantes, de tous ses métiers, de toutes ses activités.
Transformer une participation financière dans un groupe qui ne nous rapporte qu'un dividende, avec lequel nous n'avons jamais réussi à développer des partenariats opérationnels concrets, en investissements, en actifs de production d'énergie renouvelables ou d'infrastructures, qui concourent à notre stratégie de développement, est vraiment dans l'intérêt du groupe ; j'en suis intimement persuadé.
La vie des affaires évolue et le rôle des conseils administration va croissant. Aujourd'hui, ils ont des responsabilités et essayent de les exercer le mieux possible. La crise de gouvernance est derrière nous.
Peut-être la présence de l'État au capital du groupe donne-t-elle le sentiment qu'il existe toujours une capacité à aller chercher une décision ou un arbitrage au-delà du conseil d'administration - même si c'est bien ce dernier qui a pris ses responsabilités et les décisions in fine sur tous les sujets traités cette année.
Néanmoins, le fait qu'un conseil d'administration, après un premier mandat de quatre ans d'un dirigeant, dise qu'il faut un style un peu différent est assez légitime. Ce sont des choses qui se passent assez régulièrement dans la vie des affaires. En l'espèce, elles ont pris une ampleur médiatique un peu inattendue mais ce n'est pas nécessairement de notre fait.
Je crois qu'il existe aujourd'hui un bon alignement ; au sein du conseil d'administration, il est total. Nos orientations stratégiques ont été approuvées à l'unanimité. Je pense que Catherine McGregor est un dirigeant qui arrive avec les savoir-faire nécessaires. Comme elle le dit avec humour, une stratégie n'est jamais que de l'encre sur une feuille de papier ou un transparent projeté sur un écran. Ce qui compte, c'est la manière dont on la met en oeuvre. Il y a énormément de choses à faire dans les prochaines années chez Engie, et il existe un très bon alignement entre le conseil d'administration et notre nouvelle directrice générale.
Je me suis exprimé, il y a quelques instants, sur l'avenir de nos activités de services. C'est un sujet que l'on étudie avec beaucoup d'attention.
Les activités de services que j'ai essayé de vous décrire tout à l'heure ressemblent beaucoup à celles d'un autre groupe français, Spie. Il va y avoir dans cet ensemble des activités très proches de celles de Spie ou encore de Vinci Énergies. L'ensemble aura toutefois environ deux fois la taille de Spie.
M. Guillaume Chevrollier. - Monsieur Clamadieu, je voudrais profiter de votre présence pour connaître votre perception de la crise sanitaire. Quelle leçon en tirez-vous en tant qu'administrateur de différents groupes et président de conseil d'administration ? Comment Engie a-t-il traversé la crise ?
Vous avez estimé que cette crise sanitaire peut constituer un facteur d'accélération dans la transition écologique. Comment percevez-vous le plan de relance dans ce domaine ? Comment Engie va-t-il s'inscrire dans ce plan ?
Vous avez récemment inauguré un centre de recherche appelé Engie Lab Crigen. On sait que la recherche et développement est fondamentale pour la compétitivité et la transition énergétique. Pouvez-vous nous parler de ce laboratoire ? Qu'en attendez-vous concrètement ?
M. Fabien Gay. - Monsieur le président, l'État est un actionnaire parmi d'autres, et vous avez travaillé avec lui jusqu'à la fin. Le Premier ministre a estimé qu'il s'agissait d'un bon rapprochement. Bruno Le Maire a plutôt dit l'inverse et les administrateurs de l'État se sont abstenus ou ont voté contre.
La loi Pacte, contre laquelle nous avons voté pour notre part, a autorisé l'État à descendre en dessous de 33 % de capital. Bruno Le Maire nous avait dit à l'époque de ne pas nous inquiéter. L'État devait, selon lui, détenir 22 % des parts mais 30 % des votes et rester actionnaire majoritaire grâce à la golden share, qui devait permettre de bloquer des décisions qui ne conviendraient pas. Pourquoi ceci n'a-t-il pas fonctionné ?
Par ailleurs, le président de Suez et ses salariés nous ont indiqué que ce rapprochement pourrait entraîner 4 000 à 5 000 pertes d'emplois sur notre territoire. Vous dites avoir étudié les choses avec Veolia et être sûr qu'il n'y aura pas de pertes d'emplois jusqu'en 2023. Qu'en est-il vraiment ?
Enfin, je pense qu'il s'agit là de la première partie du démantèlement d'Engie. Scinder l'entreprise en deux entités, New Engie et New Solutions, et faire entrer cette dernière en bourse revient à mettre en place le même procédé qu'EDF avec le projet Hercule. De quelles garanties dispose-t-on pour ne pas voir le groupe Engie être démantelé dans ce cadre ?
Mme Marta de Cidrac. - Mes questions concernent Engie, Veolia et Suez, qui constituent trois belles entreprises françaises. La première cède à la deuxième ses parts dans la troisième, ce que cette dernière ne souhaite pas !
Dans vos propos liminaires, vous avez fait part de vos regrets concernant la situation actuelle, que vous vivez, je suppose et tout comme nous, de manière inconfortable. Vous avez rappelé qu'Engie n'avait pas en réalité une nécessité urgente de céder ses parts dans Suez. La décision d'Engie est-elle aujourd'hui irrévocable, compte tenu de cet imbroglio ?
Nos territoires sont très attachés à ces trois entreprises. Vous devez également être sensible à la crise sanitaire, qui constitue aujourd'hui un sujet prégnant dans l'opinion publique. Derrière ces groupes, il y a des hommes et des femmes qui seront forcément touchés à un moment ou à un autre par les décisions prises, quelles qu'elles soient.
M. Yves Bouloux. - Monsieur le président, le tribunal judiciaire de Paris, saisi en référé par les comités sociaux et économiques du groupe Suez, a ordonné la suspension de l'opération résultant de l'offre d'acquisition par Veolia des actions de Suez détenues par Engie, ainsi que l'offre publique d'achat prévue dans la foulée. Cette suspension a été décidée tant que les comités sociaux et économiques de Suez et Suez Eau France, à l'origine de la procédure, n'auront pas été « informés et consultés sur les décisions prises ».
Si votre participation n'a pas vocation à être pérenne - on peut le comprendre - pourquoi avoir choisi de faire appel et ne pas vous être conformés à la décision du tribunal ? Pourquoi ne serait-il pas possible d'informer et de consulter les comités sociaux et économiques, comme l'a exigé le tribunal judiciaire, eu égard au droit des salariés, lesquels doivent d'ailleurs être assez inquiets ?
M. Gilbert Favreau. - Monsieur le président, trois groupes, dont Engie est sensiblement le plus important en chiffre d'affaires, sont ici concernés. Ces trois entreprises sont connues et se connaissent par ailleurs de longue date ; rappelons que la fusion de GDF-Suez résultait à l'époque d'une réponse à une offre publique d'achat hostile d'une société italienne. Ce qui me trouble, c'est le rôle de l'État ou d'un certain nombre d'actionnaires, au moment du vote de la cession des actions d'Engie à Veolia. L'État aurait fort bien pu, avec les droits de vote qu'il détient, surseoir ou faire en sorte qu'un vote positif sur la vente ne soit pas pris au moment du conseil d'administration. Il ne l'a pas fait.
Sa position est parfois surprenante, mais ce n'est pas la première fois. Vous avez récemment dit dans la presse que l'État est certes actionnaire de l'entreprise, mais qu'Engie n'est pas une entreprise publique - et je partage parfaitement votre point de vue.
Comment expliquer que l'État, alors qu'il disposait de près de 35 % des droits de vote, n'ait pas voulu prendre une position claire qui aurait permis de desserrer les délais ? Selon moi, il y a un consentement tacite de la part de l'État à la cession des actions d'Engie à Veolia.
M. Olivier Rietmann. - Monsieur le président, vous avez un parcours brillant. Vous avez repris en son temps la direction de Rhodia, qui était alors dans une situation de quasi-faillite à l'époque, et en avez fait une entreprise qui est devenue non seulement rentable, mais également un des leaders dans son domaine.
Vous avez ensuite conduit l'offre publique d'achat amicale de Solvay sur Rhodia, qui a constitué un exemple en la matière et qui a débouché sur un groupe international exceptionnel, dont vous avez pris assez rapidement la présidence.
Vous avez su redresser la situation de Rhodia et accompagner cette offre publique d'achat amicale qui s'est excellemment bien déroulée. Vous avez indiqué à Bertrand Camus et Philippe Varin qu'il faudrait s'attendre, soit à ce que vous vous retiriez de l'actionnariat de Suez, soit que vous augmentiez votre part. Pourquoi n'avez-vous pas saisi l'opportunité d'accompagner Suez plutôt que de vous retirer du jour au lendemain en le « jetant en pâture » à n'importe quel investisseur, sans avoir préparé le groupe à ce retrait du capital ?
M. Jean-Michel Houllegatte. - Monsieur le président, la vente des parts de Suez va vous donner les moyens d'agir pour accélérer votre plan stratégique. Or le groupe Engie compte de nombreuses implantations territoriales, et les territoires sont les premiers à ressentir le « vent du boulet » lorsque des projets stratégiques se mettent en oeuvre.
On a bien compris qu'Endel était par exemple dans le périmètre. Cette filiale d'Engie représente 140 implantations en France et, même si son chiffre d'affaires n'est que de 750 millions d'euros, elle compte 6 000 salariés.
J'ai bien compris qu'Engie Solutions, soit 12 000 salariés, serait aussi dans le périmètre. Quel niveau d'exigence afficherez-vous par rapport aux futurs acquéreurs ? Quel dialogue allez-vous engager avec les territoires ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - Monsieur le président, les sénateurs pourraient-ils disposer du procès-verbal du conseil d'administration du 5 octobre ?
Par ailleurs, où en est le référé déposé par les comités sociaux et économiques de Suez et Suez Eau France ? On a annoncé, dans les médias, la suspension de l'acquisition. Quel effet cela a-t-il sur la procédure ?
Enfin, j'ai entendu parler d'un signalement au parquet national financier. Qu'en est-il ?
M. Hervé Gillé, corapporteur. - La cession porte sur 3,4 milliards d'euros. L'impact est très relatif au regard de votre réserve financière de 30 milliards d'euros. Vous n'aviez donc pas forcément besoin de cette somme pour la mise en oeuvre de votre stratégie de recentrage. Votre décision s'explique-t-elle simplement par l'attractivité du prix de 18 euros par action car vous nous avez indiqué que la conjoncture était, selon vous, très favorable sur ce plan ? À l'évidence, vous n'aviez pas stratégiquement besoin de vendre cette participation, dont vous avez d'ailleurs indiqué qu'elle ne présentait qu'un caractère financier et non opérationnel.
M. Daniel Gremillet, président. - Monsieur le président, pouvez-vous nous confirmer qu'il n'y a eu aucun échange avec les dirigeants de Veolia entre les mois de mai et septembre ?
Par ailleurs, quelles sont les solutions clients dont Engie envisage la « mise à distance » - pour ne pas dire la cession ? Les solutions clients ainsi cédées n'ont-elles bien aucun lien avec le secteur de l'énergie ? Dans le cas contraire, nous serions dans une situation tout à fait paradoxale dans laquelle Engie ambitionnerait de devenir un leader de la transition énergétique tout en cédant ses activités d'efficacité énergétique réalisées au profit des entreprises ou des collectivités territoriales.
Dans le cadre de son activité législative, le Sénat est très sensible à l'enjeu de la transition énergétique. Or il est nécessaire de disposer d'une gouvernance claire et de capitaux suffisants pour promouvoir le verdissement du marché du gaz. J'insiste sur importance du biogaz et de l'hydrogène gazeux, auxquels le Sénat est très attaché, et pour lesquels il a fait adopter des dispositions non négligeables dans le cadre de la loi énergie-climat ou de la loi sur l'accélération et la simplification de l'action publique (ASAP). L'autre enjeu est celui de la souveraineté énergétique, autrement dit le maintien sous contrôle français de GrDF et de GRT Gaz car le domaine de l'énergie est un secteur stratégique. Comment appréhendez-vous ces enjeux ?
Enfin, ma dernière question porte sur la manière dont Engie fait face à l'évolution du mix énergétique européen. Electrabel, la filiale d'Engie, qui exploite la plupart des centrales nucléaires belges et représente la moitié de la production d'électricité de ce pays, y est confrontée à la sortie du nucléaire d'ici 2025. Pour s'y préparer, Electrabel installe notamment des centrales à gaz. Quel est votre point de vue sur cette situation et son impact sur l'activité du groupe ?
Mme Sylviane Noël. -Suez et Veolia représentent 60 % du marché privé de l'eau et de l'assainissement en France, la part restante se divisant entre la Saur et les entreprises de taille plus modeste.
Dans ces circonstances, vous comprendrez que les élus locaux et, à travers eux, les usagers, se montrent très inquiets face à la naissance de ce nouveau géant qui risque fort de dégrader les conditions de concurrence dans un marché déjà quasi-monopolistique.
La question du prix de service, mais aussi de la qualité du service, se pose également puisque, face à l'affaiblissement de la concurrence, la pression sur le concessionnaire sera forcément moindre.
Face à ces risques, de nombreux élus risquent de choisir finalement de reprendre la gestion de l'eau en régie, ce qui pourrait de fait conduire à un affaiblissement de votre groupe. Quelles garanties pouvez-vous aujourd'hui donner aux nombreux élus inquiets pour l'avenir ?
M. Jean-Pierre Clamadieu. - Plusieurs leçons sont à tirer de la crise sanitaire. Je suis, comme tout le monde, par moment effaré de son impact et de la vulnérabilité qu'elle fait apparaître dans nos sociétés.
Il est assez incroyable de voir que tous les échanges entre pays, en termes de personnes en tous cas, sont réduits à leur plus simple expression. Nos modes de travail se sont complètement transformés. J'étais hier dans la tour Engie : on peut y compter vingt personnes dans un lieu qui en accueille habituellement 3 000. Je pourrais ainsi multiplier les exemples.
Notre monde est vulnérable et le prochain grand risque sera le changement climatique. Je suis très heureux de voir que les gouvernements et l'Union européenne ont réagi, en appelant à rendre le monde plus résilient lors de la prochaine crise. Je suis persuadé que celle-ci sera climatique.
On est toutefois capable de réagir très vite face au danger. J'ai pris l'exemple assez triste d'une tour presque vide à La Défense. Je pourrais dire, de manière plus positive, qu'Engie a une seconde fois placé environ 40 000 personnes en télétravail en l'espace de 24 ou 48 heures. On arrive à le faire avec un impact presque nul sur notre qualité de service.
Je ne dis pas que c'est un mode de fonctionnement optimal, loin s'en faut : cela pose d'énormes difficultés mais, en revanche, on assure la sécurité d'approvisionnement et la relation avec nos 11 millions de clients français. On est donc capable, face à des situations exceptionnelles, de prendre des mesures extrêmement fortes. C'est un élément encourageant, même si je crois qu'il nous faut nous préparer à la crise climatique afin d'en atténuer les impacts, réduire le phénomène lui-même, et rendre notre monde plus résilient.
Les temporalités sont très différentes. La crise climatique va mettre quelques décennies à se cristalliser. La crise sanitaire s'est cristallisée en quelques semaines, mais il ne faut pas que cela nous donne le sentiment que l'on a le temps de s'y préparer. Je pense au contraire qu'il s'agit d'une vraie urgence. La crise climatique est irréversible, ce qui n'est pas le cas, je l'espère, de la crise sanitaire.
Priorité à la transition énergétique, on l'a dit. Beaucoup de choses nous conviennent dans le plan de relance, avec des mesures de très court terme autour de l'efficacité énergétique dans les bâtiments, jusqu'à des choses de plus long terme, comme l'introduction de l'hydrogène. Je trouve qu'il y a là un bon équilibre.
Que n'y trouve-t-on pas ? On aurait aimé voir une accélération du développement du biogaz. Vous avez rappelé que cette maison était attentive à ce type de projets. Je suis convaincu que le biogaz, à court terme, et l'hydrogène, à moyen terme, sont des éléments très importants du mix énergétique. Ils ont par ailleurs des effets importants sur l'aménagement du territoire qu'il faut être capable de faire valoir.
L'État n'a pas assez de ressources pour faire face à tous les projets de développement de biogaz qui sont en train de se développer sur le territoire. J'aurais espéré que le plan de relance contienne un volet permettant de faire face à toutes ces opportunités. Le commentaire vaut sur les énergies renouvelables, qu'il s'agisse de l'éolien ou du solaire : le plan de relance ne comporte pas non plus d'accélération dans ce secteur, mais une dynamique suffisamment forte est engagée pour que l'on n'ait pas d'inquiétude quant à ses effets et à ses retombées.
Quant à la recherche et développement, je suis un de ceux qui, au conseil d'administration d'Engie, considèrent que l'on n'en fait pas assez, probablement parce que je viens d'un métier - la chimie - dans lequel les entreprises dépensent 3 % ou 4 % de leurs chiffre d'affaires dans ce domaine. Or nos chiffres sont bien inférieurs. Le centre de recherche que vous avez évoqué, que j'ai inauguré dans le nord de Paris il y a quelques semaines, travaille autour des gaz renouvelables - biogaz, hydrogène -, mais aussi autour du développement du digital, qui s'applique dans beaucoup d'endroits et nous permet de mieux gérer nos propres installations de production ou de transport d'énergie, ainsi que l'énergie chez nos clients.
Ces travaux contribuent à faire de nous un leader dans ces problématiques de transition énergétique. Je pense qu'il nous faut probablement en faire davantage. Je suis frappé de la modestie de nos efforts dans le domaine du biogaz ou de l'hydrogène. Beaucoup de champs sont encore à investir, beaucoup de progrès à accomplir. Il nous faut être encore plus déterminés.
Pour avoir beaucoup échangé avec Catherine McGregor sur ce sujet, je pense qu'elle partage ce souci de développer plus de savoir-faire ou de technologies appartenant à Engie, alors que nous sommes souvent un ensemblier qui va chercher différentes solutions ici ou là. Dans certains cas, il faut que nous sachions développer nos propres solutions technologiques.
Chez Engie, l'État n'a pas de golden share. Dans la pratique, lorsque l'on possède 30 % du capital d'une société, on contrôle l'assemblée générale, où un peu plus de 50 % des actionnaires sont généralement représentés. Arithmétiquement, on a donc la majorité.
En revanche - et en bonne gouvernance - on ne contrôle pas le conseil d'administration. C'est d'ailleurs la situation que nous connaissions chez Suez, où nous détenions 32 % du capital et contrôlions l'assemblée générale de fait mais où, pour autant, nous avions - et avons toujours - deux administrateurs sur seize ou dix-sept.
Pour en revenir à Engie, je redis que l'État n'a pas de golden share, c'est-à-dire de droits spécifiques comme dans des sociétés liées à la défense nationale. Nous sommes soumis au code de commerce de la manière la plus simple et la plus directe.
L'État, pas plus que n'importe quel autre actionnaire, ne peut demander au conseil d'administration de retarder une décision sur un sujet ou de prendre une décision de telle ou telle nature. L'État est un actionnaire comme les autres, certes important, mais il ne peut faire la pluie et le beau temps.
Ceci étant rappelé, mon rôle en tant que président du conseil d'administration est bien sûr de trouver un alignement, ce qui est le cas sur beaucoup de sujets. Sur celui-ci, on a constaté au moment de la prise de décision qu'il existait des positions différentes qui ont conduit à ce que j'ai décrit tout à l'heure.
Pour ce qui est de l'impact sur l'emploi, nos administrateurs salariés nous demandent, dans le cadre des projets que nous avons aujourd'hui, de leur concéder les mêmes garanties que celles que Veolia est prêt à concéder à Suez dans le cadre d'un rapprochement. Cette position n'est pas surprenante.
Même si nous n'en sommes pas encore à parler de ce sujet, puisque nous sommes encore en train d'étudier la forme que pourrait prendre l'organisation de cette nouvelle société et la façon dont elle pourrait acquérir une certaine autonomie vis-à-vis d'Engie, nous serons, le moment venu, amenés à prendre des garanties comme on le fait traditionnellement.
Le démantèlement d'Engie n'est évidemment pas l'objectif. Je ne suis pas sûr que le fait de se recentrer sur les métiers qui sont au coeur des savoir-faire du groupe soit les prémices d'un démantèlement. Engie, dans sa culture, dans son ADN, est un groupe industriel, qui est à l'aise dans le développement de grands projets, la construction de grandes installations, leur exploitation dans le cadre de contrats à très long terme. Dans l'une de nos filiales, Ineos, la taille moyenne du contrat est de 10 000 euros. Il s'agit donc de petites activités.
Nous n'avons pas chez nous les savoir-faire pour gérer des activités aussi capillaires. C'est le constat que l'on fait aujourd'hui. Il n'est pas simple d'avoir des centrales nucléaires dans notre portefeuille d'activités et des gens qui réalisent des opérations de maintenance dans des immeubles, dont les facturations sont de l'ordre de quelques milliers d'euros. Ce sont des métiers très différents. Pour moi, il ne s'agit pas d'un démantèlement mais, au contraire, d'un renforcement d'Engie sur les métiers les plus importants.
La vente est-elle irrévocable ? Oui, la vente a été exécutée. C'était l'originalité de la proposition de Veolia : elle pouvait se faire très simplement. Elle n'était soumise à aucune forme d'autorisation. Sauf à imaginer une décision de justice qui casserait cette vente - mais je ne vois franchement pas sur quelle base une telle décision pourrait être prise - la vente est réalisée aujourd'hui.
La décision du tribunal judiciaire de Paris ne remet pas en question la vente mais demande de surseoir aux effets de celle-ci. Nous nous sommes demandé ce que cela signifiait. Pour Veolia, même si je ne suis pas sûr que cela leur plaise beaucoup, cela signifie qu'ils ne peuvent pas exercer les droits du propriétaire et ne peuvent pas voter en assemblée générale - mais il n'y en aura probablement pas très rapidement. Pour Engie, nous ne savons pas vraiment ce que la décision implique. Le texte nous semblant quelque peu ambigu, nous avons fait appel de cette décision pour obtenir des clarifications. Ce n'est pas Engie qui peut aller présenter le projet de Veolia devant les instances de Suez.
Vous comprenez la difficulté de l'exercice : au fond, la question qui est posée à travers cette décision est de savoir si le projet de rachat de 29,9 % et l'idée de prendre le contrôle et d'intégrer les deux sociétés forment un tout et nécessitent une consultation immédiate du comité social et économique ou si, au contraire, il s'agit de deux projets successifs ; auquel cas, le premier n'a pas vocation à donner lieu à consultation. Nous avons une décision de justice et un appel a été formé. On verra ce qu'il en est dans les prochains jours.
Vous m'avez demandé, d'une manière assez imagée, les raisons pour lesquelles on aurait « jeté en pâture » Suez. Aurions-nous pu faire les choses différemment ? A posteriori, oui, bien sûr. Cela étant, le conseil d'administration de Suez et le management ne nous ont pas beaucoup aidés dans cet exercice.
Malgré toute l'estime que j'ai pour Philippe Varin, que je connais depuis longtemps, et pour Bertrand Camus, qui est un dirigeant de grande qualité, malgré les appels à se préparer à la situation lancés depuis presque dix-huit mois, je crois qu'ils n'ont pas compris qu'elle pouvait se cristalliser et que les choses pouvaient avancer vite.
Pourquoi ne les a-t-on pas davantage accompagnés ? Je pense qu'ils souhaitaient garder leurs distances et leur indépendance et ne désiraient pas qu'on les prenne par la main.
On aurait peut-être pu faire les choses différemment, j'en conviens. Je suis de ceux qui pensent qu'il faut faire preuve d'esprit critique, y compris sur ses propres décisions. On aurait peut-être pu avoir un processus beaucoup plus formalisé le 30 juillet...
Très franchement, pour moi, à cette date, ce sujet n'était pas sur le haut de la pile. J'avais le sentiment que ce qu'on s'apprêtait à faire dans nos activités de service était plus important et plus complexe. On était directement à la manoeuvre. Je nous voyais plutôt passer notre automne à travailler sur ce sujet. J'ai été un peu surpris par l'offre de Veolia.
Il existe toutefois des règles du jeu dans le monde des affaires : quand vous voulez vendre un actif et que quelqu'un fait une offre, il faut se déterminer. Quand l'offre est bonne, il n'est pas facile pour un conseil d'administration de la refuser.
S'agissant de nos activités de services, je ne reviendrai pas sur tous les détails, mais nous avons annoncé, hors de ce projet, rechercher un acquéreur pour Endel, qui réalise des activités d'entretien en milieu nucléaire, mission très spécialisée qui emploie des personnes très qualifiées. Il exerce ses activités d'entretien industriel dans un environnement concurrentiel très fort. Nous recherchons donc un acquéreur pour cet ensemble, qui est très loin de nos métiers, y compris des métiers de services que j'évoquais tout à l'heure.
Les activités d'efficacité énergétique vont rester chez Engie. Cofely a en particulier vocation à être maintenue dans le périmètre d'Engie. Nous souhaitons conserver tout ce qui a trait aux problématiques d'optimisation des consommations d'énergie de nos clients, qu'il s'agisse d'entreprises ou de collectivités locales.
Les activités qui font l'objet de cette revue stratégique sont des activités d'installation - qui peuvent concerner les systèmes électriques dans les bâtiments -, de maintenance, de facility management - donc de gestion d'immeubles -, qui sont loin des métiers de l'énergie et pour lesquelles nous n'avons pas réussi, au fil des années, à créer des synergies suffisantes.
Nous aurons l'occasion, la semaine prochaine, lors de la présentation de nos résultats, d'en préciser un peu plus le périmètre. Le découpage, dans son principe, est très simple : tout ce qui touche à l'efficacité énergétique reste chez Engie, ce qui représente le tiers de nos activités de services, soit 7 milliards d'euros.
Ce qui ne concerne pas l'efficacité énergétique a en revanche vocation à constituer cette nouvelle société dont je disais, tout à l'heure, que les activités ressembleraient beaucoup à celle de Spie.
Pouvez-vous disposer du procès-verbal du conseil d'administration ? A priori, un procès-verbal est confidentiel. Existe-t-il des conditions dans lesquelles le Sénat pourrait nous le demander, et qui nous obligeraient à le lui donner ? Je donne ma langue au chat sur ce point. Je sais que les pouvoirs des commissions peuvent être importants, mais ce document n'est pas public. Si vous pouviez le lire, vous y verriez une succession d'expressions de très grande qualité de la part d'administrateurs qui se sont vraiment posé la question, en leur âme et conscience, de savoir ce que devait être leur position face à un tel sujet.
On a tous senti la gravité du moment et compris qu'on prenait une décision lourde de conséquences. J'ai été impressionné par la qualité de l'expression de nos collègues, qu'elle qu'ait été leur position. Ce sont des positions réfléchies.
La question ne m'a pas été posée, mais la presse s'en est fait souvent l'écho : on a parlé du fait que deux administrateurs salariés étaient sortis de la salle. Cela donnait une ambiance de pièce de boulevard, alors qu'un conseil d'administration est bien plus sérieux que cela.
La réalité est assez simple. Aujourd'hui, contrairement aux assemblées générales, la loi prévoit que, dans les conseils d'administration, l'abstention est considérée comme un vote contre. Quand quelqu'un veut réellement s'abstenir et être neutre face à une décision, il ne prend pas part au vote. Cela se produit assez régulièrement chez Engie. Quand j'ai été nommé président du conseil d'administration, un des représentants salariés n'a pas voulu s'exprimer. Il n'a pas pris part au vote. C'est une vraie position de neutralité, alors que s'il s'était abstenu, cela aurait été considéré comme un vote contre.
Étant donné l'importance des enjeux du conseil d'administration du 5 octobre, et pour éviter toute ambiguïté, j'ai effectivement demandé aux administrateurs qui ne prenaient pas part au vote de sortir de la salle, d'où les échos publiés dans la presse.
Quelles sont les procédures ouvertes aujourd'hui ? Il y a tout d'abord la procédure de référé devant le tribunal judiciaire, qui fait l'objet d'un appel, dont la première décision a été en effet de considérer que les effets de la vente étaient suspendus tant que les consultations n'avaient pas eu lieu.
En matière de droit boursier, Suez a sollicité l'Autorité des marchés financiers, qui a réuni son collège pour savoir si nous étions déjà dans une période de pré-offre ou non. Si l'on avait été en période de pré-offre, l'opération n'aurait pas été possible. Le collège s'est exprimé avec clarté, confirmant la position prise par les équipes de cette institution.
Suez a fait appel de cette décision du collège, qui sera jugée dans quelques mois. J'avoue que je me perds un peu en conjectures sur ce que seraient les conséquences d'une décision en appel qui ne soutiendrait pas la position prise par le collège.
Pour ce qui est du droit de la concurrence, Veolia a consulté la Commission européenne, ce que nous avons également fait. Selon les retours que nous avons eus, cette approche en deux étapes était conforme au droit européen. La cour compétente peut s'exprimer sur le sujet, mais nous avons le sentiment que les procédures en première instance, à l'exception de la consultation du comité social et économique, soutenaient le fait que l'approche de Veolia était acceptable.
Quant à la saisine du parquet national financier, je ne sais ce que celui-ci pourra décider. Je n'ai aucun commentaire à ajouter à ce sujet. J'avoue avoir du mal à voir l'accroche pénale sur ce sujet.
Un sénateur a indiqué, à propos des 3,4 milliards d'euros, que nous disposions de 30 milliards de ressources. Remettons les choses en perspective : les deux chiffres ne décrivent pas la même chose. Les 30 milliards d'euros représentent la trésorerie disponible. Demain, le groupe, en faisant la somme de ce qu'il a dans ses comptes en banque et des engagements qu'ont pris les banques de lui prêter de l'argent, peut mobiliser 30 milliards d'euros. Notre liquidité est très forte parce que nous sommes un grand groupe, que notre bilan solide et que les agences de notation nous ont donné des notes favorables.
Les 3,4 milliards d'euros représentent quant à eux le montant des capitaux investis dans Suez, que l'on va pouvoir investir ailleurs. Il faut le comparer à nos budgets d'investissement, de 6 milliards d'euros par an. Cette simple opération permet donc d'augmenter de 50 % nos budgets d'investissement pour une année.
Au total, on a annoncé, lorsque l'on a clarifié nos orientations stratégiques, fin juillet, que nous voulions être capables de mobiliser 8 milliards d'euros supplémentaires pour accélérer nos investissements. 3,4 milliards d'euros représentent ainsi 40 % de ce total. Cette somme est la bienvenue, mais le groupe n'est pas dans l'obligation, comme d'autres peuvent l'être dans cette période de crise, de générer du cash pour continuer son exploitation. Notre situation est très solide.
Y a-t-il eu des échanges avec les dirigeants de Veolia ? Je me suis exprimé avec une totale clarté sur le sujet. Le seul contact qui a eu lieu avec les dirigeants de Veolia depuis le début de l'année 2020 - sauf peut-être une rencontre fortuite avec Antoine Frérot qui préside l'Institut de l'entreprise, où il m'arrive d'aller de temps en temps - a été un échange deux ou trois jours après la présentation de nos résultats, fin juillet. Antoine Frérot m'a alors dit qu'il avait entendu ce que nous disions à propos de notre participation dans Suez. Il m'a précisé que cela l'intéressait, qu'il allait réfléchir et qu'il viendrait nous voir quand il aurait quelque chose de concret à nous proposer.
Il n'y a eu aucune discussion ou préparation, et j'ai été à nouveau surpris, le 30 août, lorsque la proposition a été structurée comme elle l'était. Pour l'anecdote, lorsque ce rendez-vous a été organisé, un dimanche, alors que la demande m'en avait été faite le jeudi, je me suis retourné vers le directeur financier d'Engie pour lui demander si des banques avaient mandat pour nous conseiller sur ce sujet. La réponse a été négative, et nous avons choisi nos banques le lundi suivant. Nous n'avions pas travaillé sur ce sujet.
M. Daniel Gremillet, président. - Si je comprends bien, en cet instant, Veolia, dans le cadre de l'assemblée générale, peut renverser le conseil d'administration...
M. Jean-Pierre Clamadieu. - C'est un tout petit peu compliqué. En droit des sociétés, c'est le conseil d'administration qui dirige la société, mais il existe un rendez-vous annuel, celui de l'assemblée générale, où les actionnaires retrouvent leur rôle.
Antoine Frérot l'a dit hier dans une interview au journal Le Monde. Cette possibilité existe. Ils peuvent constituer un groupe d'actionnaires qui décidera que le conseil d'administration ne défend pas leurs intérêts et qu'il est urgent d'en changer. Cela nous rappelle une autre affaire dont on parle sur la place de Paris, qui concernait l'avenir de Lagardère, où certains actionnaires exprimaient une forme de mécontentement et demandaient aux tribunaux de convoquer une assemblée générale ce qui, dans le cas de Lagardère, a été refusé.
Il est très difficile d'obtenir la convocation d'une assemblée générale extraordinaire, mais il y a au printemps un rendez-vous annuel auquel ils ne pourront échapper.
Je suis persuadé que, d'ici là, une négociation aura véritablement été engagée. Je ne l'ai pas dit mais, entre le 30 septembre et le 5 octobre, ayant obtenu un délai supplémentaire pour Veolia avant de rendre notre réponse, j'ai pris l'initiative, à la demande de Bruno Le Maire, de réunir Antoine Frérot et Philippe Varin. Nous avons eu une série d'échanges assez intenses pendant trois ou quatre jours. J'ai eu le sentiment qu'il existait une véritable dynamique de négociation et qu'on aurait pu aboutir à un accord dans cette période.
Cela ne s'est pas concrétisé pour diverses raisons. Les conseils d'administration - celui de Suez en particulier - n'étaient peut-être pas prêts à entériner une forme d'accord, voire de dialogue, mais il y a eu un vrai débat autour du fait de savoir ce que l'on pouvait faire. Mon regret est de ne pas avoir pu amener cet échange à une conclusion différente.
Vous m'avez interrogé sur nos « solutions clients ». La partie qui a vocation à s'éloigner ne contient pas nos activités d'efficacité énergétique.
Quant au verdissement du gaz, c'est pour nous une priorité. Nos infrastructures gazières ont pendant un certain temps eu vocation à transporter du gaz naturel. C'est essentiel pour l'équilibre énergétique du pays et pour faire face aux pics de demande.
On ne le dit peut-être pas suffisamment mais l'originalité du gaz réside dans le fait qu'il se stocke très facilement et se déstocke très rapidement, ce qui n'est pas le cas de l'électricité.
Par ailleurs, toute l'infrastructure existe : on dispose des stockages souterrains qui, pour certains, représentent en capacité de déstockage l'équivalent de plusieurs tranches nucléaires. Il n'y a là aucun investissement à opérer : s'il fallait remplacer cette infrastructure gazière par des centrales fonctionnant uniquement à la pointe, les montants à investir seraient extrêmement conséquents.
Nous sommes toutefois bien conscients qu'il faut « verdir » ce gaz, à court terme, avec le biogaz - et nous sommes reconnaissants au Sénat des efforts qu'il fait sur ce plan. Nous nous heurtons quelquefois à une vraie difficulté pour expliquer les choses. Il existe un tropisme électrique très fort dans notre pays qui fait ignorer le potentiel du gaz.
À une échéance un peu plus lointaine, l'hydrogène a aussi vocation à entrer dans nos systèmes énergétiques. Certains de nos stockages souterrains se prêtent bien au stockage de l'hydrogène. Certains de nos réseaux peuvent être transformés pour le transport de l'hydrogène.
Par ailleurs, la situation est effectivement complexe en Belgique. Nous opérons sur deux centrales nucléaires, une dans le nord du pays, l'autre dans le sud, soit sept tranches au total. La loi belge dit depuis longtemps que ces tranches doivent s'arrêter en 2025.
Cela étant, deux d'entre elles pourraient être prolongées. Beaucoup de débats ont eu lieu sur l'éventuelle prolongation de ces centrales. Cela fait deux ans et demi que ce pays n'a plus de Gouvernement qui puisse disposer d'une majorité parlementaire. J'explique à tous ceux qui veulent bien m'entendre qu'il est urgent de savoir si l'on veut ou non prolonger ces deux tranches.
Il existe un Gouvernement de plein exercice en Belgique depuis un mois maintenant. Il semble qu'il ait répondu clairement à cette question en disant qu'il ne souhaitait pas prolonger ces centrales, ce qui nous conduit à un certain nombre d'actions concrètes.
Malheureusement, le Gouvernement belge a ajouté qu'il prendrait peut-être une position différente d'ici la fin 2021 s'il s'aperçoit qu'il a du mal à faire face aux problématiques de production d'énergie électrique dans le pays.
Nous avons indiqué au Premier ministre et à ses collègues qu'il sera trop tard pour prolonger la vie de ces centrales. Nous devons prendre une position dans les prochains mois. Préparer l'arrêt d'une centrale nucléaire est une opération très lourde et très complexe, et on ne peut imaginer qu'on nous dise au dernier moment de continuer à produire.
L'enjeu pour la Belgique - et nous sommes également partenaires sur cet aspect des choses - ce sont les capacités alternatives, probablement en gaz.
Le Gouvernement, il y a près de deux ans, avait mis en place un dispositif d'incitation à la création de capacités de production d'électricité à partir de gaz naturel, ce qu'on appelle des mécanismes de capacité. Ce projet n'a pas obtenu l'autorisation des instances européennes et a pris beaucoup de retard.
Le nouveau Gouvernement belge reprend les choses en main. Une sorte de course contre la montre est engagée. Nous produisons aujourd'hui la moitié de l'électricité consommée en Belgique à travers, soit nos centrales nucléaires, soit d'autres installations, et nous souhaitons conserver cette part de marché. Nous serons donc déterminés à répondre aux appels d'offres dès qu'ils seront lancés.
Pour ce qui est du marché de l'eau, je ne me sens pas le plus capable de vous apporter une réponse sur ce que doit être son organisation en France. Le droit de la concurrence fait que Veolia et Suez ne pourront pas consolider leurs activités en France dans le domaine de l'eau, d'où l'autre idée originale de Veolia de venir avec un fonds d'investissement prêt à reprendre l'activité de Suez dans ce domaine.
J'ai le sentiment que cela se traduit de fait par le maintien d'une concurrence. On va passer de trois acteurs, deux stratégiques, un financier, à une situation dans laquelle il y aurait un acteur stratégique et deux acteurs financiers.
Les quelques échanges que j'ai avec ceux qui connaissent bien le marché de l'eau en France me donnent à penser qu'une tendance forte réside dans la « remunicipalisation » de l'eau. Je n'ai pas d'avis sur le sujet, mais cela signifie que l'eau, en France, n'était pas pour Suez un segment de développement prioritaire.
Comme pour beaucoup de créations de champions d'origine française, les règles de la concurrence européenne, que vous semblez d'ailleurs soutenir dans votre question, conduisent à trouver en France un autre mode d'organisation du marché de l'eau par rapport à l'international.
Enfin, le chiffre de 4 000 suppressions d'emplois évoqué par ceux qui étaient hier à cette tribune me paraît manifestement très exagéré. Veolia dit aujourd'hui qu'il garantit l'emploi jusqu'en 2023. Ces métiers de services ne se prêtent pas à des réductions massives d'effectifs. Je crois d'ailleurs que ni les uns ni les autres n'en ont la volonté.
Je trouve quelque peu dommage d'avoir inquiété le corps social de Suez de cette manière. J'ai vu des collaborateurs de Suez réellement inquiets venir manifester au pied de la tour Engie. Je reçois aussi beaucoup de courriels ou de messages via les réseaux sociaux sur ce thème.
Il faut être attentif, quand on a la responsabilité d'une entreprise et que l'on en assume la direction, à ne pas créer d'inquiétudes excessives pour peut-être servir d'autres objectifs. Il est très naturel de vouloir défendre l'indépendance d'une société, même si, à un certain moment, il faut accepter le dialogue avec ceux qui portent d'autres projets. C'est la règle du jeu dans notre économie de marché. Attention cependant à ne pas instrumentaliser le corps social d'une entreprise en agitant des menaces qui provoquent de réelles inquiétudes dans les équipes.
Quel que soit le projet qui prévaudra, qu'il favorise l'indépendance à long terme de Suez ou la création d'un champion comme le propose Veolia, je pense que l'essentiel des collaborateurs et des équipes de Suez y auront un rôle à jouer. Je m'en réjouis au titre des liens historiques d'Engie avec ces activités.
M. Daniel Gremillet, président. -Au nom de la commission des affaires économiques, je vous remercie.
Mme Marta de Cidrac, présidente. - Je vous remercie également de votre participation à cet exercice sur ce sujet de premier ordre.
Nous serons vigilants afin que ce dossier prenne une bonne tournure pour nos territoires.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 heures 30.