- Mercredi 28 octobre 2020
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord portant reconnaissance réciproque et échange des permis de conduire entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de l'État du Qatar et de l'accord portant reconnaissance réciproque et échange des permis de conduire entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République populaire de Chine - Examen du rapport et du texte de la commission
- Projet de loi de finances pour 2021 - Audition du général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de terre
- Projet de loi de finances pour 2021 - Audition de l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine
- Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de l'Inde relatif à la prévention de la consommation illicite et à la réduction du trafic illicite de stupéfiants, de substances psychotropes et de précurseurs chimiques, et des délits connexes - Examen du rapport et du texte de la commission
- Négociations en vue d'un nouveau partenariat Union européenne-Royaume-Uni - Audition de M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes
Mercredi 28 octobre 2020
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord portant reconnaissance réciproque et échange des permis de conduire entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de l'État du Qatar et de l'accord portant reconnaissance réciproque et échange des permis de conduire entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République populaire de Chine - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Olivier Cadic, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, nous examinons ce matin le projet de loi autorisant l'approbation de deux accords portant reconnaissance réciproque et échange des permis de conduire, conclus avec le Qatar d'une part, et la Chine d'autre part.
Le dispositif français de reconnaissance et d'échange des permis de conduire repose actuellement, pour l'essentiel, sur de simples arrangements administratifs, voire sur le seul principe de réciprocité - c'est-à-dire sans que les modalités ne soient formalisées par écrit. Cette pratique concerne aujourd'hui 113 États ou territoires n'appartenant pas à l'Espace économique européen.
En novembre 2016, le Conseil d'État a relevé l'insuffisance juridique des pratiques réciproques et des arrangements administratifs existants. Sur la base de cette décision, le gouvernement a engagé une révision de notre dispositif d'échange de permis de conduire afin de conclure des accords intergouvernementaux en bonne et due forme, et ce uniquement avec des États satisfaisant à des critères de sécurité routière, de formation, de sécurisation des titres et de conditions de délivrance des permis de conduire comparables à ceux de la France. À ce jour, nous n'avons conclu qu'un seul accord bilatéral dans ce domaine, en 1964, avec la principauté de Monaco.
L'objectif est donc de consolider juridiquement le dispositif, mais également de renforcer la sécurité routière sur notre territoire. La priorité est donnée aux États intéressant la France au regard, notamment, des difficultés rencontrées par nos ressortissants sur place ; c'est le cas du Qatar et de la Chine. Ce projet de loi va directement bénéficier à quelque 4 700 Français établis au Qatar, et à plus de 15 000 Français établis en Chine, en facilitant leur mobilité.
L'entrée en vigueur de ces accords va mettre fin aux conditions asymétriques de reconnaissance des permis de conduire entre nos trois pays. En effet, en France, tous les permis de conduire étrangers sont reconnus durant une période d'un an à compter de l'établissement sur notre territoire de la résidence normale de leurs titulaires, sous réserve qu'ils soient accompagnés d'un permis de conduire international ou d'une traduction en français.
En revanche, au Qatar, le permis français seul permet la conduite durant 7 jours à compter de l'entrée sur le territoire. Pour conduire à l'issue de ce délai, et dans la limite de 6 mois, les usagers doivent solliciter la délivrance d'un permis temporaire auprès des autorités locales, sur présentation notamment du permis français et d'un permis de conduire international.
Lors de ma visite au Qatar en février dernier, initiée par la conseillère consulaire Rosiane Houngbo Monteverde, notre consul général Jean-Jacques Maizaud m'a demandé de faire de l'entrée en vigueur de cet accord mon action prioritaire pour ce pays ; c'est dire l'importance du sujet pour nos compatriotes vivant au Qatar.
En Chine, la situation est beaucoup plus contraignante puisque ni le permis français, ni le permis international ne sont reconnus ; il est donc nécessaire d'obtenir un permis de conduire chinois pour conduire dans le pays. Un permis de conduire temporaire peut néanmoins être délivré pour une durée de 3 mois à compter de l'entrée sur le territoire chinois, sur présentation d'un permis français et de sa traduction. Des pratiques de réciprocité existent pourtant entre la France et Macao, Hong Kong ainsi que Taïwan, qui permettent à nos ressortissants d'échanger leur permis sur place. Je veux saluer ici l'action opiniâtre de nos services diplomatiques qui ont oeuvré à ce résultat, après une dizaine d'années de négociations.
Les deux accords soumis à notre approbation mettront fin aux pratiques disparates entre nos pays et permettront d'étendre la durée de reconnaissance des permis français dans ces deux États.
En outre, comme je l'indiquais précédemment, ces nouveaux accords sécuriseront juridiquement le dispositif français et amélioreront la sécurité routière et la lutte contre la fraude documentaire. En effet, le ministère de l'intérieur procède à évaluation qualitative sur la base d'un dossier technique constitué par notre représentation sur place ; seuls les États ayant des critères comparables à ceux de la France pourront conclure un accord bilatéral.
Dans le cadre de l'examen de ce projet de loi, j'ai souhaité rencontrer les ambassadeurs du Qatar et de Chine pour m'assurer qu'aucun frein - notamment administratif - n'empêchera la bonne exécution de ces accords. J'ai reçu cette assurance de Son Excellence Sheikh Ali bin Jassim Al-Thani, ambassadeur du Qatar en France, lors d'une entrevue au Sénat. En revanche, l'ambassadeur de Chine en France, M. Lu Shaye, n'a pas daigné répondre favorablement à mes demandes répétées d'audition. J'aurais pourtant souhaité m'entretenir avec lui sur les difficultés de mobilité rencontrées par nos compatriotes établis en Chine, l'interroger sur les différences de pratiques entre nos deux pays, et surtout, l'alerter sur la nécessité de suivre la bonne exécution des dispositions de l'accord.
La Chine subordonne d'ailleurs l'échange de permis de conduire français à la détention d'un permis au nouveau format. Nos postes diplomatiques sur place, ainsi que les services du ministère de l'intérieur en France, devront impérativement veiller à ce que le changement de permis de conduire soit possible depuis l'étranger, dans des délais raisonnables.
Pour conclure, ces nouveaux accords répondent aux intérêts de nos compatriotes installés dans des pays qui, aujourd'hui, ne reconnaissent pas le permis de conduire français. Voilà un parfait exemple du rôle que peut jouer le Sénat dans l'amélioration de leurs conditions de vie hors de nos frontières.
En dépit des interrogations qui demeurent s'agissant de l'accord franco-chinois, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier. Les parties qatarienne et chinoise ont déjà notifié l'achèvement de leurs procédures nationales nécessaires à l'entrée en vigueur des accords, qui bénéficieront également à leurs ressortissants établis sur notre sol.
Certains d'entre vous pourraient s'interroger, à raison, quant à l'opportunité de conclure un accord avec la Chine, dirigée par le parti communiste chinois, dont certains agissements heurtent les démocrates. Mais vous aurez aussi compris que je suis animé par la seule défense des intérêts des Français établis en Chine.
L'examen en séance publique est prévu le mercredi 4 novembre prochain, selon la procédure simplifiée, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, ont souscrit.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Nous ne pouvons que nous réjouir de ces accords. Nos compatriotes établis au Qatar et en Chine sont actifs et ont besoin de se déplacer facilement dans ces pays.
Avez-vous une réelle inquiétude quant à la mise en oeuvre des dispositions de l'accord franco-chinois ? Le cas échéant, et compte tenu du principe de réciprocité, les Chinois vivant sur notre territoire seraient eux aussi victimes de sa non-application.
M. Olivier Cadic, rapporteur. - Comme je l'indiquais, la situation actuelle est asymétrique et bien plus défavorable aux Français. J'aurais souhaité poser la question à l'ambassadeur de Chine et avoir des garanties. Je pense néanmoins que les Français vivant en Chine nous alerteront en cas de difficulté.
M. Richard Yung. - L'accord concerne-t-il Hong Kong ?
M. Olivier Cadic, rapporteur. - Hong Kong n'est pas concerné par l'accord, non plus que Macao et Taïwan. Des pratiques de réciprocité existent actuellement avec ces territoires.
M. Pierre Laurent. - Le groupe communiste républicain citoyen et écologiste votera en faveur de l'adoption de ce projet de loi. Je salue la constance d'Olivier Cadic qui parvient à critiquer la Chine même lorsque nous discutons d'échange de permis de conduire !
Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.
Projet de loi de finances pour 2021 - Audition du général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de terre
M. Christian Cambon, président. -. Mon général, nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette nouvelle audition budgétaire, après avoir entendu votre Vision stratégique en juillet. Vous y annonciez le retour à des conflits « de haute intensité », prophétie que ne fait pas mentir l'actualité. Ils nécessitent une armée de terre durcie, apte à relever les défis du futur.
Le projet de budget vous en donne-t-il les moyens ? Le recrutement a-t-il été affecté par le Covid ? Qu'en est-il de la formation ? Vous réfléchissez à la mise en place d'une école technique pour les sous-officiers. Des projets similaires concernant les militaires du rang vous animent-ils ? L'entraînement des militaires est-il suffisant dans la perspective de combats plus intenses ? Au plan capacitaire, le Griffon, véhicule blindé multirôle, a commencé à être livré en juillet 2019. Tient-il ses promesses ? La crise sanitaire a occasionné des retards. Bien que la DGA nous ait affirmé qu'il serait rattrapé au premier semestre 2021, entraîne-t-il des conséquences opérationnelles ? Enfin, où en est le projet franco-allemand de système de combat terrestre du futur, le MGCS ?
Cette audition n'est pas captée. Vous pouvez ainsi vous exprimer avec toute la liberté nécessaire à ce genre d'exposé.
Général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de terre - Mesdames et Messieurs les Sénateurs, c'est toujours un honneur et un plaisir d'être invité par votre commission. Je note l'élection de nouveaux membres, que je salue.
Dans ce propos liminaire, je vous propose de vous exposer une idée assez simple, qui répondra à une partie de vos interrogations. Il n'y a pas d'armée qui tienne son rang, en particulier en opération, sans entraînement de haut niveau. Nous devons y consacrer des ressources.
L'armée de terre se porte bien. Elle gère la période Covid sans difficulté majeure pour l'instant. Nous n'observons pas de rupture dans les activités opérationnelles. Un niveau d'entraînement satisfaisant a pu être maintenu, bien qu'il n'ait pas été aussi élevé qu'il aurait pu l'être sans cette période exceptionnelle. Les facteurs de contamination ont pu être maîtrisés en interne, mais aussi vis-à-vis de l'extérieur. Je l'explique par une chaîne de commandement efficace, et une bonne compréhension par tous de ce qu'impose la singularité militaire, socle sur lequel nous devons nous articuler.
La situation actuelle exige bien évidemment de redoubler de vigilance, ce que nous faisons en nous adaptant aux évolutions et à l'intensité de la crise. Nous sommes également dans une forte dynamique de réparation et de modernisation. Celle-ci n'est possible que grâce à la loi de programmation militaire que vous avez votée. Je vous en remercie. Nos régiments en voient les résultats et les effets chaque jour, et ceci de manière très concrète. Cet effort doit se poursuivre.
Si nous observons de nombreux signaux positifs, nous devons absolument éviter de tomber dans le piège de l'autosatisfaction. Lors de ma dernière audition, je vous présentais ma Vision stratégique de l'armée de terre. J'y dressais le constat d'un monde dans lequel les rapports de force deviennent le mode de règlement des différends entre États. Nous sortons peu à peu d'un cycle de guerres limitées, dites asymétriques, pour entrer dans un monde qui pourrait assister au retour d'affrontements plus durs entre puissances. Après la période d'opérations de maintien de la paix en ex-Yougoslavie, nous avons brutalement et douloureusement redécouvert la guerre asymétrique en Afghanistan et au Mali.
Aujourd'hui, l'organisation de l'armée de terre est essentiellement pensée pour employer ses unités dans des missions très variées, avec un niveau d'engagement maîtrisé. Voici quelques images vidéo pour l'illustrer. Ici, vous voyez un engagement au Mali. Là, l'évacuation d'un blessé par des moyens aériens, ce que nous pouvons assurer sans difficulté majeure. Enfin, vous voyez ici des personnes capturées et qui vont être interrogées. L'action cinétique (létale) s'accompagne d'actions civiles et militaires, de contacts avec la population, en appui des actions de développement scolaire ou de santé. S'y ajoute la montée en puissance de nos partenaires. Nous essayons de les entraîner avec les moyens dont ils pourraient disposer, comme c'est ici le cas à Gao. Une bonne opération doit être lancée rapidement, mais doit également pouvoir s'arrêter rapidement C'est ce que nous avons fait au Liban où les moyens ont été désengagés début septembre. Voyez ici l'opération de réassurance Lynx dans le cadre de l'OTAN, au profit des pays baltes. Nous pouvons y conduire, alternativement avec les Allemands et les Britanniques, un entraînement en vue d'une opération de haute intensité. Je citerai également l'opération Sentinelle. La sécurité des Français doit être assurée là où ils sont menacés, y compris sur le territoire national. L'opération Résilience illustre quant à elle la capacité d'adaptation des soldats et unités de l'armée de terre dans un domaine où nous ne les attendions pas. Nos soldats se sont engagés dans une mission pour laquelle ils n'étaient pas vraiment préparés. Ils l'ont pourtant fait avec beaucoup de coeur et une grande capacité d'adaptation. J'évoquerais enfin l'opération d'aide à la population dans les départements du Gard et des Alpes-Maritimes, où il était essentiel de réagir très rapidement, mais en bonne coordination avec les unités de sécurité civile.
Ce rythme opérationnel est très exigeant. Il apporte une expérience indéniable, véritable force pour l'armée de terre. Aucun de nos équivalents européens n'est engagé à ce niveau. Soyons toutefois lucides. Nous agissons sur un segment réduit de la conflictualité. Ces opérations n'en sont pas moins compliquées. Elles nécessitent un vrai savoir-faire de la part de nos soldats, qui obtiennent d'excellents résultats.
Nous entrons probablement dans un nouveau cycle. Nous voyons se développer de nouveaux conflits, avec des menaces de plus en plus fortes, dans tous les milieux : menace aérienne, de tirs d'artillerie, brouillage, cyberattaques ou guerre informationnelle de grande ampleur. Aujourd'hui, je ne me demande jamais si je pourrais évacuer un blessé par le ciel. La supériorité nous y est acquise. La météo peut éventuellement contraindre nos opérations, mais aucun ennemi ne peut m'empêcher d'utiliser la troisième dimension. Nous pouvons également communiquer sans crainte d'être écoutés ou brouillés. Nous jouons sur la stabilité des PC pour conduire les opérations. Face à des compétiteurs plus puissants, nous devons nous préparer à l'inconfort opérationnel. Nous devons réapprendre à déployer des dispositifs terrestres plus conséquents avec des ressources humaines et matérielles plus importantes que ce que nous connaissons actuellement. Ce constat est partagé. Le risque est identifié. C'est d'ailleurs la mission qu'a confiée l'exécutif aux armées, avec le Livre blanc de 2013 et la Revue stratégique de 2017. Je la décline au travers de la Vision stratégique diffusée en mai dernier.
Pour faire face à l'augmentation du niveau de menace que nous observons, nous devons disposer d'une armée de terre permettant à la France d'imposer sa volonté. Pour ce faire, nous devons être le plus dissuasif possible. À ce titre, nous devons d'abord poursuivre notre modernisation en profondeur, tant dans notre capacité que dans notre doctrine, pour surclasser nos adversaires. Nous devons ensuite changer d'échelle dans le volume et le niveau des unités que nous engageons, ainsi que dans les menaces à prendre en compte et dans l'entraînement que nous devons conduire. Ce changement d'échelle mobilisera mes efforts dans les mois et années à venir.
Une armée de terre dissuasive est avant tout une armée de terre moderne et bien équipée. Dans le cadre du programme Scorpion, 92 véhicules Griffon ont été livrés en 2019. 128 livraisons sont prévues en 2020 et 119 en 2021, pour une cible finale s'élevant à 1 872 Griffon en 2033. La modernisation est lancée, mais ne fait que commencer. À ce jour, quatre régiments ont réceptionné une vingtaine de véhicules chacun. Ils s'approprient techniquement et tactiquement ce moyen. A terme, un régiment Griffon sera armé de quatre compagnies de combat, chacune disposant de vingt véhicules. Nous en avions reçu 143 au 30 septembre. La DGA, Nexter, Thales et Arquus font leur maximum pour assurer que la cible sera atteinte. Tout retard se paie en capacité opérationnelle pour l'armée de terre. L'objectif de projection d'un GTIA Scorpion sur un théâtre en opération n'est pas remis en cause. Comprenez bien qu'après avoir projeté une unité, il faut être capable de la relever et donc de s'inscrire dans la durée. Je dois y être très vigilant. Mais Scorpion repose avant tout sur l'infovalorisation à partir du logiciel SICS. Le poste radio Contact permettra ainsi d'augmenter considérablement les échanges de données et de fluidifier les combats.
Toutefois, la modernisation ne se limite donc pas uniquement aux gros objets et aux grands programmes. La performance et la protection du soldat dépendent de ses équipements. Les livraisons de gilets pare-balles se poursuivront en 2021. Ils sont attribués individuellement, c'est-à-dire que chaque soldat l'ajuste à sa taille, l'équipe à sa guise et s'entraîne tous les jours avec, ce qui n'était pas le cas avant où les gilets étaient perçus uniquement pour partir en opération. S'y ajoutent par exemple les livraisons de jumelles de vision nocturne O-NYX, donnant un avantage très net pour conduire des opérations dans les conditions de nuit les plus défavorables. Le segment drone poursuit lui aussi sa montée en puissance. Une trentaine de Systèmes de mini drones (SMDR) devrait être livrée en 2021. Ce système remplacera le DRAC, qui ne peut plus fonctionner sur le terrain. Nous passerons ainsi d'une portée de 10 à 30 kilomètres et d'une autonomie d'une heure à deux heures trente.
La modernisation est également liée à notre capacité à faire de la prospective. Nous ne devons pas prendre de retard dans la mise en place de robots et de systèmes automatisés. J'ai demandé la constitution d'une entité ayant pour mission de réfléchir, d'observer, de définir, d'expérimenter et ensuite de développer leur emploi dans les unités de l'armée de terre.
Abordons à présent l'entraînement. Il faut consacrer beaucoup de temps à l'acquisition et à la maîtrise des savoir-faire de son métier. L'entraînement répété inlassablement permet d'exécuter de manière réflexe les gestes permettant de remplir une mission, mais aussi de rester en vie, sous le feu de l'ennemi, ou lorsque le soldat souffre du froid ou de la fatigue. Cet entraînement permet à nos hommes d'avoir confiance en eux, en leurs capacités, en leurs pairs, en leurs chefs et en leurs subordonnés. C'est également une question de qualité au travers du réalisme de nos mises en situation. Un équilibre entre simulation et terrain est indispensable. La rusticité ne s'apprend en effet que dans les conditions réelles.
La quantité et la qualité de l'entraînement demandent des ressources. Pour la première fois pour l'armée de terre, la LPM a chiffré un volume et des normes d'entraînement.
Cet entraînement permet de passer de l'individuel au collectif, qui commence au niveau du groupe de combat et se termine au niveau de la division. Travailler avec des unités de pays différents nécessite également de beaucoup s'entraîner. Les différentes fonctions opérationnelles doivent être combinées ensemble, aux plus bas échelons. Et le vainqueur sera celui qui manoeuvrera ses fonctions opérationnelles plus vite et mieux que l'adversaire. Si l'armée de terre doit changer d'échelle en étant capable de déployer plus de forces pour être plus dissuasive, elle doit s'entraîner différemment et davantage.
Nous avons deux objectifs à atteindre : les exercices de grande ampleur doivent permettre de disposer d'unités entraînées, capables de s'engager face à un ennemi qui menacerait nos intérêts, et quel que soit le niveau du rapport de force qu'il choisirait. Ils doivent aussi nous permettre d'afficher une posture à même de dissuader nos compétiteurs avant qu'ils ne deviennent nos ennemis dans un conflit. Cette nouvelle dimension doit être prise en compte. L'effet dissuasif doit d'ailleurs être démultiplié par une communication stratégique efficace. Plus nous dissuaderons et plus nous réduirons le risque d'engagements armés.
Vous l'avez compris, changer l'échelle de nos entraînements est le défi posé aujourd'hui à l'armée de terre. C'est l'objectif qu'a fixé la LPM, et qui est décliné dans la Vision stratégique.
Les conditions nécessaires pour réussir notre changement d'échelle dans l'entraînement sont les suivantes :
- recruter, former, équiper, entraîner et fidéliser des jeunes Français prêts à s'engager pour leur pays, c'est-à-dire prêts à être engagés en opération. Sans soldats, nous ne livrerons pas bataille. Je salue d'ailleurs chaque jour cette jeunesse française, consciente de son devoir et de ses responsabilités et qui choisit de nous rejoindre ;
- disposer de munitions de gros calibre et de nouvelle génération, dont nous manquons encore pour conduire un entraînement de haute intensité ;
- disposer d'infrastructures de préparation opérationnelle adaptées et performantes en modernisant nos camps nationaux, en particulier pour mieux prendre en compte la menace cyber. Cette modernisation est en cours avec le déploiement du système de simulation Cerbère ;
- garantir du potentiel d'entraînement à nos engins. Il est impossible de s'entraîner au bon niveau si les matériels majeurs ne sont pas opérationnels, c'est-à-dire disponibles et avec suffisamment de potentiel. C'est le rôle du maintien en condition opérationnelle (MCO), préalable à l'entraînement. Ensuite, la trajectoire croissante des ressources de l'armée de terre en LPM avait notamment pour objectif de rehausser le niveau de préparation opérationnelle. C'est pour cette raison que des normes ont été fixées, prévoyant par exemple que les équipages Leclerc réalisent au minimum 115 heures d'entraînement sur leurs chars en fin de LPM. Ce niveau n'est pas encore atteint. Entre 55 et 60 % des normes sont à ce jour atteintes, pour un objectif de 93 % à horizon 2025. Pour 2021, il ne sera pas possible de dépasser en métropole un seuil de 140 heures dans le domaine de l'aéromobilité.
Dans le cadre de l'actualisation, mon effort principal sera tourné vers la modernisation de nos capacités et la progression de nos entraînements, sans déséquilibre.
Je citerais pour conclure la loi de programmation militaire : « L'atteinte d'un modèle d'armée à la hauteur de nos ambitions et soutenable dans la durée est un enjeu majeur de la loi de programmation militaire qui repose sur la consolidation de l'activité (et donc de l'entraînement), gage d'efficacité de nos forces en opération. » Il n'y a pas d'armée qui tienne son rang en opération sans un entraînement de haut niveau.
Vous l'avez compris, j'ai pour responsabilité d'utiliser au mieux les moyens qui me sont donnés pour que l'armée de terre soit capable de remplir les missions que le CEMA lui fixe. Notre capacité à faire face aux menaces actuelles et futures doit être à la hauteur des investissements financiers consentis par les Français.
M. Cédric Perrin. - Laissez-moi vous féliciter pour la très belle démonstration des capacités de l'armée de terre à Satory le 8 octobre dernier.
Le programme Scorpion prévoit la rénovation de 200 chars Leclerc, dont l'âge moyen s'élève aujourd'hui à 17 ans. Ils devront tenir jusque l'entrée en service du programme franco-allemand MGCS à l'horizon 2035, voire un peu plus tard. Aurons-nous les moyens de rénover les turbomachines et viseurs qui deviennent obsolètes ? Atteindrons-nous la cible des 125 Leclerc rénovés en 2025 ? Les crédits programmés semblent largement insuffisants. Avez-vous une idée des montants supplémentaires nécessaires pour ce MCO ?
Vous avez été rassurant concernant les munitions. Disposons-nous toutefois de stocks suffisants ? En cas de crise géopolitique majeure, sommes-nous certains de pouvoir nous approvisionner en toutes circonstances, alors que nous n'avons plus de filière de production française ?
Enfin, les programmes de drones de l'armée de terre rencontrent des difficultés. Un Patroller s'est écrasé fin 2019 lors d'un vol de réception industriel. Quelles sont les conséquences de cet accident sur le déroulement du programme ? Le programme de mini-drones de reconnaissance connaît lui aussi des retards. Trois systèmes ont été livrés cette année à l'armée de terre. Quand seront-ils déployables en opération ? L'industriel pourra-t-il tenir ses engagements de livraison ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Pouvez-vous apporter des précisions sur les munitions de nouvelle génération ? Cette LPM est à hauteur d'hommes et de femmes, et met l'accent sur le quotidien des soldats. Nous avons l'impression que les gros projets et équipements sont prioritaires et que les petites dépenses d'équipements, pourtant essentiels au quotidien de nos forces, sont parfois la variable d'ajustement. Vous rappeliez les livraisons de treillis, gilets pare-balles et jumelles de vision nocturne. Les Échos ont d'ailleurs publié ce matin un article inquiétant, le Groupe Thousand Oaks ayant déclaré avoir reçu un accord de principe pour acquérir le leader français de l'optronique, pour un prix de 425 millions d'euros, soit 15 % inférieur à ce qui était prévu au départ. Cette réduction aurait été accordée par le vendeur en raison des conditions imposées par les pouvoirs publics tricolores. Nous ne pouvons que regretter qu'il passe sous pavillon américain. Je rejoins donc la question de Monsieur Perrin, sur l'éventualité de fabriquer des munitions en France. Nous devrions plutôt questionner le DGA sur ce sujet. Aujourd'hui, avez-vous une volonté d'accélération de l'acquisition de ces petits équipements, qui sont pour beaucoup fabriqués par des PME ? Ce serait également l'occasion de soutenir ces acteurs touchés de plein fouet par la crise économique.
Ensuite, le système d'information de combat scorpion (SICS), au coeur du programme Scorpion, ne semble pas totalement mature si l'on en croit les informations publiées récemment. L'industriel rencontrerait des difficultés. En attendant, les Griffon livrés fonctionnent sur un système conçu dans les années 1990. Quelles sont les conséquences de ce retard ? Pouvez-vous nous communiquer quelques précisions sur ce sujet ?
M. Olivier Cigolotti. - De nombreux équipements sont prévus au titre de la LPM, dans le cadre du programme Scorpion. Il s'agit majoritairement des Griffon et Jaguar. Dans le même temps, nous avons le sentiment que la préparation opérationnelle passe au second plan. La norme OTAN représente à la fois une référence en termes de savoir-faire pour vos personnels, pour les engagements auxquels vous devrez faire face, mais également une exigence pour l'intégration de nos forces dans les actions de coalition. Ce standard sera-t-il atteint en 2021, ou devrons-nous attendre 2022 ou 2023 ?
Ensuite, le dispositif Sentinelle mobilisait plus de 10 000 hommes lors de sa mise en oeuvre. Il a été largement rénové en fonction de la situation et de la menace sur notre territoire. Il permet désormais à la fois de déployer des forces sur le territoire, mais également de disposer de personnels en alerte, mobilisables entre 12 et 72 heures. D'autres évolutions sont-elles prévues ?
Mme Michelle Gréaume. - Étant rapporteure de la mission 178, je souhaite connaître votre diagnostic sur la disponibilité technico-opérationnelle des équipements de l'armée de terre. Le niveau d'usure et de disponibilité des matériels est alarmant. La disponibilité des hélicoptères de manoeuvre n'est que de 57 % du contrat opérationnel. Celle des véhicules de l'avant blindés n'est que de 71 %, et celle de chars légers AMX -10 de 70 %. Quelles mesures permettront de résoudre cette situation en 2021 ? Comment passerons-nous de 15 à 40 % des activités industrielles de maintenance réalisées par les industriels d'ici 2025 ? Quelle sera la proportion déjà atteinte en 2021 ? Quels sont les moyens mis aux services de toutes ces transformations ? Qui les pilote ?
M. Joël Guerriau. - Quelles sont les conséquences de la Covid-19 sur le plan opérationnel, mais également dans le cadre des recrutements de l'armée de terre ?
De plus, vous avez évoqué les structures modulaires balistiques. Sont-elles bien produites en France ? Pourraient-elles encore provenir de mon département, qui produisait auparavant des gilets pare-balles ? C'est un impact extrêmement important pour nos régions.
M. Richard Yung. - Mon général, je vous remercie de votre présentation très encourageante et dynamique. Nous sommes engagés dans l'opération Barkhane depuis plusieurs années. La perspective n'est pas à un désengagement rapide. Malheureusement, il me semble que le processus de formation et de développement des armées des pays concernés, tels que le Mali, le Niger, le Tchad, est très lent. Nous les imaginons mal se substituer à l'armée française. Ma vision peut sembler pessimiste, mais je connais ces pays. La corruption y est généralisée. Les équipements et l'argent que nous leur donnons n'arrivent jamais sur le terrain. Quel est votre jugement sur le développement de ces armées nationales africaines ? Pensez-vous que notre engagement va perdurer longtemps ?
M. Christian Cambon, président. - Il faut mettre cette question en regard avec les informations récentes qui viennent d'être publiées, sur lesquelles interviennent des discussions entre la junte militaire et des groupements djihadistes. J'ai rencontré hier Soumaïla Cissé, chef de l'opposition, ayant été pris en otage six mois. Il reste un certain nombre de doutes sur la conduite des opérations, ce qui remettrait en question la présence de nos 5 100 soldats. Nous acceptons que la réconciliation nationale intervienne au Mali, mais refusons qu'elle ait lieu sur le compte de nos hommes prenant chaque jour un risque important pour notre sécurité.
Mme Vivette Lopez. - Général, étant sénatrice du Gard, je tenais à remercier l'ensemble de vos hommes pour l'aide efficace apportée lors du récent épisode cévenol.
La première vague de la crise sanitaire a mis en lumière notre grande fragilité d'approvisionnement en matériel de santé, que nous ne produisons plus ni en France, ni en Europe en raison des coûts de production trop importants. Notre dépendance vis-à-vis de pays comme la Chine a ainsi été mise en évidence. Qu'en est-il dans le domaine militaire ? Vous avez récemment évoqué le sujet de l'approvisionnement en munitions. Quelles sont nos fragilités ? Comment y remédier ? Disposons-nous de stocks suffisants pour faire face à d'éventuelles pénuries ou blocages de nos voies d'approvisionnement ?
M. Philippe Folliot. - Mon général, vous devez être un chef d'état-major heureux, mais aussi modeste et atypique. Heureux, par rapport à la présentation que vous nous avez dressée. Modeste, car vous avez très peu insisté sur le fait que nous sommes les seuls à maîtriser de manière globale la troisième dimension, et je fais ici référence à la onzième brigade parachutiste. Vous avez parlé de la notion d'entraînement. Pour maintenir ces savoir-faire, il faut pouvoir s'entraîner, et donc sauter. J'interrogeais récemment le chef d'état-major de l'armée de l'air et de l'espace concernant les éléments de capacité pour participer à ces efforts d'entraînement. En tant qu'utilisateur, comment le ressentez-vous ? Cela vous paraît-il suffisant pour maintenir cette capacité d'entrée en théâtre assez exceptionnelle ? De la même manière, des savoir-faire tels que le largage en haute altitude, que nous sommes peu dans le monde à savoir maîtriser, méritent également un entraînement et un maintien des capacités. Pouvez-vous m'en dire davantage ? Combien de sauts devraient à votre sens être effectués chaque année par les parachutistes pour être dans une situation optimale ?
M. Olivier Cadic. - Je précise que l'article des Échos comporte beaucoup d'erreurs et d'invraisemblances. Il existe une solution française, qui sera peut-être enfin étudiée sérieusement. Nous devons prendre de tels articles avec beaucoup de pincettes. Nicolas Dufourcq, de la BPI, ne fait pas la politique des États-Unis.
Je m'associe aux différents remerciements pour votre action. Je souhaite évoquer cette guerre « low-cost » et ses effets pour nos équipements. Nous voyons aujourd'hui des jumelles de vision nocturne O-nyx en vente sur Amazon pour 155 euros. Ces équipements peuvent vraisemblablement être utilisés par les personnes auxquelles nous faisons face. De plus, pensez-vous que nous disposons aujourd'hui d'un système qui nous permettrait de mettre en échec les drones kamikazes actuellement utilisés au-dessus du Haut Karabakh ?
Enfin, quand pensez-vous que le système Cerbère sera opérationnel ?
M. Hugues Saury. - L'une des priorités affichées par le ministère des armées porte sur le soutien des soldats et de leurs familles. L'effort budgétaire prévu à cet effet dans la LPM représentait 0,5 milliard d'euros entre 2018 et 2025. Le projet de loi de finances est conforme à cette trajectoire. Pouvez-vous décliner les mesures prévues ? Si l'aide à la reconversion apparaît en effet prioritaire pour accompagner les militaires, quelles mesures concrètes seront adoptées par le ministère pour soutenir les familles l'an prochain ?
Mme Gisèle Jourda. - J'avais commis un rapport sur la garde nationale il y a quelques années, au nom de la commission et avec Jean-Marie Bockel. Pouvez-vous nous donner un éclairage sur le poids des réservistes au sein de l'armée de terre ? Nous avions prévu à l'époque un accroissement du système de recrutement des réservistes, adossé bien sûr à nos armées, toutes disciplines confondues.
M. Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de terre - J'évoquerai dans un premier temps le sujet du Leclerc, pièce maîtresse de notre segment de décision. Les premiers chars Leclerc ont été livrés à l'armée de terre en 1993 et devraient être remplacés à compter de 2035-2040 avec le MGCS. Le sujet de la rénovation du Leclerc est donc totalement intégré et financé dans le programme Scorpion. En effet, les nouveaux engins, qu'il s'agisse des Griffon ou des Jaguar, seront les premiers à être équipés du poste radio Contact ce qui leur permettra d'intégrer pleinement la bulle d'infovalorisation. Cet impératif d'intégration avec Contact est également un des objectifs de la rénovation Leclerc.
Mais au-delà de l'intégration du char Leclerc dans la bulle Scorpion, nous devons aujourd'hui prendre en compte les conséquences de décisions prises dans le passé. Les choix qui se sont imposés à cette époque ont été pris compte tenu de la situation technique constatée sur le parc Leclerc et surtout compte tenu du contexte financier. Ces décisions passées risquent aujourd'hui de nous coûter assez cher, à hauteur de quelques centaines de millions d'euros. En effet, à titre d'exemple, il a été estimé il y a une dizaine d'années que le stock de turbomachines disponibles nous permettrait de tenir jusqu'en 2040. Malheureusement, avec une durée de vie qui s'est révélée bien inférieure à nos prévisions, cette obsolescence lourde que l'on pensait maîtriser doit aujourd'hui être traitée. Bien évidemment, nous ne pouvons imaginer un trou capacitaire d'une vingtaine d'années. Dans des cas comme celui-ci, nous devons trouver des solutions, ce qui passe forcément par des dépenses supplémentaires.
La conduite des programmes doit donc être réfléchie dans ce sens, en prenant en compte la durée de vie d'un équipement qui équivaut à une quarantaine d'années. Plusieurs choix s'offrent à nous comme proposer d'emblée une rénovation à mi-vie. Nous devons maintenant obtenir les financements pour traiter les obsolescences du Leclerc.
Concernant les munitions, sachez que les stocks pour les opérations relèvent de la responsabilité de l'état-major des armées, et qu'ils sont pris en compte. Dans tous les cas, la question des stocks est un sujet important. Comme tous les pays, la France a rencontré des difficultés d'approvisionnement en matériels sanitaires durant la crise COVID. Seule la loi de l'offre et de la demande nous a véritablement gênés. Cela n'a pas duré très longtemps. Soyons certains que si nous venions un jour à rencontrer des difficultés en raison d'un stock de munitions insuffisant, nos compétiteurs qui pourraient devenir nos ennemis feraient tout pour que nous ne puissions pas nous réapprovisionner. Le terme de « stock » est aujourd'hui presque un gros mot. Cela représente des munitions immobilisées et de l'argent hypothéqué en amont. C'est toutefois une forme d'assurance. Dans mon métier, je dois essayer d'anticiper les risques et les menaces pour éviter d'être surpris. J'estime donc que nous devons approfondir la question des stocks de munitions, mais également celle des pièces de rechange.
Considérer que toute la production doit être française constituerait peut-être la solution idéale. Est-ce que cela correspond au fonctionnement actuel du monde et des systèmes économiques, ou à notre vision d'une défense collective ? Je pense que nous devons trouver un équilibre entre l'achat de munitions en Extrême ou Moyen-Orient, et celui de munitions en Europe. Ce problème doit être bien étudié et notamment avec nos alliés.
Le segment drone est effectivement une capacité importante. Nous devons veiller à ne pas prendre de retard. Le Patroller succède au SDTI. Un crash s'est produit alors qu'il était testé par l'industriel, avant qu'il ne soit livré à l'armée de terre en décembre 2019. Une commission d'enquête doit rendre ses résultats début 2021. Le retard sur le Patroller a deux conséquences. Le SDTI n'étant plus dans la période où nous pouvons l'utiliser de manière sécurisée, il ne vole plus. Nous assistons donc à une rupture capacitaire. S'y ajoute un réel problème de gestion des hommes et des femmes servant ce système d'armes. Ils aiment leur métier et ont besoin d'être maintenus en qualification. Un vrai dialogue a toutefois été établi avec l'industriel pour mettre en place des moyens de simulation permettant de ne pas trop perdre la main. Toutefois, cela ne remplacera jamais le véritable matériel. À mes yeux, il est capital que nous disposions au plus vite d'un Patroller, mais celui-ci doit impérativement être sûr. Je refuse que les soldats travaillent sur un système qui ne soit pas fiable. Ne nous précipitons donc pas sans prendre en compte l'ensemble de ces paramètres.
Le SMDR, le système de mini-drones de reconnaissance, accuse également du retard, que nous sommes en train de combler. Les trois premiers ont été mis en place pour évaluation à la Section technique de l'armée de Terre, la STAT. Nous travaillons actuellement sur leur mise en oeuvre opérationnelle, avant de les projeter l'année prochaine sur un théâtre d'opération.
Madame la sénatrice, vous avez évoqué les munitions de nouvelle génération. Elles sont généralement onéreuses, nous sommes limités dans leur utilisation. Nous devons développer la simulation qui permet de répéter les séquences de tir et donc de s'accoutumer. Une gestion raisonnable est également essentielle. Les munitions peuvent être tirées plus facilement lorsqu'elles approchent de leur date de péremption. Une bonne gestion des stocks permet une utilisation à l'entraînement avant qu'elles ne soient démantelées ou qu'elles ne soient hors d'usage.
Les petits équipements sont capitaux dans l'armée de terre. Ils contribuent directement à l'efficacité du soldat engagé en opération. Ils ne doivent pas être considérés comme une variable d'ajustement. Ces programmes ont certes une moindre visibilité, mais leur impact est très fort. Un effort important a donc été réalisé pour accélérer le plan d'équipement. Prenons le gilet pare-balle : le fait que chacun dispose du sien en permanence ou que les soldats ne le perçoivent que pour partir en mission fait une grande différence. Lorsqu'un nouvel équipement est disponible, tous les soldats aimeraient en disposer dès le premier jour. C'est normal. Ils n'ont pas le recul des plus anciens qui ont vu la silhouette et l'équipement du soldat français évoluer fortement ces quinze dernières années. Tout l'équipement dont dispose ou disposera, à terme, un soldat lui permet aujourd'hui de remplir sa mission dans d'excellentes conditions. Vous n'empêcherez pas un soldat de préférer une paire de lunettes balistiques à une autre. Ils aiment acheter leur propre matériel, c'est humain. Cela ne signifie pas que celle qui est distribuée n'est pas de bonne qualité.
Le marché de fusils tireurs d'élite SCAR a été notifié fin 2019. Il sera normalement distribué fin 2020 ou en début d'année prochaine. Il en va de même pour le Glock, nouveau pistolet automatique.
Vous évoquiez le SICS. Un article paru à ce sujet présentait de nombreuses erreurs et imprécisions. Il est nécessaire de différencier SICS - le logiciel - de Contact, le poste radio. Aujourd'hui, le logiciel est déployé mais il travaille avec le poste PR4G, qui date des années 1990. Le poste Contact sera plus performant que celui-ci et mieux adapté à SICS. Aujourd'hui, nous pouvons transmettre des données ou de la phonie, mais pas simultanément, ou en tout cas pas dans toutes les conditions. Nous avons dû faire un choix. Nous aurions pu attendre et ne livrer les Griffon qu'une fois complets, avec tout leur environnement. Nous avons décidé de livrer les véhicules au plus tôt, permettant aux soldats d'appréhender une bonne partie du combat infovalorisé. L'article est inutilement alarmiste et singulièrement inexact.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Je voulais simplement savoir si le retard pris par l'industriel posait problème.
M. Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de terre - Il n'y a pas de retard concernant Contact. SICS est en cours de développement. Je démens toute instabilité structurelle de ce logiciel. Son fonctionnement sur le poste PR4G permet aux régiments de s'approprier l'outil techniquement et tactiquement, ce qui rendra possible la projection d'un GTIA en 2021 sur un théâtre d'opérations.
M. le sénateur, vous évoquiez la montée en puissance des armées africaines. Elle montre que l'entraînement ne se fait pas en une semaine. Les normes que nous nous appliquons et le temps que nous y consacrons sont indispensables.
Nos normes d'entraînement OTAN sont indispensables. Elles constituent trop souvent une variable d'ajustement. Le risque consisterait à me focaliser uniquement sur la modernisation des équipements, sans me préoccuper en parallèle d'élever notre niveau d'entraînement. Je dois absolument conserver une cohérence. En matière de modernisation, nous fixons une cible. L'entraînement est en revanche constitutif de nombreux éléments. Je dois faire en sorte que nos soldats soient recrutés et disponibles. C'est mon combat. Je dois être rigoureux et intransigeant quant à la nécessité de disposer des ressources financières pour conduire l'entraînement, montants ridicules au regard de ceux des grands programmes. Nous devons consacrer les moyens nécessaires à la conduite de cet entraînement.
Vous l'avez souligné, l'opération Sentinelle a bien évolué. Elle mobilisait 10 000 hommes au départ. Ses modes d'action ont changé. Les volumes se sont adaptés. Nous devons rester vigilants à la bonne adéquation entre le niveau de menace et les moyens qui sont déployés.
Mme Gréaume, vous mentionniez la détérioration de la disponibilité technique opérationnelle (DTO). La disponibilité des véhicules de l'avant blindés s'élève à 71 %, ce qui est en réalité plutôt correct. D'autres chiffres m'inquiètent davantage. Le MCO représente l'un des éléments constitutifs de l'entraînement. Il doit être soutenable dans la durée, en livrant des matériels au juste besoin technologique. Lors de l'achat de matériels, il est indispensable de mettre en place un système de maintien en condition opérationnelle soutenable, en coordination étroite entre la DGA, l'industriel et l'armée de terre. Certains matériels sont aujourd'hui difficilement soutenables en l'état. Nous devons travailler sur le sujet.
M. Guerriau, en termes de déplacements sur le territoire national, le Covid a entraîné de fortes conséquences liées à des réactions de crainte parmi la population et certains élus. Pour éviter toute prise de risques, certaines unités n'ont pas pu s'entraîner dans les camps initialement prévus. Pour autant, les opérations se sont poursuivies avec des soldats préparés. Nous avons adapté la formation et l'entraînement, en limitant les déplacements. Nous avons veillé à réaliser, en les adaptant, certains grands exercices très structurants comme celui consacré aux jeunes lieutenants arrivés en régiment cet été. Pour nos jeunes officiers, il était en effet primordial de maintenir certains entraînements avec des troupes de manoeuvres. Jusqu'à présent, nous avons plutôt bien géré la situation. Nos unités intègrent le virus comme une contrainte opérationnelle et s'y adaptent.
Les centres d'information et de recrutement ont dû être fermés, ce qui n'a pas impacté le recrutement des officiers et sous-officiers. Le recrutement des militaires du rang a été plus compliqué. Il représente normalement environ 12 000 hommes par an, soit 1 000 par mois. Le système de formation est dimensionné dans ce sens. Un déficit durant deux mois ne peut donc pas être simplement compensé par une augmentation massive les mois suivants. Les recruteurs se sont néanmoins lourdement investis. J'estime que nous pourrions terminer l'année avec un déficit d'environ 300 hommes. Les deux assemblées ont d'ailleurs pris des mesures fortes pour prolonger la durée en service ou permettre à des sous-officiers ou militaires du rang de se réengager pour compenser cette carence, ce dont je les remercie.
Concernant les gilets pare-balles, le fournisseur est la société norvégienne NFM, qui fabrique essentiellement en Pologne mais sous-traite une partie de sa production à des entreprises françaises. Je ne sais pas si une partie d'entre eux est encore produite dans votre département. Sachez que l'armée de terre passe des contrats avec de nombreuses PME qui pourraient être éligibles au plan de relance sur l'ensemble du territoire national. Nous continuons de proposer des options et d'explorer ces pistes.
M. Yung, j'ai partiellement répondu à votre question. Les armées africaines, à qui je tire mon chapeau, combattent dans des conditions très dures et subissent des pertes importantes. Nous consacrons directement des efforts importants, sur zone ou avec nos processus de partenariats militaires opérationnels afin de les appuyer depuis le Sénégal ou le Gabon. Elles se battent plutôt bien et courageusement. Nous ne leur demandons pas l'impossible, mais c'est très compliqué.
Mme Lopez, j'ai répondu à votre question.
M. Folliot, je ne vous dirais pas que le niveau d'entraînement dans le domaine des opérations aéroportées est suffisant, vous connaissez bien la situation. Aujourd'hui, le nombre de sauts est insuffisant. Nous ne sommes toutefois pas encore dans la zone rouge. Lorsque nous détenons une expertise, une sorte d'inertie nous permet de maintenir la capacité. Cette situation ne peut néanmoins pas durer trop longtemps. Aujourd'hui, nous payons le trou que nous n'avons pas réussi à combler entre la fin du C160 Transall et l'arrivée de l'A400M pour remplir ces missions. La capacité à entraîner nos troupes aéroportées est insuffisante. Nous devons impérativement inverser cette tendance. Je m'interroge donc sur les nombreuses difficultés rencontrées pour trouver une solution à prix compétitif. Par exemple, nous n'arrivons toujours pas à passer un contrat pour disposer d'un avion permettant de faire sauter nos parachutistes. Ce sujet ne concerne pas que l'armée de terre mais illustre la raison pour laquelle j'estime que notre système est devenu aujourd'hui trop compliqué. J'ai tout de même bon espoir que nous arriverons à débloquer cette situation.
Un nombre de sauts doit être atteint, mais il ne permet pas tout. Nous pouvons parfaitement faire sauter les parachutistes six ou sept fois par an. Si ces sauts sont tous réalisés de jour, non équipés, sur une zone de saut reconnue et sans procédures imprévues, ces entraînements ne permettront pas d'acquérir l'expertise et la maîtrise nécessaires.
Concernant le domaine SOTGH, le saut à ouverture à très grande hauteur, un système de contractualisation est déjà en place. Les volumes sont moins importants. Je suis donc moins inquiet dans ce domaine.
M. le sénateur Cadic, je suis sûr qu'il n'y a pas d'O-NYX en vente sur Amazon. On trouve en effet des intensificateurs de lumière sur le marché. Ils ne permettent toutefois pas de combattre quel que soit le niveau de nuit. Il s'agit de jumelles de vision nocturne permettant de voir grâce à l'éclairage public d'une ville voisine. Pour autant, vous avez raison : nous assistons à une dissémination de ce type de matériel, réduisant tout de même notre supériorité technologique.
Soyons conscients de la vitesse d'évolution dans le domaine des drones. Il ne faut jamais chercher une solution permettant de répondre à tout. Nous devons en revanche rester agiles et compétents et bien observer ce qu'il se passe.
M. le sénateur Saury, vous évoquiez le plan famille sur la reconversion. Il est très important et bien pris en compte. Là aussi, il ne peut répondre à toutes les situations. Pour autant, ce sujet constituait déjà une grande préoccupation des armées. La pression impulsée par la ministre des Armées dans ce domaine a permis de faire avancer de nombreux sujets, en particulier dans le domaine de la reconversion. Depuis l'année dernière, les conjoints et conjointes de militaires peuvent être raccrochés au dispositif de reconversion de Défense Mobilité. Il n'est toutefois pas possible d'inventer des emplois. Les départements et territoires que vous représentez doivent pouvoir proposer des places aux conjoints de militaires, en acceptant le fait que ces derniers seront peut-être mutés deux ou trois ans plus tard.
Enfin, Mme la sénatrice Jourda, nous avions fixé une cible de réservistes opérationnels de 24 000 hommes. Nous l'avons atteinte en fin d'année dernière. Jusqu'à présent, nous gérions la réserve de manière quantitative. Nous devons désormais le faire de façon qualitative. Nos réservistes sont une ressource précieuse. Comme nos militaires d'active, nous devons veiller à les fidéliser. Le projet numéro 2 de la Vision stratégique les concerne. Il comporte deux volets : le fonctionnement de la réserve tel qu'il est aujourd'hui et qui doit être simplifié, et l'apport de la réserve dans le cadre des nouveaux engagements auxquels doit se préparer l'armée de terre. Devons-nous continuer à l'employer comme nous le faisons aujourd'hui ? Doit-elle être davantage impliquée et passer de la sécurisation à la protection du territoire national ? Devons-nous considérer que des réservistes peuvent être engagés dans des opérations de haute intensité ? Vous comprenez bien que cette dernière solution nécessiterait d'autres moyens. C'est pour cette raison que j'ai demandé une étude. J'intégrerai probablement ce projet dans les travaux de la prochaine LPM, en fonction des réponses aux études que j'obtiendrai.
M. Christian Cambon, président. -Merci mon général. Ces explications nous permettent de porter une meilleure appréciation sur les documents budgétaires qui nous sont apportés. Nous suivrons bien évidemment tout au long de l'année 2021 les efforts que nous soutenons. Que cette rencontre me permette d'assurer nos forces armées terrestres du soutien actif de cette commission. Nous souhaitions leur en porter témoignage le 26 novembre en allant visiter nos troupes de montagne à Valloire. Cela me semble compromis dans le contexte qui se prépare.
Projet de loi de finances pour 2021 - Audition de l'amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine
M. Christian Cambon, président. - Amiral, soyez le bienvenu. Nous sommes heureux de vous recevoir pour la première fois, depuis votre prise de fonction en septembre.
La marine, comme l'ensemble de nos forces armées, est confrontée à un environnement de plus en plus tendu : d'une part, la menace asymétrique persiste ; d'autre part, le risque de confrontation entre puissances dans le milieu maritime est réel. La marine doit, par conséquent, se préparer à l'hypothèse d'un retour du combat naval traditionnel.
Dans l'immédiat, pour reprendre des éléments d'actualité, les tensions avec la Turquie en Méditerranée orientale nous préoccupent tout particulièrement. Peuvent-elles conduire à un conflit ouvert ? Quelle est votre analyse de la situation en Méditerranée ?
Dans ce contexte, la marine reste confrontée à des enjeux majeurs de recrutement et de fidélisation. L'épidémie de Covid impose des contraintes supplémentaires à une gestion des ressources humaines déjà sous forte tension.
Les défis sont également capacitaires. Au cours des derniers mois, la mise à l'arrêt provisoire du porte-avions Charles-de-Gaulle et l'incendie du SNA La Perle ont montré les limites de formats de flotte très resserrés. Nous veillerons à ce que la modernisation de nos équipements se poursuive, dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM).
La ministre a récemment annoncé que « La Perle » serait réparée.
Le SNA Suffren doit entrer en service l'an prochain. Il vient de lancer avec succès le missile de croisière naval (MDCN), nous offrant ainsi un outil supplémentaire dans l'éventail des réponses possibles aux crises.
Enfin, un média a rapporté que le Président de la République aurait fait le choix de la propulsion nucléaire pour le porte-avions de nouvelle génération. Cette décision sera-t-elle bientôt officielle ? Des clarifications sont nécessaires pour avancer plus vite sur ce projet moteur pour la base industrielle et technologique de défense (BITD), frappée de plein fouet par la crise.
Alors que le salon Euronaval, uniquement digital cette année, vient de s'achever, nous demeurons attentifs à la préservation d'un tissu industriel qui est au coeur de notre autonomie stratégique et des préoccupations du Sénat, représentant des territoires. L'enjeu est de pouvoir préserver nos entreprises, qu'elles soient importantes, petites ou moyennes, ainsi que notre autonomie stratégique.
Amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine.- Merci Monsieur le Président. C'est un honneur de venir m'exprimer devant vous pour la première fois. Je me réjouis de vous parler de la marine. Je vais me présenter succinctement pour ceux qui ne me connaissent pas.
J'ai 53 ans et je suis entré dans la marine en 1987. Ma première partie de carrière est celle d'un pilote de chasse sur porte-avions. J'ai embarqué sur le « Clemenceau », le « Foch » et le « Charles-de-Gaulle ». A ce titre, j'ai participé à l'ensemble des opérations de ces porte-avions dans les années 1990, principalement en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Afghanistan puis à celles dans le Golfe en tant que chef des opérations. J'ai ensuite servi à l'état-major des armées, d'une part dans la conduite des programmes « Rafale » et « hélicoptères » et d'autre part en tant que chef des opérations en Afrique où j'ai notamment pris la tête de la cellule de crise de l'opération Serval en 2013. J'ai commandé deux fois à la mer : le « Surcouf », lorsqu'il a conduit la mission de libération des otages du Ponant et le « Charles-de-Gaulle » à l'occasion de sa première participation à l'opération Chammal, après l'attentat de Charlie Hebdo. Enfin, j'ai occupé le poste de chef du cabinet militaire de la ministre des armées Madame Florence Parly au cours des deux dernières années.
Je souhaite tout d'abord rendre hommage à mes deux prédécesseurs, l'amiral Rogel et l'amiral Prazuck. Ils ont permis à la marine de rester complète et cohérente malgré de fortes réductions de format, préjudiciables pour une armée technique dont les métiers sont complexes, la formation demande du temps et les matériels exigent un entretien particulier.
La marine française n'a pas perdu son âme et a su préserver deux fondamentaux essentiels : sa dissuasion nucléaire et son groupe aéronaval. Elle a su rester une armée de combat et développer des savoir-faire de pointe, particulièrement en lutte sous la mer, dans les forces spéciales et la guerre des mines. Je vais vous commenter ce court film qui présente une synthèse des activités et des opérations majeures conduites par la marine depuis la dernière audition budgétaire.
La première opération que vous voyez, peu connue, a été réalisée par l'Astrolabe, un navire affrété conjointement par les TAAF et l'institut Paul-Emile Victor et mis en oeuvre par la marine. Chaque année, il réalise des rotations logistiques au profit des bases Dumont d'Urville et Concordia.
Ensuite, une mission Grand Nord menée par la frégate « Bretagne », accompagnée d'un Atlantique 2 et d'un NH90 dans l'objectif d'accroître l'interopérabilité avec les marines nordiques et d'y mener des missions opérationnelles de lutte sous la mer.
Je vous présente aussi une mission dans le Golfe d'Oman conduite par la frégate légère furtive « Courbet » du 7 novembre 2019 au 12 mars 2020, au cours de laquelle elle a eu l'opportunité de réaliser une importante saisie de drogue : huit tonnes de cannabis. Cette zone reste très active en matière de trafics.
En Méditerranée orientale, le groupe aéronaval (GAN) a été déployé du 21 janvier au 12 avril 2020, permettant de réaliser 1 500 sorties aériennes, notamment au profit de l'opération Chammal, puis un transit en Méditerranée et des opérations en Atlantique. Ce déploiement a permis une forte coopération avec les marines des États-Unis, des Pays-Bas, de l'Allemagne, de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce.
La mission Agénor a été initiée le 1er février 2020 afin de surveiller la situation dans le Golfe arabo-persique, de façon indépendante. Cette mission est un succès. Elle compte déjà 300 jours de mer, marqués par la participation des Pays-Bas et du Danemark qui en assume actuellement le commandement. Sa prolongation sera débattue en début d'année prochaine.
Durant la crise du Covid en France, l'opération Résilience a notamment permis le désengorgement de l'hôpital d'Ajaccio grâce au PHA « Tonnerre ». Le « Dixmude » a participé à une mission de logistique aux Antilles. Enfin, le « Mistral » a assuré des rotations entre La Réunion et Mayotte afin d'acheminer 1 200 tonnes de matériel médical.
En Méditerranée, la frégate Jean-Bart a pris part à la mission Irini du 3 au 27 mai, sur fond de trafic d'armes lié au conflit libyen.
Un des principaux sujets capacitaires cette année, ce sont les essais à la mer du «Suffren », dont la première tôle avait été découpée en 2007. Sa première plongée a eu lieu le 5 juin 2020, au terme d'une campagne d'essais qui a mis en lumière une nouvelle capacité majeure pour nos armées: le MDCN (Missile De Croisière Naval). D'autres essais sont à venir, concernant les capacités de largage de forces spéciales en immersion. Toujours dans le cadre de l'accueil de ce nouveau sous-marin, les infrastructures à Toulon ont été modifiées et testées à l'occasion d'un premier entretien de sous-marin de classe « Rubis ». Cette nouvelle installation satisfait à tous les standards post-Fukushima d'installations nucléaires, à savoir la résistance aux séismes et aux vagues submersives, la sûreté électrique et la protection défense.
L'opération Sea Guardian en Méditerranée a été lancée en 2016 par l'OTAN. La France y a participé dernièrement et la Frégate « Courbet » a intercepté le cargo « Cirkin » dans les conditions de tension en mer que vous savez.
Sur le plan des capacités nouvelles, l'Atlantique 2 est rénové au standard 6 et a réalisé avec succès un tir de missile Exocet. La marine disposera à terme de 18 appareils rénovés dont le dernier sera livré en 2024. Cette rénovation permettra notamment de lutter plus efficacement contre les tentatives de pénétration de sous-marins étrangers dans nos approches maritimes.
Le 12 juin, nous avons réalisé et réussi le tir d'acceptation du missile M51 par le « Téméraire ». Toute la phase de préparation du tir, que soit avec des industriels comme ArianeGroup ou la Direction générale de l'armement (DGA) a d'ailleurs été réalisée en pleine crise sanitaire.
A la suite de l'explosion dans le port de Beyrouth le 4 août, le PHA « Tonnerre » a appareillé avec un très faible préavis et est arrivé le 14 août dans la capitale libanaise. Il a fourni aux autorités libanaises un appui logistique extrêmement important en vue de sécuriser les fonds du port et restaurer le réseau de communication, permettant ainsi de reprendre un fonctionnement plus rapide du port de Beyrouth qui assure notamment les approvisionnements alimentaires du Liban.
En Guyane, le PAG « La Confiance » a conduit du 31 août au 11 septembre une importante mission de police des pêches dans un contexte de tensions élevées avec les pêcheurs illicites.
Enfin, d'un point de vue environnemental, le colmatage des fissures de coque du pétrolier Tanio, qui avait coulé le 7 mars 1980 au large du Finistère, a été assuré par la marine grâce à son expertise dans la mise en oeuvre d'un drone sous-marin.
Ce bref tour d'horizon des récentes activités et opérations de la Marine illustre la présence de celle-ci sur l'ensemble de la planète dans un spectre d'actions particulièrement vaste allant de la dissuasion à l'action de l'État en mer. Actuellement, 2 575 marins sont en mer, 25 bâtiments de surface naviguent et 25 avions ou hélicoptères sont en situation d'alerte opérationnelle ou déployés. Une marine de combat est un organisme vivant qui s'entretient en permanence. Les armes nouvelles engendrent des défenses nouvelles. Ce mouvement est perpétuel et s'inscrit dans le temps long. Pour la marine, le temps capacitaire est deux à trois fois supérieur au temps politique : quinze années sont nécessaires à la construction d'un « Barracuda », soit trois quinquennats. Je vais donc évoquer, d'une part, l'espace de manoeuvre de la marine et, d'autre part, ses évolutions qui nous obligent.
La mer est un espace économique qui suscite les convoitises. Elle subit le changement climatique et détient un rôle de premier plan dans le nouveau cycle géopolitique que nous traversons, alors qu'elle n'était plus considérée par certains que comme une zone de transit pour le commerce mondial lors de la pause stratégique post-Guerre froide. La mer constitue aussi une réserve de ressources naturelles, aussi bien halieutiques qu'énergétiques, pour laquelle la compétition s'accroit. La rivalité pour l'exploitation du gaz en Méditerranée ou la présence de flottilles de pêches autour de nos zones économiques illustrent cette compétition.
La multiplication des usages et la territorialisation créent des conflits entre les usagers, à l'instar des tensions entre pêcheurs et des promoteurs de parc éolien au large de nos côtes. La mer reste un lieu de trafics, notamment de drogues, d'armes et d'êtres humains. Les traversées de migrants sont nombreuses, particulièrement en Méditerranée, à Mayotte, en mer du Nord. En mer, on est peut être aussi victime de piraterie et de brigandage, comme on l'observe régulièrement dans le Golfe de Guinée.
La montée des eaux due au changement climatique entraînera dans dix ans la disparition de certaines îles du Pacifique et le remodelage de plusieurs côtes, susceptibles de provoquer des déplacements importants de populations. L'ouverture du passage du Nord-Est dans le Grand Nord pourrait réduire d'un quart le temps de trajet entre la Chine et Rotterdam et susciter ainsi des convoitises qui affecteront l'environnement arctique. Le réchauffement provoque également des phénomènes météorologiques extrêmes qui se sont manifestés dans le Var récemment ou aux Antilles lors du passage de l'ouragan Irma en 2017. Je souligne, à cette occasion, la qualité des précieux rapports de votre commission pour illustrer ces bouleversements maritimes.
Le retour de l'usage stratégique de la mer constitue, en revanche, un changement radical. Il marque la face visible du nouveau cycle géopolitique actuel. La mer est redevenue une zone de friction, de démonstration de puissance, souvent désinhibée. Demain, elle pourrait être une zone d'affrontements. Le rapport récent des sénateurs Cigolotti et Roger sur le porte-avions de nouvelle génération l'explique très bien. Nos adversaires ne s'interrogent pas, eux, sur l'utilité de la dissuasion ou du porte-avions. La Chine admettra cette année au service actif son deuxième porte-avions et devrait annoncer sous peu le lancement du troisième.
Comment se manifeste ce tournant stratégique ? La Chine est à l'origine du grand virage après avoir considéré pendant quatre siècles que le commerce et l'ouverture sur le monde représentaient un danger. En 2015, le Livre blanc pour la défense de la Chine annonce le grand retour du maritime. Ce dernier est d'abord économique au moyen des routes de la soie qui vont jusqu'en Europe, leurs points d'atterrissage étant au Pirée en Grèce ou à Venise en Italie. Le grand retour est aussi militaire, la Chine s'armant en mer à cadence de combat. Tous les quatre ans, la Chine met à l'eau l'équivalent de la marine française. Elle possède une dissuasion océanique et développe une version « navalisée » de son chasseur de nouvelle génération ainsi que des armes dans l'ensemble des secteurs du combat naval.
Quant à la Russie, elle opère également un grand retour avec une nouvelle génération de sous-marins nucléaires d'attaque très performants, le développement du missile hypersonique Zirkon et la diffusion des missiles de croisière de la famille Kalibr. Elle procède à des démonstrations de force très régulières, notamment en Méditerranée orientale et à des investissements lourds sur la base militaire de Tartous en Syrie et dans des bases arctiques à partir desquelles des navires russes peuvent se déployer.
Plus proche de nous, la marine turque compte douze sous-marins diesel de construction allemande de très bon niveau, discrets, dont le rayon d'action est relativement faible mais suffisant pour protéger efficacement les intérêts turcs dans la région. C'est aussi une marine de surface efficace, avec une trentaine de bâtiments dont douze frégates de premier rang - le format de la France est de quinze frégates - et une trentaine de patrouilleurs lance-missiles.
Les États-Unis ne sont pas en reste avec l'ambition de disposer de 500plateformes en 2040.
Pourquoi remilitariser la mer ? Cette dernière semble reprendre son rôle de démultiplicateur de puissance, d'où l'importance de la notion de cycle géopolitique. La mer permet d'être au contact et de faire pression partout dans le monde en l'absence de frontières physiques. Rencontrer un sous-marin d'un de nos compétiteurs au large de Brest s'est déjà produit et se reproduira. La mer est un espace difficile à maîtriser qui donne l'avantage à l'offensive, aux perturbateurs, à l'image de la guerre sous-marine à outrance en 1917 et en 1942. Elle représente un espace commun où les règles sont faciles à contourner et à remplacer par la loi du plus fort.
Pour la marine française, ces évolutions changent la donne avec la multiplication des zones d'engagement par rapport aux prévisions du Livre blanc de 2012. Nous devons aujourd'hui être à la fois en Atlantique, en Méditerranée orientale, dans le Golfe arabo-persique, dans l'océan Indien et en Asie, loin des deux théâtres pour lesquels était prévu le format de quinze frégates.
Ces évolutions changent également la donne du point de vue du niveau des compétiteurs qui viennent nous défier, par le nombre et/ou la technologie. Aujourd'hui, des marines moyennes disposent de systèmes d'armes modernes.
L'enjeu pour la marine française est de continuer à être crédible sur l'ensemble du spectre de ses opérations dans un contexte où le rendement diplomatique baisse et la pression sécuritaire augmente. Le prix du ticket d'entrée dans le club des nations militairement crédibles en mer est en forte augmentation.
Pour finir, je dirai que dispose de deux cordes à mon arc : la loi de programmation militaire (LPM) qui est l'outil central du renouvellement des capacités de la marine et le plan Mercator qui est le fruit des travaux de mon prédécesseur. Je veux accélérer et densifier ce plan pertinent reposant sur trois volets : une marine de pointe (1) tirant profit de l'innovation, notamment numérique, une marine de combat (2) qui doit s'entraîner, et enfin une marine de talents (3) disposant de marins prêts professionnellement, physiquement et moralement à opérer dans un contexte difficile.
L'horizon de la marine est de retrouver de l'épaisseur, de la robustesse et de la résilience. Le projet de loi de finances pour 2021, dans la continuité de la LPM, nous permet de nous préparer à ces défis. Nous mesurons l'effort budgétaire accompli depuis trois ans, un effort sans précédent depuis vingt ans. Ne nous arrêtons surtout pas au milieu du gué.
M. Christian Cambon, président. - Merci, amiral. Je laisse la parole à nos rapporteurs, et d'abord à Cédric Perrin au titre du programme 146 « Équipement des forces ».
M. Cédric Perrin, co-rapporteur du programme 146 « Equipement des forces ». - Comme annoncé par la ministre des Armées, le SNA « La Perle » sera transféré à Cherbourg pour être réparé dans le cadre d'un chantier qui mobilisera plus de 300 personnes sur six mois. Comment éviter que ce chantier considérable ne retarde le programme « Barracuda » ? Que pouvez-vous nous dire sur les décisions prises de rénover ce sous-marin alors que plusieurs hypothèses étaient en concurrence ? Quels sont les risques encourus par ces décisions ? « La Perle » ne devrait revenir en service qu'en 2023 au lieu de 2021. Or la situation est tendue, le « Rubis » a déjà été prolongé et les SNA actuels sont vieillissants. Comment compenser ce retard de deux ans ?
Pouvez-vous faire un point sur les ruptures temporaires de capacité (RTC) de la marine ? Quel est selon vous l'impact capacitaire sur la marine de la stratégie indopacifique du Président de la République ?
Enfin, les SNA de classe « Suffren » devant être équipés de la nouvelle torpille F21 dans le cadre du programme Artémis, pouvez-vous nous faire un point sur ce programme et sur son calendrier ?
Mme Hélène Conway-Mouret, co-rapporteure du programme 146 « Equipement des forces ». - Alors que les tensions sont assez vives entre la France et la Turquie et que les États-Unis ont suspendu la livraison des F-35 à cette dernière, sans compter l'embargo du Canada sur les armes, devrions-nous nous inquiéter de la vente prévue de six sous-marins allemands à la Turquie ?
La marine britannique venant de mettre en place son groupe aéronaval autour du porte-avions « Queen Elizabeth » et au moyen notamment d'un destroyer américain, d'une frégate néerlandaise, d'un groupe aérien binational anglo-américain, une coopération des GAN français et britannique est-elle envisagée dans un contexte post-Brexit ? Comme le rappelle régulièrement le président Cambon, préserver la forte coopération franco-britannique est essentiel. La prochaine mission du Charles-de-Gaulle, qui pourrait aller jusqu'en Australie, me paraît être une occasion symbolique de renforcer cette coopération.
D'un point de vue technique, ne risquons-nous pas d'être dépassés par la menace hypersonique ? La Russie développe notamment plusieurs missiles de ce type. La Chine construit en outre de nouveaux porte-avions et cherche à mettre en oeuvre un programme de missiles tueurs de porte-avions, le DF-21D. Où en sommes-nous dans l'évolution des capacités de défense de notre flotte ?
M. Olivier Cigolotti, co-rapporteur du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Amiral, nous savons que vous souffrez du maintien en condition opérationnelle (MCO) : nous connaissons les performances assez moyennes concernant le parc d'hélicoptères « Caiman », la vétusté des « Alouettes » ou les difficultés pour le soutien industriel du « Panthère ». La mise en oeuvre de la direction de la maintenance aéronautique vous permet-elle de faire entendre vos besoins pour améliorer la disponibilité de ces matériels ?
Concernant le MCO naval, la remise en service du SNA « La Perle » devrait s'élever à 120 millions d'euros, dont potentiellement 50 millions à la charge de Naval Group et le reste à la charge du ministère des Armées. Pouvez-vous nous confirmer cette possibilité de financement ? Celle-ci est difficile à comprendre pour la commission dans la mesure où le bâtiment était placé durant l'incident sous l'entière responsabilité de l'industriel, aucun marin de l'équipage ne se trouvait par ailleurs à son bord.
Toujours sur le MCO naval, vous avez évoqué la mise à l'eau du « Suffren ». Le MCO naval va connaître une certaine révolution avec ce bâtiment, dont nous saluons la réussite récente de l'essai de son tir de missile de croisière. Le MCO afférant au système « Barracuda » est-il en place et totalement « verticalisé » ?
Mme Michelle Gréaume, co-rapporteure du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». - Je souhaite vous interroger sur les bâtiments à double équipage. La montée en puissance de ce dispositif en 2021 vous satisfait-elle ? Si cette réforme améliore la prévisibilité des programmes d'activité des marins et permet d'augmenter le nombre de jours en mer de ces bateaux, qui semble avoir atteint des sommets en 2020, est-ce suffisant pour remonter aux standards d'entraînement internationaux ?
Cependant, le faible stock de munitions complexes n'empêche-t-il pas nos marins d'avoir une préparation opérationnelle complète ? Selon la LPM, les programmes destinés à renouveler les capacités existantes dans le domaine des missiles de croisière et des missiles antinavires seront lancés en 2024. Une accélération est-elle envisagée dans ce domaine ?
Enfin, l'augmentation des besoins de matériel de maintien en condition opérationnelle ainsi que le besoin de munitions sont-ils financés totalement dans le projet de loi de finances de 2021 et au long de la LPM ?
M. Joël Guerriau, co-rapporteur du programme 212 « Soutien de la politique de défense ». - Comme vous l'avez exposé, le besoin de recrutement d'officiers mariniers et de militaires du rang est important compte tenu de l'activité croissante de la marine, où les difficultés d'attractivité sont structurelles, notamment en raison de l'isolement des proches. La crise sanitaire actuelle ne va-t-elle pas compliquer l'équation en matière de recrutement dans la marine ?
Le futur programme de lutte antimines (SLAMF) est ambitieux et novateur en raison de l'utilisation de drones sous-marins et de surface. Pouvez-vous nous confirmer le maintien de ce programme, essentiel à la sécurité du commerce maritime et qui illustre l'importance de la coopération franco-britannique, en cas de « No deal » ou « hard Brexit » ? Où en sommes-nous dans l'application des accords de Lancaster House ? Au vu du contexte économique actuel et des enjeux stratégiques, qu'en est-il des engagements industriels pour nos industries françaises ? Quels sont les espoirs qu'elles peuvent avoir d'être au premier rang de ces évolutions techniques ?
M. Philippe Folliot. - Nous disposons du deuxième domaine maritime au monde. Il est entendu que c'est un atout, mais ce domaine nécessite une présence permanente, non seulement auprès de nos départements et collectivités d'outre-mer, mais aussi auprès de nos territoires, à savoir les terres antarctiques et australes françaises. Il paraît difficile d'affirmer qu'on puisse assurer la souveraineté sur ces terres et leur domaine maritime en s'y rendant une fois tous les trois ans. Allez-vous y venir plus régulièrement et répondre aux problématiques de droits de pêche qui sont à l'oeuvre autour de ces territoires ?
Mme Vivette Lopez. - Je souhaiterais insister quelque peu sur la question de notre collègue, M. Cigolotti, concernant le SNA « Perle » et la charge financière qui va incomber au ministère des Armées, environ 70 millions d'euros. Pensez-vous que ce lourd investissement est de nature à mettre d'autres projets en attente ?
La volonté de votre prédécesseur était de disposer de 15 nouvelles frégates de premier rang d'ici 2030, mais il serait pour ce faire indispensable de recruter des marins. Or ce métier souffre d'un manque patent d'attractivité. Que faut-il faire selon vous pour remédier à ce manque d'attractivité ?
M. Jacques Le Nay. - Ma question rejoint celle de Philippe Folliot. Outre les sous-marins et les porte-avions, nos patrouilleurs sont indispensables à la défense de nos territoires. Pouvez-vous nous faire un point sur l'état d'avancement du programme budgétaire de nos patrouilleurs ?
Suite aux précédents problèmes, le système de rémunération comptable de nos marins est-il opérant ?
M. Hugues Saury. - La prévision du niveau de réalisation des contrats de la marine serait inférieure en 2021 par rapport à 2020, ce que nous pouvons comprendre. En revanche, la cible quant au niveau de réalisation des contrats en 2023 concernant l'armée de Terre et l'armée de l'Air est de 100 % contre 80 % pour la marine. Pourriez-vous nous expliquer ces décalages et leurs conséquences budgétaires ?
M. Philippe Paul. - Une accélération du programme des frégates de défense et d'intervention (FDI) est-elle prévue ? Disposez-vous d'informations sur l'appel d'offres à candidatures datant du 20 mai en vue du remplacement des « Abeilles » Flandre, Languedoc, Toulon et Boulogne ?
M. Christian Cambon, président. - Merci. Amiral, vous avez la parole pour répondre à l'ensemble des questions posées.
Amiral Pierre Vandier.- De nombreuses questions ayant trait à « La Perle », je vais traiter ce sujet en premier lieu. Cette dernière a pris feu lors d'une opération de maintenance alors qu'elle était entre les mains de l'industriel, sans marin à son bord. L'expertise a montré que la coque avait subi des dommages qui n'étaient pas réparables sur la partie avant. Un sous-marin étant constitué de tronçons soudés entre eux, Naval Group a proposé de changer uniquement la partie avant en récupérant celle du « Saphir », un sous-marin de la même classe ayant récemment été retiré du service actif. Après trois mois d'études réalisées par l'industriel et l'Etat, la réparation de « La Perle » est apparue envisageable.
Lors d'une réunion présidée par la ministre des Armées, trois options ont été étudiées : réparer La « Perle », prolonger chacun des quatre sous-marins restants, ou réaliser un entretien majeur du sous-marin « Emeraude ». Dans la décision de la ministre, le besoin opérationnel a été parfaitement pris en compte afin de maintenir cinq SNA en ligne, tout au long de la décennie, nombre minimal nécessaire pour tenir le contrat opérationnel tant qu'il n'y a pas d'entretien majeur à conduire. Ce contrat permet d'assurer un soutien permanent à la force océanique stratégique en Atlantique, d'être en permanence en mesure de répondre aux sollicitations en Méditerranée et d'employer un sous-marin pour d'autres opérations. La seule solution qui permettait d'assurer cette posture, sans baisser la garde, était la réparation de la « Perle ».
Le risque que fait porter cette opération sur le programme « Barracuda » est d'ordre calendaire. L'industriel nous garantit sa capacité à réaliser la soudure entre la partie avant du « Saphir » et l'arrière de « La Perle », avant que le « Duguay-Trouin » qui est actuellement en phase de construction, n'ait besoin du dispositif de mise à l'eau de Cherbourg à l'été 2021. La « Perle » sera convoyée vers Cherbourg normalement en décembre et l'industriel disposera alors de six mois pour assurer cette soudure. Le deuxième enjeu calendaire se posera au retour de la coque à Toulon pour la fin des travaux de réparation. Ces derniers devant se faire dans un bassin dont la refonte est prévue dans le cadre de la rénovation des infrastructures nucléaires de Toulon.
En termes de coûts, l'industriel était assuré à hauteur de 50 millions d'euros. La facture pour l'Etat s'élève à 60 millions d'euros et inclut la réparation de la « Perle » et la prolongation du « Rubis ». Rapporté au budget global de la Défense, ce coût ne représente donc pas un choc financier majeur.
J'aborderai à présent la question des ruptures temporaires de capacités (RTC). Si les budgets et l'ambition sont bien présents, les RTC sont malheureusement encore devant nous. Le temps de la marine est un temps long comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire. Il faut environ dix ans pour réaliser un programme. Compte tenu des choix qui ont été faits entre 2012 et 2015, la décennie 2020-2030 devrait donc être difficile pour la marine, en particulier pour l'outre-mer, qui devra se contenter d'un seul patrouilleur en Polynésie comme en Nouvelle-Calédonie jusqu'en 2025. La ministre a donc lancé la réalisation du programme des patrouilleurs d'outre-mer pour assurer le remplacement des bâtiments vieillissants. Six patrouilleurs seront livrés entre 2022 et 2025. Ces bateaux répondront bien aux besoins et nous permettront d'être davantage présents dans nos vastes ZEE outre-mer.
La deuxième RTC majeure concerne les patrouilleurs océaniques, en métropole, qui durera toute la décennie 2020-2029. Le coût de construction de ce programme qui doit assurer le remplacement de nos valeureux avisos conçus à la fin des années 60 n'est pas encore déterminé. Il est prévu 10 unités livrées à partir de 2025, à raison de deux unités par an.
La RTC des pétroliers ravitailleurs a débuté dès 2015 et se poursuivra jusqu'en 2029. Nous disposerons alors de quatre nouveaux bâtiments ravitailleurs des forces livrés en 2022, 2025, 2027 et 2029. Un beau programme mené en coopération avec les Italiens.
Une autre RTC sur l'avion de surveillance maritime interviendra entre 2025 et 2029, comblée par la mise en service progressive des Falcon 2000 du programme Albatros.. Des RTC sont également subies sur les hélicoptères de la Marine. Le report lors de LPM précédentes du programme d`hélicoptères de nouvelle génération aujourd'hui baptisé Hélicoptère Interarmées Léger (HIL), a contraint la marine à combler cette RTC par des locations. Nous disposerons ainsi de 12 Dauphins N3 d'occasion et 4 H160 dans les prochaines années. Les premiers Dauphins N3 sont en cours de livraison et les H160 arriveront début 2022 pour assurer les missions de sauvegarde et de protection des approches maritimes.
A propos de la stratégie Indopacifique, le Président de la République s'est longuement exprimé à ce sujet. Celle-ci est illustrée de manière visible par des partenariats stratégiques, d'une part avec l'Inde, notamment dans le domaine du renseignement et via le contrat « Rafale » et d'autre part, avec l'Australie à qui Naval Group livrera douze sous-marins qui seront peu ou prou des « Barracuda » mais sans la propulsion nucléaire. L'Australie est très demandeuse de la présence française, autant en matière de savoir-faire que pour des raisons politiques, afin de disposer d'un allié de poids face à la pression chinoise au nord de l'Australie. Comme je l'avais souligné, le format de la Marine tel que planifié dans la LPM ne prévoyait pas, initialement, cette stratégie indopacifique et nous impose un dosage assez fin entre les missions que nous assurons en Atlantique Nord, dans le golfe de Guinée, en Méditerranée et dans le détroit d'Ormuz et celles que nous devons conduire dans le cadre de nos partenariats stratégiques avec l'Inde et l'Australie.
En Méditerranée orientale, la marine turque dispose de douze sous-marins assez performants, mais qui ne sont pas conçus pour la guerre océanique. Dans le contexte politique actuel de la Turquie, nous pouvons légitimement nous interroger sur l'impact d'une augmentation d'un tiers de sa force sous-marine. Cette question mérite à mon sens d'être portée au niveau politique, le comportement actuel de la Turquie faisant peser des doutes sur sa volonté de coopérer avec l'Europe, notamment au sein de l'OTAN.
Concernant notre coopération avec la marine britannique, la question d'une coordination dans le Pacifique ne se pose pas cette année, car nos périodes de déploiement ne coïncident pas. La question sur l'interopérabilité de nos deux groupes aéronavals mérite d'être soulevée, les Britanniques ayant opté pour le F-35 B. Cette question de l'interopérabilité représente aussi un véritable enjeu pour l'OTAN.
Dans le cadre du programme de lutte antimines (SLAM-F), la coopération technique fonctionne bien avec les Britanniques et ne devrait pas être mise à mal par le Brexit. En revanche, la question de la coopération dans le domaine des missiles devra être prochainement envisagée. S'il est acquis que les Britanniques moderniseront leurs frégates, nous espérons poursuivre avec eux le développement de missiles, notamment un missile antinavires supersonique conçu par MBDA, ainsi qu'un futur missile de croisière aéroporté susceptible de remplacer le SCALP.
Au sujet de la torpille F21 du programme « Artémis » qui sera l'armement principal de nos sous-marins, son développement dans le contexte général d'accroissement des performances des sous-marins est important. La discrétion acoustique de la torpille devient en effet un véritable avantage comparatif. Nous suivons donc ce programme avec une grande attention.
Le MCO aéronautique reste une préoccupation majeure de la Marine, surtout pour ses hélicoptères. En cause, l'étalement du programme NH90 qui a conduit à livrer ces hélicoptères sous différents standards occasionnant des délais de mise à hauteur prévus qui ne peuvent être tenus par l'industriel. En outre, des programmes d'entretien trop denses nous imposent d'immobiliser en permanence six hélicoptères. Nous déplorons enfin des fragilités sur la chaîne logistique.
En ce qui concerne le MCO naval, les chiffres sont satisfaisants compte tenu du nombre de jours accomplis en mer. Nous déplorons relativement peu d'indisponibilité ou d'avaries fortes et durables de nos bateaux, la seule catégorie de navires nous inquiétant étant celle des patrouilleurs de haute mer en raison de leur âge canonique.
Quant au MCO des « Barracuda », il s'appuie sur un contrat pluriannuel. La phase clé pour le programme « Barracuda » aura lieu lors de la première période d'indisponibilité pour entretien du « SUFFREN », de janvier à mars à Toulon, qui permettra de mettre à l'épreuve ce nouveau contrat de MCO.
A propos des équipages, l'amiral Prazuck avait obtenu de la ministre la mise en place de l'expérimentation des bâtiments à double équipage. La contrainte d'activité particulièrement élevée à la mer peut provoquer sur certains bateaux un problème d'attractivité. Sur des frégates à équipage réduit, il est ainsi apparu nécessaire d'opter pour un double équipage. C'est aujourd'hui un succès, caractérisé par une forte augmentation du taux d'attractivité des frégates multimissions (FREMM).
La question de la poursuite de cette expérimentation ne se pose pas immédiatement, même si les FREMM seront employées avec des taux d'activité très importants en Atlantique et en Méditerranée. Avec l'arrivée des Frégates de Défense et d'Intervention se posera à nouveau la question de de l'extension de cette expérimentation. Le taux d'emploi des conjoints des officiers mariniers dépassant aujourd'hui les 80 %, la marine doit s'adapter à cette nouvelle génération de marins qui souhaitent de la visibilité, de la prévisibilité dans leurs déploiements de longue durée pour mieux concilier leurs vies privée et professionnelle.
En matière de recrutement, la crise du Covid n'a, contre toute attente, que peu affecté nos besoins en la matière pour l'année 2020. L'usage de plus en plus important d'outils digitaux dans ce domaine y a sans doute contribué. Pour la fidélisation, parmi les différents dispositifs mis en place, on peut citer, par exemple, la Prime de Lien au Service (PLS). Cette prime a été attribuée à 3695 marins en 2020 contre 2 700 en 2019. Nous prévoyons d'attribuer un peu plus de 3000 PLS en 2021. En outre, le logiciel de paiement de la solde utilisé dans la marine donne aujourd'hui pleinement satisfaction. La mise en oeuvre de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) dans le cadre de la LPM nous permettra par ailleurs de renforcer la politique RH en matière de fidélisation et de maintien des compétences. Le chantier indemnitaire de la NPRM est dans ce domaine un attendu fort des marins.
S'agissant des munitions complexes, je ne peux que me réjouir de l'effort fourni dans la LPM actuelle pour commencer à combler le déficit. Les contraintes financières imposées par la LPM précédente nous obligeaient à des choix cornéliens entre le renouvellement des stocks de munitions ou la construction de nouvelles plateformes. Cette année, nous recevrons les premières torpilles F21 du programme Artémis, des missiles de croisière navale, et des Aster 30. Par ailleurs, 45 kits missiles Mer-Mer 40 block3 seront commandés dans le cadre du PLF 2021. Est également à noter une commande conséquente de missiles MICA NG pour le Rafale, commun avec l'armée de l'air et de l'espace. Sans munition, pas d'entraînement digne de ce nom et sans entraînement digne de ce nom, comment garantir au chef des armées que ses ordres seront in fine exécutés de manière nominale ? J'ajouterai que, compte tenu des délais de fabrication de ces munitions, cet effort doit être durable. Il devra être poursuivi dans les PLF suivants.
Au sujet des FDI, nous attendons ces nouvelles frégates avec impatience. Nous cherchons néanmoins à les équiper de lanceurs MDCN afin de leur procurer des capacités équivalentes à celles des FREMM en matière d'action vers la terre. La première livraison est attendue en 2024.
L'appel d'offres pour le remplacement de deux remorqueurs d'intervention, d'assistance et de sauvetage (RIAS) est en cours. Il devrait se traduire par une notification d'un contrat d'affrètement au premier trimestre 2021.
Pour rester dans le capacitaire, la menace hypersonique est un sujet de réflexion majeur pour nous. Disposer de missiles de ce type est essentiel dans le combat naval d'aujourd'hui et de demain. Les Chinois, et dans une moindre mesure les Russes, ont développé un certain nombre d'armes hypersoniques. La Chine tente de montrer que ce type d'armes pourrait être efficace contre les porte-avions, mais, malgré d'importants efforts en matière de communication stratégique de leur part, il n'y a pour le moment aucune démonstration probante. Le ciblage d'un bâtiment se déplaçant en permanence à haute vitesse est un défi particulièrement complexe à résoudre. Les Chinois continuent d'ailleurs, en parallèle, d'investir dans la conception de nouveaux porte-avions ! Nous travaillons également nationalement sur le sujet des missiles hyper-véloces, la DGA ayant programmé un tir d'essai hypersonique. Du point de vue de la défense anti missiles, nous privilégions l'axe de la modernisation des frégates de défense aérienne qui sera effective en 2027 et 2028.
Pour conclure, nous assistons à une accélération particulièrement forte de la pression militaire en mer. Dans le cadre de la LPM, tout l'enjeu est de conserver le rythme fixé de renouvellement des capacités, de tirer parti de l'innovation et de disposer de marins aptes à se battre. Cela nous demandera de la créativité, de la pugnacité et de la résilience.
M. Christian Cambon, président. - Merci, amiral. Vous pourrez compter sur le Sénat pour l'actualisation en 2021 de la LPM, en espérant que les engagements pris par le Président de la République soient maintenus dans le contexte budgétaire actuel.
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République de l'Inde relatif à la prévention de la consommation illicite et à la réduction du trafic illicite de stupéfiants, de substances psychotropes et de précurseurs chimiques, et des délits connexes - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Gilbert Bouchet, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale le 2 juin dernier et autorisant l'approbation de l'accord entre la France et l'Inde relatif à la prévention de la consommation illicite et à la réduction de trafic illicite de stupéfiants; de substances psychotropes et de précurseurs chimiques, et des délits connexes.
La négociation de cet accord fait suite à une demande de l'Inde exprimée, en février 2013, dans le cadre du groupe de travail franco-indien sur le contre-terrorisme. Le Gouvernement indien établit un lien entre la lutte contre les stupéfiants et la lutte contre le financement du terrorisme international, notamment le financement des groupes terroristes présents en zone Afghano-Pakistanaise. Ce protocole n'a été signé que cinq ans plus tard, en 2018. Les représentants du quai d'Orsay, de la chancellerie et du ministère de l'Intérieur, que j'ai auditionné, m'ont confirmé que sa ratification était attendue.
Cet accord s'inscrit dans une relation bilatérale avec l'Inde ancienne, basée sur la confiance et le partage de valeurs communes, relation enrichie ces dernières années par la multiplication des rencontres de haut niveau. Le Président de la République a effectué une visite d'Etat en Inde en mars 2018 et le Premier ministre Narendra Modi a participé aux travaux du G7 à Biarritz en août 2019.
L'Inde, plus grande démocratie du monde peuplée d'1,35 milliard d'habitants et cinquième puissance économique mondiale en 2018, est un partenaire stratégique majeur de la France. Le partenariat stratégique conclu en 1998 a mis en place une coopération étroite dans les secteurs de la diplomatie - la France soutient notamment la candidature de l'Inde au Conseil de sécurité de l'ONU depuis 2005 -, et de la défense, avec notamment la conclusion en 2016 d'un contrat d'acquisition de 36 Rafales dont le premier a été livré en octobre 2019. Notre partenariat couvre les enjeux de sécurité, du nucléaire civil et de l'énergie. Un dialogue stratégique réunit également les deux parties deux fois par an. L'Inde occupe aussi une place importante dans la stratégie de défense française en indopacifique comme l'a souligné le rapport d'information de notre commission L'Inde, un partenaire stratégique, adopté le 1er juillet dernier, auquel je vous renvoie.
L'Inde prend une part active dans la lutte internationale contre les drogues en participant notamment aux travaux de l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime, ainsi qu'à l'Initiative du Pacte de Paris créée en 2003 pour lutter contre le trafic d'opiacés en provenance d'Afghanistan. Toutefois, compte tenu de son poids démographique et de son positionnement géographique, l'Inde se présente comme un acteur régional majeur de la lutte contre les flux illicites de produits stupéfiants. Comme en France, on y observe une augmentation de la consommation de drogues. En 2017, 2,1 % de la population indienne, soit 23 millions de personnes, avaient consommé des opiacés : de l'héroïne et des opioïdes détournés de leur usage médical tandis que 0,75 % de la population française avait consommé de l'héroïne. À cette date, la consommation de cannabis concernait 3 % de la population indienne contre une estimation de 7,5 % de la population française. De par sa situation à proximité du triangle d'or (Laos, Birmanie, Thaïlande) et surtout du croissant d'or (Iran, Afghanistan, Pakistan), zone de production d'opium la plus importante au monde, l'Inde est l'une des principales routes pour le trafic international d'héroïne à destination de la Chine et de l'Asie du Sud-Est mais aussi de l'Australie et de l'Amérique du Nord. L'Inde se situe aussi sur la route « Sud » par laquelle transiteraient environ 10 % des opiacés à destination de l'Europe et de la France.
Les flux illicites de produits stupéfiants produits en Inde vers la France consistent essentiellement en drogues de synthèse : des volumes allant jusqu'à plusieurs centaines de comprimés de méthamphétamine envoyés en fret express aérien, en lien avec la diaspora indienne, sont régulièrement interceptés à l'aéroport de Roissy-CDG. La France apparaît aussi comme un pays de transit pour la kétamine, autre drogue de synthèse, et le khat. Enfin, l'Inde, deuxième leader mondial des médicaments génériques derrière la Chine avec 20 milliards de dollars d'exportation annuelle en 2020, connaît de nombreux détournements de médicaments par des organisations criminelles - c'est le cas de l'éphédrine et de certains antalgiques comme le Tramadol qui sont consommés comme drogues -, sans parler des médicaments contrefaits par des entreprises installées sur le territoire indien.
La France et l'Inde sont liés par de nombreux accords en vigueur, dont, notamment, une convention d'extradition de 2003. Cet accord ne porte que sur la coopération policière en matière de la lutte contre la consommation et le trafic illicites de stupéfiants et les précurseurs chimiques. Le ministère de l'intérieur nous a expliqué qu'il visait avant tout à développer des actions de prévention, de soins, d'accompagnement et de réduction des risques auprès des usagers.
Les articles 3, 4 et 5 traitent de la coopération technique et opérationnelle. La coopération technique pourra notamment prendre la forme de diffusion d'informations et de bonnes pratiques, d'échange de documentation, d'organisation de réunions et de formations. La coopération technique s'est fortement développée ces dernières années pour atteindre depuis trois ans une trentaine d'actions par an. Elle s'articule principalement autour de la lutte contre le terrorisme et son financement mais s'étend également à d'autres thématiques comme la lutte contre la fraude médicamenteuse. S'agissant de la coopération opérationnelle, l'accord contribuera à fluidifier la coopération bilatérale qui existe déjà au travers des canaux institutionnels de coopération policière comme Interpol et le service de sécurité intérieure (SSI) de l'ambassade de France à New Delhi qui a traité, en 2019, 300 demandes opérationnelles pour la zone Inde, Népal, Sri Lanka, les Maldives et le Bangladesh. Il va sans dire que tout ceci est ralenti par la crise sanitaire liée à la covid-19. Les stipulations relatives à la protection des données personnelles de l'article 7 apportent un haut niveau de garantie : les transferts se font dans le strict respect de chaque législation nationale. Une meilleure protection est attendue côté indien avec l'examen - toujours en cours - par le Parlement d'un projet de loi de protection des données personnelles inspiré du règlement général européen de 2016 sur la protection des données personnelles (RGPD). Afin d'assurer le contrôle, le suivi et l'évaluation des activités réalisées dans le cadre du présent accord, un groupe de travail de haut niveau sera créé aux termes de l'article 9. Il se réunira en tant que de besoin.
Il y a un point sur lequel je me suis penché avec beaucoup d'attention, c'est celui de l'éventualité de l'application de la peine de mort, qui est toujours en vigueur en Inde.
Naturellement la France est abolitionniste et donc c'est un sujet sur lequel je me suis longuement arrêté, avec les experts du quai d'Orsay, de l'intérieur et de la justice qui ont négocié la convention.
En effet l'Inde est traditionnellement sur une ligne répressive pour les stupéfiants. L'article 31A de la loi indienne relative aux stupéfiants et aux psychotropes de 1985 prévoit la peine de mort en cas de récidive pour des faits graves en relation avec des drogues dures. Plus précisément, lorsqu'une personne ayant préalablement été condamnée pour avoir commis, tenté de commettre ou encouragé un détournement d'opium, un acte de trafic international de stupéfiants, ou le financement d'un trafic illicite, se retrouve coupable de la commission, de la tentative ou de complicité s'agissant d'une infraction relative à la production, fabrication, possession, transport, importation, exportation de drogues dites dures listées par la loi ou de financer ces activités, cette dernière est passible de la peine de mort par pendaison.
J'ai pris connaissance avec beaucoup d'attention d'un courrier de la Ligue des droits de l'Homme mettant en cause la constitutionnalité de ce projet de loi, sur le fondement de l'article 66 1 de la Constitution : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort. ».
Il est exact que cet accord ne contient pas d'engagement exprès de la part de l'Inde de ne pas appliquer la peine de mort dans l'hypothèse où des informations données par la France aboutiraient à la condamnation à mort d'un ressortissant français pour une infraction à la loi indienne sur les stupéfiants.
Pour y voir plus clair, j'ai interrogé les représentants du ministère des affaires étrangères, du ministère de la justice et du ministère de l'intérieur en audition. Voici ce qu'il en ressort.
Tout d'abord, s'il est vrai qu'il n'y a pas de clause expresse garantissant la non-exécution d'une peine de mort prononcée par des tribunaux indiens dans cet accord, il faut savoir que ce type de clause est traditionnellement réservée exclusivement aux accords d'extradition et figure parfois également dans les accords d'entraide judiciaire en matière pénale. D'ailleurs, c'est bien le cas dans l'accord d'extradition (article 8 Peine capitale) qui nous lie avec l'Inde, le Conseil d'Etat y a veillé. L'application de la peine de mort est donc déjà exclue par ces autres accords internationaux, déjà ratifiés et en vigueur.
Ensuite, les informations transmises sur la base du présent accord ne sont pas, par nature, liées à une enquête spécifique en cours ou à un dossier relatif à une personne en particulier. S'il s'agit d'une personne ou d'un fait caractérisé, on sera dans le régime de l'entraide judiciaire en matière pénale. L'accord d'entraide judiciaire permettrait alors de refuser une demande indienne si un risque de condamnation à la peine capitale existait. D'après les renseignements communiqués par le gouvernement, la coopération policière opérationnelle prévue par le présent accord est d'une autre nature, avec des échanges d'informations portant par exemple sur la structure d'une organisation criminelle, son mode opératoire, les techniques de blanchiment d'argent etc... mais ne viseraient pas une personne identifiée.
Enfin et surtout, les diplomates et fonctionnaires du ministère de l'intérieur et de la justice qui ont négocié la convention m'ont assuré que la France pourrait refuser de transmettre des informations dans le cadre de la coopération opérationnelle sur le fondement de deux stipulations de cet accord, qui sont des garde-fous :
- l'article 2 paragraphe 3 « Le présent accord n'affecte pas les droits et les obligations des Parties découlant d'autres accords internationaux ou bilatéraux relatifs à l'entraide judiciaire en matière pénale et à l'extradition »
- et l'article 5 paragraphe 3 dernier alinéa « L'autorité compétente peut refuser d'accéder totalement ou partiellement à la demande si elle considère que cette demande peut porter préjudice à la souveraineté ou à la sécurité de l'Etat ou à l'un de ses autres intérêts fondamentaux, aux règles d'organisation et de fonctionnement des autorités judiciaires de l'Etat, ou qu'elle peut se révéler contraire aux engagements internationaux de l'Etat ou, en ce qui concerne la Partie française, au droit de l'Union européenne ». Or la France est notamment liée par la Convention européenne des droits de l'Homme dont l'article 2 protège le droit à la vie de toute personne ainsi que par son protocole additionnel n°13 qui prévoit l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances.
Répondre favorablement à une demande d'information des autorités indiennes qui serait susceptible de conduire, même indirectement, à la peine de mort, serait donc contraire aux engagements internationaux de la France.
Il faut ajouter que, dans l'arrêt « Bachan Singh contre Etat du Pendjab » de 1980, la Cour suprême de l'Inde a estimé que la peine capitale ne saurait plus être prononcée qu'à titre exceptionnel. Depuis 1991, 26 exécutions ont toutefois eu lieu en Inde, avec un moratoire entre 2015 et jusqu'en 2020 (où elles ont repris pour des affaires de viol collectifs, qui avaient suscité une grande émotion).
En conclusion, après un examen très attentif des garde fous qui permettent d'assurer la non applicabilité de la peine de mort, je recommande l'adoption de cet accord qui vise à lutter contre la criminalité organisée. Les autorités indiennes ont notifié l'achèvement de leurs procédures internes en mai 2018.
L'examen en séance publique est prévu le mercredi 4 novembre 2020, selon la procédure simplifiée, sauf si un groupe politique demande avant le 2 novembre le retour à la procédure normale.
M. Joël Guerriau. - Avant de choisir le sens de mon vote, je souhaiterais faire un lien avec ce qui a été dit par le chef d'état-major de la marine tout à l'heure. Les bateaux français en mer peuvent être amenés à arrêter des trafiquants de drogue : que se passe-t-il s'il s'agit d'un bateau qui vient de l'Inde ? Aujourd'hui, quand la marine française arrête un bâtiment en provenance d'un pays qui pratique la peine de mort, les marchandises sont confisquées mais les personnes arrêtées relâchées. Dans le cas qui nous concerne aujourd'hui, existe-t-il une possibilité pour que ces trafiquants soient renvoyés vers l'Inde sans qu'ils risquent la peine de mort ?
M. Christian Cambon, président. - Le rapporteur va répondre mais l'accord ne traite pas d'arraisonnement par des navires français.
M. Guillaume Gontard. - Nous nous accordons tous pour dire qu'il y a un problème concernant le trafic de stupéfiants et le financement du terrorisme. L'accord examiné pose cependant plusieurs questions. La première et non des moindres, c'est celle de la peine de mort. Le rapporteur a fait valoir que d'autres traités bilatéraux avec l'Inde apportaient des garde-fous. Même s'il existe effectivement d'autres traités, nous aurions aimé que la volonté de la France concernant la non-exécution de la peine de mort soit mentionnée de manière claire et précise alors qu'aucune clause de cet accord n'en fait mention.
Je m'interroge sur la possibilité pour l'autorité indienne d'avoir accès pendant dix ans au fichier des consommateurs de drogue en France, ce qui pose problème selon nous.
Je me pose des questions également sur les termes de « Justice en Inde » et notamment, sur la présomption d'innocence. En Inde, il y a un renversement de la preuve qui contrevient, selon nous, aux principes du droit français puisqu'il y a plutôt une présomption de culpabilité : c'est au suspect de prouver sa non-culpabilité. À cela s'ajoute enfin, la problématique de la peine de mort. Pour toutes ces raisons, le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires ne peut pas voter le texte en l'état.
Enfin, je m'interroge sur l'opportunité d'un examen en procédure simplifiée du projet de loi autorisant l'approbation de cet accord. Ce projet de loi nécessiterait un débat en présence du ministre. Ne vaudrait-il pas mieux privilégier une procédure normale ?
Mme Michelle Gréaume. - Le groupe CRCE votera contre cette convention pour deux raisons. En premier lieu, les tensions religieuses en Inde ont pris une nouvelle tournure depuis l'arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014. Il a mis en oeuvre une politique qui est basée, selon nous, sur la répression. Outre les violences à New Dehli en février dernier, le régime politique et judiciaire a instauré un régime qui nous semble inégalitaire et discriminant.
En second lieu, contrairement à la France qui applique pour certaines infractions, une amende forfaitaire, le régime judiciaire indien applique la peine de mort en cas de possession, de consommation ou de trafic de drogue. Compte tenu de la faiblesse des garde-fous instaurés par les textes, il nous paraît évident que les relations bilatérales seront délicates, voire difficiles et peut-être même impossibles sur certains points.
Mme Hélène Conway-Mouret. - Nous pouvons tous nous réjouir qu'un partenariat ait lieu entre nos deux pays pour lutter contre le trafic de drogue qui fait des ravages, notamment auprès des jeunes. Je voudrais remercier notre rapporteur pour l'attention qu'il a mise à s'assurer qu'il y ait, sur ce sujet très délicat, suffisamment de garde-fous. D'après ce que nous avons entendu, des réserves s'expriment au sein du groupe Socialiste, Ecologiste et Républicain. Elles concernant notamment l'utilisation du conditionnel. Je sais bien qu'il s'agit d'un langage diplomatique, mais cela pose un problème d'interprétation. Vous dites : « La France pourrait refuser les transferts de données », au conditionnel. Est-ce que la France refusera ? L'emploi du futur nous fournirait une garantie que le conditionnel ne nous donne pas.
Par ailleurs, nous pouvons évidemment nous féliciter de la protection des données personnelles et de toutes les garanties que vous nous avez apportées sur ce point. Mais cet accord nous pose problème et c'est pourquoi plusieurs membres du groupe, Socialiste, Écologiste et Républicain souhaiteront s'abstenir, non pas sur le fond, que nous approuvons, mais en raison de garanties insuffisantes.
M. Richard Yung. - Le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants votera en faveur de de l'adoption de cet accord car tout ce qui contribue à lutter contre le trafic de drogue est une bonne chose.
Je veux simplement rappeler que l'Inde est le premier producteur mondial de faux médicaments. L'Inde inonde le tiers-monde, l'Afrique, l'Amérique du Sud, de ses faux médicaments. Elle refuse d'enregistrer des brevets ; elle en copie. Peut-être cet accord permettra-t-il d'ouvrir la voie à des négociations dans le domaine de la lutte contre les contrefaçons ?
M. Hugues Saury. - Cet accord est délicat et peut poser un certain nombre de questions. Je comprends celle sur l'absence de clause explicite qui permettrait d'exclure la peine de mort ; mais en même temps on parle ici de combattre de véritables fléaux : trafic de drogue et toutes les conséquences que l'on en connaît : terrorisme, problèmes de santé publique, violence, délinquance sur notre territoire.
L'Inde est le principal producteur de faux médicaments et génériques. Un tel phénomène se traduit en centaines de milliers de morts chaque année, particulièrement en Afrique. Si de tels phénomènes sont toujours difficiles à quantifier, les derniers chiffres parlent de près de 800 000 morts victimes de médicaments contrefaits, notamment des enfants et presque toujours des Africains car les médicaments dont il est question sont souvent des antipaludéens ou des antituberculeux.
Bien sûr, nous pouvons regretter que l'accord ne soit pas parfait. S'il l'avait été, probablement n'aurait-il pas été signé. Pour ma part, je préfère voir son aspect positif qui est la lutte contre le trafic de drogue et contre la contrefaçon de médicament. Sur ce type de sujet, il me semble essentiel de continuer à avoir une relation bilatérale, comme le disait le Président en début de séance, si on ne parlait qu'avec des gens qui sont complètement vertueux comme nous considérons qu'ils doivent l'être, on ne parlerait pas à grand monde. Le meilleur moyen de lutter contre ces trafics, c'est de continuer à avoir ces relations, de continuer à avancer par le biais des traités et d'accords. Je vous remercie de votre attention.
M. Philippe Folliot. - Je remercie le rapporteur pour la qualité de son travail. Je voudrais simplement dire un mot sur les initiatives qui sont celles de la France ou des opérateurs français en matière de lutte contre les faux médicaments. La fondation Pierre Fabre mène un travail tout à fait remarquable dans ce cadre-là, en Afrique, en Asie mais aussi en Inde si je me souviens bien. C'est important que des acteurs privés, français, contribuent à cette lutte et que ceci puisse être mis en avant. Ça mérite d'être dit et d'être souligné.
M. Gilbert Bouchet, rapporteur. - Les informations susceptibles d'être échangées sur le fondement de cet accord, au-delà des coopérations purement techniques et des échanges de bonnes pratiques et d'expertise qui sont essentiellement de nature stratégique, pourront notamment concerner les organisations criminelles, des modes opératoires, des techniques de blanchiment. Je pense que les échanges ne porteront pas sur des enquêtes en cours qui relèvent en principe de la convention bilatérale d'entraide judiciaire en matière pénale.
La communication de données à caractère personnel ne sera susceptible d'intervenir que dans des situations très ponctuelles, par exemple dans le cadre d'une demande pré-judiciaire en cas d'analyse de l'environnement d'une personne. Donc je pense que les garde-fous ont été posés et nous en avons eu l'assurance lors de l'audition menée ces jours-ci. Je pense que les garde-fous nous garantissent bien contre ce fléau qu'est la drogue.
M. Christian Cambon, président. - Merci, chers collègues. Nous allons procéder maintenant, au vote.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi (4 abstentions, 3 vote contre).
- Présidences de M. Jean-François Rapin, président et de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 16 h 35.
Négociations en vue d'un nouveau partenariat Union européenne-Royaume-Uni - Audition de M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes
M. Alain Cadec, président. - Je vous prie d'abord de bien vouloir excuser le président Rapin, retenu en séance par un projet de loi dont il est rapporteur : l'ordre du jour des travaux du Sénat a été modifié hier soir.
À la suite du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne, le 31 janvier dernier, une année de transition s'est ouverte qui se terminera le 31 décembre prochain ; elle devait permettre de convenir d'un nouveau partenariat avec le Royaume-Uni, devenu un État tiers, mais toujours aussi intégré économiquement à l'Union européenne et proche d'elle sur les plans géographique et historique. Nous voici aujourd'hui au pied du mur, puisque le négociateur en chef pour l'Union européenne, notre ami Michel Barnier, avait indiqué que deux mois étaient nécessaires pour permettre la validation parlementaire du futur accord euro-britannique dans les temps... Le Conseil européen du 15 octobre dernier n'a pu que constater les divergences persistantes entre Londres et Bruxelles et rappeler que l'accord de retrait et ses protocoles, conclus il y a un an, devaient être mis en oeuvre intégralement et en temps voulu, alors même qu'ils sont directement mis en cause par le projet de loi sur le marché intérieur britannique, qui est encore en cours d'examen. Après avoir claqué la porte la semaine dernière, le Royaume-Uni est revenu à la table des négociations à la faveur de propos de Michel Barnier, qu'il a jugés rassurants. Comment sortira-t-on, monsieur le ministre, de ce mauvais vaudeville ?
Nous souhaitons savoir si la négociation, qui s'intensifie enfin, a des chances d'aboutir : où en est-on sur les principaux points d'achoppement, à commencer par la pêche ? C'est un sujet qui me tient particulièrement à coeur, moi qui ai été président de la commission de la pêche du Parlement européen pendant cinq ans. Nous sommes soucieux pour nos pêcheurs qui dépendent, pour plus du tiers de leurs prises, des eaux britanniques, mais aussi pour la filière transformation du poisson qui fait vivre plusieurs de nos ports. Nous sommes aussi préoccupés par l'avenir du marché intérieur : son intégrité est menacée par le risque d'une concurrence déloyale à ses portes et l'insuffisance des contrôles sur la frontière en mer d'Irlande. Le backstop n'est plus une solution.
Ces enjeux essentiels ont naturellement été repris dans le mandat de négociation défini par les Vingt-Sept. On peut aujourd'hui s'interroger : avec toutes les lignes rouges tracées dans ce mandat, quelle marge de négociation est laissée à Michel Barnier ? Dans quelle mesure peut-on espérer que le Royaume-Uni consente à continuer d'appliquer les règles de l'Union, alors qu'il a choisi de la quitter précisément pour recouvrer sa souveraineté, qu'il fait de cette reconquête un symbole politique et qu'il annonce déjà la création d'une dizaine de ports francs sur ses côtes ? Peut-on compter sur le levier que constitue l'octroi de l'équivalence pour les services financiers, même si le fonctionnement des marchés financiers européens dépend largement de la place de Londres ?
Nos inquiétudes concernent aussi la période qui s'ouvrira au 1er janvier 2021 : quelle que soit l'issue de la négociation, plus rien ne sera comme avant en matière de circulation des personnes, d'énergie, de sécurité et défense, de protection des données personnelles, de recherche, d'espace... Dans tous ces champs, quelles sont les perspectives de coopération que nous pouvons envisager avec le Royaume-Uni ?
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes actuellement sur le dernier tronçon de la dernière ligne droite : il ne reste plus que quelques jours pour parvenir à un accord commercial avec les Britanniques.
Nous avons tous en tête les trois obstacles : l'accès maintenu des pêcheurs continentaux aux eaux britanniques ; le maintien d'une concurrence équitable ; la méthodologie de règlement des différends.
La première victime est la célébration des dix ans du traité de Lancaster House, qui devait marquer un moment fort de la coopération avec le Royaume-Uni en matière de sécurité. Malheureusement, nous nous limiterons à un communiqué commun. Pour tout compliquer et mettre de l'huile sur le feu, s'est ajouté le fameux projet de loi britannique sur le marché intérieur, qui mine l'objectif d'une concurrence équitable, menace l'existence d'un véritable marché unique et contrevient à l'accord de sortie conclu en octobre 2019. Je salue la sagesse des Lords, qui s'y sont vigoureusement opposés, mais c'est la chambre des communes qui aura le dernier mot.
Le dernier Conseil européen a laissé peu d'espoir, mais Michel Barnier s'est déclaré prêt à rechercher les compromis nécessaires, de chaque côté, ce qui laissait une espérance. Mais, ces derniers jours, on n'entend plus parler de grand-chose : la covid masque toutes les conséquences de cette funeste affaire.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous dire à quel point des négociations nous sommes parvenus ? Un ultime tronçon de la dernière ligne droite pourrait-il s'ajouter après le 1er novembre ?
Le ministre Le Drian a déclaré la semaine dernière préférer « pas d'accord à un mauvais accord ». Est-ce également votre position ?
Le Royaume-Uni a beaucoup à perdre à une absence d'accord avec l'Union européenne, mais la France fait partie des pays les plus exposés. Sommes-nous prêts, en France, dans nos entreprises et nos ports, à un Brexit sans accord ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes. - Je suis ravi de revenir au Sénat quelques jours après le débat sur le Conseil européen que nous avons tenu ensemble. Je partage une forme de frustration avec vous : lorsque nous avions prévu cette audition, il y a quelques semaines, j'espérais vous livrer le résultat de la négociation, ou, en tout cas, une réponse ferme et définitive sur notre relation future avec le Royaume-Uni. Malheureusement, ce n'est pas le cas : la négociation continue, ce qui ne constitue pas en soi une mauvaise nouvelle, mais elle ne pourra pas aller au-delà de la première quinzaine de novembre en raison des délais parlementaires européens et britanniques d'autorisation de ratification de l'accord. Nous sommes effectivement dans le dernier tronçon de la dernière ligne droite. Nous avons un sentiment de déjà-vu puisque nous avons connu de nombreux derniers tronçons ces dernières années. Mais cela prend toujours plus de temps qu'espéré.
Il faut être conscient, comme l'a dit le président Rapin, que plus rien ne sera comme avant, après le 1er janvier, dans notre relation avec le Royaume-Uni. C'est le résultat d'un choix que je regrette, mais qui est souverain. C'est le choix du Royaume-Uni, pas le nôtre. Nous ne saurions être le voisin poli qui ouvre la porte, offre le bouquet de fleurs et accepte de reverser l'intégralité des achats communs des quarante-cinq dernières années. Le Brexit a un coût collectif, puisqu'il ne crée pas de valeur ajoutée, mais ce n'est pas à l'Union européenne de régler la facture.
Nos priorités sont connues : la pêche et les conditions de concurrence équitable, le level playing field, ainsi que la gouvernance, qui y est étroitement liée. Quelle sera notre capacité à réagir à d'éventuelles violations des engagements du Royaume-Uni sur la relation future ? Nous ne saurions être impuissants face à une dérive britannique.
La pêche et les conditions de concurrence équitable sont des priorités absolument fondamentales, partagées unanimement par les Vingt-Sept, ce qui n'était pas forcément évident. Les conclusions sur le Brexit ont été adoptées en moins d'une heure au Conseil européen, ce qui est le signe d'une unité européenne réaffirmée.
Le 1er janvier, le visage du Brexit sera le visage de nos pêcheurs. Nous devrons pouvoir leur dire que leurs intérêts ont été défendus. Il n'y a aucune raison de céder à la pression britannique. Des points précis sont l'objet d'une attention très forte de notre part : l'avenir de la bande des 6-12 milles et l'accès garanti, stable et durable aux eaux britanniques. Nous ne pouvons pas dépendre d'une décision annuelle. Nous sommes aussi particulièrement vigilants sur certaines espèces de poissons qui constituent l'essentiel de nos pêches dans les eaux britanniques. L'accès à ces eaux doit être stable, durable et large, mais aussi réciproque. N'oublions pas que l'activité des pêcheurs britanniques dans nos eaux représente 150 millions d'euros par an. Je suis très ferme sur la réciprocité.
J'insiste aussi sur la filière. La transformation est réalisée pour l'essentiel dans l'Union européenne, en particulier dans les Hauts-de-France. C'est une activité nécessaire pour nous, mais plus encore pour les Britanniques. Ne sous-estimons pas nos forces dans cette négociation.
Nous ne devons pas, par naïveté - ce qui est parfois un syndrome européen -, isoler la question de la pêche. Nous voyons bien l'intérêt britannique de négocier d'une part l'accord commercial et d'autre part, ou plus tard, l'accord de pêche. Nous devons éviter d'isoler le domaine dans lequel le partenaire a l'avantage.
L'absence d'accord serait d'abord un souci pour le Royaume-Uni, même si nous avons évidemment le souhait d'en obtenir un. Cet accord est possible et souhaitable, mais il ne sera acceptable pour l'Union européenne que dans le strict respect des intérêts nationaux et européens. C'est très clair. La négociation a repris et se poursuit. Nous avons encore besoin de plusieurs jours, probablement deux semaines. Nous évaluons régulièrement, par les rapports de la task force, si nous sommes dans l'épure d'un accord acceptable ou non. Nous évaluerons sa qualité avant de le signer. Ce ne sera pas un accord à tout prix.
Plus rien ne sera comme avant. « Sommes-nous prêts ? », demande le président Cambon. Il y aura de toute façon des changements au 1er janvier. Même en cas d'accord, nous ne serons pas dans le prolongement de la situation actuelle. Il y aura des contrôles douaniers aux frontières, sachant que 80 % des marchandises allant du Royaume-Uni vers l'Union européenne passent par la France. Des contrôles sanitaires et phytosanitaires seront organisés. Nous avons recruté plus de 700 douaniers, plus de 300 membres de la police aux frontières et plus de 200 vétérinaires du ministère de l'agriculture. Le président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, a posé quelques questions spécifiques auxquelles nous allons répondre. Notre dispositif, dont le préfet Lalande est chargé, doit être en état de marche au 1er janvier. Comme mon collègue Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics, je me rendrai à nouveau sur ces points de contrôle pour vérifier que l'ensemble est opérationnel. Je n'ai pas d'inquiétude spécifique.
Concernant le tunnel sous la Manche, nous avons une habilitation de l'Union européenne pour remplacer le cadre européen par un cadre qui prolonge les règles actuelles, issues de règles européennes qui ne seront peut-être plus applicables au 1er janvier. Des mesures sont prêtes, unilatérales ou bilatérales, pour assurer la continuité du trafic.
M. Victorin Lurel. - J'ai l'impression que l'Europe est sûre de sa force. Cela me paraît bien fondé. C'est le cas aussi du Royaume-Uni, voulant faire la reconquête de sa souveraineté économique et politique. Dans l'hypothèse d'un no deal, contrairement à ce que l'on peut penser, le Royaume-Uni a des forces. La City est connue pour son efficacité financière. Elle n'est jamais entrée dans la zone euro. La pratique de la Banque centrale britannique n'est pas celle de la Banque centrale européenne (BCE), même si cette dernière conduit des politiques non conventionnelles. Nous aurions là un redoutable concurrent. Qu'avez-vous préparé en matière bancaire et financière pour résister à l'offensive britannique ?
Le Royaume-Uni a décidé de créer au moins dix ports francs offrant des facilités douanières, fiscales, urbanistiques. C'est aussi une offensive. Qu'a-t-on préparé en cas de no deal ? Si l'accord a lieu le 15 novembre, comment trouver le temps de finaliser les transpositions ?
Monsieur le ministre, vous avez été entendu mardi dernier à l'Assemblée nationale sur le programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei). Vous avez déclaré que le Premier ministre rencontrait la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, vendredi. Vous vous êtes engagés à ce que le Posei figure à l'agenda. Qu'est-ce qui a été obtenu pour préserver le budget du Posei dans la phase transitoire de la politique agricole commune ?
M. Olivier Cadic. - Je tiens à vous remercier pour le suivi apporté à mes questions exprimées le 14 octobre au sujet du respect des droits des citoyens français et européens résidant au Royaume-Uni. Je souhaite revenir sur les Français en situation de fragilité. D'après les estimations du consulat, il resterait environ plusieurs dizaines de milliers de compatriotes installés au Royaume-Uni qui n'ont pas encore fait leur demande de Settled Status. Certains se trouvent en incapacité de le demander, tandis que d'autres sont toujours inconscients de la nécessité de le faire avant le 30 juin 2021. À titre d'exemple, lors des échanges avec votre cabinet, j'ai évoqué le cas des enfants français placés d'autorité par les services sociaux dans des familles d'accueil britanniques. Il apparaît que ces enfants doivent postuler au Settled Status comme les autres. Il y a peu de chance que leurs parents adoptifs britanniques le fassent pour eux. Votre cabinet m'a répondu que la Chambre des lords avait voté un amendement prévoyant que le statut leur soit attribué automatiquement après recensement par les autorités locales. Après vérification auprès de Nicolas Hatton, président de The 3million, je relève que l'amendement a été rejeté à la Chambre des communes. Le problème reste donc entier.
De même, dans les maisons de retraite, nous savons que des personnes âgées françaises n'ont pas conscience qu'elles doivent s'enregistrer au Settled Status et qu'elles n'ont pas les moyens techniques d'y parvenir. Êtes-vous sûr que le consulat de France à Londres dispose des moyens nécessaires pour recenser et contacter individuellement ces Français en situation de vulnérabilité afin qu'ils ne se retrouvent pas en difficulté après le 30 juin 2021 ?
J'attire également votre attention sur l'avenir de la ligne à grande vitesse Eurostar. Elle constitue un enjeu clé pour les échanges économiques entre la France et le Royaume-Uni, qui demeure notre premier excédent commercial depuis de nombreuses années. Dans les circonstances exceptionnelles que la crise sanitaire de ces derniers mois a engendrées, Eurostar a réduit drastiquement le nombre de trains en circulation sur l'axe Paris-Londres, passant de dix-huit trains par jour à moins de cinq. Eurostar a annoncé qu'il ne desservira plus les stations intermédiaires Ebbsfleet et Ashford avant au moins 2022. Le Gouvernement entend-il mener des actions auprès d'Eurostar concernant le fléchage de l'aide à la SNCF, son actionnaire majoritaire, et les mesures d'allégement de redevance défendues par la France lors des négociations européennes des derniers jours pour veiller à la pérennité de cette liaison empruntée chaque année par plus de 10 millions de voyageurs ?
On entend souvent dire : mieux vaut pas d'accord qu'un mauvais accord. Permettez-moi d'opposer à cette formule le vieux dicton selon lequel un mauvais arrangement vaut toujours mieux qu'un bon procès. Car faute d'accord, il y aura beaucoup de litiges et de procès !
M. André Gattolin. - Je poserai deux questions, dont l'une est une coproduction avec mon collègue Jean-François Rapin sur la politique spatiale de l'Europe.
Ma première question porte sur le drame des migrations. Le nombre des traversées illicites de la Manche augmente. Pas plus tard qu'hier, quatre personnes sont décédées, dont deux enfants. On peut redouter que d'ici à la fin de l'année de tels drames se reproduisent. On lit dans la presse britannique que les questions de migration et de droit d'asile ne posent pas de difficulté pour le Royaume-Uni. Le Premier ministre explique que son pays n'a représenté l'an passé qu'un peu plus de 6 % des demandes d'asile, rejetant la responsabilité vers le reste de l'Europe. La semaine passée, un amendement a été repoussé dans une loi relative à la politique d'immigration post-Brexit qui permettait de poursuivre, conformément au règlement Dublin III, le regroupement familial. Comment évoluera la situation post-Brexit par rapport à ces demandes ?
Ma deuxième question, que je pose en mon nom et celui de mon collègue Jean-François Rapin, concerne la politique spatiale de l'Europe. Après le Brexit, le Royaume-Uni restera membre de l'Agence spatiale européenne. Début 2020, la Commission européenne avait exprimé des craintes concernant les mesures devant être prises par l'agence européenne pour éviter que son expertise ne soit exploitée par le Royaume-Uni. Ce point a-t-il été clarifié dans les négociations en cours ou est-il renvoyé aux discussions entre la Commission européenne et l'Agence spatiale européenne ?
Enfin, comment expliquez-vous les propositions de la présidence allemande du Conseil, très favorables au Royaume-Uni sur les articles 7 et 8 du règlement spatial européen concernant la participation d'État tiers à des programmes de l'Union, en particulier le programme de surveillance des débris ou Galileo ? Y a-t-il de la part de l'Allemagne une volonté d'utiliser la coopération spatiale comme une monnaie d'échange dans les négociations ?
Mme Michelle Gréaume. - En tant que sénatrice du Nord, je me permets de partager les inquiétudes des pêcheurs dans la région des Hauts-de-France. Comme vous l'avez rappelé, 30 % de la pêche française se fait dans les eaux britanniques, 75 % pour la pêche des Hauts-de-France. Emmanuel Macron a déclaré, lors du dernier Conseil européen, que les pêcheurs français ne seraient pas les sacrifiés du Brexit. Mais si l'Union européenne n'a jusqu'ici pas cédé aux demandes britanniques de renégociation de droits d'accès sur une base annuelle, il semble évident que des compromis sont envisagés. Jusqu'où l'Union européenne est-elle prête à aller dans le cadre d'un accord sur la pêche ? Dans quelle mesure les compromis envisagés peuvent-ils nuire à la France ?
M. Claude Kern. - Ma question porte sur l'énergie. Vous n'ignorez pas l'existence d'un projet privé d'interconnexion électrique franco-britannique nommé Aquind. En 2018, l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) a refusé d'accorder un statut dérogatoire au droit de l'Union à ce projet privé. Des négociations sont-elles en cours ?
M. Philippe Folliot. - Les relations entre l'Europe et la Grande-Bretagne ont toujours été compliquées. Rien de mieux pour régler les relations entre la France et l'Angleterre que la troisième mi-temps d'un match de rugby ! Ma première question concerne la situation très spécifique des citoyens britanniques installés en Europe, plus particulièrement dans le sud-ouest de la France. Nombre d'entre eux sont particulièrement bien intégrés. Sans accord sur le Brexit, la situation de ces personnes sera-t-elle étudiée ? Ma deuxième question concerne l'Écosse. Quid en cas de partition ?
Mme Véronique Guillotin. - À la suite de la conclusion de l'accord de retrait du 17 octobre 2019, Michel Barnier avait déclaré qu'il permettait d'apporter de la sécurité juridique et de la certitude là où le Brexit créait de l'incertitude. Si, depuis, nous avons adopté un certain nombre de dispositions législatives destinées à sécuriser quelques-uns des volets de cette séparation, en particulier la vie économique et la libre circulation, force est de constater que la posture de Boris Johnson brouille l'horizon sur des questions essentielles comme la pêche, la concurrence et le règlement des différends.
Sensibles à la question des déplacements transfrontaliers, devons-nous nous inquiéter, accord ou pas, du niveau de préparation des douanes à l'approche de l'échéance du 31 décembre ? Depuis la création du marché commun, le modèle économique des ports est fondé sur la fluidité du trafic. Le tunnel sous la Manche fonctionnait également de façon relativement ouverte. Où en sont aujourd'hui les infrastructures promises pour gérer les contrôles à la frontière franco-britannique ?
Par ailleurs, la neuvième session de la négociation entre l'Union européenne et le Royaume-Uni a avancé sur quelques sujets, dont celui de la coordination de la sécurité sociale. Où en sommes-nous sur ce point important pour nos concitoyens expatriés ?
M. Ludovic Haye. - Le Royaume-Uni n'est pas connu pour avoir été un élément moteur de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Or, depuis que sa décision de quitter l'Europe a été arrêtée lors du fameux référendum de 2016, le positionnement du Royaume-Uni est plutôt inattendu. Il multiplie les initiatives pour garder un rôle clé au sein de la PSDC. Cette décision tient évidemment plus du pragmatisme que du hasard : les liens de défense avec les États-Unis s'étant quelque peu assouplis depuis l'élection de Donald Trump, le Royaume-Uni a tout simplement peur de se retrouver isolé sur l'échiquier mondial. N'avons-nous pas là un argument puissant pour éviter une situation de no deal ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - M. Lurel a souligné à juste titre l'importance du secteur bancaire. Il s'agit d'un avantage britannique de longue date, mais nous ne devons pas non plus sous-estimer l'attractivité du passeport européen. C'était un atout majeur de la City, qui risque d'être perdu. Un certain nombre d'effets se font déjà ressentir en termes d'attractivité et de relocalisation. Dans cette compétition, Paris est la troisième ou la quatrième place financière à avoir bénéficié de ces changements. Par nos efforts, nous avons réussi à relocaliser l'Autorité bancaire européenne à Paris. C'est un élément important pour l'attractivité de notre place bancaire et financière.
Sur le fond, il n'y a pas d'accord bilatéral éternel ou durable sur la question de l'équivalence financière, c'est à dire de l'accès à notre marché de la part d'un pays désormais tiers. L'Union européenne vérifie régulièrement la qualité de la supervision en termes de ratios prudentiels. C'est une décision unilatérale. Le même mécanisme prévaut en matière de protection des données. Il ne peut donc y avoir sur ce point de dumping de la part des Britanniques. Aucune décision d'équivalence n'a été prise à ce stade : nous allons évaluer les premières décisions post-Brexit envisagées par le Royaume-Uni. Nous avons toutefois accordé par exception une prolongation au fonctionnement des chambres de compensation, qui sont nécessaires pour nos propres institutions financières.
Vous avez également évoqué les ports francs et la circulation entre le Royaume-Uni et la France. Plusieurs d'entre vous ont rappelé l'importance de notre relation commerciale avec le Royaume-Uni, qui est effectivement notre premier excédent commercial bilatéral. Peut-être plus encore sur le plan stratégique, nous n'avons jamais considéré le Royaume-Uni comme un adversaire ou comme un pays dont il faudrait s'éloigner. Il n'y a aucune inimitié dans le fait de défendre nos principes. Nous souhaitons évidemment un accord aux conditions qui ont été rappelées, mais nous appelons aussi de nos voeux une relation bilatérale prospère et durable entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Je rassure Christian Cambon, la covid n'empêchera pas une célébration du traité de Lancaster House le 2 novembre. Par ailleurs, le Président de la République souhaite que se tienne au début de l'année prochaine un sommet bilatéral dans un cadre clarifié.
L'annonce britannique sur les ports francs n'a en tout cas pas encore été suivie de mesures concrètes. S'il devait y en avoir, sous la forme d'un dumping réglementaire ou fiscal, c'est alors que notre robuste défense de conditions équitables de concurrence, insistant sur le respect de nos normes sociales et environnementales élevées, prendrait toute son importance. Il faut éviter que le Royaume-Uni ait accès au marché intérieur sans en respecter les règles. Notre négociateur a pour mandat de faire respecter le niveau d'exigences le plus élevé possible. Ne vous laissez pas impressionner par l'argument britannique selon lequel l'Union européenne serait moins exigeante envers d'autres partenaires commerciaux, notamment le Canada. De fait, le niveau d'exigences augmente dans l'Union à chaque négociation commerciale. Par ailleurs, tout accord commercial est adapté à la réalité du partenaire : les flux commerciaux entre l'Union européenne et le Royaume-Uni sont dix fois plus importants que ceux qu'elle a avec le Canada. Ne soyons ni timides ni honteux : continuons d'exiger les garanties les plus fortes possible en matière de concurrence équitable !
Concernant le Posei, lors de mon dernier déplacement à Bruxelles avec le Premier ministre et le ministre de l'économie et des finances, nous avons insisté sur l'importance de la préservation de son budget ; le Président de la République a tenu les mêmes propos à la présidente de la Commission. La mobilisation est totale ; elle a été entendue par Mme von der Leyen. Nous ne sommes d'ailleurs pas seuls à formuler cette revendication légitime : l'Espagne et le Portugal sont aussi engagés, de même que la Grèce. Nous ne sommes pas au bout du chemin, mais nous ne relâcherons pas la pression.
Monsieur Cadic, vous avez raison quant à la protection des droits des citoyens européens au Royaume-Uni : l'amendement adopté par la chambre des Lords n'est pas parvenu au bout du processus législatif. Nous porterons encore cette demande au cours des négociations ; à ce stade, il s'agit d'une décision britannique unilatérale. Nous souhaitons qu'une procédure allégée, sans vérification de la durée de résidence, soit mise en place pour les enfants des personnes concernées. Là aussi, nous ne sommes pas au bout du chemin ; un accord d'ensemble créerait sans doute une dynamique favorable au Parlement britannique pour atteindre cet objectif.
Vous avez aussi raison de poser la question des personnes âgées et vulnérables, qui ne sont pas toujours au courant des démarches et des échéances qui s'imposent à elles pour demander le statut auquel elles ont droit. Nos autorités consulaires sont mobilisées ; des courriers sont systématiquement envoyés aux ressortissants français au Royaume-Uni qui relèvent de ces catégories. Je m'assurerai encore que tous les efforts sont faits.
La liaison Eurostar est au coeur de notre relation économique avec le Royaume-Uni. Le trafic est actuellement très fortement réduit à cause de la covid-19. Dans la perspective du Brexit, une habilitation a été donnée à la France par l'UE pour négocier avec le Royaume-Uni, bilatéralement, l'avenir de la liaison ferroviaire, les licences des conducteurs de train et les exigences de sécurité, tout ce qui était jusqu'à présent soumis aux règles européennes. Au cas où cette discussion n'aboutirait pas d'ici au 31 décembre, le Parlement a habilité le Gouvernement à prendre des mesures unilatérales, au moins pour quelques mois ; des dispositions correspondantes devraient évidemment être adoptées par le Royaume-Uni. Le projet de décret en question est en cours de finalisation ; il doit être transmis au Conseil d'État pour que ce dernier filet de sécurité soit prêt. Je vérifierai la semaine prochaine avec les dirigeants de Getlink que toutes les autorisations de sécurité ont bien été demandées et délivrées. Il est en tout cas inconcevable de ne plus avoir de liaison Eurostar fonctionnelle au 1er janvier.
Monsieur Gattolin, la politique migratoire est un sujet que nous voulions porter dans la négociation d'ensemble avec le Royaume-Uni, mais nos partenaires européens, dont les besoins ne sont pas les mêmes, n'ont pas souhaité intégrer ce volet dans le mandat du négociateur. Cela ne nous empêche pas d'avoir un dialogue parfois difficile, mais constant, avec les autorités britanniques sur la gestion de la frontière et l'augmentation des passages en mer. Les accords du Touquet, complétés par le traité de Sandhurst, ont une logique : ils évitent humainement des prises de risque excessives en organisant une forme de gestion de la frontière britannique du côté français de la Manche. Cette démarche de coopération humanitaire n'est pas liée au droit de l'UE, ni donc au Brexit, mais c'est un service que nous rendons aux Britanniques. Le traité de Sandhurst a amélioré la contribution financière britannique à la gestion de leur frontière. Certaines déclarations parlementaires ou gouvernementales britanniques reprochent à tort à la France une certaine inaction : nous défendons loyalement un intérêt vital britannique. Récemment, plus de petites embarcations tentent le passage ; des moyens sont développés, sous l'autorité du ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, pour mieux contrôler les départs et démanteler des filières. Hélas, cela n'empêche pas les drames. Nous discutons donc avec les autorités britanniques de la possibilité d'améliorer la situation, par des patrouilles conjointes et un meilleur recueil de renseignements en amont. Des solutions beaucoup plus dangereuses et inefficaces sont évoquées ; nous ne souhaitons pas aller dans cette direction.
Concernant la politique spatiale, un cadre sera de toute façon maintenu : l'Agence spatiale européenne. Le Royaume-Uni en est un contributeur important et le restera. Par ailleurs, on peut se féliciter de la montée en puissance actuelle de la politique spatiale européenne, sous l'autorité du commissaire Thierry Breton ; le budget de cette politique dépassera 15 milliards d'euros au cours de la prochaine période de programmation financière. Le Royaume-Uni n'y participera pas. Pour ce qui concerne le projet Galileo, il n'est pas exclu que le Royaume-Uni le rejoigne en tant qu'État tiers, ce qui signifie qu'il n'y bénéficiera pas des mêmes droits, notamment en matière d'usage du programme pour des questions de défense et de sécurité.
M. André Gattolin. - Je m'interrogeais sur les conditions d'admission en tant qu'État tiers au programme Galileo ; alors que l'Agence spatiale européenne est un projet purement civil, Galileo a une dimension duale, avec des objectifs de défense. C'est pourquoi du doigté est nécessaire dans la nouvelle relation avec le Royaume-Uni.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Galileo est bien le seul programme spatial avec cette dimension duale. Dès lors, en tant qu'État tiers, le Royaume-Uni n'aurait pas accès au coeur de l'information, qui constitue un élément de souveraineté européenne ou d'autonomie stratégique, ce qui exclut qu'il soit confié à quelque État tiers que ce soit. De même, la présence de certaines infrastructures sur le territoire britannique est impossible ; certaines sont d'ailleurs rapatriées sur le continent.
Madame Gréaume, concernant la pêche, permettez-moi de conserver une forme d'opacité quant aux paramètres fins de la négociation. Ils sont entre les mains de Michel Barnier ; surtout, il serait risqué d'évoquer des chiffres de compromis, des concessions possibles qui deviendraient la nouvelle référence de la négociation, alors que les Britanniques n'ont eux-mêmes pas exprimé précisément leurs demandes, hormis des demandes évidemment inacceptables, où notre accès à leurs eaux pourrait être remis en question chaque année et serait détaché de l'accord global. Nous avons des priorités : l'accès à la bande entre six et douze milles des côtes est très important, moins pour le chiffre d'affaires global des pêcheries françaises que parce qu'il concerne principalement des entreprises artisanales et familiales, qui font l'objet de notre attention particulière. Cette sensibilité n'est pas partagée par tous nos partenaires ; les pêcheries néerlandaises, par exemple, sont beaucoup plus industrialisées. Nous demandons aussi des efforts potentiels réciproques. Il est hors de question que nous sacrifiions notre chiffre d'affaires global et que les Britanniques gardent en même temps un accès complet à nos eaux. Un accès stable et durable aux eaux britanniques est nécessaire : nous refuserons toute situation où nous serions soumis à une annualité unilatérale entre les mains des Britanniques. En tout cas, il n'est ni légitime ni productif de faire des concessions alors que les Britanniques ne montrent pas, à ce stade, de signes d'ouverture. La situation ne sera pas la même après le 1er janvier, mais les Britanniques ne doivent pas croire que nous accepterons n'importe quel accord sous prétexte que ce serait mieux que le no deal.
Monsieur Kern, vous avez évoqué les projets énergétiques franco-britanniques. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) a bien gelé les autorisations de tous les projets impliquant le Royaume-Uni, hormis ceux qui étaient presque finalisés. Nous avons soutenu cette approche, car il convient en premier lieu de déterminer le cadre futur de la relation avec le Royaume-Uni. L'accès au marché énergétique européen est un besoin fondamental pour les Britanniques, encore plus que les enjeux relatifs à la pêche pour nous. Le régulateur prendra donc sa décision au vu du résultat des négociations sur l'accès réciproque au marché de l'énergie.
Monsieur Folliot, j'apprécie votre comparaison sportive. Filons-la : la négociation de l'accord de retrait a été la première mi-temps ; la deuxième est consacrée à l'accord sur la relation future. Le but n'est pas de créer du contentieux, mais de défendre nos intérêts face à un pays qui a fait un choix nous obligeant à une fermeté européenne. Peut-être une troisième mi-temps, en début d'année prochaine, nous permettra-t-elle de nous retrouver sur certains sujets spécifiques, comme les relations stratégiques.
Sur le séjour des citoyens britanniques en France, il est déjà acquis aux termes de l'accord de retrait que ceux qui peuvent justifier de cinq ans de résidence en France avant le Brexit auront droit à un titre de séjour ; ceux qui sont déjà établis, mais depuis moins de cinq ans, auront droit à un titre de séjour provisoire ; ils pourront ensuite obtenir un titre durable. Quant aux Britanniques ayant une résidence secondaire dans notre pays, ils pourraient être dispensés de visa de long séjour - cela dépend des négociations en cours. En tout état de cause, ils seront dispensés de visa pour les séjours de moins de trois mois : nous ne comptons pas nous priver de leur présence.
Concernant l'Écosse, il ne m'appartient pas de m'immiscer dans une affaire de politique intérieure britannique ni de faire des pronostics, même si nous savons l'attachement des Écossais au marché intérieur et à l'Union européenne au sens large.
Madame Guillotin, concernant l'état de préparation de nos douanes, j'ai été tout à l'heure imprécis sur les chiffres : 700 douaniers ont été recrutés, et 320 vétérinaires. Nous sommes bien préparés. Olivier Dussopt s'est rendu à Boulogne-sur-Mer pour s'assurer du dispositif et des tests seront conduits dans les prochaines semaines pour s'assurer de sa robustesse.
Quant aux questions de coordination relatives à la sécurité sociale, elles sont encore en cours de négociation. Celle-ci a avancé, mais rien n'est agréé tant que tout n'est pas agréé ; je ne pourrai donc pas vous offrir un état des lieux précis avant au moins une dizaine de jours.
Monsieur Haye, pourriez-vous me rappeler le dernier point de votre question ?
M. Ludovic Haye. - Je faisais remarquer que le Royaume-Uni n'avait pas joué de rôle moteur dans la politique de sécurité et de défense commune avant le référendum de 2016, mais qu'ils semblent depuis lors beaucoup plus engagés sur ce sujet. Les Britanniques se sentent plus isolés depuis l'élection de Donald Trump. N'est-ce pas un argument majeur pour la conclusion d'un accord ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - C'est un des domaines que les Britanniques n'ont pas souhaité intégrer dans la négociation actuelle, mais que nous approfondissons de manière bilatérale. Il y a une forme de paradoxe : les Britanniques sont plus allants aujourd'hui pour certaines coopérations stratégiques avec l'UE. Pour ne pas perdre le Royaume-Uni à cet égard, le Président de la République a lancé dès septembre 2017 l'Initiative européenne d'intervention, format souple de coopération sans institutionnalisation. C'est un moyen de rester ensemble pour l'analyse des menaces stratégiques ; peut-être demain y aura-t-il des coopérations capacitaires. Je crois que le Royaume-Uni restera européen à cet égard. On le voit déjà dans les positions prises sur la question iranienne ; le Royaume-Uni s'est aussi associé, de fait, aux mesures européennes sur la Biélorussie. Nous devons essayer, sans sacrifier notre autonomie de décision, de maintenir le Royaume-Uni dans un format de coopération stratégique européenne.
M. Ludovic Haye. - N'y a-t-il pas un risque d'Union européenne à la carte ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - C'est bien pourquoi nous sommes aussi vigilants et fermes sur la question des conditions de concurrence équitable. L'Union européenne a pour socle le marché unique, mais aussi nos valeurs politiques, qui ne sont pas négociables. Si un État tiers veut s'associer à ce marché, il doit en respecter les règles, mais aussi les valeurs. Si ce socle est solide, un degré de différenciation ne me choque pas : il existe déjà dans les accords de Schengen, ou encore dans le programme Erasmus, qui sont des formes de coopération ad hoc. Sinon, on obtient ce qui, honnêtement, se voit parfois au sein même de l'Union européenne : la solidarité européenne sans l'État de droit, par exemple.
Présidence de M. Olivier Cadic, vice-président
Mme Catherine Fournier. - L'Eurostar est bien au coeur de la relation économique avec le Royaume-Uni. Nous avons une gare à la frontière de l'espace Schengen et, désormais, de l'Union européenne : la gare de Calais-Fréthun, qui constitue un vrai vecteur économique. Si l'Eurostar s'arrête à Ebbsfleet et Ashford, peut-on convenir qu'il s'arrêtera aussi à cette gare ?
Une conséquence majeure du Brexit est la fin de la primauté du droit européen de la concurrence sur celui du Royaume-Uni, notamment pour les opérateurs britanniques intervenant sur le marché intérieur. Comment se déroule la négociation sur ce sujet ? Que se passera-t-il en l'absence d'accord ?
D'après M. Ivan Rogers, ancien ambassadeur britannique auprès de l'Union européenne, plusieurs responsables européens estiment que M. Johnson scrute l'élection présidentielle américaine avant de poursuivre les négociations avec l'UE. Pensez-vous que cette élection aura un impact sur les négociations ? Quels scénarios prévoir ?
Mme Laurence Harribey. - Pourriez-vous évoquer plus précisément la protection des données personnelles ? Où ce dossier en est-il ? Un accord d'adéquation avec le Royaume-Uni peut-il être envisagé ? Le transfert de données sera soumis aux outils du règlement général sur la protection des données (RGPD) à compter du 1er janvier, à moins que la Commission considère que le Royaume-Uni garantit un niveau de protection adéquat et qu'un accord soit conclu, sur le modèle du Privacy Shield avec les États-Unis.
Mme Pascale Gruny. - Où en est le projet de land bridge, qui doit permettre aux poids lourds de circuler sans formalités douanières entre la République d'Irlande et la France via le Royaume-Uni ?
Par ailleurs, si des ports francs étaient mis en place, nous souhaiterions savoir sous quelles conditions et avec quelles contreparties.
M. Didier Marie. - Je suis confronté aux inquiétudes de nombreux pêcheurs artisanaux. Le refus européen de négociations annuelles sur les droits d'accès et les quotas est une très bonne chose, mais pouvez-vous nous garantir qu'il n'y aura pas d'accord séparé sur la pêche ? Des différences d'appréciation entre États membres semblent exister à ce sujet.
Par ailleurs, qu'en est-il de la reconnaissance par les Britanniques du rôle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ?
Boris Johnson a beaucoup mis en avant l'accord commercial qui vient d'être signé entre le Royaume-Uni et le Japon, mais il semble que cet accord permette simplement au Royaume-Uni, pour l'essentiel, de préserver les acquis de l'accord existant entre le Japon et l'UE. Avez-vous des éléments d'analyse de cet accord ? Le Royaume-Uni a-t-il obtenu des concessions particulières qui nécessiteraient une vigilance spécifique de notre part ?
M. Daniel Gremillet. - Ma question porte sur les échanges agricoles entre le Royaume-Uni et l'Europe. Hier soir, par un vote unanime, le Sénat a adopté un texte prévoyant que l'ensemble des productions offertes à la vente sur notre territoire devront correspondre aux exigences de la réglementation française. Aujourd'hui, lors de la séance aux questions d'actualité au Gouvernement, M. le ministre de l'agriculture a déclaré que, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, les États membres ont une position commune sur le conditionnement du versement d'une portion des aides de la politique agricole commune à des mesures environnementales. Dans quel contexte les futurs échanges entre le Royaume-Uni et l'UE se feront-ils, compte tenu de cette position très forte prise au niveau communautaire ?
Mme Gisèle Jourda. - En ces temps troublés, la coopération policière et judiciaire représente un enjeu prégnant. Le Brexit remet en cause les politiques nouées autour d'Europol et Eurojust. Le mandat d'arrêt européen et la décision d'enquête européenne sont remis en question. On sait combien on a eu de mal à obtenir la participation des Britanniques à ces politiques. Où en est-on ? Les systèmes d'information sont-ils débranchés ? Comment sont traitées ces questions dans les négociations ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Madame Fournier, sur l'arrêt de l'Eurostar à Calais-Fréthun, je ne suis pas en mesure de vous dire si nous pourrons donner droit à cette demande, mais j'en prends note et je m'engage à la relayer auprès de mon collègue des transports et de l'opérateur concerné.
En ce qui concerne le rôle des élections américaines dans l'attitude britannique, il ne nous appartient pas de nous immiscer dans cette relation du grand large, mais le Royaume-Uni se rend compte en cette matière qu'il est peut-être plus européen qu'il ne le pensait et que son opinion est sensible aux questions de qualité alimentaire, d'environnement et de santé. Justement, un point soulevé lors des négociations commerciales entre ces deux pays était la reconnaissance mutuelle des standards alimentaires et le respect des normes ; pour l'instant, ces négociations semblent avoir peu progressé. Les États-Unis seront vigilants - Joe Biden l'a dit, mais je pense que Donald Trump le pense également - au respect par les Britanniques de leurs engagements ; Nancy Pelosi et d'autres personnalités américaines ont dit ne pas vouloir signer d'accord commercial avec un pays qui ne respecte pas ses engagements internationaux.
Pour ce qui nous concerne, nous souhaitons éviter les réexportations sans vérification du respect initial de nos standards dans les procédés de production. C'est ce sur quoi nous devrons être vigilants, si un accord commercial est conclu entre le Royaume-Uni et les États-Unis.
L'accord commercial conclu entre le Japon et le Royaume-Uni est un bon exemple, monsieur Marie. En effet, selon nos informations, cet accord est, à 99 %, voire davantage, le décalque de l'accord signé entre l'Union européenne et le Japon ; sans cela, il n'aurait pu être négocié dans ces délais... C'est donc évident, la souveraineté est loin d'être mieux protégée en n'étant que nationale. J'en suis convaincu, si l'accord entre l'Union européenne et le Japon n'avait pas été préalablement conclu, les Britanniques seraient encore en train de négocier avec le Japon et l'accord leur serait probablement moins favorable. L'Europe n'est pas parfaite, sans doute, mais c'est la première puissance commerciale mondiale et elle pèse plus dans les négociations commerciales qu'une économie nationale, si importante soit elle, engagée dans une négociation bilatérale.
Madame Harribey, la question de la protection des données personnelles est très importante. Au 1er janvier prochain, les Britanniques respecteront les mêmes règles que les nôtres, mais nous garderons un levier unilatéral et, si les Britanniques dégradaient, dans les mois qui suivent, leurs standards par rapport au RGPD, nous réévaluerions nos contreparties. Du reste, si nous négligions de le faire - vous avez cité le Privacy Shield, qui a succédé au Safe Harbour, dans le cadre de la protection des données personnelles entre l'Union et les États-Unis -, la Cour de justice de l'Union européenne nous imposerait un nouveau cadre de protection de nos données avant tout nouveau transfert. Les institutions européennes vérifient scrupuleusement le respect de nos standards et cela s'appliquera si l'on soupçonne un dumping britannique en la matière.
Madame Gruny, votre question portait sur notre relation avec l'Irlande et en particulier sur la question du land bridge. Nous avons la garantie que les transferts de marchandises transitant par le Royaume-Uni, mais ne relevant que d'un mouvement Irlande-France, seront considérés comme une circulation au sein du marché intérieur. Nous préserverons ce land bridge.
Sur les contreparties des ports francs, il n'y a rien de tangible pour l'instant, ce n'est qu'une alerte. Il y a effectivement des risques de désalignement ou de dumping britannique dans plusieurs domaines. Je ne crois pas à un « Singapour-sur-Tamise », à un dumping généralisé, parce que ce n'est pas, au fond, le modèle européen des Britanniques et que l'on construit une relation commerciale dans la durée, mais nous devons nous préparer à des actions ciblées de dumping dans tel ou tel domaine, moins encadrés que la finance : chimie, industrie automobile ou autres.
Monsieur Marie, il n'y aura pas d'accord séparé sur la pêche et il ne peut y en avoir un ; ce serait trop facile. Nous ne céderons pas à la technique du salami, c'est très clair pour nous et ça l'est maintenant pour les Vingt-Sept. Nous n'accepterons pas un accord séparé - ni un accord conclu à part, ni le fait de considérer la pêche comme une variable d'ajustement - et ce n'est pas non plus l'optique de Michel Barnier. Ce dernier a été très clair à l'égard des Britanniques : il ne négociera pas la question de la pêche à la dernière heure de la dernière nuit, ce qui reviendrait à un accord séparé. La question de la pêche a donc été abordée lors des négociations de cette semaine afin de ne pas isoler cette question. Cela dit, je prends note de votre vigilance, qui nous aide, car nous pouvons en faire état auprès du négociateur. Pour l'instant, la fermeté et l'unité ont été exemplaires ; il faut les maintenir jusqu'au bout, il faut tenir bon.
Vous avez également évoqué le rôle de la Cour de justice de l'Union européenne. Ce point de difficulté était, pour le Royaume-Uni, plus symbolique qu'autre chose, mais ce qui compte pour nous, c'est l'efficacité ; on doit pouvoir vérifier le respect des règles, notamment en matière d'aides d'État, et sanctionner les manquements. La Cour est compétente pour l'application de l'accord de retrait ; pour les relations futures, le négociateur explore des solutions permettant de garantir l'application de notre niveau d'exigence réglementaire.
Vous posez la question du respect de nos normes en matière agricole, monsieur Gremillet ; cela vaut d'ailleurs tant pour nos relations avec le Royaume-Uni que dans le cadre du CETA ou du Mercosur, même si c'est encore plus important à l'égard des Britanniques, avec qui nos échanges agricoles sont dix fois plus importants qu'avec le Canada. On arrive assez bien à assurer le respect de nos normes sanitaires et environnementales - aucun produit n'entre en Union européenne s'il ne respecte nos normes alimentaires - ; en revanche, on a encore du mal à reconstituer, techniquement, les procédés de production, qui peuvent présenter un avantage comparatif. C'est au travers de règles unilatérales que nous lutterons efficacement contre le dumping et les subventions.
Vous avez souligné le rôle du ministre Julien Denormandie pour le verdissement de la politique agricole commune (PAC) à Luxembourg, la semaine dernière. Les écorégimes sont un facteur important de verdissement équitable : non seulement le seuil est ambitieux - au moins 20 % des dépenses du premier pilier de la PAC -, mais il est obligatoire, aucun pays ne peut s'en abstenir. Sans cela, nous sommes vertueux seuls et ce n'est ni efficace ni équitable.
Madame Jourda, la coopération judiciaire et policière est effectivement un enjeu prioritaire de la négociation. Je ne sais où nous aboutirons, mais ce serait dans l'intérêt de tous que les Britanniques gardent l'accès à certains de nos outils ou bases de données en matière de renseignement, de protection des frontières et de coopération judiciaire et policière. Néanmoins, nous devons aussi protéger l'autonomie européenne ; le Royaume-Uni ne doit pas pouvoir accéder, en tant qu'État tiers, à toutes les informations injectées dans les outils.
Sur le mandat d'arrêt européen, les Britanniques sont plus fermés ; nous souhaiterions en garder le principe, au travers de cet outil ou d'un autre. On l'a vu en matière terroriste, ce dispositif a permis d'accélérer de plusieurs années le transfèrement de certaines personnes. Le Royaume-Uni en fait un enjeu de souveraineté, mais il est dans l'intérêt de tous de préserver une coopération en la matière, car cela fonctionne dans les deux sens.
M. Alain Cadec, président. - Je vous remercie de la qualité de vos réponses. Il s'agit d'un dossier compliqué ; on se trouve dans la période critique, où tout se joue, et nous avons des inquiétudes sur le résultat de ces ultimes négociations. Le Royaume-Uni joue la montre, c'est difficile. La décision finale appartiendra aux Vingt-Sept ; ce n'est pas un accord bilatéral avec la France. Or celle-ci est plus concernée dans certains domaines, comme la pêche.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Pour que cet accord, y compris sur la pêche, soit accepté, il faudra l'unanimité ; je ne souhaite pas que la France adopte une posture de blocage, mais son accord est requis. Je comprends votre préoccupation et elle nous aide à exprimer ces préoccupations collectives. Les pays ne sont pas tous pêcheurs, mais tous sont solidaires. Par ailleurs, il faut dire à nos pêcheurs que c'est l'Europe qui les défend.
M. Olivier Cadic, président. - Nous sommes heureux d'apprendre qu'un accord est encore possible, car l'absence d'accord serait la pire des situations et nous espérons que la défense ne pâtira pas trop du Brexit. Nous sommes unis à vos côtés pour cette dernière ligne droite.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Ce message aide notre négociateur à défendre nos priorités européennes. Nous tirons deux leçons : le Brexit ne crée pas, pour le Royaume-Uni, de valeur ajoutée, ce qui montre l'apport de la coopération européenne ; en outre, il a constitué un test, réussi jusqu'à présent - mais tout est encore possible -, pour démontrer la capacité de l'Union européenne à défendre, enfin, ses intérêts.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 20.