Mercredi 20 mai 2020
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La téléconférence est ouverte à 9 heures.
« Commerce international, libre-échange, mondialisation : quels enseignements tirer de la crise ? » - Table ronde
Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, l'objectif de cette table ronde est de réaliser un tour d'horizon sur le commerce international, le libre-échange, la mondialisation, et de parler des enseignements que nous tirons de la crise.
Nous accueillons M. Pascal Lamy, ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes, M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre et ancien sénateur éminent, et M. Jean-Pascal Tricoire, président-directeur général de Schneider Electric.
Je vous remercie d'avoir accepté de participer à cette table ronde. Au début de cette crise, la commission des affaires économiques s'est très rapidement organisée en cellules sectorielles afin de suivre la mise en place du volet économique du plan d'urgence, détecter les « trous dans la raquette », connaître les réalités dans les territoires et engager un dialogue avec le Gouvernement, ce qui a permis de réaliser certains ajustements.
Nous entrons dans la phase du temps long, plus stratégique, qui consiste à réfléchir aux inflexions économiques que la France et l'Europe doivent adopter.
Je voudrais, en introduction, souligner un paradoxe : alors même que la planète n'a peut-être jamais autant vécu au même rythme dans ce combat mondial contre la pandémie de Covid-19, la crise actuelle semble, pour certains, devoir interrompre le processus de long terme de mondialisation qui a marqué les trente dernières années.
Chacun intègre dans ce mot fourre-tout de mondialisation des phénomènes assez hétérogènes. Dans l'ensemble, nous visons à travers ce mot l'intensification des échanges, l'augmentation de la mobilité du travail et du capital, et la montée des interdépendances.
Cette mondialisation-là n'a pas eu que des effets négatifs. Elle a indéniablement contribué au développement économique des pays du Sud, comme la Chine ou la Corée du Sud, qui étaient des pays très pauvres dans les années 1960, à une répartition de la production des biens en fonction des avantages comparatifs des uns et des autres, et à une meilleure connaissance de la diversité culturelle de notre planète.
Mais cette mondialisation a également sa face sombre, que beaucoup dénoncent. Elle s'est manifestement accompagnée d'un accroissement des inégalités entre les pays et, au sein de chaque pays, a peu intégré les enjeux d'empreinte écologique, qui constituent aujourd'hui un défi majeur pour l'humanité.
La pandémie de Covid-19 révèle de manière frappante d'autres aspects négatifs que nous n'avions pas bien pris en compte, comme les risques que nous font courir cette interdépendance et cette division internationale du travail en flux tendu :
- risque stratégique puisque, face à un risque sanitaire, nous avons dû, faute de moyens nationaux ou européens en matière de tests et de masques en quantité suffisante, interrompre le fonctionnement économique normal du pays ;
- risque économique, puisque nous avons pu constater que l'arrêt de la production chinoise de pièces détachées a pu, en quelques semaines, conduire au chômage technique une partie des usines françaises. Ce risque est présent en cas de crise sanitaire, mais également dans le cas d'un conflit armé. Si l'on pousse plus loin le raisonnement, cette interdépendance, dans le domaine numérique par exemple, nous fait courir un risque politique face au poids des réseaux sociaux dominés par les Gafam et à la question des interférences dans les élections, ou même à la dépendance de la France vis-à-vis de sociétés comme Google ou Apple quand nous voulons développer une application de suivi des personnes atteintes de la maladie Covid-19 ;
- risque social enfin, puisque la mondialisation semble mettre en concurrence des régimes sociaux et écologiques inégaux, dans lesquels la concurrence par les prix, telle qu'elle est pratiquée, se fait au détriment des industries du Nord, dont les pays ont perdu ces trente dernières années entre 10 et 30 % d'emplois industriels.
La prise en compte de ces risques nous conduit à nous interroger sur la nécessité de revaloriser les frontières, de renforcer les exigences et les conditions d'une liberté des échanges et d'être plus fermes dans les traités que nous signons au niveau européen.
En cela, l'annonce de l'accord sur le traité de libre-échange avec le Mexique a fait l'effet d'une bombe en France, et beaucoup réclament que l'Europe, pour défendre son modèle social et son ambition climatique, adopte une politique commerciale moins ouverte et moins naïve, plus stratégique et plus offensive.
Mais nous mesurons bien les inconvénients d'une telle logique de réarmement des frontières pour un continent dont la croissance dépend pour une large part de ses exportations. Nous avons en mémoire les ravages du protectionnisme de l'entre-deux-guerres. Nous savons par ailleurs que nous ne sommes pas en mesure de rivaliser sur les produits bas de gamme en termes de compétitivité des prix avec les pays en développement.
Enfin, se fermer aux autres continents, c'est renier la vocation universelle de l'Europe et les leçons de la Seconde Guerre mondiale.
C'est donc pour nous éclairer sur ces voies contradictoires que nous vous avons sollicité vos avis d'experts.
Quels sont les enseignements que vous tirez de la crise, en particulier sur cette question de l'ouverture commerciale de l'Europe et, plus généralement, sur la mondialisation et la libéralisation des échanges ?
Existe-t-il pour vous une ligne de crête entre ouverture et maintien d'une ambition économique, sociale et environnementale européenne ?
Enfin, derrière ces questions se cachent de nombreux points d'application : les règles actuelles du multilatéralisme et de l'OMC auront-elles toujours leur pertinence dans les années à venir ? Comment les faire évoluer ? Quelles sont les évolutions souhaitables du marché intérieur européen ? Que pensez-vous du mécanisme d'inclusion carbone aux frontières de l'Union européenne ?
La parole est tout d'abord à Pascal Lamy, ancien directeur de l'OMC.
M. Pascal Lamy, ancien directeur de l'Organisation mondiale du commerce. - Merci. Je vais, pour essayer de répondre rapidement à votre question, qui est large, partir de la même définition de la mondialisation que vous et de la même appréciation que celle que vous avez exprimée, avec ses bons et ses mauvais côtés. C'est une thèse que je soutiens depuis que j'ai passé mon « examen » de commissaires européen au commerce. Il s'agissait d'un processus qui devait être maîtrisé.
Une précaution préalable : je pense qu'il est trop tôt pour se prononcer définitivement sur l'impact de cette gigantesque crise sanitaire, économique et probablement politique que traverse notre planète. Les conversations et les discussions auxquelles je participe depuis une dizaine de semaines laissent ouverte la question de savoir si nous sommes en 1944 ou en 2009. Selon le diagnostic que l'on porte, les conséquences qu'on en tire ne sont évidemment pas les mêmes.
Si je me risquais à un pronostic, je dirais que cette crise aura deux effets : en premier lieu, elle compliquera et freinera, au moins pour un temps, l'échange commercial international et, en deuxième lieu, reconfigurera au moins en partie la mondialisation.
Au-delà des effets à court terme sur les volumes qui résultent de la mise en arrêt partiel des grandes économies mondiales, l'impact sur les échanges viendra de deux sources, connues avant la pandémie.
En premier lieu, l'intervention massive des États pour soutenir et relancer les économies va entraîner des distorsions de concurrence importantes, à la mesure des 8 à 10 trillions de sources publiques qui auront été déversées. Ce qu'on reprochait à la Chine avant la pandémie est devenu le lot commun, au moins dans les pays riches et pour un certain temps. Ceci va fausser l'échange international, dans la mesure où la règle du jeu consiste à essayer de fournir à chaque acteur des conditions aussi justes que possible.
La seconde conséquence réside dans la poussée du « précautionnisme », c'est-à-dire la volonté de protéger notre population de risques divers. Elle n'est pas nouvelle. Il existait déjà des barrières techniques aux échanges, des mesures sanitaires et phytosanitaires, des normes, des certifications, des standards dont les producteurs de biens et de services devaient tenir compte pour opérer sur les différents marchés qu'ils convoitaient.
Il est certain que ce niveau de précaution va augmenter fortement et se traduire par de nouvelles mesures réglementaires. C'est en soi concevable et légitime, mais la précaution est déterminée par l'imaginaire autant que par la science, et l'hétérogénéité qui règne à travers le monde entraîne des coûts d'ajustement pour les producteurs de biens et de services qui renchérissent le prix des produits.
Le protectionnisme consiste à protéger les producteurs domestiques de la concurrence étrangère. Le précautionnisme protège les populations contre les risques. Ces mesures sont de nature différente, tout comme le sont les obstacles aux échanges.
Ces deux phénomènes soulèvent des questions de régulation globale complexes, notamment à l'OMC qui, dans l'immédiat, a un peu de mal à accomplir sa mission. Ces questions seront d'autant plus difficiles à traiter au niveau multilatéral que la crise a encore endommagé un système international déjà mal en point, notamment en raison de la rivalité géoéconomique, géopolitique, géostratégique qui oppose la Chine et les États-Unis, dont la pandémie a plutôt exacerbé un certain nombre d'aspects.
Tout ceci va avoir des implications sur la politique commerciale de l'Union européenne. On y réfléchit beaucoup à Bruxelles, et on trouve d'ailleurs dans la proposition franco-allemande de cette semaine un certain nombre de pistes pour durcir la politique commerciale de l'Union européenne.
Le deuxième effet est peut-être de plus long terme. Il est difficile d'en évaluer précisément les proportions. Il porte sur la reconfiguration des chaînes de valeur, de la globalisation et de la multilocalisation des processus de production du fait de la pulsion de précaution des firmes et des États, dans la mesure où cette crise a révélé la fragilité de certaines de ces chaînes.
Il s'agit à présent d'augmenter la résilience, qui fait l'objet de conversations partout dans le monde. Les thèses sur ce point me paraissent aussi nombreuses que confuses.
Il faut essayer, notamment pour notre débat, de bien cerner le problème et la solution. Le problème vient de la fragilité de certains de ces circuits d'approvisionnement, qui est très difficile à mesurer. L'impact sanitaire de la pandémie n'est pas le bon critère. Des pays bien insérés dans les chaînes de production mondiales ont eu de meilleures performances sanitaires que d'autres. Cela dépend si l'on est dans la pharmacie, l'alimentaire, ou l'automobile.
Si l'on veut être sérieux et en tirer les conséquences du point de vue des politiques publiques, reste à se mettre d'accord sur la mesure et la nature des fragilités auxquelles il faut remédier, y compris la fameuse définition du « maillon faible » de la Chine. Le problème mérite donc d'être creusé et précisé.
Quant aux solutions, elles sont extrêmement diverses. On peut revoir le modèle des flux tendus, en revenant aux stocks tampons. On l'a fait pour la crise du pétrole dans les années 1970. On peut envisager une diversification géographique des approvisionnements, des relocalisations d'opportunité, en supposant que concentrer territorialement une production ne présente pas d'autres risques. Or les assureurs vous diront qu'il vaut mieux les répartir que de les concentrer.
Il faut donc tout regarder de près. Cela prend du temps. Construire une usine prend au moins cinq ans. Cela présente un coût. La multilocalisation a eu lieu pour des raisons d'efficience, de réduction des coûts, et de modèle capitaliste tel que nous le connaissons. Revenir en arrière aura dans certains cas un coût qu'il faudra répartir entre les actionnaires, les salariés, les consommateurs et les contribuables.
C'est sans doute nécessaire et, en tout cas, organisé au niveau européen dans le cadre du modèle d'« autonomie stratégique ouverte », concept typiquement bruxellois, dont on trouve des traces dans l'initiative franco-allemande de cette semaine.
Je conclurai en disant que je ne prévois pas de déglobalisation parce que les moteurs de la globalisation, la technologie de recherche du profit par le système capitaliste, la financiarisation des économies vont perdurer, même si ces moteurs, qui avaient commencé à ralentir depuis la crise de 2008, tournent moins vite que dans les vingt ou trente dernières années.
La globalisation sera différente, en raison du changement du prix relatif qui l'a toujours affectée, même en matière de transport. La globalisation est en partie le produit d'une formidable baisse des coûts du transport. Cette fois, le prix relatif qui a changé le plus vite est celui du risque.
L'économie mondiale est dans un processus de repricing du risque qui modifie certains flux. Le prochain changement de prix relatif qui aura une grosse influence sur les flux de la mondialisation et ses structures sera l'augmentation du prix du carbone.
Voilà trois exemples de prix relatif qui modifient les structures de la mondialisation, sans en changer fondamentalement le modèle.
Enfin, augmenter la résilience locale constitue une bonne chose, dès lors qu'il existe des mécanismes de coordination internationale, sans quoi cela conduira, dans bien des cas, à augmenter les fragilités globales. Il faut, de ce point de vue, compter sur une forme nouvelle d'harmonisation, de régulation prudentielle, un peu comme on l'a fait dans la finance après la crise de 2008. Ceci implique certains réaménagements dans le système international.
Jacques Delors, dans les années 1980, avait prôné la création d'un Conseil de sécurité économique, à côté du Conseil de sécurité classique. Cette idée a retrouvé une grande actualité. On peut peut-être le dénommer « Conseil de résilience globale ». Il y a là des raisons de réaménager ce multilatéralisme, qui était en mauvais état et dont on a besoin. Ce sera néanmoins plus difficile après cette crise. Nous en parlerons au Forum pour la paix de Paris, mi-novembre.
Mme Sophie Primas, présidente. - La parole est à Jean-Hervé Lorenzi.
M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes. - Merci. Les économistes ont une vision très limitée de la globalisation et de la mondialisation.
Je fais partie de ceux qui ont anticipé depuis longtemps un ralentissement lent de l'économie mondiale, notamment du fait de phénomènes de démographie qui, comme le disait Fernand Braudel, expliquent largement l'histoire du monde. D'une façon générale, je considère donc le commerce international à travers la trajectoire de l'économie mondiale.
La pandémie de Covid-19 est certainement un événement terrifiant mais, de mon point de vue, s'inscrit dans un mouvement déjà largement entamé. Lorsque Pascal Lamy, avec d'autres, a lancé l'OMC, le commerce mondial était en train de se développer de manière exceptionnelle. Avant la crise de 2008, il enregistrait une croissance de 5 % par an, avec des pics absolument exceptionnels.
Ceci était lié à une vision du monde voulue par les pays développés. Après la crise de 2008, la croissance du commerce mondial a baissé très significativement, puisqu'elle a été divisée par deux et demi.
Auparavant, la croissance du commerce était environ équivalente à trois fois la croissance de l'économie mondiale. Elle est devenue aujourd'hui à peu près équivalente à la croissance de l'économie mondiale et sera selon moi dans les années qui viennent, quoi qu'il arrive, de l'ordre de 2 %.
Je ne fais pas partie de ceux qui, comme certains brillants économistes américains, croient à la stagnation séculaire. Il s'agit plutôt d'un ralentissement significatif. C'est dans ce cadre qu'il faut penser les règles du commerce mondial, très largement liées à l'évolution de la trajectoire de l'économie mondiale.
La pandémie de Covid-19 va-t-elle modifier les choses ? Je pense que la récupération économique prendra plus de temps que les plans de relance annoncés dans les semaines qui viennent. Prendre le temps de la réflexion ne serait pas inutile dans ce domaine. Le travail que vient de réaliser Pascal Lamy dans le cadre de l'Institut Jacques Delors est une illustration de ce qu'il faudrait faire. C'est très bien défini et fort bien chiffré.
Je ne crois pas que la croissance du commerce mondial redémarre, pour des raisons d'ailleurs très profondes. La part des exportations et des importations a diminué de manière très significative dans le PIB chinois. Depuis dix ans, un tiers du PIB chinois était dédié aux exportations. Cette part est désormais de l'ordre de 20 %, tout comme pour les importations, et l'économie chinoise compte sur son développement interne, notamment les services, domaine moins concerné par le commerce international.
Les chiffres de la fragmentation des chaînes de valeur à l'échelle mondiale sont encore très importants, mais le système se stabilise. Il n'y a donc pas extension du commerce mondial, mais plutôt un ralentissement de sa croissance.
Cela va-t-il changer ? Je ne le crois pas. La consommation des pays développés s'orientera plutôt vers des biens durables, peut-être verdis, et une consommation plus attentive à l'environnement. Tout cela ne pousse pas à une évolution significative du commerce mondial, notamment dans des domaines comme l'automobile ou les téléviseurs.
De la même manière, je pense que la guerre commerciale ne va pas s'arrêter, quel que soit le président des États-Unis qui sera élu à la fin de l'année. Le leader mondial a toujours du mal à supporter l'idée que le second puisse un jour le remplacer.
Par ailleurs, la proximité de production semble jouer assez fortement. Même si on est là au niveau du discours, il s'agit quand même d'une logique de relocalisation, même partielle et limitée.
Les Français ont été effarés du délitement de la production industrielle dans notre pays. Nous étions avant-derniers, juste devant la Grèce, dans la liste des vingt-huit pays européens dont la part du PIB est consacrée à l'industrie.
Je voudrais terminer par le problème clé des relocalisations au niveau européen. L'Europe a essayé de récupérer une partie de ce qu'elle a perdu dans les vingt dernières années et reprendre la main dans des domaines où elle est totalement inexistante, comme le numérique.
Les relocalisations sont rares en France. Aux États-Unis, elles ont démarré bien avant les gesticulations de Donald Trump, en 2012. Toutes les enquêtes faites à partir de 2013 montrent que 20 % des entreprises américaines, quelle que soit leur taille, y réfléchissent. En 2017, le nombre d'emplois créés aux États-Unis dans le cadre de la relocalisation est supérieur aux emplois délocalisés. 600 000 emplois ont été relocalisés depuis sept à huit ans. À l'échelle de la France, cela équivaut à 100 000 emplois, ce qui n'est pas négligeable.
Pourquoi ce phénomène est-il beaucoup plus limité en Europe ? Tout d'abord, les délocalisations y ont été bien plus dispersées qu'aux États-Unis. Beaucoup d'activités ont été délocalisées dans les pays de l'Est du fait de l'hinterland allemand. Cela modifie la perception qu'on peut en avoir.
En outre, le discours politique n'a pas du tout porté sur ce sujet, alors qu'il a été tenu bien avant Donald Trump par Barack Obama. J'ai retrouvé deux ou trois de ses discours sur la nécessité de relocaliser, idée qui n'a pas existé en Europe.
Enfin, il y a eu dans cette opération une assignation fiscale très importante aux États-Unis sous le mandat de Donal Trump. Cela se fait toujours grâce à des entreprises leaders, dans des clusters territoriaux.
En France, les territoires et les acteurs économiques locaux doivent jouer un rôle très important dans les relocalisations de certains domaines - masques, tests, etc. C'est à travers les pôles de compétitivité créés sous la houlette de Jean-Pierre Raffarin que ces sujets peuvent être traités.
Si l'Europe doit récupérer une partie de son autonomie, elle ne peut le faire que grâce à de grands plans touchant le numérique, les biotechnologies, grâce à des territoires et à des acteurs qui parviennent à réunir les chercheurs, les formations, les industriels et les pouvoirs publics dans le cadre des pôles de compétitivité. C'est ce qu'on trouve en Allemagne avec les clusters.
Tout cela doit être repensé. Il faut redonner aux territoires un rôle majeur partout en Europe. C'est ainsi que l'Europe pourra reconquérir partiellement des domaines où elle s'est affaiblie durant les vingt dernières années, à l'exception des pôles de compétitivité.
Mme Sophie Primas, présidente. - Vous allez vous faire beaucoup d'amis parmi les sénateurs en évoquant les pôles de compétitivité. Alain Chatillon va s'en réjouir !
M. Jean-Hervé Lorenzi. - Il faudrait dans ce cas qu'il fasse du lobbying auprès du ministre en charge de ce sujet, pour qui les pôles de compétitivité apparaissent pour le moment comme des objets étranges !
Mme Sophie Primas, présidente. - La parole est à Jean-Pierre Raffarin.
M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre. - Merci beaucoup, madame la présidente. Je suis très heureux de retrouver mes amis sénateurs. Je vous remercie beaucoup de m'avoir invité à siéger dans ce panel de personnalités pour qui j'éprouve beaucoup de respect.
Connaissant moins le commerce international que Pascal Lamy, l'économie que Jean-Hervé Lorenzi, l'Asie et l'industrie que Jean-Pascal Tricoire, je parlerai de politique.
D'une certaine manière, cela revient quelquefois à simplifier les choses, mais j'aimerais exprimer quelques idées sur les questions que vous avez soulevées, madame la présidente.
Je crois personnellement que les relations internationales, pour les années qui viennent, vont être marquées par le retour de la guerre froide. Cette tension entre les États-Unis et la Chine est violente, brutale, durable et va structurer nos relations.
Cela nécessite que nous adoptions un certain nombre d'attitudes, car c'est ce climat qu'il faut anticiper. On a vu les réactions monter en matière de guerre commerciale, d'abord entre la Chine et les États-Unis, puis on a assisté à la bataille technologique, qu'il s'agisse de Huawei ou des pressions chinoises et américaines sur l'Europe, les Allemands étant enthousiastes et les Français plus réservés. Tout cela risque de nous disperser.
Cette guerre commerciale, qui est devenue technologique, est en train de devenir systémique, opposant régimes autoritaires et régimes démocratiques. L'économie puissante chinoise, qui monte et qui est numéro deux, se verrait bien à la place du numéro un, qui n'accepte pas cette émergence.
Tout cela va durer un certain temps et va avoir un impact très important. J'ai été frappé d'entendre le secrétaire d'État Pompeo, lors de son voyage en Israël, ces jours derniers, alors que les relations entre Benyamin Netanyahou et Donald Trump sont très intimes, reprocher publiquement à Israël d'être trop proche de la Chine. Les États-Unis acceptent d'être en toutes circonstances derrière Israël, même sur les questions d'extension des implantations, mais leur demandent de se libérer de la Chine.
Cette question-là va donc revenir en permanence. Or cela peut assez mal tourner du fait de l'humiliation que subit la Chine, qui est accusée par les États-Unis d'être responsable de la crise. D'après ce que j'ai vu des prévisions du FMI, les pronostics de croissance sur les deux années qui viennent font que la Chine va être très largement devant les États-Unis. Il peut se passer beaucoup de choses, mais la Chine va cependant progresser plus vite.
Donald Trump, tous les matins et tous les soirs, répète aux Américains qu'ils sont les premiers, qu'ils ont les meilleures pièces, qu'ils sont les plus forts. Ils vont découvrir qu'il n'en est rien. L'humiliation peut donc constituer un choc. J'ai souvent constaté que la politique sait déclencher les haines, mais ne sait hélas pas les arrêter. Soyons donc très prudents, car ce climat me paraît assez préoccupant.
Les choses sont difficiles, et on voit bien qu'une grande partie de l'épargne chinoise finance le déficit américain. C'est un lien structurel. Comment tout cela va-t-il se passer ? Deux tiers des diplômés de sciences et technologies aux États-Unis sont asiatiques, car la Chine est fascinée par les États-Unis, leurs capacités de formation, leur intelligence en matière d'innovations, etc. Tout cela va bousculer profondément les choses.
Deuxième réflexion : au Royaume-Uni, un certain nombre de Brexiters disent qu'il faut couper les liens avec la Chine, comme ils les ont coupés avec l'Europe et font campagne en ce sens. Je voudrais qu'on prenne conscience que le marché chinois, comme le marché américain, sont des marchés impératifs pour les entreprises françaises qui veulent être mondiales. On n'est pas mondial aujourd'hui si on ne marche que sur une seule jambe.
Le président de la Fed demandait qu'on ne l'oblige pas à choisir entre deux marchés impératifs car, pour être une entreprise mondiale, il faut être à la hauteur de ses compétiteurs et présent sur ces deux marchés. Il est très important de bien le comprendre.
Or les Américains et les Chinois exercent sur nous un certain nombre de pressions. L'extraterritorialité américaine nous pose problème, mais les Chinois nous font subir d'autres formes de pressions.
Il faut bien admettre qu'on a, notamment avec les Chinois, des incompatibilités en matière de régime politique. Nous sommes naturellement dans le camp des démocraties, alors qu'ils revendiquent un marxisme et un socialisme à la chinoise. Beaucoup d'erreurs ont été commises par l'Occident dans ce domaine. Le marxisme, en Chine, se caractérise surtout par le leadership du Parti plutôt que par l'appropriation collective des moyens de production. Cependant, nécessité fait loi : on ne peut être sur un marché mondial sans être présent sur ces deux marchés incontournables.
Troisième réflexion à propos de la question des relocalisations et de ce que les politiques appellent maintenant la souveraineté. Je suis heureux de constater qu'on la prend à nouveau en considération au niveau européen. Cela va peut-être permettre de revoir la politique de la concurrence, des champions européens et autres sujets de cette nature, qui sont très importants. Il y a sans doute là un travail pour la commission des affaires économiques du Sénat : qu'est-ce que notre souveraineté ?
J'ai entendu un jour le Président de la République dire aux représentants du Boao Forum - le Davos asiatique - qu'il voulait protéger l'acier pour faire des avions et des voitures. Or notre pays a découvert que la Chine était une puissance économique lorsqu'on a manqué de paracétamol français. Il existe un certain nombre de priorités.
Certains estiment qu'il est trop tard pour relocaliser l'industrie. Je n'en sais rien, mais ce n'est pas trop tard en matière d'agriculture et d'indépendance alimentaire. Que faisons-nous sur ces sujets, et comment définit-on le périmètre de notre souveraineté ? Je pense qu'il faut des débats à ce sujet.
Je souffre beaucoup de constater que, dans notre pays, la logique du moyen terme et la logique du court terme ne sont plus vraiment traitées. Quand j'étais jeune président de région, nous bénéficiions de la Datar, qui nous apportait des perspectives, et d'un Commissariat général au Plan. Les discussions étaient d'un haut niveau. C'était des rendez-vous qu'on ne voulait pas manquer quand on venait à Paris pour essayer de penser notre avenir. Il existait des contrats de plan régionaux et nationaux, et l'on se projetait dans l'avenir.
Il conviendrait qu'on ait aujourd'hui une réflexion de cette nature, une sorte de Conseil national de la souveraineté qui, avec un certain nombre de spécialistes, nous amène à réfléchir à ce que nous tenons le plus.
Une idée fausse traîne ici ou là suivant laquelle on pourrait choisir entre souveraineté et coopération. Bien sûr que non ! Il faut de la coopération internationale et de la souveraineté. Tout le problème est de définir nos périmètres. Je pense que c'est assez difficile à faire et que l'État ne doit pas le faire seul. Il doit être ouvert à toutes les forces pensantes du pays. Il est très important que le Sénat fasse des propositions en matière de souveraineté, en pensant notamment à notre indépendance agroalimentaire, secteur dans lequel nous disposons de tous les atouts.
Nous entrons dans un monde de rapports de force. Sans l'Europe, nous avons peu de poids. Nous sommes devant un choix stratégique. L'accord franco-allemand sur la mutualisation de la dette partielle est très important. C'est l'espoir que les Européens ont au fond du coeur. On a bien vu que les périodes de réussite et de facilité n'étaient pas favorables à l'Europe. L'Europe, qui est née dans la tragédie, dès qu'elle sent la menace, peut avoir un sursaut. Peut-être y assistons-nous en ce moment.
Lorsque le président Macron a reçu le chef de l'État chinois à l'Élysée, au mois de mars dernier, dans le cadre d'une visite bilatérale, Mme Merkel était à sa droite et M. Juncker à sa gauche. Cela a impressionné les Chinois. Ce sont des logiques qu'il faut avoir en tête.
Je sais qu'un sommet sur les investissements doit normalement avoir lieu à Leipzig en septembre. Je pense qu'il faut continuer à recourir à cette métaphore du rapport de force, notamment franco-allemand.
Je termine en rejoignant ce que disait tout à l'heure Pascal Lamy à propos du multilatéralisme et du fait que la pandémie de Covid-19 a aggravé nos difficultés. On le voit avec l'OMS. Tout ceci est en partie une conséquence de la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. Quand les Américains sont mécontents d'une pression chinoise sur une organisation internationale, ils s'en retirent. On est en train de déséquilibrer systématiquement les organisations internationales, alors qu'il existe des demandes fortes en matière de multilatéralisme ! Le multilatéralisme a 75 ans et fait son âge. Il est vrai qu'en 1945, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l'Afrique et l'Asie n'étaient pas ce qu'elles sont aujourd'hui.
Nous devons donc repenser le multilatéralisme. L'idée du Conseil de sécurité économique est une idée forte. Peut-être même faut-il changer le mot de multilatéralisme. Les Américains, dans les forums internationaux auxquels je participe, recommandent aux uns et aux autres de ne plus employer ce mot. Peut-être faudrait-il parler d'omnilatéralisme et de gouvernance mondiale inclusive, avec la recherche d'un équilibre et surtout une pratique du respect.
Le Forum sur la paix est en fait un forum pour la gouvernance mondiale. C'était une très belle intuition. La France, l'Allemagne et l'Europe peuvent peut-être inspirer une autre gouvernance mondiale.
Il faut être conscient de l'extrême gravité de la situation et chasser toute légèreté, être particulièrement responsable. Les choses peuvent mal tourner. On a vu des guerres démarrer sur des horreurs ou des bêtises. Je ne crois pas que la Chine soit un pays belliqueux par nature. Elle l'a montré dans son histoire. Elle a découvert l'Afrique et n'a pas cherché à y imposer le colonialisme ni l'impérialisme.
Cependant, certains militaires chinois disent aujourd'hui que la seule raison pour laquelle ils seraient prêts à faire la guerre serait Taïwan. Un certain nombre de sujets peuvent être extrêmement tendus, et il faut bien avoir conscience de la gravité de la situation pour exercer notre action avec responsabilité.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci beaucoup, cher Jean-Pierre.
Pour terminer ce tour de table, je vais céder la parole à Jean-Pascal Tricoire, capitaine d'industrie, qui intervient depuis Hong-Kong. Il va nous faire part de sa vision de ce que représentent la mondialisation et son évolution future.
M. Jean-Pascal Tricoire, président-directeur général de Schneider Electric. - Merci, madame la présidente. Je suis très honoré de témoigner devant vous, en compagnie de Pascal Lamy, Jean-Pierre Raffarin et Jean-Hervé Lorenzi, avec qui nous avons bataillé de nombreuses fois sur les fronts internationaux pour défendre les intérêts et l'image de la France.
Je ne suis ni économiste ni politique. Mon regard est celui d'un industriel qui est au coeur des sujets mondiaux que vous avez abordés aujourd'hui.
Quelques mots sur Schneider Electric, l'une des sociétés françaises qui a su relever les défis de la mondialisation et de la digitalisation pour se transformer complètement et se développer. Nous avons triplé notre taille dans les quinze dernières années pour constituer aujourd'hui une société qui réalise à peu près 27 milliards d'euros de chiffre d'affaires, emploie 140 000 personnes au niveau mondial et représente 6 % du chiffre du groupe. Nous employons 17 000 personnes en France, soit 12 % des employés mondiaux.
Nous nous sommes imposés comme le leader mondial des solutions digitales pour le développement durable. Notre premier marché, ce sont les États-Unis, le deuxième, c'est la Chine. Notre première région est l'Asie-Pacifique, la deuxième l'Amérique du Nord, enfin l'Europe.
Nous sommes un exemple d'une société française qui a considéré la mondialisation à la fois comme un challenge, mais aussi comme une opportunité. Je ne pense pas que la mondialisation disparaisse, chacun voulant le meilleur. Tous les enfants rêvent de posséder une console d'origine japonaise, un téléphone d'origine américaine, etc. Ce n'est pas très différent de la démarche qui a contribué au développement de la Route de la soie, il y a très longtemps, et conduisait les Européens à aller chercher des épices à l'autre bout du monde.
Nous sommes toutefois aujourd'hui dans une globalisation tournée vers un mouvement de multirégionalisation ou de multilocalisation. Ce n'est pas un mouvement nouveau. Cela a commencé par des tensions commerciales croissantes et une véritable division digitale. Personne n'en parle, mais le monde digital chinois n'a rien à voir avec le monde digital américain, et cela a des conséquences stratégiques, technologiques, économiques probablement plus importantes que les tarifs douaniers qu'on voit fleurir autour du monde.
La pandémie de Covid-19 n'a été qu'un catalyseur d'accélération politique pour créer des dissensions entre les diverses régions. Tout cela va probablement nous conduire vers un système qui sera de plus en plus multirégional. C'est ce vers quoi notre société a toujours tendu. Nous n'avons jamais cru à un système complètement globalisé, non pour des raisons de tarifs ou de coûts, mais tout simplement parce que nous croyons que la compétitivité d'une société réside d'abord sur sa capacité à coller au terrain et à répondre au plus vite aux demandes. Tout cela n'est pas possible si les chaînes logistiques et industrielles sont trop longues.
Notre mission est de concevoir des solutions digitales pour le développement durable. Or on ne peut être performant dans ce domaine et réduire son empreinte carbone si l'empreinte logistique est trop longue.
Enfin, une entreprise repose avant tout sur les talents et la motivation de ses collaborateurs. Plus on a une vision locale de ce qui se passe, plus on peut être rapide, donner du sens à ce que l'on fait, et plus l'entreprise est compétitive.
Chez Schneider Electric, nous avons depuis toujours structuré des chaînes logistiques multirégionales. L'Europe pense aujourd'hui à se refermer sur ses frontières et à se protéger. Plusieurs choses sont à intégrer.
En premier lieu, l'Europe est une zone exportatrice. Si on ferme les frontières pour se protéger, la réciproque sera vraie et nos services ne trouveront plus de marchés extérieurs. Nous sommes aujourd'hui exportateurs et risquons de nous appauvrir plutôt que de nous s'enrichir, il ne faut jamais l'oublier.
En deuxième lieu, il faut comprendre que l'Europe est aujourd'hui dépendante. Je travaille dans le digital : l'Europe est une colonie digitale du reste du monde, et particulièrement des États-Unis ! C'est vrai à tous les niveaux - semi-conducteurs, réseaux de télécommunications, sites Internet. Il faut donc bien réfléchir avant de penser à s'isoler et à ce dont on va se priver potentiellement dans le futur.
Troisième élément : on peut effectivement relocaliser ou localiser plus d'activités en Europe, mais on ne trouve pas toujours des personnes qui veulent travailler dans les usines, parce qu'on les a formées à autre chose. Il faut aussi réaliser que faire fonctionner une usine en Europe et en France présente des coûts et une complexité très supérieure à ce qu'on trouve ailleurs. La compétitivité industrielle ne passera qu'au travers d'une digitalisation ou d'une automation très forte de notre appareil de production.
Enfin, je vis chaque jour des débats entre Américains et Chinois, mais l'Europe est aux abonnés absents. Tout le monde veut parler de sa propre voix. Il est absolument essentiel, pour exister dans le futur, que l'Europe se dote d'une voix beaucoup plus forte et unique.
Cela signifie que l'Europe du Sud et celle du Nord doivent faire des compromis. Ce qui me terrifie dans la pandémie de Covid-19, c'est la division culturelle que l'on a constatée entre les deux, l'Europe du Sud s'arrêtant presque immédiatement, l'Europe du Nord faisant le choix de continuer à fonctionner et d'établir un équilibre permanent entre la santé et l'économie. Tout cela laissera forcément des traces.
La crise liée à la pandémie de Covid-19 a montré le caractère absolument essentiel du digital. Il y a six mois, nous n'aurions pas imaginé le débat que l'on a aujourd'hui en vidéoconférence, et peut-être ne nous serions-nous jamais rencontrés.
Toutes les entreprises ont réalisé une avancée rapide dans le digital, qu'on n'avait jamais vécue. Je pense qu'on ne reviendra jamais complètement en arrière. Nous avons tenu, il y a trois semaines, notre première assemblée générale en digital. D'habitude, seuls venaient à nos assemblées générales les Parisiens de l'Ouest. Tout le monde a été placé sur un pied d'égalité, même en province. Cela ouvre des tas de portes en termes d'empreinte carbone, de sécurité sanitaire, d'équité de représentation.
Le digital suscite un engouement chez nos clients, car il a été et demeure le seul moyen de continuer à faire tourner des applications extrêmement critiques, comme les systèmes électriques des hôpitaux, particulièrement les systèmes de soins intensifs, les centres de données informatiques - qu'on sature à chaque fois que l'on fait une réunion sur Zoom comme aujourd'hui -, les chaînes de froid pour la pharmacie ou la nourriture. Ceux qui n'étaient pas connectés n'ont pas su ce qui se passait. Certaines pannes phénoménales ont eu lieu, et les personnes connectées ont pu anticiper, réparer ou assister à distance des opérateurs sur le terrain. On a ainsi pu réagir de façon rapide aux problèmes qui se sont posés.
Les Européens sont plutôt en bonne position dans ce domaine : nous avons assez largement perdu le premier épisode de l'Internet des personnes, mais le deuxième épisode de l'internet des objets, qui connecte les villes, les bâtiments et les usines, sert le leadership de sociétés européennes comme Schneider Electric ou Siemens, qui constituent les deux grands acteurs mondiaux de la digitalisation des objets et de l'environnement.
Thierry Breton a plaidé en faveur de la souveraineté des données industrielles, car c'est là une opportunité de garder ou de reprendre l'avantage.
Je pense que cette crise remet l'accent sur le besoin de développement durable et le besoin de sens. L'épidémie, les problèmes d'émissions de carbone et de changement climatique sont en fait les « collatéraux » d'une urbanisation à marche forcée.
Face au sentiment qu'une vengeance quasi divine s'abat sur nous, la plupart des sociétés, des États ou des villes accélèrent le développement durable en sortie de crise. Il est d'ailleurs à ce titre instructif de voir que les tentatives de la Chine pour réactiver l'économie sont complètement dédiées à ce que la Chine appelle la « nouvelle infrastructure », c'est-à-dire l'infrastructure connectée, les villes intelligentes, les bâtiments intelligents, les infrastructures intelligentes et, bien entendu, l'industrie du futur.
Dernier point : nous possédons 200 usines autour du monde, 300 centres de logistique, des milliers de clients dont le système électrique constitue la ligne de survie pour faire fonctionner les hôpitaux, les chaînes d'alimentation, etc. Dans les cent pays où nous opérons, plus la résolution de la crise a été réalisée au niveau local, mieux on a su réagir rapidement et rebondir, en laissant les acteurs locaux, les collaborateurs, les mairies, la direction locale de nos sites trouver des solutions par eux-mêmes, dans un cadre assez large et de façon responsable.
Tout cela est d'autant plus facile que l'environnement n'est pas trop complexe en termes de régulation et d'acteurs. Cette crise nous enseigne que la France doit réaliser des progrès collectifs. Notre pays est l'un de ceux qui ont subi le plus fort arrêt en Europe ainsi qu'au niveau mondial. La capacité à redémarrer me préoccupe personnellement beaucoup. La période très difficile que nous vivons aujourd'hui nous rappelle cruellement nos besoins en matière locale et en simplicité. Plus les sociétés sont inclusives, plus le rebond est facile.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci beaucoup pour votre vision de capitaines d'industrie.
Comment pensez-vous les uns et les autres que l'on puisse arriver à valoriser à la fois la valeur sociale, les différences qui y sont attachées de continent à continent, et la valeur environnementale ? Est-il selon vous possible de changer le paradigme en matière de notion de coûts et de prix ?
M. Pascal Lamy. - Tout d'abord, les conceptions du bien-être social sont extrêmement différentes à travers le monde. Elles peuvent reposer sur la réduction de la pauvreté et des inégalités, de bonnes retraites, l'indemnisation du chômage, la couverture maladie, la maternité, etc. À la différence de l'environnement, de la paix ou des échanges, le bien-être social n'est pas considéré comme un bien public mondial et ne bénéficie pas d'une vision commune.
Si on parle de compétition internationale, l'essentiel de ce qu'exprime la concurrence des systèmes sociaux, c'est le prix du travail, corrigé des différences de productivité : ce qui compte, ce n'est pas le salaire de quelqu'un, c'est ce qu'il produit pour ce salaire. On sait que, dans l'ensemble, lorsque les pays se développent, les salaires augmentent. Le cas de la Chine est très parlant de ce point de vue. Le prix du travail, qui avantageait ce pays il y a quinze ou vingt ans, est en train de disparaître peu à peu. Les industries se sont délocalisées de la Chine du Sud vers la Chine du Nord, et se déportent maintenant vers d'autres pays asiatiques.
Ce sont donc très souvent des situations transitoires. Reste la question de ce que le capitalisme doit produire pour réduire l'insécurité en général, y compris l'insécurité sociale, qui est de mon point de vue intrinsèque au capitalisme et très difficile à traiter au plan mondial.
Quant à la division internationale du travail, elle repose sur les avantages comparatifs et les prix relatifs. À chaque fois que les prix relatifs changent, ce sont les flux et les modalités qui évoluent. Jean-Pascal Tricoire en a parlé à propos d'une version plus régionale de la mondialisation ou plus locale de la régionalisation.
Les grands changements de prix, on le sait, concernent l'énergie, les salaires et le risque. Le Covid-19, a fait apparaître comme je l'ai indiqué un repricing du risque qui modifie beaucoup les prix relatifs. Je suis entièrement d'accord pour dire que la crise liée à la pandémie de Covid-19 va probablement faire monter la préoccupation environnementale dans l'esprit des populations ce qui, de mon point de vue, est plutôt une bonne chose.
Sauf à penser qu'on peut faire la révolution du jour au lendemain - et j'y ai renoncé depuis un certain temps -, ce sont ces modifications de prix relatifs et de réglementations qui peuvent changer le capitalisme et produire une nouvelle version un peu plus résiliente, soutenable, moins stressante pour les personnes et pour la nature. Cela passera par une revalorisation du prix du risque et du carbone : c'est un enjeu essentiel dans lequel l'Europe doit assurer son leadership.
Par ailleurs, je souscris totalement à ce qu'a dit Jean-Pierre Raffarin : soit l'Europe sort renforcée de cette crise, et le monde sera un peu moins dangereux, soit elle en sort affaiblie, et il sera encore plus dangereux.
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur Tricoire, votre groupe possède deux cents usines dans le monde. Comment gérez-vous la captation du carbone et la valorisation sociale ?
M. Jean-Pascal Tricoire. - Nous avons une vision très multirégionale de notre chaîne d'approvisionnement pour optimiser la vitesse du service client et l'empreinte carbone. À l'intérieur d'une région comme l'Europe, les différences entre pays sont beaucoup plus limitées qu'au niveau mondial. On fait très peu d'exportations à partir de la Chine. Nous possédons vingt usines en Inde, qui travaillent principalement pour l'Inde, etc.
Cette séquence de tensions commerciales et digitales, associées à l'accélérateur qu'a constitué la pandémie de Covid-19, entraînera des coûts supplémentaires qu'il faudra payer pour obtenir quelque chose de plus régional et de plus durable. C'est sans doute très bien ainsi. C'est le prix pour un monde meilleur.
Comme l'a dit Pascal Lamy, cela fait longtemps que l'Europe aurait dû se pourvoir d'un prix du carbone. L'Europe est très en avance en matière de développement durable : le reste du monde souhaite aller dans cette direction et nous constituons un exemple. N'ayons pas peur d'être les premiers dans ce domaine.
Toutes les décisions que nous prenons aujourd'hui ont un effet collatéral carbone dont nous ne voyons pas les points induits. Il serait donc logique d'installer un prix du carbone en Europe : cela fait longtemps que nous le demandons Et même les émetteurs de carbone le réclament. Les entreprises ont besoin de prévisibilité Et le pire, c'est une loi qui fait bouger les choses tous les six mois. Un prix du carbone prévisible permettrait de prendre des décisions.
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur Lorenzi, Jean-Pierre Raffarin estime qu'il faut à la fois de la coopération et, en même temps, définir un périmètre de souveraineté. Comment y parvenir ?
M. Jean-Hervé Lorenzi. - C'est assez simple. Si, à un moment déterminé, on n'a plus de paracétamol parce que l'approvisionnement est rompu, il faut se donner les moyens de pouvoir exister. Cela concerne selon moi non seulement les problèmes de sécurité sanitaire, mais aussi la vision assez optimiste que Jean-Pascal Tricoire nous a fait partager : il faut reprendre une partie du contrôle du digital et des autres secteurs de la technologie comme la biotechnologie et tout ce qui touche à l'astrophysique, c'est-à-dire la capacité à gérer la production et le transfert de données dans l'espace.
Je voudrais juste revenir un instant sur la question précédente. J'ai deux craintes en matière sociale et en matière d'environnement. Certains historiens ont étudié le comportement des populations après de grandes pandémies : six mois après, on avait oublié. Je suis optimiste, et j'espère donc que ce ne sera pas le cas, mais il faut y prendre garde.
En second lieu, je crains beaucoup les discours excessifs de ceux qui pensent qu'il ne faut rien changer. Ce n'est évidemment pas facile pour les aspects environnementaux. Je partage ce que Pascal Lamy et Jean-Pascal Tricoire ont dit sur le prix du carbone. Il faut un prix du carbone stable, fort et européen, mais l'évolution du marché de l'énergie ne va pas y contribuer.
Ceux qui prétendent qu'il ne faut rien changer estiment que l'urgence s'impose. L'urgence, dans un pays comme la France, ce sera les 400 000 ou 500 000 chômeurs de plus qu'on aura à la fin du mois de juin.
D'autres parlent du monde de demain et je redoute de telles formules. Le monde ne change jamais de façon aussi évidente. Il faut repérer aujourd'hui les points auxquels nous sommes très attachés, comme le prix du carbone, la qualité de l'air, le numérique ou l'Internet des objets. C'est fondamental. Vous nous avez d'ailleurs redonné le moral quant au fait que Siemens et Schneider Electric sont leaders dans le monde.
Si j'avais à donner quelques conseils au Gouvernement - ce que je ne me permettrais pas de faire -, ce serait d'arrêter les discours emphatiques, dont je me méfie toujours et de se concentrer sur quelques sujets, sans chercher à entamer de révolution mondiale, car les révolutions mondiales ne se déroulent jamais comme on s'y attend.
Mme Sophie Primas, présidente. - La marche est peut-être un peu haute. Il faut probablement des paliers intermédiaires. Jean-Pierre Raffarin, quel poids pourrait-on donner à l'arc méditerranéen pour l'Europe ? Quel est notre intérêt à retravailler nos relations dans cette direction ?
M. Jean-Pierre Raffarin. - C'est une question difficile.
Un mot sur les normes sociales et environnementales. Au fond, je pense qu'il faudrait aussi définir l'attractivité que nous souhaitons : c'est très important. J'entends bien que les investissements étrangers peuvent sembler inquiétants et menaçants, mais comment les choses se passent-elles à Valenciennes, chez Toyota, site issu d'un projet franco-japonais ?
Il est essentiel de savoir ce que nous voulons attirer et les normes font partie de la prise de décision économique. On peut choisir d'aller plutôt vers un territoire ou un autre. Je voudrais bien qu'on y voie clair sur l'importance de l'attractivité des investissements étrangers et de l'emploi pour connaître la part d'activité extérieure que nous acceptons. C'est un sujet extraordinairement important, parce qu'on peut jouer ensuite sur des paramètres comme la fiscalité ou les différentes normes et en faire un argument d'attractivité.
Aujourd'hui, ce sont les grandes entreprises étrangères qui alimentent en grande partie l'emploi dans la région Hauts-de-France France et elles sont les bienvenues. Qu'est-ce que cela veut dire pour nous ?
Pour ce qui est de l'arc méditerranéen, il ne faut pas se disperser, car nous n'avons pas la taille suffisante pour être présent partout - même si la France se doit de parler à tout le monde, dans la tradition gaullienne de sa politique étrangère. Il faut se concentrer aujourd'hui sur la coopération européenne, notamment franco-allemande, et rechercher les pistes d'amélioration.
Mon avis serait de donner la priorité à la dimension eurafricaine de notre stratégie, d'abord parce qu'il ne faut pas penser que nous pouvons être heureux tant que l'Afrique est malheureuse, notamment l'Afrique méditerranéenne, qui est aujourd'hui extraordinairement menacée. Il semble que la pandémie de Covid-19 n'y ait pas la même vitesse de propagation qu'ailleurs. On voit néanmoins se profiler le spectre de la faim et du chômage. L'Afrique, dans les trente ans qui viennent, doit intégrer un milliard de jeunes dans son économie si l'on veut éviter que ceci ne constitue une véritable bombe qui explosera un jour.
Ces dernières années, l'Allemagne a montré une préoccupation africaine nouvelle et celle-ci doit être appuyée. Notre destin est lié à ce qui se passe en Afrique, notamment dans le nord de ce continent. C'est la priorité, mais il ne faut pas perdre de vue que le monde a besoin de l'Europe pour éviter la confrontation. Dans ce contexte, les stratégies franco-allemandes sont porteuses d'avenir.
M. Jean-Pascal Tricoire. - Une question me tient à coeur : quel est le périmètre de contrôle de notre chaîne d'approvisionnement et de notre chaîne technologique ? Je ne vois pas d'autre réponse que l'Europe. Chacun des pays européens, individuellement, serait absolument incapable - y compris l'Allemagne - de développer son indépendance stratégique. C'est encore plus vrai pour la France, dont Jean-Hervé Lorenzi rappelait tout à l'heure la dégradation dans les classements industriels.
Il est par ailleurs vrai que l'Europe mène une réflexion technologique ; or la souveraineté passe par la maîtrise de certaines technologies. Si vous voulez des technologies de télécommunications européennes, il faut sans doute payer un peu plus cher, parce que développer et produire en Europe est effectivement plus compliqué, plus rigide et plus onéreux qu'ailleurs, mais il est important que le marché soit très ouvert dans ce domaine.
C'est aux donneurs d'ordre des pays et des régions de s'assurer qu'on intègre et qu'on développe de la technologie d'origine européenne pour en assurer la souveraineté.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci. La parole est aux commissaires.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Monsieur Lamy, la semaine dernière, le directeur général de l'OMC a annoncé son départ, un an avant le terme de son mandat, considérant ne plus être l'homme de la situation.
A l'heure où les relations bilatérales font leur grand retour, quel regard portez-vous sur l'avenir de l'OMC ? Cette organisation a-t-elle encore un sens aujourd'hui ? Si c'est le cas, comment faire en sorte qu'elle s'adapte, et surtout qu'elle fonctionne ?
Monsieur le Premier ministre, le dernier numéro de The Economist s'intitule : « Goodbye globalisation ». Son éditorial indique que le flux des personnes, du commerce et des capitaux va ralentir. Ce magazine nous invite à faire nos adieux à la plus grande ère de la globalisation que nous ayons connue, et à nous inquiéter de ce qui va prendre sa place. Êtes-vous aussi pessimiste que cette revue ? Pensez-vous également que l'instabilité géopolitique va s'étendre ?
Enfin, Jean-Yves Le Drian a convoqué l'ambassadeur de Chine en France après des critiques à propos de la gestion occidentale de la pandémie. Croyez-vous à une dégradation de nos relations ?
M. Daniel Gremillet. - Monsieur Lamy, quel est votre avis sur l'idée d'instituer une taxe carbone aux frontières de l'Union européenne, en faveur de laquelle le Sénat s'est prononcé ? Est-ce une mesure de rééquilibrage de nos échanges extérieurs ?
Monsieur le Premier ministre, la notion de bilan carbone introduite par le Sénat peut-elle contribuer à ce que la France et l'Europe retrouvent une place plus stratégique en matière d'énergies renouvelables face à la Chine ?
Monsieur Tricoire, on parle beaucoup de l'hydrogène, domaine qui bouge beaucoup en Chine, aux États-Unis et au Japon. Quelles préconisations imaginez-vous pour renforcer ce secteur en France afin de ne pas être une fois de plus dépassés, sachant que des industriels se lancent dans l'industrialisation de flottes recourant à l'hydrogène ?
M. Franck Menonville. - Ma question s'adresse à MM. Lamy et Raffarin et a été évoquée par M. Tricoire. La mondialisation semble plutôt s'orienter vers une réorganisation par pôle régional - Europe, Asie, Amérique.
Quelle est votre vision des choses sur l'avenir de l'OMC, sa réorientation et sa refondation ? Comment rendre nos accords commerciaux internationaux plus efficaces dans une mondialisation qui se réorganise ?
M. Alain Chatillon. - Ne pensez-vous pas, messieurs, qu'il serait temps d'avoir une Europe plus tonique et moins administrative ? Ne faut-il pas créer un consortium pour regrouper sept ou huit pays dynamiques au sein d'un marché commun à vingt-sept ?
Je suis par ailleurs très attaché aux pôles de compétitivité. J'ai d'ailleurs créé le premier pôle de compétitivité agroalimentaire à vocation mondiale entre les régions Midi-Pyrénées et Aquitaine. Aujourd'hui, les aides de l'État se sont taries et c'est une catastrophe. Ne faut-il pas que l'État décentralise son administration dans ce domaine ? Vous avez évoqué la Datar : je suis partisan d'une administration parisienne moins lourde et d'une plus grande efficacité locale.
Mme Sophie Primas, présidente. - La parole est à Pascal Lamy.
M. Pascal Lamy. - Tout d'abord, je ne commenterai pas la démission de mon successeur. Je m'en tiens à ce que mes pérégrinations politiques m'ont appris : on succède toujours à des incapables et on est remplacés par des ingrats.
Concernant l'avenir de l'OMC, je pense qu'on ne peut se passer d'une organisation globale qui régule autant que possible les conditions de la concurrence commerciale. Je pense qu'un régime d'échanges ouverts est préférable à un régime d'échanges fermés. C'est d'ailleurs ce que l'histoire des cinquante dernières années a montré. Pour les pays qui veulent se développer, l'ouverture des échanges est la bonne solution. Il reste que, dans un certain nombre de cas, elle présente des limites.
C'est pourquoi je n'ai jamais employé en public une seule fois depuis trente ans le mot de « libre-échangisme ». Je ne crois pas au libre-échange. C'est une notion abstraite, un concept très intéressant pour les débats académiques, mais la réalité est que l'ouverture des échanges n'existe que dans le but d'augmenter le bien-être des populations de la planète.
Nous avons donc besoin d'un régulateur global. Ce n'est pas toujours simple, surtout lorsque M. Trump considère que l'OMC a été la pire catastrophe qui a frappé les États-Unis depuis trente ou quarante ans. C'est évidemment une ineptie complète. Il n'empêche qu'il est président des États-Unis, et que ceci a eu un certain nombre de conséquences, même s'il n'a pas tout à fait tort quand il dit que les règles de l'OMC ne contraignent pas suffisamment certaines pratiques chinoises.
Nous avons besoin de l'OMC mais les choses vont être compliquées. On va passer par une phase de court terme difficile, dans laquelle il faut d'abord éviter des restrictions supplémentaires aux échanges notamment, dans les mois qui viennent, concernant l'alimentation.
Dans un certain nombre d'endroits, les restrictions au commerce alimentaire vont faire plus de victimes que la pandémie de Covid-19. Il y a là un enjeu de très court terme sur lequel l'OMC devrait à mon avis se mobiliser bien davantage. Il n'est pas sûr que la démission du directeur général place l'OMC dans de bonnes conditions, même si je pense que ses membres vont le remplacer plus vite que d'habitude.
À moyen terme, il va falloir éponger les distorsions que la crise aura introduites dans l'échange international. À long terme, il va falloir revenir sur la réforme du code des règles de l'OMC, notamment en matière d'aides d'État et d'environnement - mais ce n'est pas juste après la crise qu'on va pouvoir le faire correctement.
Ceci me permet de répondre à la question sur l'ajustement carbone à la frontière. Je sais que le Sénat y a beaucoup travaillé, comme d'habitude de manière plutôt professionnelle par rapport à d'autres sur ce sujet. C'est pour moi la marque de fabrique du Sénat d'entrer davantage dans les détails et de produire un travail d'études et un travail législatif de très bonne qualité.
Je suis désormais favorable à un dispositif de ce genre en Europe, non pas tellement pour des raisons de compétitivité internationale - encore que la question mérite d'être posée -, mais surtout pour des raisons de fuites de carbone. Si l'on fait monter le prix du carbone comme il convient en Europe, il faut le faire par un mécanisme de permis et de marchés d'émissions pour lequel un prix plancher du carbone est nécessaire, ce que Jean-Pascal Tricoire n'apprécie pas beaucoup. Je me félicite, de ce point de vue, que l'accord franco-allemand de lundi l'ait évoqué.
Il faut donc compléter ceci par un mécanisme d'ajustement carbone à la frontière. Rendez-vous le 3 juin prochain à l'Institut Jacques Delors à Bruxelles, qui va présenter une enquête complète sur un tel dispositif européen sur le carbone, comme il l'a fait pour le plan de relance. Je suis très reconnaissant à Jean-Hervé Lorenzi d'avoir mentionné ce travail, qui nous a occupés pendant quelques semaines. C'est le rôle des think-tanks de faire des propositions.
Cela fait partie d'une série de travaux que l'Institut Jacques Delors a entamés sur le verdissement de la politique commerciale de l'Union européenne. Il fait partie des deux volets commerciaux auxquels on doit s'intéresser dans les temps qui viennent en matière de politique commerciale de l'Union européenne pour la durcir et la verdir. Dans les deux cas, nous avons des idées assez classiques et assez nettes.
Monsieur Menonville, la régionalisation de l'économie mondiale, dont Jean-Pascal Tricoire a fait mention, comporte un pôle européen, un pôle américain et un pôle asiatique. J'ai cependant un doute, car en tant qu'Européen, je m'intéresse beaucoup à l'Afrique. Si on concentre les systèmes de production dans des chaînes asiatiques, européennes et américaines, que fera l'Afrique dans les vingt ou trente ans à venir ? Elle ne sera sans doute pas capable de se transformer elle-même en pôle de production. J'émets donc plusieurs réserves au regard de cette notion de régionalisation.
Compte tenu de la rivalité sino-américaine, je
ne suis pas sûr qu'un pôle américain
- qui aura
d'ailleurs beaucoup de mal à englober l'Amérique latine pour des
raisons politiques évidentes - et un pôle asiatique autour de la
Chine soient réalisables.
Beaucoup de pays asiatiques, à commencer par le Japon, la Corée, qui ne sont pas quantités négligeables, n'ont pas très envie d'appartenir à un pôle dont le leader serait la Chine pour les décennies à venir.
Enfin, monsieur Châtillon, je vois bien les avantages respectifs d'une Europe plus petite, donc plus mobile et d'une Europe plus grande, donc plus lourde. Ce qui compte, c'est le poids et la masse. Ce qui fait la puissance potentielle de l'Europe et son poids dans le monde, c'est la taille de son marché intérieur.
C'est la base de notre puissance Pour l'instant, nous n'en avons pas d'autre et il faut donc la développer. C'est une des raisons pour lesquelles la fabrication de ce plan de relance en matière de transition écologique, de digital et d'innovation est aussi importante. C'est l'occasion pour l'Europe de reprendre un leadership qu'elle a perdu dans un certain nombre de domaines. Sans doute la vie à vingt-sept est-elle compliquée mais, dans le monde tel que l'a décrit Jean-Pierre Raffarin, nous devons absolument augmenter notre poids et notre masse. Cela passe par le marché intérieur et par un dispositif d'intégration économique qui doit s'accélérer à l'occasion de cette crise.
M. Jean-Pascal Tricoire. - En réponse à votre interrogation sur l'hydrogène, je fais observer qu'il est important de suivre plusieurs pistes pour décarboner le monde dans lequel nous vivons. Nous travaillons avec certaines sociétés dans le développement de solutions recourant à l'hydrogène.
À court et moyen terme, le plus important est l'électrification de notre environnement. Au niveau mondial, seulement 20 % de notre activité fonctionne à l'électricité. On estime que, dans les vingt ans qui viennent, on va passer de 20 % à 40 %, ce qui est phénoménal. On va donc investir autant dans l'électricité que depuis la création de l'électricité. Pourquoi ? À partir du moment où on utilise des sources de production d'électricité renouvelable, hydraulique ou nucléaire, c'est la seule manière de décarboner notre consommation énergétique.
La mobilité va évoluer très rapidement vers de l'électrique pur. Dans l'immobilier, aujourd'hui responsable d'environ 50 % des émissions de carbone, il va être nécessaire de passer au tout électrique, avec des bâtiments de plus en plus indépendants et autonomes en matière de température, qu'il s'agisse de l'air conditionné ou du chauffage.
C'est la plus grosse vague qu'on a en face de nous avec un mouvement massif vers l'électrification et la gestion des nouveaux systèmes au travers du digital. Le monde de l'énergie sera beaucoup plus décentralisé, avec une génération plus proche des communautés, des villes, des parcs de bâtiments et des parcs d'usines.
La France a ici un avantage énorme : on a beaucoup de sociétés d'excellence dans ce domaine et notre filière électrique est reconnue mondialement. Il faut pousser les feux partout où on le peut ; on aurait bien tort de s'en priver.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Je vous répondrai en faisant tout d'abord référence à Saint-Exupéry : on ne peut être en même temps responsable et désespéré. C'est vrai pour les sénateurs comme pour les autres !
S'agissant de la convocation par Jean-Yves Le Drian de l'ambassadeur de Chine, j'approuve le ministre d'affaires étrangères. On ne peut pas laisser sur un site officiel des commentaires accusant la France et nos personnels de laisser mourir les gens dans les Ehpad. Ce genre de déclaration mérite une mise au point. Comme l'a rappelé Jean-Yves Le Drian, ce n'est pas conforme à la relation franco-chinoise et il faut de temps en temps exprimer sa conviction et sa fermeté.
Cela dégrade-t-il nos relations ? Je ne le crois
pas. Jacques Chirac me disait toujours que les Chinois sont aussi intelligents
que nous, mais travaillent plus. Ils vont donc vite. Ils savent mesurer les
choses, mais il va être très important de bien définir
notre relation, car Chine et États-Unis deviennent de plus en plus
incompatibles. On a vu cet été le président
français avec M. Trump à Biarritz, lors du G7, puis à
Shanghai, à l'occasion de la foire des importations
-
« Tit for tat ». C'est un équilibre qu'il
va être de plus en plus difficile de tenir. C'est pour cela que nous
avons principalement besoin de l'Europe.
À Daniel Gremillet, je dirais que la Chine est un grand paradoxe. C'est le yin et le yang permanent, le noir et le blanc. Ce sont les principaux pollueurs, même si la situation s'est améliorée à Pékin ou à Shanghai, mais voyez leur place éminente dans les énergies renouvelables. Ce sont les champions du photovoltaïque et de plein d'autres choses. On a donc tout intérêt à coopérer.
Par ailleurs, ces dernières années, la Chine, qui avait combattu le protocole de Kyoto, a soutenu les accords de Paris. La coopération peut être importante dans ce rapport de force mondial.
S'agissant de la question d'Alain Châtillon sur l'Europe, je partage ce que disait Pascal Lamy : il nous faut vivre dans l'espace européen et renforcer en permanence la dynamique franco-allemande.
En matière de décentralisation, il va falloir tirer les expériences de cette pandémie de Covid-19. Il faut libérer un certain nombre d'initiatives. Je suis très admiratif de notre système hospitalier, qui a longtemps eu des difficultés avec la haute administration et n'obtenait pas ce qu'il souhaitait. Il a démontré sa capacité à gérer localement les choses, en créant une communauté humaine réunissant professeurs, infirmiers et brancardiers autour des malades. Ils ont réussi à passer de 5 000 lits de réanimation à 10 000 lits par des aménagements locaux.
Il faudra analyser ce qui s'est passé, notamment en Île-de-France, entre l'AP-HP, qui est le lieu de la cohérence, l'hôpital, qui est le lieu de l'initiative, et bien comprendre l'articulation. Comme le disait Jean-Pascal Tricoire, l'imagination réside souvent dans l'initiative au plus près du terrain.
Je partage ce que disait Pascal Lamy sur la nécessité d'augmenter notre masse dans les rapports de force dont la Chine, les États-Unis, et tous les autres vont faire la règle internationale. Il nous faut non seulement avoir des alliés traditionnels, mais aussi reprendre le dialogue avec des partenaires comme l'Inde, le Canada, ou les démocraties de l'Asie, et créer des alliances nouvelles. C'est la masse qui compte.
Mme Sophie Primas, présidente. - La parole est aux commissaires pour une seconde série de questions.
M. Serge Babary. - Monsieur le Premier ministre, ne faut-il pas redouter l'attitude défensive de la Chine vis-à-vis de son marché intérieur, ce qui risque de limiter notre accès à un marché que vous avez qualifié d'impératif ?
M. Joël Labbé. - Je suis particulièrement intéressé par ce que j'ai entendu de la part d'experts tels que vous. Ces propos se veulent rassurants, mais ne pensez-vous pas au fond qu'on a pu se tromper ? Pourquoi se retrouve-t-on face à un tel péril ?
M. Lorenzi estime, comme d'autres, qu'on ne va pas pouvoir faire de révolution et qu'il est préférable de garder la main sur certains sujets bien précis pour les mener à bien. M. Tricoire disait quant à lui qu'en reterritorialisant certaines productions, on pouvait mieux appliquer les principes du développement durable.
Je pense que la relocalisation de l'alimentation est un enjeu que nos territoires peuvent se réapproprier, même si nos exportations doivent nourrir des populations extérieures.
M. Lamy indique que les restrictions au commerce alimentaire vont faire bien plus de victimes que la pandémie de Covid-19 Et cette observation m'interpelle. Les produits alimentaires doivent-ils rester, dans l'OMC, des produits comme les autres ou être régulés de façon extrêmement fine ? L'alimentation est un droit humain fondamental, et l'on risque d'être confronté à d'autres périls si on ne fait rien.
Comment faire en sorte que les territoires retrouvent une souveraineté alimentaire, en France mais aussi à l'échelle mondiale, comme le défend Olivier De Schutter ?
Mme Anne-Marie Bertrand. - Monsieur Lamy, vous avez déclaré que le coronavirus va accélérer le passage du protectionnisme au précautionnisme. On ne protégera donc plus les entreprises, mais plutôt les consommateurs. Je pense que nous faisons preuve de crédulité, sinon d'aveuglement lorsque nous signons des traités.
J'ai eu l'honneur d'être rapporteur d'une proposition de résolution en vue d'un accord de libre-échange entre l'Union européenne et l'Australie. Les agriculteurs et les consommateurs ont été entendus, mais il est difficile de garantir leur protection faute de pouvoir faire appliquer les textes.
Ne pensez-vous pas que la défiance à l'encontre du libre-échange exprime une défiance envers notre propre État, incapable de garantir la bonne application des traités ? Quelles sont vos propositions à ce sujet ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Messieurs, vous avez la parole.
M. Pascal Lamy. - Monsieur Labbé, il faut bien sûr se poser la question de savoir comment on en est arrivé à cette catastrophe. La raison principale réside dans le fait que l'impréparation au niveau des États est très faiblement corrélée aux questions de globalisation. Cela n'empêche pas de se préparer, mais la vérité est qu'aucun pays ne s'attendait à ce risque, même si nous l'avions les uns et les autres évoqué depuis longtemps.
Je me souviens d'un rapport de 2012-2013 sur les défis du futur dans lequel figurait un paragraphe sur les maladies à venir, dont certaines transmissibles, où la maladie Covid-19 apparaissait clairement.
C'est une affaire d'organisation de nos sociétés, qui sont aujourd'hui incapables d'identifier des risques systémiques de ce type. Seuls les réassureurs savent le faire. Ils emploient en général des armées de mathématiciens, avec des modèles très compliqués. C'est dans cette direction qu'il faut aller.
La relocalisation alimentaire est quelque chose qui fait sens d'un certain point de vue car la sécurité alimentaire de certains est souvent corrélée à l'insécurité alimentaire des autres. L'existence de marchés mondiaux dans lesquels les pays peuvent se fournir en cas d'ennuis, le fait que l'Arabie Saoudite ait arrêté de produire des céréales qui lui coûtaient extrêmement cher et se fournisse dorénavant sur les marchés ukrainien, canadien et australien est plutôt une bonne chose.
Quant aux produits agricoles et alimentaires, vous savez sans doute qu'ils sont traités de manière tout à fait spécifique à l'OMC, et bien différemment des produits industriels ou des services. En termes de protection douanière, les taux atteignent en moyenne 15 à 20 %, alors qu'on est entre 2 et 5 % pour les produits industriels. Je ne parle même pas des subventions qui, dans le cas de l'agriculture européenne ou américaine, représentent environ 20 à 30 % des revenus des producteurs, ce qui est évidemment totalement hors norme par rapport au secteur industriel manufacturier ou au secteur des services.
Enfin, s'agissant des obstacles, j'ai coutume de distinguer le protectionnisme, qui consiste à protéger les producteurs de la concurrence étrangère, du précautionnisme, qui a pour but de soutenir les populations contre les risques, ce qui se traduit par des mesures réglementaires qui entraînent des obstacles à l'échange. Ce sont deux mondes qu'il faut absolument distinguer, même s'il peut y avoir des zones de recouvrement qu'il convient de surveiller.
Le futur réside dans une certaine forme d'harmonisation des précautions, qui constitue un exercice difficile. Un vélo, c'est un vélo, de la ferraille, c'est de la ferraille. Lorsqu'on parle de risques pour la santé ou pour l'environnement, de bien-être animal ou de risques sociaux, le débat repose sur l'idéologie, la culture et l'imaginaire. C'est un monde compliqué. Il suffit de parler de boeuf aux hormones ou de chloration des poulets pour comprendre qu'il peut y avoir des différences considérables sur la planète.
En matière de bien-être animal, la Suède et l'Inde n'ont évidemment pas les mêmes appareils conceptuels - que les anthropologues appellent « différences cognitives ». Ce monde-là est devant nous du point de vue de la régulation internationale. C'est ce à quoi il faut s'attacher dans l'avenir. C'est une tâche redoutable. La pandémie de Covid-19 va accélérer la nécessité de reconsidérer globalement la façon dont nous gérons les questions de précaution. C'est un défi considérable, notamment pour les pays les plus pauvres, qui n'ont pas forcément les mêmes moyens que le Japon, la Chine, les États-Unis ou l'Europe.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Je répondrai à Serge Babary que je ne crois pas vraiment à l'hypothèse de fermeture de la Chine. En tous cas, pour obtenir la réciprocité en termes de marché, nous avons besoin d'une unité européenne renforcée. N'oublions pas que les principaux concurrents de nos entreprises françaises en Chine sont les Allemands.
Il y a donc des progrès à faire dans notre cohérence politique. Ne soyons pas naïfs : avec la Chine, c'est une question de rapports de force. Si on est fort, on peut essayer d'obtenir des espaces de souveraineté et de coopération. La Chine elle-même sait que certains marchés sont ouverts et comprend cette logique. J'ai assisté à des réunions intergouvernementales où l'on voit bien que cette idée d'espaces protégés ouverts entre la Chine et la France peut progresser. Plus les Français et les Allemands seront unis, plus on aura des chances d'être écoutés.
Joël Labbé a raison à propos de la nécessité de l'autocritique, mais lorsqu'on est au Gouvernement, on est dans un univers d'incertitudes. Quand on discute, les incertitudes doivent être levées et les choix apparaissent alors évidents. Nous vivons d'autre part dans un monde démocratique. Or en démocratie, il existe des alternances, des changements politiques et beaucoup de complexité. Le pouvoir ne fait pas toujours ce qu'il veut.
En 2004, Jacques Chirac a été un des premiers à considérer le risque pandémique comme une menace majeure. Il a commandé en 2004 un rapport à l'Inspection générale de l'administration afin de voir comment l'État pourrait réagir à un tel risque. Il a engagé par ailleurs un certain nombre de coopérations internationales. Il a ensuite fait en sorte que du matériel soit commandé, et la décision a été prise d'acquérir 250 millions de masques. Par ailleurs, les rapports sur la défense nationale intégraient le risque pandémique.
La stratégie anti-pandémie va bouger parce que nous sommes en démocratie. Certaines lectures sont faciles a posteriori mais le « management » est difficile quand on est au pouvoir. Je le dis parce que je connais ce mécanisme.
Aujourd'hui, il est très important d'avoir une vision et une capacité d'action. Pour ce qui est de la vision, on doit intégrer la conflictualité entre les deux grandes premières puissances. Sommes-nous capables d'arbitrer pour éviter l'affrontement général et trouver des alliés d'abord européens, puis dans d'autres pays, pour équilibrer la nouvelle gouvernance mondiale ?
Lors de la première guerre froide, les pays voisins des grandes puissances ont formé deux blocs, le bloc soviétique et le bloc américain, avec ses alliés atlantiques. Aujourd'hui, il semble bien que les pays soient prudents. Personne ne s'engage derrière ces deux puissances. Il existe un espace important de nations indépendantes, de pays non-alignés qui ne veulent pas non plus de l'isolement. Il y a là une situation à exploiter, à condition qu'on ait conscience de notre besoin d'alliances et de la réalité des rapports de force.
Jean-Pascal Tricoire a raison lorsqu'il souligne qu'il faut que l'Europe puisse faire entendre sa voix. Un certain nombre d'erreurs ont pu être commises. J'ai demandé que trois personnalités rédigent un rapport sur cette crise - le président du Sénat, le président de l'Assemblée nationale et le président du Conseil économique, social et environnemental - pour en tirer des leçons en matière de souveraineté et de décentralisation. Une vision prospective de cette crise est nécessaire.
M. Jean-Pascal Tricoire. - On a parlé de cette crise sanitaire à laquelle nous avons réagi tous collectivement de façon très forte pour protéger nos seniors. Cette réaction va nous projeter, ne nous voilons pas la face, dans une crise économique majeure. Ma préoccupation est aujourd'hui de savoir comment soutenir les jeunes dans cette crise.
Nous avions réussi ces dernières années à faire remonter l'apprentissage à des niveaux jamais atteints en France. C'est une voie relativement nouvelle pour notre pays, mais très largement expérimentée en Allemagne, qui permet d'établir un pont efficace entre l'école et l'entreprise. Je crains que l'apprentissage ne soit la première victime de cette crise économique, qui risque de mener un certain nombre de jeunes vers l'exclusion, ce qui est certainement la dernière chose que nous souhaitons.
Nous travaillons donc sur des propositions dans ce domaine pour s'assurer de conserver un flux d'apprentis important.
M. Jean-Hervé Lorenzi. - Je pense comme Jean-Pascal Tricoire que les jours qui sont devant nous vont être extrêmement difficiles.
Je suis convaincu que la reprise peut bénéficier à un certain nombre de secteurs, car nous sommes le pays en Europe qui a le plus souffert depuis un certain nombre d'années, pour des tas de raisons qui seraient trop longues à expliquer.
Il nous faut tabler sur l'Europe en matière de grands projets. Je rejoins Jean-Pierre Raffarin et Pascal Lamy sur le fait que plus nous serons nombreux, plus nous serons forts.
Ce qui va se passer au niveau français est très compliqué. Je suis franchement assez inquiet et pas encore convaincu que la première phase qui vient de se terminer, en ayant été bien gérée, sera suivie d'idées aussi claires et précises.
Nous allons organiser les rencontres économiques d'Aix-en-Provence à Paris, à la Maison de la radio avec un débat public. Je souhaite que les pouvoirs publics comprennent qu'on ne sortira pas seulement de l'ornière grâce aux cabinets ministériels et aux hautes sphères de l'État, mais que c'est le peuple français, dans toutes ses composantes, qui trouvera les solutions. Ces rencontres pourront être revues en streaming. Le thème principal en sera : « Agir face aux dérèglements du monde - On va s'en sortir » et il va falloir écouter tout le monde.
J'ajoute que c'est au niveau des régions et des territoires que les choses se feront. L'État est très important, mais ce n'est pas lui qui va faire bouger la société française.
Je rejoins Jean-Pierre Raffarin, sur l'idée que si on veut relocaliser, il faut animer différentes structures, notamment les pôles de compétitivité. Cela a bien fonctionné en 2008 et 2009. Il faut les utiliser. Merci au Sénat de s'en faire l'écho.
M. Jean-Pierre Raffarin. - Enfin un sage dans la République !
Mme Sophie Primas, présidente. - Le Sénat en compte beaucoup !
Merci de votre participation à cette table ronde. Il est très important pour la commission de regarder plus loin que les préoccupations de court terme, sur lesquelles nous nous sommes focalisés durant dans les deux derniers mois, et qui ont été très utiles.
Nous participerons évidemment, en tant que sénateurs, à cette refondation de l'économie nationale, européenne et mondiale que nous entrevoyions déjà avant la survenue de l'épidémie de Covid-19.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 heures 15.
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, et M. Vincent Éblé, président de la commission des finances -
La téléconférence est ouverte à 11 h 20.
Audition de M. Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations
M. Vincent Éblé, président de la commission des finances. - Nous avons le plaisir d'entendre ce matin M. Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, aux côtés de nos collègues de la commission des affaires économiques, nos deux commissions étant réunies dans ce format pour la deuxième fois depuis l'entrée en vigueur de la loi Pacte.
Comme il est coutume de le rappeler, la Caisse des dépôts est placée sous la « surveillance spéciale » du Parlement. Il semble ainsi tout à fait pertinent que vous puissiez nous faire part des actions menées au cours de l'année qui s'est écoulée depuis votre dernière audition, en particulier dans le contexte actuel caractérisé par une double crise sanitaire et économique.
Ces derniers mois, l'activité de la Caisse des dépôts a été marquée par la signature du plan d'investissement pour le logement social 2020-2022 dont nous aurons l'occasion de reparler, par l'avancée des discussions relatives au rachat de la Société de financement local (SFIL), ou encore par votre rapprochement avec la Poste en mars dernier en vue de la création d'un grand pôle financier public.
Sur ce dernier point, vous avez déclaré en mars dernier que la constitution de ce pôle allait permettre à la Caisse des dépôts de jouer son rôle d'opérateur en cas de faille de marché. Vous nous préciserez dans quelle mesure ce nouveau pôle financier public devrait être mobilisé pour répondre à la crise économique actuelle.
Il serait utile pour notre commission des finances d'avoir des éclaircissements sur deux points. Le premier concerne les résultats financiers de la Caisse des dépôts pour 2019. La contribution du groupe au budget de l'État devrait être de 1,4 milliard d'euros, contre 1,6 milliard d'euros en 2018. Vous nous en présenterez certainement les principaux éléments, mais pouvez-vous nous expliquer pourquoi la contribution représentative de l'impôt sur les sociétés a-t-elle été multipliée par trois par rapport à l'année dernière ? De plus, pourquoi le versement au budget de l'État ne comprend-il pas un abondement du fonds d'épargne ? Comment s'est déroulée la mise en oeuvre cette année des nouvelles modalités de détermination du montant de ce versement telles qu'issues de la loi Pacte ?
Le second point concerne la participation de la Caisse des dépôts à un programme d'investissement annoncé par le secteur de l'assurance en soutien des PME, ETI et du secteur de la santé. Notre commission est soucieuse de la juste participation des assureurs au soutien de l'économie, comme nous l'avons rappelé lors de l'audition de la présidente de la Fédération française de l'assurance, Florence Lustman. Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes de ce programme d'investissement basé sur les fonds dits Nov, qui existent depuis 2012, ainsi que la nature des investissements qui seront réalisés ?
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le directeur général, le groupe que vous dirigez sera un acteur central de la relance de notre économie. Nos collègues auront de nombreuses questions à vous poser au cours de cet échange, tant l'empire de la Caisse des dépôts est vaste ! Pour ma part, je souhaiterais que vous exposiez les actions de la Caisse concernant le tourisme et le logement. Votre groupe est au coeur du « plan tourisme » annoncé il y a près d'une semaine par le Gouvernement, à travers la Banque des territoires et BPIfrance, qui mobiliseront 3 milliards d'euros. Pourrez-vous nous éclairer sur la façon dont ces fonds seront utilisés et nous dire à quelles transformations du tourisme vous comptez participer par ce biais ?
La situation financière des bailleurs sociaux en matière de trésorerie face aux impayés de loyer et à plus longue échéance en matière de capitaux propres inquiète. Quelle est l'analyse de la situation par la Banque des territoires ? Quelles mesures déployez-vous ?
S'agissant du soutien au secteur de la construction et de la promotion immobilière, nous saluons l'annonce, très tôt dans la crise, de l'achat, par CDC Habitat, de 40 000 logements intermédiaires en vente en l'état futur d'achèvement (VEFA). Pouvez-vous nous dire comment cette cible a été déterminée ? Comment ce plan de soutien se déroule-t-il sur le terrain ?
En matière industrielle, notre commission s'intéresse particulièrement à la question des relocalisations à l'issue de la crise. Vous avez récemment indiqué vouloir réfléchir « à notre organisation industrielle et publique en termes d'indépendance nationale et de gestion des grands risques », constatant que « nous allons certainement devoir (...) réimplanter en France des filières de fabrication de divers produits, de médicaments, de produits médicaux, de respirateurs et d'autres choses. » Pouvez-vous nous en dire plus sur ce que la Caisse peut apporter en la matière ?
Plus globalement, comment envisagez-vous la contribution du groupe Caisse des dépôts à deux défis majeurs de notre temps, la numérisation et la transition énergétique ? Enfin, comment allez-vous coordonner votre action avec celle d'autres financeurs publics - je pense notamment à la Banque européenne d'investissements ?
M. Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations. - Je tiens d'abord à vous remercier de m'accueillir ce matin au Sénat pour cette audition prévue de longue date et heureusement maintenue, tant il est important pour la Caisse des dépôts de présenter ses actions devant le Sénat. Effectivement, nous sommes placés sous votre protection ainsi que celle de l'Assemblée nationale, ce qui est très important pour les collaborateurs de la Caisse des dépôts. Je sais que vos travaux vous ont conduits à entendre déjà certains collègues importants du groupe - les dirigeants de la Poste et de Bpifrance - ainsi que des collaborateurs en charge du logement et du tourisme.
Ce matin, je souhaite vous présenter notre stratégie globale, qui repose sur deux axes : des mesures d'urgence que nous avons déployées très vite au début de la crise pour soutenir nos concitoyens, nos entreprises, nos territoires et nos institutions et, dans un deuxième temps, les mesures de relance qui seront d'une importance vitale pour notre économie.
Ces mesures ne seraient pas possibles sans les résultats très solides de 2019, que j'ai présentés le 8 avril dernier, et qui nous donnent les moyens de jouer le rôle contracyclique traditionnel de la caisse - laquelle est née en 1816, déjà pour gérer le problème de surendettement du pays à l'issue des guerres napoléoniennes.
Le bilan agrégé de la Caisse des
dépôts avant le rapprochement avec La Poste début mars
s'élève à 459 milliards d'euros adossés
à des fonds propres qui, à la fin de l'année 2019 se
montaient à 54 milliards d'euros, dont 42 milliards au titre
de la section générale et 12 milliards au titre des fonds
d'épargne. Cette force de frappe financière a
dégagé en 2019 un résultat agrégé de
2,7 milliards, dont 2 milliards d'euros pour la section
générale
- soit une hausse de 300 millions par rapport
à 2018, du fait notamment de la bonne tenue des marchés
financiers et de l'accélération de la rotation de notre
portefeuille, notamment dans la Banque des territoires. Les résultats du
fonds d'épargne, à 700 millions d'euros, sont quant à
eux en baisse, à cause d'une inflation plus faible en octobre de
l'année dernière que prévu
- ce qui nous a conduits
à verser des taux réels plus élevés aux 30
milliards d'euros d'obligations indexées sur l'inflation, soit une
baisse de plusieurs centaines de millions de nos revenus. Autres facteurs de
cette baisse : le deuxième plan logement - soutien au secteur de
l'ordre de 50 millions d'euros par an pendant trois ans - que nous avons
provisionné intégralement- soit à hauteur de
150 millions d'euros - sur les comptes de l'année 2019, et une
légère hausse du coût de l'accessibilité bancaire
versée par les fonds d'épargne à la Banque postale.
Ces résultats nous ont permis de verser à l'État 1,4 milliard d'euros, dont près de 1,1 milliard au titre de la contribution du versement « volontaire », la règle actuelle étant que nous versons la moitié des résultats consolidés à l'État et une contribution représentative de l'impôt sur les sociétés. Celle-ci se monte à 368 millions, en forte hausse pour des raisons purement techniques liées à l'application du code général des impôts, qui prévoyait en 2018 un certain nombre de provisions à passer sur des titres qui ont été reprises en 2019 - c'est à la fois très technique et relatif à un segment du portefeuille d'investissements particulier. Tout cela conduit à un résultat un peu inférieur à celui qui a été versé l'année dernière.
L'État a également renoncé - et c'est ce qui explique la baisse par rapport à l'année précédente - à la contribution au titre des fonds d'épargne, qui était prévue à 363 millions d'euros. Pourquoi ? Parce que la situation de solvabilité des fonds d'épargne est plus difficile en ce moment à cause de la baisse des marchés financiers, parce que l'État a voulu ainsi renforcer nos fonds propres sur des fonds d'épargne où nous avons depuis l'origine moins de marge, et surtout parce que nous attendons en 2020 une année difficile pour les fonds d'épargne : comme en 2019, nous pensons qu'en octobre, au moment où nous calculerons l'inflation permettant de fixer la rémunération de notre portefeuille d'obligations, celle-ci sera très faible et donc, à nouveau, génératrice de moins de revenus ; par ailleurs, la baisse des marchés financiers, notamment en actions, va se traduire par une baisse de la solvabilité des fonds d'épargne.
Grâce à la solidité de notre bilan 2019, la crise qui nous frappe depuis plus de deux mois et notamment la baisse des marchés financiers n'obère pas ou très marginalement nos marges de manoeuvre, et nous avons les moyens de remplir notre mission historique de soutenir l'économie et sa transformation.
Je souhaiterais rendre hommage à l'ensemble des collaborateurs de la maison qui sont au travail depuis le premier jour de la crise pour que toutes ses missions soient remplies. La Caisse, y compris la direction générale, s'est mise en télétravail et 85 % de nos 6 000 collaborateurs étaient connectés chaque jour. La transformation numérique que nous avons accélérée depuis deux ans et demi avec Olivier Sichel a permis un fonctionnement normal depuis le début de la crise, avec la réunion de comités à plusieurs dizaines de personnes ; les réseaux ont tenu et nous ont permis d'être en connexion avec nos partenaires et avec la Place. Ainsi, alors que nous gérons la retraite d'un Français sur cinq, le versement des pensions s'est fait en bon ordre, selon le calendrier et les modalités habituelles. Les réversions, qui se font par traitement manuel et ont malheureusement augmenté à cause de la hausse de la mortalité, ont été traitées à distance, permettant que les personnes en deuil ne soient pas mises en difficulté. Je pense que vous n'en avez pas entendu parler, ce qui prouve que les choses se sont passées tout à fait normalement...
Nous avons continué nos efforts en matière de formation professionnelle, avec le développement de « mon compte formation », qui a été opportunément lancé au mois de novembre sous l'autorité de la ministre du travail, Muriel Pénicaud. Le paiement des organismes de formation s'est déroulé sans encombre et la demande de formation à distance s'est accrue, mais nous y avons répondu ; nous avons lancé une nouvelle plateforme à l'initiative de la secrétaire d'État Sophie Cluzel et de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), « Mon parcours handicap », pour soutenir les personnes en situation de handicap dans leur parcours professionnel.
Transdev a rempli ses missions de service public sur l'ensemble du territoire, la continuité de production d'énergie (CNR) et la permanence de l'alimentation électrique grâce à RTE ont été assurées.
Enfin, et nous en sommes très fiers, les prestations sociales, financées largement par la caisse via l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) et distribuées notamment dans le réseau de La Poste et de la Banque Postale, ont été normalement versées fin mars et fin avril, comme les prestations exceptionnelles du 15 mai - certes avec un petit peu plus de queues aux guichets, parce qu'il y avait un peu moins d'agents et à cause des mesures de distanciation -, mais à temps, à un moment où ces prestations étaient vitales pour nos concitoyens les plus défavorisés.
Parallèlement, nous avons lancé diverses mesures de soutien massif aux entreprises et à notre économie. Les premiers problèmes à régler portaient sur la trésorerie ; Bpifrance a mis en place ce que Nicolas Dufourcq a appelé un « pont aérien de cash », avec les prêts garantis par l'État et distribués par les réseaux bancaires : hier soir, 73 milliards d'euros de prêts garantis avaient été pré-accordés à 440 000 entreprises. Dans le même temps, les filiales immobilières de la Caisse se sont engagées à soulager les charges locatives des commerces de proximité. CDC Icade et CDC Habitat ont renoncé au loyer du deuxième trimestre pour les entreprises de moins de dix salariés, afin de protéger les entreprises de proximité.
La Banque des territoires, avec nos seize directions régionales et nos 35 implantations territoriales, a soutenu une initiative dont nous sommes très fiers : ce qu'avec les régions, nous avons appelé les « fonds résilience » - que la région Centre-Val de Loire a appelé « fonds Renaissance » - et que nous abondons à hauteur de deux euros par habitant à parité avec les régions pour soutenir les entités économiques les plus petites, les associations, les très petites entreprises qui ne sont pas couvertes par le dispositif Bpifrance France. Nous avons déjà ouvert un fonds avec la région Grand-Est, initiatrice de ce type de fonds, mais aussi les pays de Loire, la Nouvelle Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes, la Bretagne, l'Occitanie, la Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire, la Normandie, la Corse, la Réunion, la Guadeloupe et la Nouvelle-Calédonie. Notre engagement dans ces fonds atteint à ce jour 90 millions d'euros ; ils sont utilisés par les opérateurs des régions et nous regardons si des fonds européens pourraient les compléter pour continuer à répondre à la très forte demande - qui traduit d'ailleurs la détresse du tissu économique.
En tant que banquiers de l'Acoss, nous avons contribué à sécuriser dans l'urgence la protection sociale, parce que les cotisations ne rentraient pas : sous l'autorité de la commission de surveillance, nous avons approuvé une augmentation de 10 milliards d'euros de nos prêts à l'Acoss, qui atteignent pas moins de 21 milliards d'euros.
En tant que banquiers du service public de la justice, nous avons ouvert une enveloppe de 90 millions d'euros pour assurer le report sur simple demande des prêts accordés aux offices de notaires et une autre enveloppe de 500 millions d'euros pour financer leurs charges ; nous avons reçu à ce jour 1 500 demandes d'accompagnement de leur part.
Concernant le logement social, nous ne constatons pas de tension aujourd'hui sur les liquidités ; mais pour être certains qu'il n'y en ait pas, nous avons réactivé une ligne de trésorerie de 2 milliards d'euros, et nous dialoguons régulièrement avec les acteurs. La mise en place du deuxième volet du plan logement se poursuit ; pour les organismes qui ont un décalage de recettes du fait de problèmes de loyers, nous avons opéré un report des échéances de prêts à long terme à leur demande ; tout cela se fait de façon très rapide et très simple, à travers une plateforme digitale dont les acteurs ont l'habitude.
Nous nous sommes mobilisés pour soutenir les entreprises publiques locales qui constituent le levier privilégié de notre action sur le territoire, et qui bénéficient de report d'échéances de prêt et d'une ligne de trésorerie spécifique. Nous avons enfin financé l'intégralité des audits de leur situation économique et éventuellement des mesures de redressement nécessaires.
Dans tous les pays européens, les acteurs publics réfléchissent au rôle qu'ils ont à jouer et nous avons resserré le lien étroit que nous avons avec nos homologues - en particulier les banques publiques de développement d'Allemagne, de Pologne, d'Italie et d'Espagne -, mais également avec les caisses du continent africain, avec lesquelles nous avons un lien historique, et qui vont être fortement sollicitées.
Les conséquences économiques de cette crise sanitaire sont pour l'essentiel devant nous, nous travaillons pour que la reprise économique soit la plus rapide et la plus saine possible, en tâchant d'allouer au mieux les fonds disponibles à la relance économique dans les meilleurs délais. Nous nous appuyons sur l'ensemble de nos moyens, en particulier l'épargne populaire, que nous mobilisons pour nos missions d'intérêt général - cette épargne n'a jamais été si abondante, les Français ont épargné parce qu'ils ne pouvaient pas dépenser, au point que cette épargne représente 40 % de leurs revenus : au mois d'avril, la collecte nette sur le Livret A et le Livret de développement durable et solidaire (LDDS) a atteint le niveau record de 7,4 milliards d'euros, soit trois fois plus qu'au mois d'avril 2019. Le plus tôt cette épargne financera la consommation et l'investissement, le mieux ce sera. Dans l'intervalle, cette épargne ne dort pas, elle est utilisée pour le soutien à notre économie : le financement du logement social se poursuit et celui des collectivités locales a augmenté de façon importante. Il serait utile que cette épargne importante puisse être utilisée dans d'autres secteurs de l'économie.
Nous mobilisons également notre portefeuille financier, nous sommes le premier investisseur institutionnel au capital des entreprises cotées, ce qui nous donne une responsabilité : nous avons continué à acheter des actions et des obligations émises par des entreprises françaises, mais aussi à accélérer notre programme d'achats, c'est notre rôle habituel.
Un mot du programme d'investissements que nous avons initié avec les compagnies d'assurance, qu'elles vont abonder de 1,6 milliard d'euros et la Caisse des dépôts, de 100 millions d'euros. Ce programme financera d'abord les fonds généralistes déjà en place, ce qui permet d'aller très vite en particulier auprès des petites entreprises puisque les gérants sont déjà au travail. Ensuite, des fonds nouveaux, pour lesquels les appels d'offres sont en cours, et qui viseront spécifiquement la santé - que ce soit pour soutenir à long terme la capacité de production en Europe, mais aussi l'innovation à travers des start-up -, et le tourisme.
Nous allons aussi renforcer notre action dans des grands programmes d'action territoriale, pour maximiser notre impact sur les territoires, je pense à l'action « Coeur de ville », dont le succès naissant a été un peu handicapé par le report des élections municipales, et qui concerne quelque 222 villes où habite un Français sur quatre. Je pense également au programme « Territoires d'industrie », qui soutient la relocalisation de filières industrielles en France : nous y travaillons activement avec Bpifrance et avec le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI), chargé de mettre en oeuvre le Programme d'investissements d'avenir (PIA).
Je vous rappelle que nous avons défini quatre secteurs prioritaires d'intervention pour la Banque des territoires.
D'abord le logement et l'habitat, avec un appel à projets pour 40 000 logements, dont quelque 32 000 ont déjà fait l'objet de pré-réservation, autorisant une mise en place rapide, et avec la poursuite dynamique du programme de titres participatifs, où la demande est forte et que nous flècherons sur des bailleurs qui construisent et investissent.
Ensuite, la santé et le médico-social, où nous jouons un rôle important dans le financement des hôpitaux publics et l'intervention auprès des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous allons participer à la restructuration des dettes de ce secteur, au financement de la réhabilitation des bâtiments et au financement d'équipements structurants des plateaux techniques, ainsi qu'à la numérisation du secteur. La crise sanitaire a démontré combien la télémédecine est devenue un enjeu majeur. Ainsi, le maillage du territoire en très haut débit est également une de nos priorités.
Troisième secteur prioritaire, le tourisme et ses quelque deux millions d'emplois et 8 % du PIB, pour lesquels le Gouvernement mobilise un véritable « plan Marshall » - le Premier ministre l'a annoncé vendredi dernier. Le groupe Caisse des Dépôts réserve 1,3 milliard d'euros de fonds propres pour abonder une kyrielle de fonds qui couvrent tous les opérateurs touristiques jusqu'aux plus petits, ce qui demande un maillage très fin et opérationnel pour bien cibler les besoins et définir les aides ; ce sera l'occasion aussi de promouvoir les objectifs environnementaux de notre pays.
Enfin, notre quatrième secteur prioritaire a trait à la transition écologique et énergétique. Le groupe Caisse des dépôts prévoit d'y consacrer 20 milliards d'euros dans les années qui viennent, tous financements spécifiques confondus, et nous continuerons, dans les entreprises dont nous sommes actionnaires, à faire pression pour accélérer la transition de l'économie et la décarboner : nous nous étions engagés en 2014 à réduire notre empreinte carbone de 20 %, nous avons atteint cet objectif plus tôt que prévu. Nos investissements s'inscrivent désormais dans un scénario de limitation du réchauffement climatique à 1,5 degré, et nous nous sommes dotés d'une feuille de route en faveur de la biodiversité pour mesurer l'impact de nos activités sur la nature, c'est un enjeu crucial dès lors que les scientifiques nous disent que le recul de la biodiversité pourrait être l'une des raisons du développement des pandémies depuis plusieurs années. Au-delà même des outils dédiés que nous avons installés, je crois que la transition écologique et énergétique devrait irriguer toute notre action : je ne fais qu'évoquer le sujet, il est très large et décisif, mais je dois m'en tenir là dans ce propos introductif.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances. - En 2009, la Caisse des dépôts et consignations avait participé au plan de relance par deux leviers : des prêts aux collectivités territoriales à hauteur de 5 milliards d'euros - quel bilan peut-on en faire ? - et une mobilisation importante des fonds d'épargne pour financer des prêts aux PME à hauteur de 23 milliards d'euros.
Certes, le surcroît de collecte d'épargne en avril est une mauvaise nouvelle, mais cela peut aussi nous donner des marges de manoeuvre. Serviront-elles à d'autres investissements que le logement social ? En l'absence de maires et de présidents d'EPCI, même si l'on adopte, comme en 2009, des mesures visant à accélérer les procédures, il sera compliqué d'obtenir un permis de construire cette année. Par conséquent, comment orienter cette épargne vers la consommation - je pense par exemple à la rénovation énergétique des logements -, et vers le financement de l'investissement des PME ? Serait-il opportun de créer un produit d'épargne orienté vers la santé ?
M. Michel Raison. - Vous avez parlé d'un « plan Marshall pour le tourisme » ; pourriez-vous en particulier préciser les grandes orientations définies pour l'enveloppe de 500 millions d'euros ? Vous avez indiqué qu'il bénéficiera non seulement aux grosses structures, mais également aux petites. Tout le monde souhaiterait que l'aménagement du territoire de notre pays soit amélioré, car nous souffrons tous de la règle des 80-20, valable également dans le tourisme : 80 % des touristes se trouvent sur 20 % du territoire. Avez-vous, avec vos partenaires, quelques idées à ce sujet ?
Quelles sont vos principales cibles pour l'utilisation du montant de 1,3 milliard d'euros en fonds propres ?
Enfin, vous avez parlé de tourisme durable. On parle de développement durable pour tous les secteurs économiques, mais où placer le curseur ? Certains voudraient qu'il n'y ait plus du tout d'avions et que les touristes se rendent dans le jardin de leur voisin. Entre cet extrême et l'autre - ne rien changer du tout -, quelles idées avez-vous pour rendre le tourisme plus durable, tout en respectant le principe du développement durable, c'est-à-dire l'équilibre entre les dimensions économiques, sociales et environnementales ?
M. Yvon Collin. - Vous avez mis en place un partenariat resserré avec l'Agence française du développement (AFD) et, de fait, la CDC dédie des fonds importants au développement. La crise actuelle remettra-t-elle en cause cet effort ?
Ma seconde question a trait à Qwant. Un article de Le Média tire à boulets rouges sur ce moteur de recherche, qui serait loin d'être indépendant et dont les résultats seraient récupérés par Bing, le moteur de recherche de Microsoft. Les audits de la direction interministérielle du numérique et l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (Anssi) ont révélé des failles techniques et de gestion dans ce système. La CDC étant très engagée dans cette entreprise, que répondez-vous à ces critiques ?
Mme Élisabeth Lamure. - Mes questions ont trait à l'action économique des régions, qui ont un rôle important pour la sortie de crise si, évidemment, elles disposent de suffisamment de moyens financiers et juridiques. Selon vous, quel serait le cadre juridique adapté ?
Pour aider les entreprises, notamment celles qui sont convoitées par des acheteurs étrangers, certains avancent l'idée que les régions puissent émettre des obligations convertibles afin de conforter les fonds propres de certaines entreprises. Qu'en pensez-vous ?
Vous avez évoqué les fonds abondés par la Banque des territoires et par les régions. Une déclinaison départementale de ce dispositif régional serait-elle pertinente ?
La Caisse des dépôts et consignations est gestionnaire de « Mon compte formation ». Comment travaillez-vous avec les régions et les autres financeurs de la formation professionnelle pour flécher les abondements en droits complémentaires vers des formations qui soient en adéquation avec les besoins des entreprises ?
Enfin, la crise accentue le besoin d'une concurrence efficiente sur le marché de gros des télécoms d'entreprise, de manière à accélérer la numérisation des PME et TPE dans les territoires. Envisagez-vous d'intervenir dans ce domaine spécifique, en particulier via la Banque des territoires ?
M. Philippe Dallier. - Je souhaite parler du logement social. Je m'en suis entretenu il y a un mois avec vos collaborateurs, qui n'étaient pas très inquiets ; vous ne semblez pas l'être beaucoup plus ce matin. D'un côté, je m'en réjouis, mais, de l'autre, je me demande si vous n'êtes pas trop optimiste.
En ce qui concerne la promotion immobilière, vous indiquez que, sur les 40 000 logements offerts par CDC Habitat, 32 000 ont déjà été « réservés » ; on peut voir cela positivement, mais on peut aussi y voir l'inquiétude de ceux qui ont recours à vos services.
On nous dit par ailleurs que les coûts de construction pourraient augmenter d'environ 20 %. J'ose espérer que ce chiffre n'est pas correct, mais, si c'est le cas, cela pèsera de manière extrêmement importante sur le secteur, tant sur la promotion que sur les bailleurs sociaux. Or, dans une période où les taux ont tendance à remonter légèrement pour les particuliers, le secteur de la promotion immobilière risque de s'arrêter.
Du côté des bailleurs sociaux, il y a une vraie inquiétude concernant les loyers impayés. Il est peut-être, là aussi, trop tôt pour juger, mais les bailleurs risquent d'être confrontés à de réels problèmes, notamment ceux qui accueillent les populations les plus en difficulté. Les bailleurs sociaux avaient déjà dû encaisser les conséquences des décisions du Gouvernement sur la réduction de loyer de solidarité ; en fin de compte, on ne fait qu'ajouter de la dette à la dette et étaler celle-ci dans le temps. Si jamais on traverse une nouvelle passe difficile, ce que je crains, que nous restera-t-il comme solution ?
Les collectivités locales vont être affectées. On a du mal à le mesurer aujourd'hui, mais si l'on considère cela à l'aune de ma commune moyenne de Seine-Saint-Denis, les nouvelles dépenses et les moindres recettes vont se chiffrer à 2 millions d'euros. On se retrouvera donc avec une épargne nette réduite à néant en une année ! Comment financer du logement social dans ces conditions ?
Quand j'additionne tout cela, j'ai du mal à être optimiste.
Mme Anne-Catherine Loisier. - La Caisse des dépôts et consignations est un opérateur majeur du plan France très haut débit et la crise du Covid-19 a fait ressentir davantage encore la fracture numérique territoriale et sociale, plus de 13 millions de personnes étant éloignées de l'usage du numérique. Il est essentiel de reprendre rapidement les investissements, tant dans les réseaux que dans la numérisation des entreprises et de l'administration territoriale. Avez-vous identifié des soutiens à la numérisation des territoires pour faciliter l'accès de nos concitoyens aux services publics ?
En outre, les collectivités ont un réel besoin d'accompagnement en matière de cybersécurité ; qu'envisagez-vous à cet égard ?
Allez-vous accompagner les réseaux, puisque l'État n'aide pas assez les réseaux d'initiative publique ?
Enfin, envisagez-vous des actions de prêts solidaires à destination des collectivités qui ont non pas des difficultés de trésorerie, mais des problèmes structurels de capacité de financement, qui vont aller en s'aggravant ? Je pense notamment aux communes touristiques et aux communes forestières, surtout dans l'est de la France.
M. Antoine Lefèvre. - J'insiste sur la nécessité d'une bonne communication auprès des acteurs de la filière touristique, afin qu'ils aient accès rapidement à tous les dispositifs que vous avez évoqués.
Vous avez rappelé le montant de 7,4 milliards d'euros d'épargne collectée en avril. Vous souhaitez qu'elle soutienne l'activité et le logement - je partage à cet égard la préoccupation de Philippe Dallier -, mais avez-vous des pistes et des conseils à donner pour relancer la consommation des ménages ? Le déconfinement et la réouverture des boutiques n'ont pas entraîné une frénésie d'achats. Comment relancer la consommation ?
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je partage largement le diagnostic de Philippe Dallier, notamment pour ce qui concerne le logement social. Nombre d'incertitudes demeurent sur les impayés et les prélèvements subis par les bailleurs conduisent à leur proposer plus de dettes que d'aides.
Ma première question porte sur les garanties d'emprunt. Quoi qu'on dise, la plupart des agences de notation intègrent la garantie d'emprunt dans le calcul de la dette des collectivités, qui se retrouvent donc en difficulté. La Caisse des dépôts ne pourrait-elle pas assouplir son dispositif de garantie d'emprunt ? Plusieurs opérations sont bloquées par ce mécanisme.
Beaucoup des opérations bloquées sont liées aux organismes de foncier solidaire (OFS). Je vous enverrai une note détaillée sur la manière d'accélérer les décisions, de stabiliser les critères et de tenir compte de la stabilité et de la solidité des opérateurs sociaux ; pourrez-vous intervenir à ce sujet ?
Les taux d'emprunt sont évidemment un levier essentiel. Pourrait-on envisager une baisse temporaire des marges de distribution du livret A ?
Peut-on proposer des prêts à taux fixe pour les organismes de logement social, car l'incertitude liée à l'évolution des taux d'intérêt est assez paralysante, en particulier pour le prêt social location-accession (PSLA), alors que, justement, les petites entreprises ont aujourd'hui besoin de travail ?
Mme Christine Lavarde. - Je souhaite revenir sur les investissements d'avenir. Vous avez dit avoir eu des échanges avec le secrétaire général à l'investissement à ce sujet. Avez-vous évoqué une certaine réallocation selon la nature des aides ? Le Sénat a critiqué à plusieurs reprises le fait que, dans l'enveloppe de 10 milliards d'euros, il y avait finalement assez peu d'argent frais de subventions. Or, cela pourrait peut-être être la chose la plus utile aujourd'hui pour aider les jeunes pousses de notre économie.
Mme Viviane Artigalas. - Comme Michel Raison, j'estime que le développement durable, donc le tourisme durable, repose sur l'équilibre entre trois piliers : l'économie, le social et l'environnemental.
Selon le dossier de presse du comité interministériel du tourisme de jeudi dernier, les capacités d'intervention du fonds Tourisme Social Investissement augmenteront, pour atteindre 225 millions d'euros, et ses critères d'éligibilité seront assouplis. En 2019, ce fonds avait mobilisé près de 125 millions d'euros ; soit un effort supplémentaire de 100 millions d'euros, mais la seule orientation concrète traite du renforcement des opérateurs. Pouvez-vous revenir précisément sur les orientations qui seront retenues pour ce fonds ? Sera-t-il limité aux organismes du tourisme social ? Viendra-t-il aussi en aide aux structures les plus en difficulté ? Sera-t-il concentré sur l'aide à l'investissement ou sur d'autres aides ?
M. Michel Canevet. - Je voudrais aussi évoquer le fonds tourisme. Les acteurs du développement touristique sont très inquiets : les recettes sont si faibles, sinon inexistantes, qu'ils redoutent de ne pouvoir rembourser les prêts. Cela étant, le projet de la Caisse des dépôts comporte un apport en fonds propres tout à fait significatif. Avez-vous déjà identifié des projets prêts à être financés ? Envisagez-vous des interventions en fonds propres dans d'autres secteurs, notamment celui de la souveraineté numérique de la France ? Yvon Collin évoquait à l'instant le cas Qwant. Nous avons encore beaucoup à faire, en France et en Europe, pour ne plus être dépendants des Chinois et des Américains.
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Les structures d'hébergement social, les foyers pour jeunes, les résidences universitaires, qu'il s'agisse de propriétaires ou de gestionnaires, ont aujourd'hui de grandes difficultés pour honorer leurs échéances, parce qu'elles ne génèrent plus de trésorerie ou parce que le gestionnaire délégué ne parvient plus à verser ses redevances au bailleur. La Banque des territoires a-t-elle prévu des aménagements spécifiques pour ces structures ?
La crise a fait apparaître un besoin important de mise à l'abri : les logements accompagnés, les hébergements collectifs d'urgence et les foyers de travailleurs migrants devront être restructurés pour les rendre résilients à de futures pandémies. Comment la Caisse peut-elle, essentiellement à travers sa filiale Adoma, devenir demain un acteur structurant sur le moyen et le long terme en matière de financement, d'ingénierie et de gestion ?
En opérant une distinction entre usage du bien et nue-propriété, votre foncière Tonus Territoires produit des logements en usufruit locatif social. Avec la crise, a-t-elle été davantage sollicitée par les promoteurs sur des opérations qui auraient déjà été lancées, initialement prévues en accession libre, mais recentrées aujourd'hui sur des ventes en bloc plutôt qu'à la découpe ?
M. Jean-Marc Gabouty. - La Caisse des dépôts et consignations est un acteur important, mais aussi, de par la diversité des domaines dans lesquels elle intervient, un observateur averti.
Notre pays, pour des raisons culturelles, est généralement assez performant en termes de protection, mais ne l'est pas autant en termes de relance et de dynamisme. Après deux mois d'activité économique très ralentie et un redémarrage poussif, les aspects financiers sont essentiels. Ils ont été plutôt bien traités avec un dispositif national - et des relais territoriaux - assez complet et performant, dès lors qu'il s'agit de gérer les problèmes de court terme - trésorerie, reports d'échéance...
Mais la relance ne dépend pas que d'aspects financiers. On peut considérer que notre pays, par rapport à certains de nos voisins, y compris ceux qui étaient aussi touchés que nous par cette crise sanitaire, a très fortement - sinon trop - ralenti : La Poste n'a pas bien fonctionné de fin mars à mi-avril ; Pôle emploi était fermé ; les déchetteries ne collectaient plus les cartonnages, ce qui a failli mettre à l'arrêt un certain nombre d'unités de production d'emballages destinés à l'agroalimentaire et au secteur pharmaceutique. Le ralentissement a été trop important, y compris en ce qui concerne les permis de construire. Pourquoi a-t-on arrêté de les instruire ? Pourquoi n'a-t-on pas réussi, au niveau des EPCI et des communes, par un système de délibération, à accorder des garanties d'emprunt aux organismes de logement social qui ont dû tout interrompre, faute d'en obtenir ?
Que pensez-vous de ces autres freins à la relance ? Le contexte reste incertain : nous pouvons connaître, sinon une deuxième vague, du moins un rebond de la pandémie qui viendrait encore freiner l'ardeur de ceux qui veulent redynamiser l'activité économique. Je pense notamment à la lourdeur de certaines procédures, à la rigueur maximaliste, parfois irréaliste, voire inefficace, de certains protocoles, ensuite dénoncés. La circulaire de M. Blanquer prévoit d'admettre quinze élèves dans une classe de cinquante mètres carrés. Le maire dira qu'il vaut mieux s'arrêter à douze, pour être tranquille. Puis la directrice de l'école tiendra compte des déplacements dans la classe, des cheminements pour sortir et, de quinze élèves, on arrivera à huit ou dix ! Sur le terrain, les choses se passent comme ça. Et je ne dis rien du problème des restaurants : si deux personnes qui dorment ensemble dans quatre mètres carrés doivent consommer huit mètres carrés pour aller au restaurant, elles n'iront tout simplement pas. Toute une partie de la relance économique est basée sur des petits détails de cette nature. Quelle vision avez-vous de ces freins ?
Sur le plan financier, nous avons pris le problème par le bon bout, mais ne risque-t-on pas de plomber la relance économique en raison d'un manque d'agilité et de souplesse dans les procédures qui devraient encourager nos concitoyens et les entreprises à revenir à un niveau d'activité qui nous permettrait d'éviter une crise trop grave ? Quoi qu'il arrive, nous n'échapperons pas à trois ou quatre millions de chômeurs supplémentaires à l'automne...
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Monsieur le directeur général, vous avez déclaré travailler sur un projet de plateforme permettant aux professionnels du tourisme de se réapproprier les données clients pour remédier à l'emprise des plateformes étrangères sur le secteur. S'agit-il de créer un « Booking » français ou d'une simple ouverture des données touristiques permettant aux acteurs d'innover, comme pour les données de mobilité dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités ?
Que pensez-vous de l'appel à projets à destination des start-up pour inventer le tourisme de demain, mesure certes discrète, mais non moins importante du plan tourisme ?
Vous avez évoqué la possibilité de favoriser les prêts pour les hôteliers, notamment pour la réalisation de travaux s'inscrivant dans une perspective de développement durable. S'agit-il d'un argument pour faciliter les demandes de prêts garantis par l'État ou d'un dispositif différent ? Dans ce dernier cas, faut-il solliciter la BPI ou la Caisse des dépôts ?
M. Roland Courteau. - La filière de la construction, qu'il s'agisse de la rénovation des logements existants ou des bâtiments neufs, représente à la fois un impératif climatique - près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre nationales - et un levier pour relancer l'emploi. Le secteur de la rénovation énergétique est très riche en emplois, il me semble important de le souligner au moment où l'on parle de relance de l'activité.
Nous attendons un plan massif d'incitation à la rénovation thermique de l'ensemble des logements : 80 à 90 % des chantiers ont été à l'arrêt aux mois d'avril et de mai. Nous avons besoin d'un complément aux prêts consentis par la Caisse des dépôts aux organismes HLM pour aider au financement des travaux de rénovation au sein du parc social de logements.
La rénovation énergétique des bâtiments publics constitue un important gisement non seulement d'économies d'énergie, mais aussi d'activités et d'emplois pour une relance durable. Quel rôle peut jouer la Caisse des dépôts sur ces différents points ? Vous paraît-il nécessaire de conditionner les aides en fonction de considérations énergétiques ou environnementales de manière à orienter les comportements d'investissement ?
M. Alain Chatillon. - En ce qui concerne le programme « Territoires d'industrie », les choses ont été bien lancées. Il va falloir les aider au redémarrage. J'espère que cela provoquera un intérêt pour les communes rurales ou périurbaines.
Vous accompagnez sans difficulté les 222 coeurs de ville existants. Voilà quelques mois, il avait été question, au Sénat, d'élargir ce dispositif aux centres-villes et centres-bourgs pour relancer le petit commerce rural et périurbain. Envisagez-vous d'accroître le nombre de coeurs de ville ?
M. Daniel Gremillet. - Le contexte économique actuel constitue-t-il une opportunité ou une difficulté pour encourager les investissements visant à la neutralité carbone, notamment au regard du prix de l'énergie fossile ?
Vous avez beaucoup évoqué l'accompagnement en matière de transition écologique et énergétique. Mme Loisier a parlé des communes qui souffrent de la crise forestière et sanitaire. Nos arbres, feuillus ou résineux, sont atteints d'une pathologie sans précédent qui s'étend sur l'ensemble du territoire. Or, la forêt joue un rôle essentiel pour atteindre la neutralité carbone. Au regard de vos ambitions en termes de maintien de la biodiversité et de transition écologique, envisagez-vous d'accompagner les communes forestières à travers un investissement majeur pour la replantation ?
Je préside le comité « résistance » du département des Vosges. Votre accompagnement est vraiment important : il s'agit de petits dossiers, mais qui permettent de sauver nos territoires. À côté des grands projets et des entreprises moyennes, il y a aussi les petites initiatives.
M. Éric Lombard. - Monsieur le rapporteur général, nous avons déjà élargi les cibles des prêts sur fonds d'épargne - je pense notamment aux aqua-prêts, aux édu-prêts et aux éco-prêts à taux zéro -, mais il me paraîtrait dangereux d'assouplir l'obligation de garantie de ces prêts pour permettre le financement des entreprises, mission qui est celle de Bpifrance. Le système de garantie est sécurisant pour l'ensemble des acteurs.
Par ailleurs, il me semble plus opportun d'inciter les Français à utiliser l'épargne qui est aujourd'hui surabondante en activant les leviers que sont l'accès à la consommation et l'instauration d'un climat de confiance que de créer de nouveaux fonds d'épargne.
Monsieur Raison, la déconcentration est une de nos préoccupations constantes depuis la création de la Banque des territoires. Les directeurs régionaux de la Caisse des dépôts sont habilités à prendre des décisions sans intervention du siège. Au travers des objectifs qui leur sont fixés, nous incitons nos équipes à financer de petits projets. Nous ne souhaitons pas être l'institution qui finance d'abord les grandes entités, et nous sommes très attentifs à ce que le maillage soit au plus près du terrain.
Madame Artigalas, vous m'avez interrogé sur le fonds Tourisme Social Investissement. Un groupe de travail auquel vous participez a été mis en place pour élargir les objectifs de ce fonds. De manière générale, nous sommes très attentifs à ce que les fonds qui sont alimentés par Bpifrance ou par la Caisse touchent le tissu associatif et les petits opérateurs.
Si le développement durable et le tourisme durable irriguent nos politiques, nos aides ne sont pas conditionnées à des critères environnementaux, car la priorité est pour l'heure de sauver les entreprises.
Pour répondre à Yvon Collin, notre coopération avec l'AFD se poursuit. J'ai effectué plusieurs déplacements en Afrique avec Rémy Rioux et nous envisageons des déplacements en métropole ensemble. Je me suis rendu récemment en Côte d'Ivoire et au Sénégal pour des réunions des Caisses des dépôts du continent africain. Notre engagement ne faiblit pas, et je crois que nous avons un rôle utile à jouer.
Le moteur de recherche Qwant n'est pas parfait, mais il respecte les personnes et ne collecte pas les données individuelles. Sa relation avec Microsoft est assumée. En tant qu'actionnaires, nous avons opéré certains changements de management qui se sont faits de la façon la plus consensuelle possible. J'ai confiance dans le développement de cette entité, et même si tout n'est pas gagné, je suis fier de soutenir cette alternative européenne au géant américain.
Plusieurs sénateurs m'ont interrogé sur les rôles respectifs des régions et des départements. Il appartient à l'État de trancher la question d'une implication éventuelle des départements aux fonds Résistance, Résilience ou Renaissance.
Il est vrai que le développement de « Mon compte formation » a connu quelques difficultés, eu égard notamment au transit des dotations des régions, mais cette question est derrière nous.
Monsieur Dallier, je ne perçois pas à ce stade de difficultés aigües chez les opérateurs du logement social, mais nous devons être très attentifs à l'immobilier en général, et au logement social en particulier, car il est à craindre que nos concitoyens rencontrent des difficultés pour payer leur loyer.
Par ailleurs, je rejoins votre analyse concernant les coûts de construction : la distanciation sociale et la réduction des équipes ne vont pas dans le sens d'une réduction des prix. Nous ne sommes ni pessimistes ni optimistes, mais engagés - je sais que vous l'êtes aussi. L'appel à projets lancé par CDC Habitat prévoit la production de 40 000 logements, dont une part de logements intermédiaires et de logements libres, car nous devons soutenir le secteur dans son ensemble.
CDC Habitat a un projet très ambitieux pour continuer à soutenir le secteur dans la période qui vient. D'autres grandes plateformes comme Action Logement soutiendront également les acteurs plus modestes. Au travers des fonds d'épargne, la Caisse continuera également de soutenir ce secteur, notamment en apportant des fonds propres, afin de maintenir le rythme des constructions sociales et des rénovations thermiques.
Nous encourageons la rénovation thermique dans le logement social, car elle est vertueuse au point de vue environnemental et elle permet de réduire les factures. Il est plus difficile de l'encourager dans le privé, mais nous travaillons à des mécanismes qui le permettraient.
J'en viens au numérique et au soutien de la numérisation. S'agissant du développement du très haut débit, la Banque des territoires a fait le job. Nous avons investi 560 millions d'euros de capital dans plus de cinquante réseaux d'initiative publique (RIP), nous avons débloqué 760 millions d'euros de prêts et nous envisageons de desservir 10 millions de locaux à l'horizon 2025. Avant la crise, nous mettions en place 5 500 lignes par jour. Le rythme a ralenti, nous y sommes attentifs.
Par ailleurs, les espaces France services permettront d'amener le digital dans les régions, et la Banque des territoires a mis en place de nombreux outils numériques au travers de sa plateforme digitale.
Je note votre demande d'accompagnement des collectivités locales dans leur numérisation. Nos outils de conseil, qui sont gratuits, n'ont sans doute pas été assez mis en avant.
Vous m'avez interrogé sur la possibilité de proposer des prêts plus avantageux aux petites collectivités. Les fonds d'épargne ne sont pas en difficulté, mais leur capacité à générer des revenus est amoindrie par la crise, car une partie des actifs est indexée sur l'inflation, et parce qu'ils ont été sollicités pour le plan Logement à hauteur de 150 millions d'euros. Leur capacité à prêter à des conditions très avantageuses est donc limitée.
Madame Loisier, si la Société forestière ne peut pas financer les budgets de fonctionnement des communes forestières, elle répond présente en matière d'investissements. La Société forestière ne gère que 300 000 hectares, mais nous sommes prêts à investir pour soutenir le secteur forestier actuellement touché par les scolytes. Nous n'avons actuellement d'autre remède à cette maladie du bois que d'effectuer des coupes rases. Il nous faut trouver une solution plus durable.
Madame Lienemann, la Caisse est très engagée auprès des OFS auxquels elle propose des financements à très long terme - jusqu'à 80 ans en zone tendue -, mais je reconnais que le système mérite d'être assoupli. Je lirai avec plaisir la note que vous me promettez.
S'agissant de Tonus, nous devons favoriser les initiatives de démembrement de propriété qui permettent d'accélérer la construction. En effet, la Caisse portant la nue-propriété pendant 10, 15 ou 20 ans, les organismes de logement social perçoivent des revenus alors qu'ils n'ont pas apporté de fonds propres.
Le plan d'investissements d'avenir ne relève pas de ma compétence, madame Lavarde, mais je ferai part de votre interrogation à mes collègues concernés.
La préservation de notre souveraineté économique et numérique est un des rôles de la Caisse des dépôts et de Bpifrance, au travers notamment du fonds d'investissement Lac d'argent ou encore du moteur de recherche Qwant, monsieur Canevet. Avec Bpifrance, nous veillons à ce que les start-up françaises puissent se développer en France. Nous sommes par exemple actionnaires minoritaires du Fonds stratégique de participations qui prend des participations de long terme au capital de nos entreprises pour les protéger. La Caisse des dépôts et Bpifrance constituent le fonds souverain français.
S'agissant de l'hébergement social, madame Estrosi Sassone, nous devrons effectivement apporter une aide en fonction des typologies d'opérateurs. Les dispositifs mis en oeuvre par Adoma, filiale de CDC Habitat, sont un filet de sécurité pour toutes les personnes en grande difficulté. Nous allons continuer à doter cette entité.
Monsieur Gabouty, si La Poste a moins bien fonctionné en début de crise c'est parce que 40 000 postières et postiers se sont trouvés sans solution de garde pour leurs enfants et qu'elle a dû mettre en place les mesures de distanciation. Je tiens à dire qu'elle a rapidement augmenté le nombre de tournées hebdomadaires et que les services quotidiens, notamment pour les personnes âgées, n'ont jamais cessé. Par ailleurs, La Poste a distribué plus de colis durant cette période que l'année dernière. Permettez-moi de rendre hommage aux postières et aux postiers qui se sont acquittés de leur mission de service public alors qu'ils étaient en première ligne au contact des populations, juste derrière les personnels soignants.
Vous m'avez interrogé sur les freins à la relance. Les mesures de distanciation peuvent effectivement entraîner une perte de productivité dans certains secteurs. Pour notre part, nous avons longuement négocié avec les partenaires sociaux un accord majoritaire relatif aux conditions de retour dans les locaux, même si ce retour se fera a minima conformément aux règles imposées par le Gouvernement. Compte tenu de la nature de notre activité, la poursuite du télétravail d'une partie de nos équipes n'a pas d'impact sur la productivité, mais ce n'est pas le cas dans d'autres d'entreprises. Cela constitue effectivement un frein à la relance, mais je note que des pays qui se déconfinent plus vite et de manière moins précautionneuse connaissent des rechutes qui peuvent être coûteuses économiquement. Nous devrons toutefois être attentifs à ce que la reprise soit vigoureuse, sans quoi la situation économique pèsera non seulement sur les comptes publics, mais aussi sur l'emploi.
L'idée de créer une plateforme digitale sur le tourisme est issue des travaux d'un comité réunissant plusieurs ministres, les professionnels du tourisme, le directeur général de la Banque des territoires et moi-même. Elle vise à aider les acteurs du tourisme au plan national en donnant accès aux visiteurs, notamment étrangers, à l'ensemble de l'offre de façon plus rapide. Contrairement aux plateformes existantes, celle-ci ne prélèverait pas d'argent. Dans ce même esprit de service public, l'appel à projets à destination des start-up vise à faire émerger de nouvelles idées pour développer le secteur du tourisme.
Nous allons profiter de cette période pour essayer d'accélérer la transition écologique et énergétique. C'est notre devoir citoyen, même si nous n'en faisons pas une condition pour bénéficier de nos aides.
Je remercie le sénateur Chatillon de ses mots amicaux pour nos équipes, que je transmettrai. Le plan « Action coeur de ville » est un succès croissant, tout comme « Territoires d'industrie ». Jacqueline Gourault a annoncé un programme à destination des bourgs ayant une fonction de centralité, auquel la Caisse contribuera à hauteur de 200 millions d'euros. Ce programme devait être précisé après les municipales, et il le sera.
Enfin, vous avez raison, monsieur Gremillet, nous devrons redoubler d'efforts pour atteindre la neutralité carbone. Or, le prix de l'énergie n'évolue pas dans le bon sens. Si nous ne subordonnons pas à strictement parler l'injection de fonds propres au respect de conditionnalités écologiques, nous orientons ces fonds propres de manière à lutter contre le réchauffement climatique.
Nous nous efforçons de contribuer à une société à la fois plus durable et plus inclusive. Tels sont les deux axes de notre action.
M. Vincent Éblé, président de la commission des finances. - Je vous remercie d'avoir répondu à nos nombreuses questions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 10.