Mercredi 1er juillet 2020
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition de S.E. M. Ismaïl Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France
M. Christian Cambon, président. - Monsieur l'Ambassadeur, cher Ismaïl Hakki Musa, nous sommes heureux de vous accueillir ce matin car, lorsque des crises et des tensions surviennent entre amis, la moindre des choses est de s'en expliquer avec franchise, sans naïveté, afin que l'on puisse agir utilement à la diminution de la tension qui agite actuellement la relation entre la France et la Turquie. Je veux rappeler les liens traditionnels, historiques, amicaux, que nous avons avec ce pays, ainsi que les liens économiques très nombreux. Nous avons eu de nombreuses occasions, par le passé, de partager des analyses communes.
Depuis un certain temps, toutefois, tant vis-à-vis de nos alliés de l'OTAN que vis-à-vis de la France elle-même, un certain nombre de points de divergence se font jour, avec pour point culminant l'incident naval qui a eu lieu au large des côtes de Libye. Cet incident fait suite à une série de questions. Le fait que la Turquie se lance dans l'acquisition de missiles russes S400, qui risquent de menacer l'interopérabilité entre alliés, avait été diversement apprécié au sein de l'OTAN. Il y a eu l'offensive turque en Syrie et en Irak contre les milices kurdes, nos alliées dans la lutte contre Daesh. Il y a eu les forages gaziers illégaux dans les eaux chypriotes. Vous aviez été invité à vous expliquer sur le sujet, en présentant un certain nombre d'éléments. L'analyse internationale qui est faite de ce problème démontre notamment que le droit de la mer ne semble pas avoir été respecté. D'autres incidents se sont produits.
Ces différents évènements nous ont inquiétés. Plus récemment, nous avons pris connaissance de ce très grave incident survenu entre les forces navales turques et la frégate française Courbet, laquelle était en service commandé dans le cadre d'une mission de l'OTAN. Je rappelle qu'elle protégeait l'embargo sur les armes au large de la Libye, le 10 juin. Cette mission de la frégate Courbet s'inscrivait dans l'opération OTAN Sea Guardian, qui vise à contrôler cet embargo. Elle a voulu procéder au contrôle d'un navire sous pavillon tanzanien, qui était suspecté de transporter des armes à destination du théâtre libyen. Or ce bâtiment tanzanien, censé transporter des denrées humanitaires, était entouré de trois bâtiments de la marine turque qui escortaient ce bâtiment de commerce. Comment expliquer cette présence très militarisée autour de ce bateau « humanitaire » ? Comment par ailleurs expliquer l'utilisation abusive de l'indicatif OTAN par les navires turcs, alors qu'eux-mêmes n'étaient pas en mission pour l'Alliance ?
Lors de la prise de contact avec le cargo suspect, un navire militaire turc qui l'escortait a, à trois reprises, illuminé la frégate française, c'est-à-dire qu'il a fait usage de son radar de conduite de tir, ce qui est tout à fait inhabituel et constitue, je le rappelle, la manoeuvre ultime avant l'ouverture du feu, ce qui est tout de même assez étrange entre alliés de l'OTAN. Des membres de l'équipage se sont également postés en casque lourd et armés sur le pont du navire turc. Ce n'est que grâce au professionnalisme et au sang-froid de l'équipage du Courbet que le niveau de violence a pu baisser.
Vous savez que la France a protesté. La ministre des Armées, Florence Parly, a immédiatement saisi les instances de l'OTAN, la semaine dernière. Deux jours avant l'incident, vous vous réjouissiez vous-mêmes, par un tweet, d'un exercice de formation entre une frégate turque, deux frégates italiennes et la frégate Courbet au sein du groupe maritime permanent OTAN-2. La marine turque ravitaille un jour la frégate Courbet dans un exercice conjoint, la menace d'un tir de missile le lendemain : c'est assez troublant ! Vous comprenez donc l'émotion qu'a suscité cet incident et notre incompréhension, ce qui appelle des explications. Comme vous le savez, la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat s'efforce d'être la plus objective possible. Nous souhaitons comprendre ce qu'il s'est passé et entendre votre interprétation de cet incident.
Je rappelle que la Turquie a souscrit un certain nombre de principes lors de la conférence de Berlin en janvier dernier. Elle s'était engagée à respecter l'embargo des Nations unies sur les armes à destination de la Libye ainsi que le principe de non-ingérence dans le conflit qui sévit dans le pays. Or les évènements contredisent cette prise de position, puisqu'il est manifeste que la Turquie cherche à disposer de nouveaux points d'appui en Libye. Je pense notamment aux bases militaires de Misrata et Al-Watiya. Vous nous direz quelles sont les ambitions de la Turquie en Libye (qui se trouve à une quarantaine de kilomètres des côtes européennes) et si la Turquie a l'intention d'appliquer l'accord de Berlin ?
Comme vous le savez, l'OTAN a déclenché, à la demande de la France et sous l'impulsion de son secrétaire général, une enquête afin de faire toute lumière sur l'incident maritime. D'une façon générale, la France a demandé que soit réexaminée la situation de la Turquie par rapport à ses alliés au sein de l'OTAN, car c'est toute l'alliance atlantique qui risque d'être fragilisée si les incidents de ce type se multiplient.
Ce contexte ne cesse de se détériorer puisque les dépêches d'hier faisaient état de déclarations de votre ministre des Affaires étrangères particulièrement agressives vis-à-vis de la France, estimant que la France cherchait à installer la Russie en Libye. Nous conduisons certes un dialogue avec la Russie mais sommes en contradiction totale avec les Russes à propos de l'Ukraine et de la Crimée. Je ne vois pas pourquoi nous aurions intérêt à faciliter leur implantation en Libye ! La France a toujours la même politique : elle parle à tous les acteurs. Reconnaissant le gouvernement de Tripoli, il n'est guère étonnant qu'elle ait eu des contacts avec le maréchal Haftar puisque ce sont deux entités qui cherchent, l'une et l'autre, à s'imposer en Libye. La France a tenté d'organiser des conférences internationales, dont l'une a eu lieu à Paris, sous l'égide du président Macron. Nous considérons que les attaques répétées du ministre des Affaires étrangères turc sont disproportionnées par rapport aux efforts que la France tente d'accomplir pour amener la paix dans une région du monde qui en a bien besoin : la Libye est devenue le champ de manoeuvre et d'affrontement nombreux intérêts, avec pour conséquence d'alimenter les trafics de toutes sortes en direction du Sahel, où la France assume, là aussi, des responsabilités complexes.
Si la Turquie cherche à faire valoir ses intérêts dans cette partie du monde, la manière dont elle procède nous paraît inamicale. C'est la raison pour laquelle j'avais souhaité que vous soyez entendu, afin que nous en débattions. Je vous laisse la parole, Monsieur l'Ambassadeur.
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa, ambassadeur de Turquie en France.- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie pour votre accueil. Je dois dire que j'ai toujours reçu un accueil chaleureux sous ce toit. Vous avez évoqué certains éléments de l'actualité mais je suis plus sensible à votre propos de départ, lorsque vous qualifiez le contexte en prenant l'image des tensions et querelles qui peuvent survenir dans une famille. Je me situe dans le même état d'esprit. Il nous incombe à nous tous, personnes responsables, de voir et revoir tout ce qui nous préoccupe, avec beaucoup de responsabilité, en ayant à l'esprit le fait que la France et la Turquie entretiennent des relations qui s'étendent dans de nombreux domaines. Près de 2 000 entreprises françaises opèrent en Turquie. Nous avons des relations économiques, commerciales, politiques, scientifiques, historiques. Il faut gérer les tensions susceptibles de se faire jour en ayant tout cela à l'esprit.
Je suis l'actualité en France et la presse est préoccupée par ce qu'il se passe en Libye, en Syrie et ce qu'il s'est passé en Méditerranée entre les bâtiments maritimes français et turcs. J'ai voulu préparer un propos qui réponde à ces préoccupations de l'opinion publique française. Il couvre les éléments que vous avez eu l'amabilité de partager avec nous dans votre propos introductif.
De nombreuses questions tournaient manifestement autour de la compréhension des motivations de la présence de la Turquie en Libye. Nous connaissons la situation sur le terrain : depuis 2011, il n'existe quasiment plus d'autorité centrale. Le pays est engagé dans une guerre interne qui a des imbrications externes, rendant la situation douloureuse. En 2015 est intervenu un accord politique, à Skhirat au Maroc. Nous l'avons tous endossé (Turquie, France, Nations unies et tous les pays concernés).
En dépit de cela, des tensions internes sont apparues en Libye. Une personnalité qui se désigne comme général, Monsieur Haftar, a tout fait pour déconnecter cet accord politique de son contexte. Monsieur Haftar s'est lancé dans une attaque militaire dont le tournant est survenu en avril 2019. Il y a encore deux ou trois mois de cela, si nous n'avions rien fait, Tripoli serait tombée dans les mains de Monsieur Haftar. Y sommes-nous prêts ? Nous reconnaîtrions l'autorité politique d'un gouvernement tout en restant dans l'expectative alors qu'il est attaqué de toutes parts. C'est bien cela qui explique la présence de la Turquie en Libye. La Turquie n'était d'ailleurs pas le seul pays invité par le gouvernement légitime de Tripoli. L'OTAN y a été invitée, ainsi que quatre autres pays, dont la France, pour aider ce gouvernement. Il ne faut pas être ambivalent : soit nous assumons nos responsabilités en soutenant ce gouvernement légitime, soit on le laisse se démener seul. La Turquie a répondu par l'affirmative en soutenant ce gouvernement légitime que nous avons tous reconnu, dans la communauté internationale. Elle se situe ainsi dans la stricte légalité, en répondant à une invitation qui émanait du gouvernement légitime à Tripoli.
Sans cette intervention turque, ce gouvernement légitime ne serait pas présent actuellement à Tripoli. Pourrions-nous le tolérer ?
Que veut le gouvernement légitime de Tripoli ? Il veut - et nous le comprenons - que les forces de Monsieur Haftar se retirent aux frontières, à la ligne de démarcation de 2015, au moment où l'accord de Skhirat, au Maroc, a été signé. Cette ligne de démarcation passerait quelque part à l'Est de Sirte et au Sud de Jufra, qui sont encore contrôlées par les éléments d'Haftar. Le gouvernement central libyen demande le retrait des forces d'Haftar de ces deux localités. Il demande aussi qu'une véritable feuille de route soit établie et mise en oeuvre. De surcroît, alors le pays s'appauvrit et ne peut vendre de pétrole, Monsieur Haftar applique un embargo qui empêche la société nationale libyenne d'exporter du pétrole vers l'étranger pour subvenir aux besoins de la population. Les demandes de ce gouvernement, que nous avons tous reconnu, sont donc légitimes.
Je voudrais revenir au point qui semble le plus sensible, pour vous, monsieur le président et mesdames et messieurs les sénateurs, à savoir cet incident entre les navires français et turcs. J'ai essayé d'établir la séquence des évènements. Elle apparaît à l'écran. Comme le savent les marins, ainsi que les forces armées d'une façon générale, les usages maritimes ne prévoient pas que l'on interroge un navire trois fois dans la même journée. Le navire turc a été interrogé à quatre reprises en 24 heures. C'est du jamais vu. C'est comme si l'on doutait des intentions de la partie turque.
Dans un premier temps, le navire turc est interrogé par un navire grec qui opère dans le cadre de l'opération Irini, HS Spetsai, à 3 heures 43 Zulu. Quelques heures plus tard, le navire italien ITS Carabinieri interroge également, dans le cadre d'une mission de l'OTAN, le navire turc. Dans les deux cas, tout se déroule normalement. La troisième fois que le navire est interrogé, à 16 heures 48, les pratiques employées ne sont pas habituelles au regard des usages maritimes. On observe une vitesse extrêmement élevée de 20 noeuds, avec un grand angle de gouvernail. J'attire votre attention, mesdames et messieurs les sénateurs, sur la carte projetée, qui a été diffusée à l'OTAN. Au début, la frégate Courbet a une vitesse de 15 noeuds. Le navire français suit le tracé rouge, passe entre deux navires, puis contourne le Goko. Lorsque, sur la route, on vous fait une queue de poisson, vous êtes énervé et cela risque de provoquer un incident. La manoeuvre de la frégate Courbet s'apparente à une queue de poisson, une manoeuvre très rapide pour se positionner devant le navire turc, Oruçreis. Celui-ci n'éclaire pas la frégate Courbet, qu'il a ravitaillée le même jour. Il a seulement désigné le Courbet pour surveiller les manoeuvres, car il ne sait pas ce qu'il se passe. Voyant manoeuvrer le Courbet à une vitesse accélérée, il faut qu'il l'observe et tourne la caméra vers la frégate. Dans le système embarqué sur ce navire, le radar et la caméra sont incorporés et changent d'orientation en même temps. Il n'y a toujours pas d'illumination. Il n'active pas le radar de contrôle du tir. Nous avons remis ces éléments à l'OTAN. Je vous invite, mesdames et messieurs les sénateurs, à observer cela de près. Toute l'appréciation de la situation repose sur ces données techniques.
Vous voyez sur la partie gauche de l'écran les éléments qui caractérisent une situation de désignation. À droite sont listés les éléments qui caractérisent une situation d'illumination. En cas de désignation, seules la date et l'heure apparaissent sur l'écran. Aucune donnée relative à la distance entre l'objet observé et vous-même n'apparaît sur l'écran. Lorsqu'il s'agit d'une illumination, le mot tracking apparaît sur l'écran. La distance apparaît également, ainsi qu'un cadran, au milieu, qui vous oriente pour viser. Ces éléments ne sont pas présents sur l'écran du navire turc.
Dans ce contexte, deux versions se sont opposées. Le secrétaire général de l'OTAN a ordonné une investigation dont les conclusions viennent d'être rendues. Selon les informations dont je dispose, cette enquête n'est pas concluante. Il semble que les experts de l'OTAN ne parviennent pas à la même conclusion que nos amis français. Peut-être avez-vous cette information, monsieur le président. Elle m'est parvenue hier. Il semble qu'en attendant, le Courbet se retire de l'opération de l'OTAN.
Un autre motif d'incompréhension, par vos amis turcs, doit être mentionné. Il existe une cellule de communication entre les forces armées turques et françaises, entre nos états-majors. Nos amis français n'ont pas daigné passer par ce canal. Le commandant de la frégate Courbet n'a pas souhaité entrer en communication avec le commandant de l'Oruçreis ni passer par les instances de communication nationales, préférant s'en référer directement à l'OTAN, sans procéder à des vérifications préalables. Notre état-major ne l'a pas compris et notre attaché militaire a fait part de cette incompréhension à ses interlocuteurs institutionnels à Paris lorsqu'il a eu l'occasion d'échanger avec eux. Je crois que ce dialogue s'est d'ailleurs très bien déroulé : de part et d'autre, on a compris qu'il existait un besoin de communiquer davantage. Cet incident ne constitue pas un acte inamical ni a fortiori hostile et nous n'avons pas compris pourquoi cette tournure lui avait été donnée, en particulier dans les médias. Les experts de l'OTAN ne parviennent pas non plus à cette conclusion.
J'ajoute qu'il y a des éléments turcs qui sont armés sur le navire, comme sur tout navire. Néanmoins, leurs fusils, de même que les mitrailleuses du navire, n'étaient pas orientés vers la frégate Courbet, comme le montre la photo projetée actuellement à l'écran, qui a d'ailleurs été prise par nos amis français. Les canons sont orientés vers le ciel. La caméra électro-optique est en mode désignation, sans activation du radar de contrôle de tir et sans illumination. En cas d'illumination, les radars ne peuvent être observés de cette manière.
Je me suis quelque peu attardé sur cette séquence mais je crois qu'elle le méritait. D'autres photos montrent le ravitaillement. Il semble qu'il y ait un problème technique.
M. Christian Cambon, président. - La question de fond est la suivante : si la cargaison est inoffensive, pourquoi trois bâtiments de guerre turcs entourent-ils ce navire tanzanien ? Qu'y avait-il dans ce navire tanzanien, monsieur l'ambassadeur ?
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- Selon les informations dont je dispose, il s'agissait d'une cargaison d'aide humanitaire. Le navire a été interrogé trois fois en 24 heures. Il a considéré cela comme une anomalie et a fait appel aux forces maritimes. Le navire a été interrogé par un navire grec, le matin, à 3 heures 43, sans que cela ne pose de difficultés. Trois ou quatre heures plus tard, un navire de l'OTAN interroge. Cela se passe sans difficulté. Puis vient le tour de la frégate Courbet.
M. Christian Cambon, président. - Peut-être y avait-il un doute quant à la cargaison du bateau.
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- Pourquoi, dès lors, le premier n'a-t-il pas poursuivi le contrôle?
M. Christian Cambon, président. - Selon les informations qui m'ont été communiquées, le bateau français tente de s'approcher du cargo tanzanien pour prendre un certain nombre de photos, car il y a manifestement un doute. Le doute naît du fait que ce navire censé transporter une cargaison humanitaire est entouré de trois frégates turques assez lourdement armées, ce qui soulève des interrogations. Encore une fois, les opérations dont nous parlons visent à faire respecter un embargo dont la Turquie est solidaire depuis les accords de Berlin. Pour le reste, la Marine nationale conteste le fait que le Courbet soit arrivé à grande vitesse. D'après ce qui m'a été dit, il accélère pour éviter la collision au moment où l'on voit que les opérations se tendent un peu. Il n'y a pas eu de volonté de faire une queue de poisson. Il y avait manifestement la volonté d'en savoir un peu plus. Le fait que trois contrôles aient été effectués montre sans doute qu'il y avait un doute.
Quant à l'illumination, la Marine nationale maintient que le radar de conduite de tir a été allumé à trois reprises, une fois 30 secondes, une fois 40 secondes, une fois 30 secondes, vers la frégate Courbet. Ni vous ni moi n'y étions mais vous comprendrez que nous nous référions aux informations fournies par la Marine nationale. Dans toutes les marines nationales, le fait d'allumer le radar de conduite de tir est considéré comme une manoeuvre inamicale. Il y a meilleure manière de se saluer en mer !
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- Il faut que nous échangions en effet à ce sujet, en toute franchise. Vous conviendrez avec moi que le fait de contrôler un navire trois fois en moins de 24 heures constitue tout de même une anomalie.
M. Christian Cambon, président. - Non ! L'on contrôle un embargo. On voit un navire dont on nous dit qu'il est chargé d'une cargaison humanitaire, entouré par une armada !
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa. - Ces trois navires turcs sont présents dans le cadre de cette opération de l'OTAN pour lui apporter leur soutien. Ils ne sont pas là par hasard et ne sont pas partis d'un port quelconque de Turquie pour accompagner ce navire. La marine française doit savoir que ces frégates turques sont présentes en soutien de cette opération de l'OTAN. Vous savez qu'il y a différents niveaux dans toute opération de ce type. Certains bâtiments interviennent en première ligne, d'autres en soutien. C'est la raison pour laquelle ils ont ravitaillé Courbet dans la même zone. Leur présence sur place n'a pas d'autre but.
M. Christian Cambon, président. - Si, dans le cadre d'une opération visant à faire respecter un embargo, s'il y a trois ou quatre interrogations successives, c'est qu'il y a un doute. Le plus simple est de lever le doute et d'autoriser une inspection. C'est très facile, d'un bateau à l'autre.
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- Personne ne l'a évoqué. Le capitaine de la frégate Courbet n'a pas voulu prendre contact avec son homologue turc. Il a fait cette manoeuvre dangereuse, cette queue de poisson, et s'est éloigné. Nos autorités n'ont pas été contactées. Nous avons immédiatement transmis l'information à l'OTAN.
M. Christian Cambon, président. - Les navires turcs n'étaient pas en mission pour l'OTAN. C'est absolument certain. Nous avons ces renseignements qui nous sont fournis par le commandement de l'OTAN. Ils n'avaient pas le droit d'utiliser le code d'identification de l'OTAN.
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa. - C'est l'information dont je dispose.
M. Christian Cambon, président. - Je livre ces informations à la réflexion de la commission. Nous disposons d'informations formelles sur ce point.
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa. - S'ils ne faisaient pas partie d'une mission de l'OTAN, comment se fait-il que le navire turc ait ravitaillé, le même jour, le navire français Courbet ? Cela ne se produit pas par hasard.
M. Christian Cambon, président. - Je pense qu'il s'agissait d'une autre opération.
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- C'est une opération de type « associated support ». Elle s'inscrit dans le cadre d'une mission continue de protection maritime au titre de l'OTAN. C'est pour cette raison que le navire a ravitaillé le bâtiment Courbet.
Vous avez évoqué d'autres éléments, monsieur le président. Le ministère de la Défense a transmis ces informations à l'OTAN, lequel a établi un rapport, lequel, si j'ai bien compris, n'est pas concluant. Je crois qu'il faut en tenir compte.
S'agissant des embargos, vos amis turcs ne comprennent pas pourquoi, en Europe, et a fortiori en France, on s'intéresse seulement au contrôle de l'embargo maritime alors que nous savons tous que l'embargo est quotidiennement violé du côté de la frontière égyptienne ainsi que par la voie aérienne. La presse française en fait état. J'ai établi un recueil que je vous remettrai en partant. Cet embargo est violé quotidiennement par voie terrestre et par voie aérienne. Chaque jour, des cargaisons arrivent par avion, venant des Emirats Arabes Unis ou de Syrie notamment. Pourquoi est-on si indulgent de ce point de vue ? Pour être conséquent avec nous-mêmes, il faut aussi évoquer ces aspects et condamner ces faits, en prenant les dispositions nécessaires. La décision des Nations unies, concernant l'embargo, ne dit pas que l'on doit opérer seulement par voie maritime. Nous avons pourtant l'impression que le contrôle du respect de l'embargo procède par sélection et que cela revient à fortifier, voire soutenir, Monsieur Haftar à l'Est.
Vous avez évoqué, monsieur le président, d'autres éléments, notamment les S400 et les forages en Méditerranée orientale. J'aimerais dire quelques mots de ce sujet. Deux éléments sont capitaux à nos yeux. Nous avons le souhait de défendre nos droits en tant que Turcs en Méditerranée, dans la zone économique exclusive communiquée aux Nations unies, d'une part ; nous souhaitons faire valoir nos droits, d'autre part, en tant que garants de la République de Chypre, tel que cela a été institué en 1960. Nous sommes soucieux de la protection des droits des Chypriotes turcs, qui ne sont malheureusement pas pris en considération par le gouvernement « reconnu » du Sud. La notion de justice, même relative, ne doit pas être absente des relations internationales. Nous ne devons pas le perdre de vue. Si nous prenions pour référence les souhaits de nos amis chypriotes grecs, la Turquie, qui a 1 800 kilomètres de côtes en Méditerranée, serait condamnée en Méditerranée, ce qui serait inadmissible. Cela ne sera jamais accepté. Nos amis grecs ne le comprennent pas mais je pense que le moment viendra où ils le comprendront. Un pays qui a le littoral le plus long devrait recevoir davantage de juridictions maritimes en Méditerranée.
La présence des îles complique les choses en faussant l'équité, comme l'affirme la tradition du droit maritime : ces îles ne devraient pas se voir attribuer de zones de juridiction maritime stricto sensu. Nous avons défini nos frontières maritimes, en Méditerranée orientale, sur la base de ces principes. Je souhaitais vous en fournir des illustrations mais la technique ne nous permet pas de visualiser ces éléments. On ne cesse de nous rappeler les traités et le droit maritime...
M. Christian Cambon, président. - Il existe en effet des conventions internationales et un droit de la mer...
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa. - Le droit de la mer est fondé sur un principe d'équité, que nos amis grecs refusent de prendre en considération. Il y a une semaine encore, ils ont signé un accord avec l'Italie, fondé sur les thèses que nous défendons. Je vous invite à consulter les termes de cet accord maritime passé par la Grèce avec l'Italie. C'est, à peu de choses près, les thèses que nous invoquons pour trouver une solution durable au contentieux qui nous oppose à la Grèce.
Une nouvelle carte est projetée à l'écran.
Sur cette carte, la zone rouge est la zone économique exclusive de la Turquie. En vert se trouve la zone de forage, dans la partie Est. J'avais présenté ici une carte au regard de laquelle vous m'aviez dit qu'il vous était difficile de faire la distinction. J'ai pu modifier la carte pour représenter cette zone en vert. La question chypriote n'est pas résolue. Ceci ne signifie pas que chacun, dans l'île, puisse prétendre faire valoir ses droits autour de l'île. Le gouvernement chypriote turc a accordé, dans cette zone représentée en vert, des permis de forage, comme nos amis Grecs le font dans le Sud avec d'autres acteurs (ENI, Total, Exxon-Mobil, etc.). Nous ne voulons pas arrêter le temps ni condamner les Chypriotes grecs et turcs à une impasse : puisqu'aucune solution pacifique n'existe aujourd'hui pour la question chypriote, les Chypriotes grecs et turcs pourraient se mettre d'accord sur des modalités d'opérations de forage, à travers la création d'un comité paritaire turc. Tel est le sens de la proposition formulée par le gouvernement chypriote turc le 13 juillet 2019. Ce comité déciderait des modalités de forage et de partage des revenus. Nous ne voulons pas autre chose. En tant qu'Etat membre des Nations unies, la France peut contribuer considérablement à faire advenir cette perspective.
Je vous invite, monsieur le président, à examiner cette carte. Vous prenez une île qui se trouve à 20 kilomètres de la Turquie et à 570 kilomètres de la Grèce. On veut que les effets soient les mêmes sur le plan du droit maritime. C'est face à ce type de situation que la notion d'équité a été inventée. Appliquer cette logique, qui, à mon sens, est biaisée, à une île de 10 kilomètres carrés, qui se trouve à 2 kilomètres des côtes turques et 570 kilomètres des côtes de la Grèce, conduirait à la reconnaissance d'une zone de juridiction maritime de 40 000 kilomètres carrés. C'est une aberration !
M. Christian Cambon, président. - C'est le droit de la mer !
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- Il y a des exceptions. Divers exemples pourraient en être cités (entre le Canada et la France, entre l'Italie et la Grèce, etc.).
M. Christian Cambon, président. - La France elle-même dispose d'une zone économique exclusive très importante liée, notamment à ses collectivités outre-mer.
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa. - Nous savons par exemple que la France s'oppose au Canada et invoque ce même principe d'équité à Saint-Pierre-et-Miquelon. Pourquoi ce qui est légitime pour la France ne le serait-il pas pour nous ? On ne peut pas choisir d'appliquer ce principe dans un contexte et non dans un autre.
Je crois que les Turcs et les Français devraient se parler d'abord, avant de parler par médias interposés. Je vous le dis, monsieur le président, en toute amitié. Certaines déclarations émanant de la France nous ont attristés (« la responsabilité historique et criminelle », « un jeu dangereux »...). Je n'irai pas au-delà. Lorsque certains pays (Egypte, Emirats Arabes Unis et d'autres) soutiennent un ancien terroriste (Monsieur Haftar), ne jouent-ils pas un jeu dangereux ? Monsieur Haftar n'est pas la personne la plus légitime qu'on puisse trouver en Libye. En soutenant le gouvernement légitime, par contre, la Turquie jouerait un jeu dangereux ? Cette appréciation n'est-elle pas un peu biaisée ? N'est-ce pas là créer un tort à votre allié turc ? Je soumets cette réflexion à votre commission, en toute amitié et en toute honnêteté.
Je sais aussi que le Sénat est très sensible aux atrocités lorsque celles-ci sont commises. Il faut les combattre et les dénoncer publiquement. La presse française en a fait timidement état. Lorsque les forces d'Haftar se sont récemment retirées de Targulah [à vérifier], quelles atrocités n'ont-elles pas commises ? J'aimerais voir mes amis français et la presse française en faire état. Ce sont des fosses communes qu'on a découvertes sur place. Haftar n'est pas un ange. Peut-être me direz-vous que dans les circonstances actuelles en Libye, il est difficile de faire la part des choses.
M. Christian Cambon, président. - Pouvez-vous nous, avant que nous en venions aux questions, nous apporter un élément de réponse sur les milices turques ? Il y a près de 6 000 miliciens auprès du gouvernement d'entente nationale, notamment la milice Sadate d'inspiration turque. Que font ces groupes étrangers qui transforment la Libye en terreau idéal pour le terrorisme ?
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- Il existe de nombreuses milices en Libye. Il y a des Soudanais, des Tchadiens, des Syriens.
M. Christian Cambon, président. - La Turquie doit-elle aussi exporter des mercenaires ?
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa. - Compte tenu de l'accord que nous avons passé avec le gouvernement, la Turquie soutient celui-ci du point de vue militaire, à travers un conseil militaire technique. Nous ne le nions pas. La composition exacte des forces du gouvernement légitime de M. Salaj [à vérifier] constitue un problème interne à ce gouvernement. Nos forces sont sur place pour le conseiller du point de vue militaire.
Si vous parlez des milices présentes en Libye, je crois que la Turquie est le dernier des pays auquel il faut poser la question. Les Soudanais sont présents, de même que les éléments de Wagner [à vérifier] et les Tchadiens.
Je discutais avec un collègue il y a trois jours. Plus de 150 mercenaires qui essayaient de gagner le théâtre libyen ont été arrêtés à la frontière tchado-libyenne. Si l'on veut mettre fin à tout cela, il faut agir davantage et soutenir la légitimité internationale.
Mme Sylvie Goy-Chavent. - Monsieur l'Ambassadeur, le ministre turc des Affaires étrangères a récemment critiqué Emmanuel Macron pour ses récents commentaires sur le soutien de la Turquie au gouvernement libyen, affirmant que la France entendait rétablir l'ancien ordre colonial en Libye. La Turquie est, en Libye en rupture assez nette avec ses alliances traditionnelles. Ne cherche-t-elle pas à flatter le nationalisme d'une partie de l'opinion publique turque, dans une période économique qui s'annonce, comme on le sait tous, très tourmentée, avec le risque, à court terme, d'être chassée du nord de la Syrie ?
M. Jean-Marie Bockel. - Monsieur l'Ambassadeur, bravo pour votre plaidoyer. C'était bien essayé mais il est vrai qu'il est difficile, en ce moment, d'être ami de la Turquie. C'est mon cas, car on a le sentiment que, malgré vos efforts, l'impérialisme du président turc se traduit par une politique de la tension et souvent de la provocation. Je m'exprime aussi en tant que parlementaire représentant notre pays au sein de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, où j'ai de nombreux amis turcs. J'y ai eu des présidents de commission et des rapporteurs généraux turcs. Nous travaillons bien avec nos collègues turcs, qui sont parfaitement parties prenantes de l'institution. J'espère que ce qu'il se passe en ce moment - sur le plan stratégique - ne met pas en péril la présence de la Turquie au sein de l'alliance atlantique. Je fais partie de ceux qui trouvent que ce serait très dommage. Il faut néanmoins faire attention. Votre pays risque d'atteindre les limites de l'exercice. Ce serait vraiment dommage, car même si nous ne réduisons pas la Turquie, ce grand pays ami, à la politique du moment, la situation devient compliquée.
M. Pascal Allizard. - Monsieur l'Ambassadeur, le président a indiqué, en ouvrant la séance, qu'il s'adresserait à vous avec amitié et respect. Je me situerai dans la même ligne, même si les sujets sont compliqués. Notre collègue Jean-Marie Bockel évoquait son expérience à l'OTAN. Pour ma part, je siège à l'OSCE et nous avons, sur ces sujets, les mêmes débats et les mêmes difficultés.
Reconnaissons que la situation en Libye est tout sauf simple et que plusieurs légitimités s'opposent. Il y avait le gouvernement de Benghazi, celui de Tobrouk et il demeure, malgré la reconnaissance internationale, la problématique de la puissance des tribus - problème qui est loin d'être résolu et qui a des influences sur le Sud du pays et sur les frontières avec l'Egypte. Nous savons que des tensions se manifestent régulièrement entre l'Egypte (qui est aussi un pays ami) et la Turquie. Quelle pourrait être votre analyse de la situation de ce point de vue ? Un gouvernement a été reconnu mais ce n'est pas lui qui avait la légitimité démocratique - car il faut rappeler que des élections ont eu lieu, même si elles datent déjà de quelques années. Le gouvernement de Tobrouk s'y est plus ou moins rallié mais ce n'est toujours pas le cas des tribus ni du gouvernement de Benghazi. Comme le président Cambon l'a rappelé, la France discute avec toutes les parties prenantes, y compris sur ce sujet.
Quant à la situation des zones économiques exclusives, vous êtes en train d'essayer de sortir des accords internationaux. On peut toujours invoquer des exemples et vous l'avez fait de manière très habile en excipant du cas particulier concernant le Canada et Saint-Pierre-et-Miquelon. On trouvera toujours quelques îlots permettant d'argumenter mais vous savez bien que le véritable problème, en Méditerranée orientale, concerne Chypre. Rien ne sera réglé tant que ce problème ne sera pas résolu.
M. Jean-Marc Todeschini. - Monsieur l'Ambassadeur, vous avez longuement exposé la position de la Turquie. La commission des affaires étrangères et de la défense vous a fourni une excellente tribune pour défendre ce point de vue. Les entretiens avec vous sont toujours très agréables. Vous les préparez toujours avec soin. Cependant nous n'éprouvons pas beaucoup de satisfaction à l'issue de cette réunion. Votre position valide la théorie que j'avais défendue lorsque je m'étais rendu en Turquie avec Ladislas Poniatowski, après le déjeuner très agréable que nous avions eu avec vous : ce n'est jamais de la faute de la Turquie. Celle-ci tire toujours sur l'élastique. Elle a des positions « à la carte », se coordonnant avec la Russie en Syrie et jouant sa partition personnelle en Libye. En quoi la Turquie respecte-t-elle les engagements pris en janvier, en faveur d'une solution politique, dans le cadre du processus dit de Berlin ?
J'ai également l'impression que votre pays utilise la Libye comme point d'entrée en Afrique, avec une double approche (pénétration économique et idéologique). Vous avez remporté de nombreux marchés d'armement en Afrique subsaharienne ces derniers mois. Vous êtes très présents en Tunisie où vous avez remporté plusieurs appels d'offres (drones, gaz, etc.), de façon tout à fait normale dans le cadre du développement des marchés turcs. Pouvez-vous nous apporter des éléments sur l'offre présentée en fin de semaine dernière par une délégation turque officielle, via une entreprise publique, pour la gestion du port de Misrata (qui offrirait à la Turquie un accès direct à la Tunisie) ? Si j'en avais eu le temps, j'aurais volontiers évoqué les conséquences des évènements du 15 juillet 2016 et surtout la suite des élections municipales. En Europe, les médias présentent régulièrement une forte implication de l'exécutif turc dans les affaires juridiques. Ma question aurait été très directe : existe-t-il encore séparation des pouvoirs exécutif, législatif et juridique en Turquie ?
M. Jacques Le Nay. - Monsieur l'Ambassadeur, selon le quotidien Sabah, la Turquie a arrêté quatre de ses ressortissants, soupçonnés d'avoir espionné des milieux associatifs et religieux pour le compte de la France. Pouvez-vous nous dire si ces déclarations sont exactes ?
La Turquie abrite en son sein un joyau de l'architecture byzantine, la basilique Sainte-Sophie. Certains fondamentalistes turcs ne cessent de réclamer sa conversion en mosquée et le président Erdogan y semble de plus en plus favorable. Si ce projet venait à aboutir, ne pensez-vous pas, Monsieur l'Ambassadeur, que la Turquie aura définitivement tourné la page de l'héritage d'Atatürk, celle d'une Turquie moderne et laïque ?
M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur l'Ambassadeur, je suis un parlementaire français un peu triste de l'évolution de la Turquie et de l'évolution de nos relations avec ce pays. Comme vous le savez, j'avais rédigé avec Jean-Marc Todeschini un rapport sur la Turquie, assez franc, qui avait évoqué tous les sujets, y compris par exemple la politique intérieure. Nous nous étions rendus sur place au moment des élections municipales, qu'Erdogan avait perdues, puisque les deux villes les plus importantes avaient basculé. Nous avions parlé des problèmes kurdes, de l'Arménie de la Syrie et de ce qu'il se passait dans la zone d'Idlib ainsi que de l'évolution de la Turquie au plan international, en Afrique, dans le domaine aérien, dans le domaine culturel et sur le plan de la politique islamique. Nous avions aussi évoqué vos actions en matière d'immigration, qui constituaient l'un des points positifs. Ce rapport était, je crois, honnête à tous points de vue même s'il n'était pas tendre sur tous les sujets.
Je considère que la France est un grand pays occidental. La Turquie est un grand pays du Proche-Orient et un grand pays islamique. Nous pourrions faire de grandes choses ensemble mais nous n'en prenons pas la direction et je le déplore. Je ne fais pas seulement allusion à l'incident qui a eu lieu en mer au large des côtes libyennes. La conclusion de notre rapport était positive : nous souhaitions le développement des relations de toutes natures, notamment économiques, avec la Turquie. Nous avions aussi été clairs quant à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Nous avions expliqué pourquoi cette entrée, à nos yeux, n'était pas possible, ce qui ne vous avait pas plu.
Il faut aussi que la Turquie clarifie sa position à propos de l'OTAN. Le secrétaire général de l'OTAN vient de décider de lancer une enquête sur la Turquie et sur la position de celle-ci au sein de l'OTAN. Cela a été annoncé il y a quelques jours. Le président Cambon a cité la question des missiles S400. Nous avions aussi évoqué Chypre dans notre rapport. C'est le seul point sur lequel vous avez quelque peu évolué. Je sais bien qu'en tant qu'ambassadeur de votre pays, vous devez défendre la position officielle de votre pays. Je n'ai rien appris de vos propos sur la Libye et sur l'incident avec la frégate Courbet. Vous avez dit ce que vous deviez dire. Vous êtes là pour le dire. En ce qui concerne Chypre, vous avez bougé. Sur la carte des zones d'influence représentant les régions où la Turquie et où la Grèce souhaitent forer, une couleur a été modifiée - pas assez à mon goût. Des solutions internationales existent. Pour les forages, on sait faire. Les compagnies pétrolières savent comment procéder. Je regrette que vous ne bougiez pas suffisamment à mes yeux. En ce qui concerne l'OTAN, je pense que l'enquête portera sur l'ensemble de la Méditerranée - ce que vous y faites et ce que vous n'y faites pas - et votre évolution militaire. Vous ne pouvez pas encore répondre car l'enquête vient de démarrer. Je vous pose néanmoins la question : êtes-vous à l'intérieur ou à l'extérieur de l'OTAN ?
M. Pierre Laurent. - Monsieur l'Ambassadeur, une explication franche permet parfois de lever des malentendus. Malheureusement, ce que vous avez dit concernant l'incident maritime n'est pas du tout convaincant, puisque vous nous demandez, en quelque sorte, de considérer comme nulle et non avenue, en tous points, la version de l'armée française, ce qui est difficile à envisager.
A aucun moment vous n'avez affirmé votre attachement au respect de l'embargo. J'ai même cru comprendre que vous justifiiez, par sa violation sur d'autres frontières, la décision des autorités turques de ne pas respecter cet embargo. Tout ceci, naturellement, nous inquiète. Quant au droit maritime, vous intervenez sur cette question devant nous comme si la Turquie n'avait aucune responsabilité dans la situation de Chypre, alors qu'il est reconnu internationalement que l'occupation du nord de l'île est au coeur du problème international qui perdure dans la région.
Je voudrais aussi élever devant vous une protestation contre la guerre que vous menez en Turquie même contre une partie croissante de votre peuple et contre les libertés démocratiques. Hier ont eu lieu des manifestations massives d'avocats dans les principales villes de Turquie, contre un projet de loi présenté à l'Assemblée nationale turque, visant à réduire à néant les droits de la défense, en Turquie, alors que des milliers de progressistes turcs sont déjà dans les prisons.
De nouvelles vagues d'arrestations ont eu lieu dans la région de Diyarbakir à l'encontre de nombreux dirigeants, notamment de femmes dirigeant des associations de lutte contre les violences faites aux femmes. Des actes de torture utilisant des chiens ont été perpétrés contre certaines de ces femmes. Récemment, des bombardements ont visé des populations civiles à la frontière entre la Turquie, la Syrie et le nord de l'Irak. Vous opposez à tous ces évènements, contre tous les témoignages existants, des dénégations répétées. Ceci ne contribue évidemment pas à ce que la parole du gouvernement turc soit à mes yeux crédible.
M. Cédric Perrin. - Monsieur l'Ambassadeur, je suis, comme Jean-Marie Bockel, représentant du Sénat à l'OTAN et rapporteur général de la commission sécurité et défense. Je suis parfois peiné, pour ne pas dire choqué, par les provocations permanentes de vos représentants dans ces assemblées. Ces provocations regrettables créent des incidents avec un certain nombre de pays alliés. Ils nous font de la peine car ce ne sont pas les relations que nous avions auparavant avec nos collègues et amis turcs.
Je reviendrai sur des propos qui ont été tenus hier par la diplomatie turque à l'égard du président de la République, affirmant que le président Macron, en s'en prenant à la Turquie, ne gagnerait rien sur le plan interne à la France. Je voudrais rappeler qu'en France, contrairement à d'autres pays, les prises de position, en matière de politique étrangère, ne sont heureusement pas commandées par les conséquences qu'elles pourraient avoir sur la popularité d'un dirigeant. La France est le pays des droits de l'Homme et a soif de défendre les libertés partout. Elle discute avec toutes les parties prenantes et ne comprend pas les positions belliqueuses, malheureusement de plus en plus nombreuses, de la Turquie. La France n'est pas dans la provocation. Chacun pourra le constater. Comment entendez-vous pouvoir amorcer une désescalade ? En parlant de provocation, je pense à différents sujets que vous avez d'ailleurs évoqués, tels que les activités d'exploitation gazière et pétrolière, à la définition des zones économiques (non conforme à la convention de Montego Bay) ou encore au chantage assez régulier sur les flux migratoires. La désescalade ne serait-elle, aux yeux de la Turquie, qu'une position internationale consistant à laisser tout faire à la Turquie, y compris au mépris du droit international ?
M. Joël Guerriau. - Alors que l'opération « Griffe du Tigre » contre les positions du PKK, dans le nord de l'Irak, semble s'être essoufflée et fait place à une nouvelle crise humanitaire, la Turquie a récemment lancé l'opération « Serre d'aigle », qui vise essentiellement des villages kurdes, au mépris total du droit international de la convention de Genève, les populations civile n'étant pas épargnées par les bombardements. Que comptez-vous faire pour protéger les populations civiles de vos propres opérations alors qu'une nouvelle crise humanitaire apparaît de votre fait en Libye ?
Ce 1er juillet 2020 marque le début de la mise en oeuvre du projet d'annexion d'Israël en Cisjordanie. Quelle est la position de la Turquie vis-à-vis de ce projet ? La Turquie serait-elle prête à s'allier avec les États de la Ligue arabe pour soutenir la Palestine ?
S.E. M. Ismaïl Hakki Musa.- Je remercie mesdames et messieurs les sénateurs et sénatrices de me poser ces questions afin que nous discutions en toute amitié et en toute franchise.
Le Gouvernement d'Accord national n'a pas été élu mais nommé. Un exemple est toujours un exemple, monsieur le sénateur. J'ai voulu souligner que nous devions être cohérents dans nos approches. On ne peut, au nom d'un principe, soutenir une position ici (concernant Saint-Pierre-et-Miquelon par exemple) et s'en éloigner là (à propos de Chypre) parce que cela nous convient davantage.
Madame la sénatrice évoquait la déclaration hier, de notre ministre des Affaires étrangères, demandant si le soutien, par la Turquie, du gouvernement légitime en Libye n'avait pas des motivations économiques. Bien sûr, mesdames et messieurs les sénateurs, les hommes politiques font des déclarations. Notre ministre des Affaires étrangères a fait hier une déclaration très nette, qui venait en réponse à d'autres déclarations effectuées un jour plus tôt à Mesebeg, en Allemagne. Ces déclarations de la veille étaient tout aussi inflammatoires, voire davantage. Lorsqu'un ministère des Affaires étrangères est accusé de porter une responsabilité historique et criminelle, l'accusation n'est pas légère, et appelle naturellement une réponse. Il faut relativiser les choses.
Pour autant, ce ne fut jamais l'orientation politique de notre pays. Nous n'avons jamais mis en avant des considérations économiques, où que ce soit. Si tel était le cas, nous l'aurions affirmé sans ambages. Il est légitime d'entretenir de bonnes relations de coopération avec tout interlocuteur, en tout point du monde. Cela ne doit pas conduire à considérer qu'une prise de position politique n'est animée que par des considérations économiques. C'est sous-estimer la politique étrangère de notre pays.
Je vous remercie, monsieur le sénateur Bockel, pour votre amitié, de même que tous nos amis sénateurs et sénatrices ici présents. Notre pays est l'un des piliers de l'OTAN et nous en sommes conscients. J'avais eu le plaisir de le dire dans d'autres contextes avec d'autres amis français : lorsqu'on parle de la Turquie dans l'OTAN, on n'est pas toujours à la hauteur des enjeux. La Turquie n'est pas un pays quelconque au sein de l'OTAN. J'invite ceux qui questionnent la présence de la Turquie dans l'OTAN à imaginer deux secondes à quoi ressemblerait cette organisation internationale de sécurité et de défense sans la Turquie. Pourrait-elle même se maintenir dans cette hypothèse ?
Certes, des désaccords peuvent se faire jour de temps à autre. Nous avons gardé le flanc Est et Sud de l'OTAN durant la guerre froide, au prix de nombreux efforts et parfois au détriment de la prospérité de notre nation. Nos amis européens doivent en avoir conscience. Nous les avons soutenus durant des décennies. Aujourd'hui, à la moindre hésitation ou à la moindre difficulté, questionner notre appartenance à l'OTAN est un grand tort fait à votre ami et allié. Sans la Turquie, vous n'aurez plus d'OTAN. Vous ne saurez pas traiter l'Iran, l'Irak, la Syrie, le Sud de la Méditerranée ni le Caucase, la Libye ou l'Egypte. Tout cela vous échapperait dans une large mesure. Nous devons communiquer. C'est parce qu'il y a des malentendus et des difficultés que nous devons dialoguer davantage. Mettre en cause notre présence dans l'OTAN me paraît très osé et exagéré. La Turquie n'est pas un pays membre de l'OTAN qui n'a que quelques centaines de milliers d'habitants.
La situation en Libye est complexe. La base tribale ne facilite pas les choses. Nous n'avons d'autre choix que faire avec et trouver des solutions politiques adéquates. C'était la question posée par l'un des sénateurs, qui me demandait quelle était ma vision d'une solution en Libye : ce ne peut qu'être une solution politique qui passe par une négociation. Pour que ces négociations puissent avoir une portée lointaine, durable et applicable, il faut que la situation se rééquilibre sur le terrain. Je n'ai pas été étonné mais je m'attendais à ce que l'un de nos amis sénateurs admette que la Turquie avait rééquilibré la situation en Libye, empêchant la chute du gouvernement légitime. Cela ne coûte rien. On aurait pu le dire. Je ne suis pas triste pour autant. Je ne veux pas être triste devant des amis que j'apprécie et que je respecte.
C'est en tout cas un fait : si la Turquie n'était pas intervenue, il n'y aurait pas de gouvernement légitime à Tripoli. Peut-on en déduire que nous sommes prêts à voir un guerrier comme Haftar à Tripoli ? On peut ne pas être d'accord avec les positions turques. Je ne vous critique pas pour cela. Je peux quand même attirer votre attention sur ce qui se présente en contrepartie. C'est bien cela qui est devant nous. M. Haftar n'est pas l'individu le plus démocratique qui se trouve en Libye - s'il est encore en Libye, car des rumeurs évoquent sa présence dans des pays voisins.
Monsieur le sénateur, l'Egypte soutient Haftar et notre position, vis-à-vis de ce dernier, est nette : nous combattons cette position. L'Egypte a pris il y a quelques jours une « initiative », daignant tout de même inviter Sihalla et Haftar, qui se sont réunis au Caire. On dit que c'est pour faire avancer la paix. Ces acteurs n'ont pas daigné appeler Fayez el-Sarraj, qui est quand même le représentant du gouvernement légitime du pays. Une initiative de la sorte est nécessairement mort-née et ne peut mener nulle part. Il y a aussi des déclarations émanant d'autres pays, en particulier l'Egypte. Je crois qu'ils doivent réviser leurs cours de mathématiques. Je me considère comme un diplomate réaliste. En lisant des déclarations émanant de certains pays, dont l'Egypte, je constate qu'elles n'ont aucune assise logique ni aucune faisabilité. Je peux donc me permettre de ne pas les considérer avec autant de sérieux.
Monsieur Guerriau, l'opération en Irak vise les bases du PKK. Les opérations conduites en Syrie (« bouclier de l'Euphrate », « rameau d'olivier » et récemment « source de paix ») ont considérablement réduit l'efficacité du PKK en Syrie et nous avons mis fin à son dessein de création d'une sorte d'État terroriste dans le Nord de la Syrie. Le PKK a essayé de basculer de nouveau vers le théâtre irakien, en déplaçant ses pions des montagnes du Kandil vers le Nord de l'Irak, dans des villes comme Sinjar ou Abdanin. Nous ne pouvions y rester indifférents. Les opérations précédentes ont eu pour but de mettre fins à leurs agissements dans cette perspective.
Monsieur Perrin, je crois que votre question en chevauche une autre. Comme je le disais, des déclarations sont faites de part et d'autre et celles de notre ministre, hier, sont venues en écho à d'autres déclarations assez dures faites à l'égard de notre pays. Convenons-en, monsieur le sénateur. Cela me peine de le répéter. Vous accusez notre ministre de jouer un jeu dangereux en Libye, de porter une responsabilité historique et criminelle. Ce sont des propos très forts. Ceux de notre ministre s'inscrivent dans ce contexte.
Comme je l'ai également souligné, Turcs et Français doivent privilégier la communication directe et non par médias interposés. On n'a pas besoin qu'un journaliste pose une question pour faire état de notre inquiétude vis-à-vis d'un pays allié. Je suis conscient du fait que l'homme politique fait ses déclarations de manière souveraine. Ce n'est pas cela que je questionne. Je ne peux qu'exprimer un souhait devant vous : nous devrions plus nous parler, au lieu de laisser les autres parler sur nous, notamment par médias interposés.
Monsieur le sénateur Laurent, je me souviens que lors de notre dernier échange, dans cette salle je n'avais déjà pas pu vous convaincre. Il nous appartient de diminuer ces divergences. Je vous invite, monsieur le sénateur, à relire l'accord de Zurich de 1970. Nous sommes intervenus à Chypre en tant que pays garant. Nous ne sommes pas un occupant. On parle des résolutions. Vous savez dans quel contexte les résolutions sont conclues et négociées. Ce n'est pas pour autant que je mets en cause les résolutions de l'ONU. Certaines résolutions de l'ONU et de l'Union européenne invitent à mettre fin à cette politique d'isolement des Chypriotes turcs. Les résolutions de l'ONU forment un tout qu'il faut prendre en considération dans son ensemble.
Nous n'avons pas mené une guerre contre notre peuple et nous n'avons aucune intention de la sorte. Je l'aurais mieux compris venant des médias mais venant d'un sénateur de votre niveau, je crois avoir le droit d'en attendre davantage. Qu'on le veuille ou non, la Turquie est un pays démocratique, monsieur le sénateur. On forge la démocratie depuis quatre siècles en Europe. Il existe des démocraties en Angleterre, en France, en Allemagne. Chaque pays démocratique ne redéfinit pas la démocratie mais il existe une version anglaise, française, allemande de la démocratie. Reconnaissez à la Turquie sa manière d'exercer la démocratie, tenant compte de ses difficultés à la fois internes et externes. La démocratie n'est pas un modèle applicable sans la moindre adaptation au contexte, dans les formes. Je crois que nous avons suffisamment de pratiques ensemble pour que nos amis français reconnaissent cette particularité.
Vous évoquez les dirigeants d'associations. Dans chaque pays démocratique existent des débats. Je ne voudrais pas rappeler d'autres débats démocratiques qui existent dans d'autres pays. Il est normal que des débats aient cours et que chacun avance ses positions. Dans tout pays, on n'est pas toujours d'accord avec le gouvernement de même que celui-ci n'est pas nécessairement d'accord avec toutes les positions qui émergent de la société.
J'ai déjà répondu à propos de notre présence dans l'OTAN.
Monsieur le président m'ayant fait l'amitié d'évoquer la question des missiles S400 dans son propos introductif, je voudrais préciser que la position de la Turquie au sein de l'OTAN n'est pas fragilisée par cette décision. Quand nos amis français ou d'un autre pays entretiennent un dialogue stratégique avec la Russie, cela ne pose pas de problème. Lorsque les Trucs communiquent et travaillent avec les Russes, ils s'éloignent de l'Europe et fragilisent l'OTAN. Ce n'est pas juste. Je crois humblement que cette ouverture de la France est à saluer. C'est une démarche diplomatique importante. Là aussi, cependant, je voudrais que l'on soit conséquent. Nous avons avec la Russie, qui était hier encore un pays voisin - désormais la Géorgie nous sépare - des désaccords à propos de la Crimée, en Libye et dans une certaine mesure en Syrie, pour ne citer que quelques exemples parmi de nombreux autres. Cela ne nous empêche pas de travailler ensemble.
Si j'évitais la question de l'espionnage, mes amis sénateurs diraient « connaissant son passé, il ne pouvait faire autrement ». Je vais néanmoins répondre à cette question. Je sais que cette affaire est traitée de près par la DGSE et par le MIT turc. Elle a deux ans et a fait l'objet, alors, d'échanges entre ces deux services. Le fait que des échos lui aient été donnés dans la presse, il y a quelques jours, n'a aucun rapport avec l'actualité, si ce n'est que certaines des promesses faites envers l'un de ces messieurs ne semble pas avoir été honorées. Il était donc fâché et a fait une déclaration à la presse. L'administration turque et a fortiori les services trucs n'ont aucune implication dans cette partie de l'affaire, laquelle n'a aucun rapport avec l'actualité. Je puis vous l'assurer, après m'être renseigné.
Vous m'avez interrogé à propos de Sainte-Sophie, édifice qui fait partie du patrimoine de l'humanité. Après la prise d'Istanbul, il fut transformé en mosquée, puis en musée. Un débat existe aujourd'hui. Qu'il devienne un musée ou une mosquée, le lieu sera toujours ouvert au public. Aucune décision n'est prise. Je suis certain que les autorités turques ont conscience de la signification et de la valeur symbolique de cet édifice qui nous est si cher à tous.
Monsieur Todeschini est aussi un grand ami de notre pays et je me voudrais de ne pas revenir sur sa question. Notre engagement dans les accords de Berlin est total. Nous avons d'ailleurs été présents à Moscou d'abord puis à Berlin. On oublie parfois que s'il y a eu un sommet de Berlin, c'est dans une large mesure grâce à nos efforts. Dans les deux cas, à Moscou puis à Berlin, Monsieur Haftar était absent. Il n'a pas signé de cessez-le-feu, ni à Moscou ni à Berlin. C'est ce qui nous rend perplexes, de même que cela rend perplexe Fayez el-Sarraj : comment donner crédit aux déclarations d'un homme qui n'a, jusqu'à présent, tenu aucune de ses promesses ?
S'agissant de Misrata et de la gestion des ports, je n'ai aucune information officielle à vous communiquer, monsieur le sénateur. Si un accord intervenait pour que les Turcs gèrent le port de Misrata, je ne vois pas en quoi cela constituerait une anomalie puisque des opérations de cette nature ont lieu désormais un peu partout, dans notre monde globalisé. Les Chinois gèrent le port d'Athènes. L'entreprise française ADP et l'entreprise turque TAV gèrent conjointement l'aéroport d'un pays des Balkans et d'un pays africain. Je ne vois donc pas en quoi l'éventualité que vous évoquez serait inacceptable.
Les élections municipales sont révélatrices en effet. Cela prouve que la Turquie est un pays démocratique et que l'alternance est possible et s'effectue de façon régulière dans les urnes.
Il me semble avoir répondu à l'ensemble des questions posées. Vous avez eu l'amabilité de me convier, monsieur le président. Je suis très sensible à votre geste. Il était très important que nous puissions échanger. Puisqu'il y a des choses qui nous chagrinent de part et d'autre, il nous faut dialoguer davantage. Je vous remercie de m'avoir donné cette occasion. J'espère avoir été à la hauteur des attentes. S'il y a des carences, je m'efforcerai de les pallier lors d'une prochaine rencontre, sous ce toit, où je suis très à l'aise, ou chez nous, où ce serait un honneur de vous recevoir.
M. Christian Cambon, président. - Merci Monsieur l'Ambassadeur. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Il ressort de cette audition, comme vous l'avez certainement ressenti, une sorte de tristesse, pour reprendre le terme employé par Ladislas Poniatowski, car nous sommes attachés à cette relation entre la France et la Turquie. C'est un très grand pays. Nous savons très bien l'influence que la Turquie exerce dans cette partie du monde. Nous voyons la situation de tous les pays environnants, les crises qui se multiplient. Il y a un peu de déception dans la manière dont la Turquie joue son rôle. Nous essayons de jouer notre rôle de grande puissance, de membre du Conseil de Sécurité, en favorisant le dialogue et en essayant de faire se réunir les interlocuteurs. Nous avons le sentiment que la Turquie utilise « la manière forte », en mer, en expédiant des milices ou en favorisant l'entrée des armes, même si d'autres le pratiquent. Nous ne sommes pas naïfs, Monsieur l'Ambassadeur. Nous n'accusons pas non plus la Turquie de tous les maux dans cette région.
Ceci posé, nous escomptons que la Turquie joue un rôle de pacification, d'intermédiation plutôt que de souffler sur les braises. C'est cette manière parfois brutale qui nous heurte, y compris sur le plan de la politique intérieure, à propos de laquelle nous avons le droit d'avoir notre jugement, au regard de la pratique de la démocratie et des libertés publiques. Ce sont des choses qui nous heurtent. Entre amis, on se le dit.
Je sais aussi être reconnaissant à la Turquie d'avoir joué un rôle en matière d'accueil des réfugiés. Près de trois millions de réfugiés sont accueillis dans des conditions très humaines. Mais à chaque fois, il y a un revers à la médaille, le président Erdogan menaçant l'Europe d'ouvrir les vannes et de provoquer un afflux de réfugiés en Europe s'il trouve que nous ne sommes pas aimables vis-à-vis de la Turquie. Votre rôle d'intermédiation est de nous expliquer la politique du pays. Vous l'avez fait avec habileté. C'est aussi de faire remonter l'inquiétude des parlementaires français, qui reconnaissent à la Turquie le statut d'une grande puissance régionale, qui a le droit de faire jour ses intérêts mais qui doit le faire dans le respect du droit international. Ceci signifie notamment le respect du droit de la mer dans le cas des affaires de Chypre. Vous nous dites que des négociations vont peut-être démarrer entre Chypriotes turcs et Chypriotes grec à propos de la captation des ressources gazières. Tant mieux. Tout ce qui va en ce sens sera bienvenu. Vous pouvez en tout cas transmettre un message visant à faire baisser les tensions, qui sont alimentées par des déclarations intempestives. Je ne serais pas heurté, personnellement, par une rencontre au sommet. Nos deux chefs d'État pourraient décider de se voir. Nous aimerions que nos inquiétudes soient prises en compte. Celles que nous avons à propos de l'OTAN ont été exprimées. Plus que jamais, l'OTAN connaît des difficultés et des débats existent en son sein quant aux dangers qui se trouvent à l'Est et au Sud. Le terrorisme, partout nous agresse. Vous en avez été victimes aussi. Cette manière forte consistant à aller chercher les opposants dans les pays voisins pour les bombarder ne correspond pas à notre approche du règlement pacifique des problèmes. Ce sont des exemples. Quant à l'incident naval, son interprétation sera probablement désormais dans les écoles militaires et les revues stratégiques. On peut en donner une interprétation ou une autre. Quoi qu'il en soit, un bateau humanitaire, escorté de trois navires de guerre, qui met en route ses radars de tir, n'envoie pas de signal amical.
Nous poursuivrons ce dialogue avec l'ensemble des forces en présence mais je souhaite que vous fassiez remonter notre inquiétude devant une détérioration très nette des relations entre nos deux pays depuis quelques mois, ce qui ne va pas dans le sens de la paix, ni pour vous ni pour nous. Nous avons un autre rôle à jouer. La Turquie est confrontée, au plan régional, à un choc entre grandes puissances (Iran, Arabie Saoudite, etc.). Nous attendons de la Turquie plus et mieux en matière de développement de la paix et du point de vue des initiatives prises en Libye. Ce pays nous inquiète. Vous savez le rôle que la France joue au Sahel. Nous savons que c'est en Libye que s'organisent tous les trafics. Nous tenons le même discours vis-à-vis de la Russie. Vous avez fait une comparaison un peu osée entre le dialogue de la France avec la Russie et le fait que la Turquie leur achète des armes. C'est tout à fait différent. Nous n'achetons pas d'armes aux Russes, ce qui ne nous empêche pas de dialoguer avec ce pays. Je vous communiquerai le rapport très documenté que la commission vient de signer avec le Conseil de la Fédération russe. Nous y identifions des points de désaccord.
Merci, Monsieur l'Ambassadeur, d'avoir pris le temps de ce dialogue. Espérons que celui-ci aboutira à des résultats. Nous pourrons aussi faire le bilan de ce qui aura progressé ou non.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Examen du rapport d'information « L'Inde, un partenaire stratégique » de MM. Ladislas Poniatowski et Rachid Temal, co-rapporteurs
M. Christian Cambon, président. - Nous examinons maintenant le rapport « l'Inde, un partenaire stratégique » conduit par Ladislas Poniatowski et Rachid Temal, que je remercie. Ils ont préparé ce rapport sans pouvoir se rendre sur place comme prévu, puisque ce voyage devait avoir lieu au moment où la crise sanitaire est survenue. Ils ont multiplié les entretiens leur permettant de préparer ce rapport.
M. Ladislas Poniatowski, co-rapporteur. - Nous avons effectivement élaboré ce rapport dans des conditions très particulières. Nous l'avons débuté avec Marie-Françoise Pérol-Dumont, qui n'a pu poursuivre ce travail. Rachid Temal l'a remplacée. Les autres membres étaient Olivier Cigolotti, Joël Guerriau, Hugues Saury et moi-même.
La mission a débuté en plein Covid, ce qui nous a empêchés de réaliser une partie du travail prévu. Comme d'habitude, nous avons effectué un travail d'audition très complet, avec l'audition de 26 personnes. Mais bien sûr nous n'avons pu nous rendre en Inde. J'ai fait allusion tout à l'heure au rapport que j'avais rédigé avec Jean-Marc Todeschini sur la Turquie. Nous avions appris beaucoup plus de choses lors des auditions à Paris, avant de partir, plutôt qu'en écoutant un discours souvent mâtiné de langue de bois, sur place, que nous tenaient nos interlocuteurs. Même si monsieur l'ambassadeur a effectué un travail remarquable, nous savons très bien que les officiels disent ce qu'ils veulent bien dire, dans les termes qu'ils choisissent.
N'étant pas allés en Inde, nous n'avons rencontré aucun parlementaire de l'opposition ou de la majorité, ni aucun membre du gouvernement. Nous n'avons pas pu visiter les deux sites industriels où sont construits les sous-marins Scorpène et les pièces du Rafale de Naval Group et de Dassault. Nous avons rencontré les responsables de ces entreprises ici, à Paris, longuement et ils nous ont apporté de nombreuses informations.
La situation était également très particulière au regard de tous les acteurs que l'on trouve dans cette partie du monde, car ils ont tous complètement changé d'attitude durant trois mois. Nous avons vu que les équilibres qui existaient étaient remis en cause et que quelques régimes autoritaires, dans cette partie du monde, en profitaient pour mettre sur le compte du Covid leurs actions politiques et économiques. Le meilleur exemple est l'incident survenu entre l'Inde et la Chine dans l'Himalaya. Je suis convaincu que cet incident n'aurait pas eu lieu si nous n'avions pas été dans cette période très particulière de crise sanitaire. C'est le second bémol sur lequel j'attire votre attention : nous établissons un rapport sur une zone du monde particulière, où les équilibres internationaux sont compliqués.
Notre rapport comporte quatre grandes recommandations.
La première consiste à affirmer le caractère inclusif et ouvert de la stratégie indopacifique française. Cette zone est très importante pour nous puisque la France est une puissance riveraine de l'indopacifique, qui compte 1,6 million de citoyens répartis sur sept régions, qui s'étendent des côtes est-africaines à la façade occidentale des Amériques. C'est la zone de croissance la plus forte du monde mais aussi une zone d'affirmation de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.
Notre politique indopacifique française s'appuie sur un nouvel axe fort que nous nous efforçons de développer, l'axe Paris-New Delhi-Canberra. Cet axe n'exclut pas, bien sûr, d'autres relations stratégiques dans cette région notamment avec le Japon, l'Indonésie et Singapour. Cette stratégie se décline sur le plan de la défense avec des partenariats stratégiques importants. Les exercices militaires bilatéraux, associant l'Inde et la France, ont désormais lieu annuellement. L'Australie pourra peut-être être associée à ces exercices lors de leur prochaine édition, pour conforter cet axe tripartite.
Sur le plan stratégique, il existe probablement des lacunes auxquelles il faudrait remédier. Nous exprimons dans notre rapport le souhait de publication, par le ministère des Affaires étrangères, d'un Livre blanc qui montre clairement ce que nous voulons faire dans cette partie du monde, car un certain nombre d'acteurs et de pays ne comprennent pas toujours nos actions ou nos projets. Pourquoi une partie de notre Marine manifeste-t-elle sa présence à certains moments dans des zones compliquées telles que Formose ? Des pays de cette zone s'interrogent et ce Livre blanc aurait le mérite d'exprimer clairement notre stratégie partout. Ceci vaut également pour les côtes est-africaines, où les Indiens sont très présents et où les Chinois s'activent à consolider leurs positions, en achetant de plus en plus des ports ayant une vocation économique et/ou militaire.
Je cède la parole à mon corapporteur, Rachid Temal, qui va vous présenter les deux recommandations suivantes.
M. Rachid Temal, co-rapporteur. - La deuxième recommandation porte sur la question stratégique : le partenariat stratégique de l'Inde avec la France a évolué, à la faveur notamment de l'arrivée d'un nouveau parti au pouvoir. A partir de 2014, le pays est progressivement passé d'une stratégie de non-alignement à une plus grande implication et à une stratégie de « multi-alignement ». Les frontières terrestres de l'Inde présentent plusieurs configurations complexes dans la mesure où elles chevauchent des territoires disputés, en particulier avec le Pakistan, qui a des relations complexes avec l'Inde. Se pose aussi la question du corridor économique Chine-Pakistan qui traverse l'ancien royaume du Cachemire, dans une partie toujours revendiquée par l'Inde. Durant très longtemps, le non-alignement de l'Inde a constitué une forme d'équilibre entre la Russie et les Etats-Unis. Ce contexte d'équilibre entre les grandes puissances, qui ont un rôle région et qui ont une capacité nucléaire, évolue avec l'émergence puis l'affirmation de la Chine.
Des tensions internes existent également. Le premier mandat du Premier ministre Narendra Modi a été marqué par la fin du non-alignement et l'affirmation du soft power indien, avec, par exemple, l'instauration d'une journée mondiale du yoga et l'affirmation du lien avec la diaspora, qui apporte chaque année au pays l'équivalent de 3 % de son PIB, soit 26 milliards de dollars). Le second mandat de Modi est marqué par l'affirmation du programme idéologique du BJP, qui suscite un débat, notamment quant aux aspects touchant à la préservation de « ses racines civilisationnelles ». En témoignent par exemple les remous causés par le projet de construction d'un temple à Ayodhya, sur les ruines de la mosquée détruite par les extrémistes en 1992. L'évolution du statut du Cachemire, décidée par l'Inde, a des impacts au Cachemire mais aussi dans les rapports de celui-ci avec l'Inde. Enfin, il faut mentionner l'évolution de la loi sur la citoyenneté de 1955, créant une discrimination au détriment des réfugiés de confession musulmane.
Ce climat n'est pas sans inquiéter les milieux d'affaires indiens, et écorne l'image de « plus grande démocratie parlementaire » dont bénéficiait l'Inde.
L'Inde partage le même respect pour le droit international, le multilatéralisme et la préservation de l'environnement que la France.
L'Inde a ainsi été un partenaire essentiel de la France, notamment dans le cadre de la COP21. Elle a co-créé avec notre pays l'Alliance solaire internationale et participe à la préservation des milieux naturels et des ressources halieutiques. Notre deuxième recommandation vise ainsi à soutenir l'affirmation de l'Inde, grande démocratie parlementaire, et partenaire stratégique de la France, comme puissance d'équilibre régionale et internationale partageant les valeurs de respect du droit international. Il s'agit notamment de soutenir la candidature de l'Inde au Conseil de Sécurité élargi des Nations unies et à la commission de l'océan Indien (COI).
S'agissant de la politique dite « make in India » qui constitue un élément de la stratégie économique du Premier ministre, nous recommandons que les entreprises françaises se l'approprient. C'est une demande forte et, pour obtenir des succès sur le marché indien, il faut accepter ce principe. C'est déjà le cas par exemple du marché d'acquisition des Rafale qui prévoyait des compensations industrielles. Cela suppose aussi que notre industrie soit toujours en avance et en mesure de maintenir un différentiel concurrentiel. Il serait souhaitable que ce « Fait en Inde » devienne le point de départ d'une politique d'exportation des entreprises françaises, depuis l'Inde, vers les marchés d'Asie du Sud-Est notamment.
Il faut également noter le travail réalisé - qui sera à poursuivre et amplifier - pour lever les blocages des droits de douane avec la mise en place d'un mécanisme spécifique franco-indien permettant de réduire les obstacles freinant les échanges commerciaux.
Des perspectives intéressantes s'offrent aux entreprises françaises dans les domaines de l'industrie pharmaceutique, des énergies renouvelables et de la ville (villes intelligentes, développement durable, gestion de l'eau). Il faut encourager la poursuite de cette forte implication d'entreprises françaises.
Cela nous renvoie à l'AFD, qui a priorisé les secteurs d'excellence de l'expertise française mais qui est limitée par ses capacités d'intervention en Inde. La révision de l'accord de coopération encadrant les activités de l'AFD en Inde doit devenir une priorité, afin d'accroître la capacité d'intervention directe de l'agence.
M. Ladislas Poniatowski, co-rapporteur. - La dernière recommandation porte sur les moyens de renforcement du dialogue stratégique dans le domaine de la défense et du nucléaire civil. Ces relations bilatérales progressent très bien. Il y a cinq points particuliers sur lesquels notre commission pourrait prendre une position officielle.
Nous pourrions souscrire à la perspective de la participation de l'Australie aux exercices navals indiens prévus à l'été 2020.
Une autre coopération tripartite a trait à la formation des garde-côtes, pour laquelle nous pouvons jouer un rôle important. Nous sommes attendus. Selon les observateurs, des « armées » de bateaux de pêche, parfois avec plusieurs centaines de ces navires, lesquels portent un pavillon chinois ou des pavillons internationaux, posent de vraies difficultés dans cette zone, contrevenant aux droits de pêche. Ces bateaux arrivent pour occuper le terrain ou gêner des actions en différents points. Cela appelle une action très concrète. La France pourrait participer à une vaste opération de formation de garde-côtes afin d'aider à contrôler ces opérations « commandos » bien connues dans le monde naval.
Il faut aussi évoquer le nucléaire. C'est le fameux projet des six EPR, dont il est question depuis dix ans. Nous sommes moins en position de force compte tenu de notre propre échec dans la construction de notre EPR. Ce réacteur devait être réalisé en six ans, coûter 5 milliards d'euros. Sa construction a débuté il y a plus de dix ans et l'addition dépasse les 10 milliards d'euros. L'image de la France est donc moins forte dans ce domaine, alors qu'il s'agissait d'un domaine d'excellence. Ce projet est toujours dans les tiroirs et la situation n'évolue que lentement. Nous pourrions entreprendre une action assez similaire à ce que nous avons tenté de faire pour la Pologne, qui souhaitait une centrale nucléaire : je veux dire une action parlementaire. Le Parlement français a accueilli les parlementaires polonais, leur a fait visiter plusieurs centrales françaises et leur a montré la manière de gérer l'opinion publique. Nous pourrions intervenir dans la même logique avec l'Inde. Il s'agirait d'inviter les parlementaires de la commission du nucléaire et des affaires économiques indiennes.
Nous pourrions aussi agir dans le domaine de l'armement, au regard duquel l'on passe du chaud au froid en permanence. Souvenez-vous du Rafale. La commande initiale de 126 avions a été ramenée à 36. Monsieur Modi a une politique nationaliste et préfère abandonner une partie de l'aviation de chasse de pointe qui peut être acquise à l'étranger pour construire une nouvelle génération d'avions de chasse indiens, même s'ils sont un peu moins performants. La commande de Téjas indiens n'exclut pas un nouvel achat de Rafale tant est grand le besoin de l'aviation indienne. La complication réside, là comme ailleurs, dans le transfert de technologie qui doit accompagner ces contrats.
Le cinquième et dernier point a trait au socle juridique en matière de défense et d'armement. Il existe un vide dans ce domaine et il faut que la France manifeste la nécessité d'accélérer.
En conclusion, nous avons un rôle à jouer pour favoriser la relation tripartite entre Paris, New Delhi et Canberra. Sur les dix prochaines années, il faut que cela passe notamment par la coopération entre la France et l'Inde. Mon co-rapporteur faisait allusion aux entreprises que nous avons rencontrées. Ces grands groupes savent négocier mais l'Inde est un pays où l'État décide de tout. Aucune entreprise ne peut négocier seule face aux autorités indiennes, l'Etat doit les soutenir. Qui dit État dit Parlement. Nous avons donc un rôle à jouer et devons faire acte de présence.
J'aimerais que les membres du groupe de travail, présents ce matin, disent aussi un ou deux mots, car ils ont parfois été seuls pour auditionner certains des acteurs que nous avons rencontrés.
M. Olivier Cigolotti. - Merci à nos deux rapporteurs, Ladislas et Rachid, qui ont réalisé ce rapport dans des conditions tout à fait particulières.
Je voudrais revenir sur la situation des entreprises, pour appeler au renforcement des relations économiques entre l'Union européenne et l'Inde et souligner l'utilité des discussions en matière d'accès au marché et d'environnement réglementaire des entreprises. De nombreuses entreprises françaises sont présentes en Inde, dans une grande diversité de secteurs d'activité et des progrès sont régulièrement constatés dans le développement des relations commerciales et économiques bilatérales. Pour autant, de nombreuses mesures réglementaires constituent souvent un obstacle au développement des échanges. Je pense au problème de licences d'importation, à celui des normes sanitaires ou phytosanitaires et à la question des normes techniques. Cela pose des difficultés à l'ensemble des entreprises présentes en Inde.
L'établissement d'un dialogue économique et commercial de haut niveau, régulier, entre l'Union européenne et l'Inde, que l'Union européenne propose, aurait dû être initié à l'occasion du sommet entre l'Union européenne et l'Inde, initialement prévu le 13 mars dernier, et reporté. Ce dialogue économique est essentiel. La France a obtenu un mécanisme de ce type et nous pouvons favoriser la mise en place d'un tel mécanisme euro-indien. Ce serait une excellente chose.
L'objectif de renforcement de ce dialogue économique demeure. Ce serait une étape importante dans le renforcement des relations économiques entre l'Union européenne et l'Inde, et un moyen opérationnel de résoudre les problèmes spécifiques d'accès au marché que nous avons évoqués.
M. Joël Guerriau. - Je voudrais remercier Ladislas, qui a été un animateur extraordinaire de ce groupe de travail, où a régné une excellente ambiance.
Je voudrais souligner deux points qui font apparaître une convergence importante d'intérêts entre la France et l'Inde.
Le premier point a trait aux questions numériques, qui sont devenues un aspect important du partenariat stratégique entre les deux pays. Le supercalcul constitue à cet égard un domaine majeur, surtout dans un contexte où nos deux pays font face à un problème de conservation de leur souveraineté.
Cette volonté de coopération s'est traduite par l'endossement, le 22 août 2019, par le président de la République française et le Premier ministre indien, d'une feuille de route franco-indienne sur la cybersécurité et le numérique. Elle est en cours de mise en oeuvre. C'est peut-être ce qui va nous permettre de faire en sorte que ce lien franco-indien devienne pérenne et ouvre de nouvelles ambitions.
Le partenariat de confiance qui s'est tissé avec l'Inde dans le cadre de la co-création de l'Alliance internationale solaire a également une grande importance. Il s'agit de soutenir le relèvement des objectifs de décarbonation de l'économie indienne fixés à l'horizon 2030, qui devraient être atteints. Cette estimation date toutefois d'avant la pandémie. Elle doit peut-être être ajustée. Il sera en tout cas nécessaire d'aller au-delà des cibles existantes afin d'atteindre les objectifs de l'Accord de Paris. L'Inde ne souhaite pas, officiellement, relever son ambition. Il serait souhaitable, dans le cadre du dialogue bilatéral franco-indien, de soutenir les annonces indiennes de septembre 2019, qui allaient dans le sens d'un relèvement de facto des objectifs de décarbonation de l'économie indienne.
M. Jean-Paul Émorine. - Je voudrais remercier nos rapporteurs. Nous avons un débat démocratique à propos de la Turquie mais nous pourrions l'avoir aussi à propos de la Chine et de l'Inde, en nous demandant quelles sont les bonnes démocraties pour le futur.
Lorsqu'on parle de défense et qu'on a pour concurrents les Américains ou les Chinois, il faut se souvenir des rapports de proportion entre nos budgets militaires : nous parlons de 45 milliards d'euros pour la France, de 600 milliards d'euros pour les Etats-Unis et d'un montant assez élevé pour la Chine.
Vous avez évoqué le secteur de l'énergie. Nous ne pouvons que regretter les déboires qui n'ont pas accru la crédibilité de l'offre française. Nous avons néanmoins des entreprises comme Dassault ou Michelin, qui est également installé en Inde, qui démontrent l'excellence économique française.
Quant au transfert de technologie, je me souviens de ce qu'il se passait en Chine il y a une quinzaine d'années. Les représentants d'entreprises françaises disaient « les Chinois auront nos technologies mais ils vont surtout faire les trains et les avions que nous faisions il y a 30 ou 40 ans ». En dix ans, les choses se sont inversées. Le transfert de technologie fait désormais partie de la négociation commerciale de tout contrat, en Chine comme en Inde.
M. Pascal Allizard. - Le sujet du Cachemire a été rapidement évoqué. Le Premier ministre indien est nationaliste et revient sur des accords constitutionnels issus de la partition, quant au statut du Cachemire et à son indépendance. Vous avez évoqué l'accrochage qui a eu lieu entre des militaires chinois et des militaires indiens il y a quelques semaines.
Les accrochages sont réguliers aussi avec le voisin pakistanais à propos du Cachemire. Nous avons des preuves assez tangibles d'un comportement assez agressif des militaires indiens dans ce secteur.
Lorsque j'ai conduit notre délégation à l'ONU, en fin d'année 2019, nous avons évoqué ce sujet. La réponse diplomatique qui nous a été faite a consisté à affirmer que l'Inde était un grand pays et que nous n'allions surtout pas nous mêler de ces questions. J'aurais aimé vous entendre davantage sur ce sujet.
M. Rachid Temal, co-rapporteur. - Nous avons bien vu dans les échanges avec les entreprises qu'il y avait un problème de cadrage, d'abord parce que l'État indien décide de tout, comme l'a souligné Ladislas, même s'il n'est pas en première ligne. Les entreprises indiennes dont il est question sont des conglomérats et font tout en même temps dans tous les secteurs économiques. Nous avons donc besoin d'un cadrage plus important dans nos relations directes France-Inde. Le sommet Inde-Union européenne est également essentiel. Il faut maintenant normaliser les choses pour encadrer les échanges et notamment permettre l'accès au marché indien, ce qui passe par l'adoption de normes. C'est quasiment un effort de politique industrielle qui doit être fait en France.
Joël évoquait la question du solaire, qui constitue un élément important. Il faut saluer la forte implication du gouvernement indien dans la COP21. Il constitue un partenaire important sur ces questions d'énergies renouvelables. Il faut l'arrimer encore davantage aux objectifs de l'Accord de Paris. L'Alliance solaire a une importance particulière à cet égard.
La souveraineté numérique constitue un enjeu majeur pour les Français comme pour les Indiens. C'est donc aussi un axe important de notre partenariat, comme le rapport le souligne.
Le gouvernement indien est nationaliste et a été renforcé après un premier mandat, dans un climat interne et externe complexe. La question nationaliste est aussi une question du 21ème siècle et Modi voit se dessiner un contexte favorable de ce point de vue. A titre personnel, j'estime qu'il n'est pas normal que la France ne soit pas plus ferme à propos du Cachemire. C'est parce qu'on est ami d'un pays que l'on doit lui dire les choses avec franchise. Officialiser une partition constituerait un facteur supplémentaire de déstabilisation, dans une zone qui est déjà une poudrière. Je crois personnellement qu'il faut appeler le gouvernement indien à revenir en arrière et à respecter les traités et accords. Mieux vaut le statu quo qu'une aventure dont personne ne connaît l'issue, qui serait sûrement pleine de dangers.
M. Ladislas Poniatowski, co-rapporteur. - Je connais un peu la question du nucléaire pour m'être beaucoup investi dans le domaine de l'énergie tout au long de ma carrière parlementaire. Le retard de notre EPR, au plan national, a joué un rôle. Les deux centrales EPR chinoises sont terminées bien avant que nos deux réacteurs ne le soient. Nous ne savons plus faire de centrale, ce qui est dramatique. L'échec de l'EPR a aussi été constaté en Finlande. Ces trois réacteurs nous ont fait perdre beaucoup. En Chine, la technologie est française mais le réacteur est, à l'origine, américain. Le problème porte sur le béton plutôt que sur le réacteur. L'accident de Fukushima a aussi freiné les choses en Inde. Tous ceux qui étaient prêts à se lancer dans un projet d'EPR sont devenus plus frileux. Je me réjouis que les Anglais aient annoncé leur choix d'aller plus loin avec EDF. Une action parlementaire peut en tout cas être menée vis-à-vis des parlementaires indiens.
M. Christian Cambon, président. - Merci beaucoup pour cet exposé. Je suis navré que la crise du Covid-19 vous ait empêchés de réaliser pleinement cette mission.
Nous allons procéder au vote.
Le rapport d'information sur l'Inde est approuvé à l'unanimité.
Je retiens la suggestion d'intensification de la coopération interparlementaire, qui n'est pas très vivante, avec l'Inde. Nous nous efforcerons de recevoir l'ambassadeur pour aller en ce sens.
La réunion est close à 12 h 25.