Mercredi 4 décembre 2019
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 5.
Audition de M. Laurent Castaing, directeur général des Chantiers de l'Atlantique
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le directeur général, merci d'avoir accepté notre invitation pour cette audition qui nous permet de faire un point sur un secteur industriel historique, au sein duquel les Chantiers de l'Atlantique font figure de fleuron. En 2015, une délégation de notre commission avait d'ailleurs visité vos chantiers. Il n'est pas exclu que nous vous sollicitions de nouveau dans les mois à venir.
M. Laurent Castaing, directeur général des Chantiers de l'Atlantique. - Vous êtes d'ores et déjà invités !
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci ! Pour votre entreprise, les voyants économiques semblent plutôt être au vert. Vous nous le confirmerez ou non. Le secteur de la croisière se porte bien, en croissance de 4,6 % en 2018, ce qui est un excellent résultat en ces temps économiques difficiles. Vous venez de mettre à l'eau le MSC Virtuosa, livrable l'année prochaine. Vous construisez pour 2021 le plus grand paquebot du monde, le Wonder of the Seas. Et votre carnet de commandes est plein jusqu'à 2026 au moins.
Pourtant, l'avenir de votre entreprise semble incertain. La Commission européenne a annoncé fin octobre qu'elle mènerait une enquête approfondie sur le rachat proposé des Chantiers par l'italien Fincantieri, en discussion depuis 2018. Bruxelles doit examiner sa compatibilité avec le droit de la concurrence, et semble craindre la constitution d'un duopole avec le constructeur allemand Meyer Werft. Elle doit rendre son verdict en mars 2020. Cela a motivé notre audition de ce jour.
Lors de la faillite de STX en 2016, Fincantieri était déjà le seul candidat à la reprise des chantiers. Depuis, les gouvernements français et italien ont émis de nombreux messages de soutien à ce rachat. Notre commission, qui travaille actuellement sur l'évolution du droit de la concurrence, est en général plutôt favorable à la constitution de champions européens. Cependant, nous nous interrogeons sur les risques que ce rachat pourrait faire peser sur les savoir-faire et l'emploi en France. Fincantieri a déjà passé des accords avec des entreprises chinoises pour construire leurs paquebots en Chine, notamment avec le deuxième plus grand chantier au monde - China State Shipbuilding Corporation -, qui est une entreprise publique subventionnée...
Ne doit-on pas craindre, en cas de rachat des Chantiers, un transfert de technologies vers la Chine, et donc, à terme, une perte d'emplois sur le site de Saint-Nazaire ? Les Chantiers font aussi vivre tout un écosystème de sous-traitants locaux, dont, je le rappelle, certains sont actionnaires de l'entreprise. L'exemple des méthaniers est inquiétant : la Chine et la Corée avaient commencé à les produire elles-mêmes à la suite d'un accord avec les Chantiers, pour finalement éclipser la production française.
Par ailleurs, comment garantir la bonne valorisation des parts que Fincantieri rachèterait à l'État français ? Ces 50 % vendus seraient pour l'instant évalués à 80 millions d'euros, ce qui paraît assez faible au vu des bonnes perspectives économiques des Chantiers de l'Atlantique. Quelle serait la contrepartie du 1 % prêté par l'État français, qui donnerait le contrôle effectif à l'italien ?
Je souhaiterais vous poser deux questions additionnelles sur des sujets plus prospectifs en matière de développement des Chantiers.
Votre entreprise offre de nombreux emplois, mais vous avez fait face à d'importantes difficultés en termes de recrutement. En octobre dernier, vous avez ouvert une école de formation pour charpentiers-métaux et soudeurs, anticipant des besoins de recrutement de près de 150 personnes par an sur les prochaines années. Pourriez-vous nous expliquer votre politique et nous aider à comprendre le manque d'attractivité généralisé de l'industrie française ?
La transition énergétique représente un défi considérable pour le secteur des croisières et, plus généralement, pour le transport maritime. Votre entreprise innove beaucoup. Elle travaille, je crois, sur des modèles de paquebots à voile, combinant batteries électriques et gaz naturel liquéfié (GNL). Comment abordez-vous les mobilités du futur ? Sur quoi l'effort d'innovation doit-il porter en priorité ?
Bien que nous ne soyons pas la commission de la défense et des forces armées, nous aurons probablement aussi des questions à poser sur la partie militaire de votre activité, et sur son impact en matière de souveraineté sur la construction de bateaux.
M. Laurent Castaing. - Je suis très heureux que vous m'accueilliez ce jour. Cette audition me donne l'occasion de m'exprimer sur une industrie mal connue, qui mériterait de l'être davantage. Notre pays a un peu abandonné sa vocation maritime, même si le Président de la République a prononcé un discours important à ce sujet lors des Assises de l'économie de la mer, qui se tenaient à Montpellier le 3 décembre. Nous souffrons toujours en France, nous les maritimistes, de penser que notre pays ne se tourne pas assez vers la mer.
Les Chantiers de l'Atlantique ont une longue histoire de plus de 150 ans. Au milieu des années 1970, dans des conditions plutôt favorables, Alsthom, petite société naissante qui avait besoin d'argent, s'est rapprochée des Chantiers pour constituer Alsthom Atlantique.
Au début des années 2000, Alstom a voulu se séparer de sa branche « construction navale ». Nous avons alors été vendus en 2007 au groupe norvégien Aker Yards, ce qui était sans doute un bon choix. Mais cette société a été victime d'un raid boursier des Coréens de STX, qui voulaient notamment s'emparer de la technologie de construction des paquebots. En quelques semaines, nous sommes passés entre les mains des Coréens de STX.
L'État français a plutôt bien joué. En effet, en utilisant les difficultés économiques que nous avions à ce moment, il a réussi à reprendre 33 % de l'actionnariat auprès des Coréens, obtenant ainsi une minorité de blocage et contraignant les Coréens à un pacte d'actionnaires. L'État avait donc de nouveau un pouvoir au sein de l'entreprise à un moment où elle était potentiellement menacée par les intérêts coréens.
L'entreprise a subi durement la crise de 2008, dont les effets se sont fait sentir dans notre milieu en 2009 et 2010. Elle s'est trouvée dans une situation extrêmement difficile à partir de 2011-2012. La confiance bancaire avait été perdue. Or nous vivons beaucoup sur la base de financements. Le Gouvernement d'alors nous a fait confiance et a réussi à insuffler cette confiance auprès des banques. Je rappelle que début 2012 nous avions signé une commande que nous n'avions pas pu mettre à exécution faute d'avoir réussi à monter le financement nécessaire.
Le soutien de l'État s'effectue principalement par l'octroi d'assurances crédit-export, mécanisme puissant bien reconnu par le monde bancaire, qui constitue un levier efficace pour appuyer nos prises de commandes.
Après ces années troubles, la confiance est revenue à partir de 2013-2014. Nos salariés ont également participé à cette reprise de confiance. En effet, durant nos grandes difficultés, un accord de compétitivité avait été négocié, impliquant des efforts non négligeables ainsi que le nettoyage de plusieurs vieilleries dont souffraient nos fonctionnements. Les salariés ont accepté de travailler 39 heures payées 35 heures pendant plusieurs années - il s'agissait d'un sacrifice considérable.
Le principe de l'accord était qu'en cas de retour à meilleure fortune, les sommes économisées durant cette période seraient retournées vers les salariés. Cela a été fait. Il s'agit à mon sens d'un bon exemple d'accord de compétitivité, dans lequel chacun récolte les fruits des efforts fournis s'ils s'avèrent payants.
Depuis, notre situation économique est bien meilleure. La longueur de notre carnet de commandes diffère selon le critère que l'on retient. Il est aujourd'hui rempli et financé jusqu'en 2024. Nous avons ensuite des commandes ou des options fermes de commandes jusqu'en 2026, qui ne sont pas encore totalement financées, ainsi que des discussions commerciales susceptibles d'aboutir à des commandes jusqu'en 2028-2029. Par ailleurs, l'État français a commandé aux Chantiers quatre bâtiments ravitailleurs de forces (BRF), dont le dernier doit être livré en 2028.
Nous avons donc du travail jusqu'à cette date, voire jusqu'en 2029, mais tout cela reste à confirmer.
Que représentent les Chantiers de l'Atlantique aujourd'hui ? En 2019, ils présentent un chiffre d'affaires de 1,8 milliard d'euros. Les 2 milliards d'euros seront atteints en 2020-2021. Jusque dans les années 2010, notre chiffre d'affaires avoisinait plutôt le milliard d'euros. Nous sommes donc en train de doubler notre chiffre d'affaires par croissance interne, ce qui nécessite beaucoup d'efforts, d'investissements et de recrutements.
Ainsi, 1 500 embauches ont été réalisées depuis notre redémarrage. Et nous avons recréé plus de 600 emplois. La croissance de nos effectifs se poursuit.
La façon de travailler dans les chantiers navals implique également un fort recours à la sous-traitance. Une grande partie de la valeur ajoutée sur le site du chantier est apportée par des sous-traitants. Nous sommes 3 100 sur le chantier, auxquels s'ajoutent 3 000 sous-traitants français, dont les effectifs ont suivi une progression similaire à la nôtre. Au total, 3 000 embauches ont donc été effectuées pour le site entre nos sous-traitants et nous, et environ 1 500 emplois régionaux ont été créés depuis notre redémarrage.
En sus des sous-traitants français, près de 2 000 sous-traitants étrangers entrent tous les jours sur le chantier. Ce sont des travailleurs dit « détachés ». Il s'agit d'un sujet intéressant, que je suis prêt à développer si vous le souhaitez. Au total, 8 000 personnes entrent sur le chantier tous les jours, ce qui en fait le vingtième site industriel français. Tout n'étant pas produit directement sur le chantier, le nombre des emplois induits directs doit en réalité être doublé. De nombreux sous-ensembles, tuyaux, éléments de salles de bains, etc., sont en effet produits dans l'environnement immédiat du site par près de 6 000 personnes qui travaillent directement en lien avec nos commandes.
Les Chantiers de l'Atlantique ont donc un poids économique important dans la région. La structure même de notre industrie nous obligeant à sous-traiter toujours aux mêmes sociétés, nous entretenons un lien fort avec nos sous-traitants locaux, au point que certains d'entre eux ont décidé de devenir actionnaires des Chantiers - à très faible hauteur - lorsque l'occasion leur en a été donnée.
Nous sommes une société française normale, qui pratique des salaires situés dans la moyenne des rémunérations de nos catégories. Mais nous avons beaucoup de mal à recruter. Face à cette difficulté, nous venons d'ouvrir une école. Notre ambition est de former 50 stagiaires par an. En cas de succès, nous augmenterons ce nombre pour atteindre une centaine de personnes formées par an.
La création de cette école s'explique par une double volonté : avoir des formations adaptées à nos besoins et montrer aux stagiaires qui y participent qu'ils ont de très grandes chances d'être embauchés chez nous par la suite. Notre objectif est en effet de recruter 80 % à 90 % des stagiaires de notre école. Nous pensons qu'il s'agit là d'une très bonne publicité pour le recrutement.
Je souhaiterais souligner un autre élément important sur le plan des ressources humaines. Par rapport à d'autres entreprises plus petites ou aux start-ups, nous avons la capacité de garder les personnes pour une longue durée en raison de la continuité de notre activité et du grand nombre de métiers que nous exerçons. Nous pouvons donc participer à un mouvement qui est en train de se perdre dans notre société, que l'on appelle l'ascenseur social. Quelqu'un qui entre chez nous a de fortes chances de gravir les échelons s'il présente les capacités et les compétences requises. Un ouvrier peut ainsi devenir technicien, et un technicien peut devenir cadre. Il existe même, plus rarement, des ouvriers qui deviennent cadres. La possibilité est ouverte. Dans une société rigide comme la nôtre, cela a son importance. Les grandes entreprises ont un rôle à jouer dans ce domaine.
J'en viens à présent à notre métier. Nous sommes connus pour la construction de paquebots, qui constituent 85 % à 90 % de notre activité. Mais nous avons décidé il y a sept ou huit ans d'intégrer le secteur peu connu alors de l'éolien en mer. Nous y sommes entrés plutôt avec succès. Constatant qu'il ne se développait pas en France, nous sommes allés en mer du Nord où il croît de manière considérable. Chaque année, 3 à 4 gigawatts d'éolien y sont installés. Le Royaume-Uni a décidé de fonder sa politique énergétique sur le nucléaire et les énergies renouvelables, en octroyant une place importante à l'éolien posé. Il s'agit donc d'une industrie considérable, dans laquelle nous avons connu de réels succès malgré quelques difficultés économiques. Nous nous intéressons notamment à la sous-station électrique des champs éoliens, qui représente entre 50 et 100 millions d'euros l'unité. Nous en avons déjà vendu trois à l'export, à la grande satisfaction de nos clients.
De manière générale, les Chantiers de l'Atlantique travaillent essentiellement à l'export. Ce sujet est peu évoqué en France, mais la balance commerciale de notre pays n'est pas favorable. Il faut que l'on se focalise beaucoup plus sur l'export.
Nous sommes donc acteurs de l'éolien en mer posé. Et nous sommes aussi observateurs. Certaines sociétés développent des champs d'éolien en mer du Nord sans aucune subvention, car elles savent qu'elles pourront vendre cette électricité au prix du marché. Il convient toutefois de ne pas tirer de conclusions hâtives. Le prix de l'électricité est beaucoup plus important dans le nord de l'Europe qu'en France.
Nous proposons aussi des services. Il y a une dizaine d'années, nous sommes entrés dans la transformation de navires et le maintien en condition opérationnelle (MCO). Notre marine a ouvert ses marchés de MCO à tous les acteurs français ; nous en faisons partie. Nous assurons ainsi la maintenance des frégates de type La Fayette et de plusieurs autres navires de la Marine nationale.
Récemment, un rapport de la Cour des comptes a montré que la Marine avait bien amélioré le coût de maintenance de ses navires. Je pense que l'ouverture du marché qui a été effectuée a constitué l'un des facteurs principaux de cette amélioration. Et les marins ne se plaignent pas d'une plus mauvaise maintenance des navires.
Je reviens à présent sur notre économie principale, celle des paquebots. La croisière moderne est née au début des années 1980 aux États-Unis. Nous sommes partis de zéro. Aujourd'hui, 30 millions de personnes dans le monde font des croisières chaque année.
Mes clients n'ont connu que la croissance, même en période de crise. Le secteur peut stagner temporairement, mais il n'a jamais décru depuis quarante ans. Nous avons donc des clients très optimistes. Le nombre de personnes faisant des croisières ne cesse de grandir, aux États-Unis comme en Europe. De plus, le nombre des personnes appartenant aux classes moyennes augmente dans le monde, notamment dans les pays en développement, et ces personnes sont à la recherche de loisirs. Or ces pays n'ont pas organisé leur industrie des loisirs. Les Chinois commencent notamment à prendre des vacances, mais ce secteur n'est pas encore organisé. L'économie des loisirs y est donc en plein développement. En revanche, en Inde, rien n'est encore prévu. Et mes clients, qui ont pris conscience de ce phénomène, se positionnent sur ce marché avec beaucoup de succès.
De nombreuses critiques sont exprimées à l'égard des paquebots, notamment en raison du « surtourisme ». Mais nous souffrons parfois de surtourisme à Paris, et pourtant aucun paquebot n'y fait escale !
Le surtourisme est un phénomène majeur du monde actuel. Le nombre de personnes qui prennent des loisirs, dont le tourisme et le voyage font partie, ne cesse de croître. Une meilleure organisation est sans doute nécessaire pour éviter toute forme d'envahissement.
Les paquebots ne font que participer à ce phénomène. En revanche, ils sont très visibles. Ainsi, à Venise, ils n'amènent que 5 % à 10 % des touristes. Il est vrai toutefois qu'un problème de surtourisme se présente lorsque deux paquebots font escale à Dubrovnik, ou trois dans la baie de Santorin. Les paquebots peuvent donc être facteurs de troubles à certains endroits. Les organisateurs de croisière en sont d'ailleurs conscients. Pour ne pas risquer de « tuer la poule aux oeufs d'or », ils réfléchissent donc aux régulations possibles.
Le deuxième point de critique avancé à l'égard de paquebots concerne leur impact environnemental. Mais il faut distinguer le problème des polluants de celui de l'émission de gaz à effet de serre.
Sur le premier point, les armateurs de paquebots n'ont pas été bons. En effet, leur objectif était de faire escale le plus au centre possible des villes, ce qu'ils ont fait sans prendre de précautions. Les riverains se sont plaints, et il a été constaté que ces paquebots polluaient. Mais des mesures ont été prises. Ainsi, les paquebots que nous livrons aujourd'hui sont équipés de dispositifs de lavage de fumée grâce auxquels nous respectons très largement, voire surclassons, les normes imposées dans les villes d'Europe. Malheureusement, tous les paquebots ne sont pas équipés de ces dispositifs. Il faudrait transformer les anciens pour y remédier, ou les retirer. Ce problème n'est donc pas entièrement réglé, mais il est techniquement soluble
S'agissant des émissions de gaz à effet de serre, problème sérieux qui nous concerne tous, le transport maritime fait face à une plus grande difficulté. En effet, il est impossible d'aller en mer sans emporter de source d'énergie, et il faut trouver des sources d'énergie décarbonées. Le GNL est une source moins carbonée que d'autres : c'est un progrès qu'il convient d'encourager.
Il est possible également de faire des économies d'énergie. Nous sommes le chantier qui produit les paquebots les plus économes. Les clients viennent nous trouver pour cette raison.
En utilisant du méthane liquide et en faisant des économies d'énergie, il est possible de diminuer de 40 % nos émissions de gaz à effet de serre par rapport à ce que nous faisions il y a dix ans.
Mais, pour aller encore au-delà, d'importants efforts en recherche et développement sont à mener. Il faudra concevoir de nouveaux carburants et de nouvelles machines pour les transformer. Plusieurs dizaines d'années de travail seront nécessaires avant de trouver la bonne solution. C'est une raison de plus pour s'en occuper dès à présent.
M. Martial Bourquin. - La décision de la Commission européenne relative au rachat par Fincantieri des Chantiers de l'Atlantique est attendue pour le 17 mars 2020.
Fincantieri a décidé de collaborer de manière structurelle avec la construction navale chinoise. Les risques de transferts de savoir-faire européens vers la Chine sont donc évidents. Fincantieri pourrait partager à plus ou moins long terme le marché des grands paquebots entre ses sites et les nouveaux sites chinois. Les conséquences pour la France risqueraient en ce cas d'être catastrophiques. Existe-t-il un plan B en cas de refus de la Commission européenne ? Le cas échéant, quel est-il ?
Compte tenu de l'importance de cette industrie, une prise de participation temporaire de l'État pourrait-elle être effectuée pour assurer la conservation de ces chantiers navals ? Une semblable démarche a pu être conduite aux États-Unis, pour General Motors, par exemple.
Un rapprochement civil et militaire est-il possible techniquement, pour les chantiers navals ? Et est-il, comme je le pense, souhaitable ?
S'agissant de la pollution, probablement exponentielle, des navires, plutôt que de développer les dispositifs de nettoyage des fumées, qui semblent émettre beaucoup de CO2, l'énergie du vent pourrait-elle constituer une solution ? La France s'intéresse-t-elle aux nouveaux métiers qui y sont liés ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Martial Bourquin est très engagé dans l'industrie avec d'autres de nos collègues, dont Alain Chatillon.
M. Daniel Gremillet. - Je m'interroge également sur l'opportunité d'un rapprochement civil et militaire.
Par ailleurs, l'accord de compétitivité dont vous avez parlé me semble effectivement un bel exemple. Ce type d'accord est insuffisamment mis en avant. Or nous avons besoin d'avoir de l'espoir. Comment se fait-il que les grandes entreprises soient obligées de recourir à leur propre système de formation pour pouvoir recruter ?
Vous avez évoqué les travailleurs détachés. Nous avons besoin d'en savoir plus.
Vous investissez par ailleurs dans l'éolien en mer. La France est très en retard dans ce secteur. Le Sénat a enrichi la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat d'une partie visant à encourager son développement. Selon vous, est-il impossible d'investir dans ce secteur compte tenu des prix de rachat de l'électricité, sachant que la bassesse des prix de l'énergie constitue l'une des clés du maintien et de la réussite de notre industrie ?
Enfin, vous n'avez pas parlé de l'hydrogène. Quelle sera la motorisation future de vos bateaux ?
M. Laurent Duplomb. - Un article que j'ai lu récemment montrait que vous auriez la capacité d'investir 40 millions d'euros par an sur plusieurs années pour favoriser le développement des chantiers navals et gagner en compétitivité. Un investissement de 35 millions d'euros serait notamment requis pour changer le portique, élément essentiel à la construction des navires. Ce portique n'aurait pas été modifié depuis 1968. Il faudrait faire passer sa capacité de levage de 750 tonnes à plus de 1 000 tonnes, ce qui entraînerait un gain de compétitivité considérable. Pourriez-vous faire le point sur vos programmes d'investissement ? Quels sont-ils, et quelles assurances fourniront-ils en termes de pérennisation de votre activité ?
Mme Patricia Morhet-Richaud. - Vous avez ouvert une école afin de pérenniser les savoir-faire spécifiques aux métiers de votre entreprise. Quels autres leviers pourriez-vous mettre en oeuvre en matière de formation ? Existe-t-il des liens avec d'autres structures du territoire ?
Mme Agnès Constant. - Lors des Assises de l'économie de la mer, le président-directeur général de la Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM), Rodolphe Saadé, a annoncé que tous ses porte-conteneurs fonctionneraient avec une propulsion au GNL. Je m'inquiète de vous entendre dire qu'il faudra des dizaines d'années avant de parvenir à un système de propulsion à énergie propre. Quelle part les navires à propulsion propre représentent-ils dans vos constructions ? À moyen ou à court terme, quels sont les progrès attendus dans votre unité de recherche sur ce point ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - Monsieur le directeur général, merci pour votre intervention intéressante, et pour votre méthode qui semble avoir permis de créer un climat de confiance assorti d'un écosystème vertueux et d'un modèle de formation-intégration particulièrement adapté aux enjeux sociaux actuels. À quelles activités vos sous-traitants sont-ils liés ?
Par ailleurs, la prise en compte croissante des aspects énergétiques et les difficultés associées affectent-elles votre capacité industrielle ainsi que vos coûts de production et risquent-elles d'avoir à l'avenir un impact sur vos marchés et vos produits ?
Vous investissez dans de nouvelles sources énergétiques. Avez-vous des partenariats avec des start-ups ? En qu'en est-il de votre investissement en recherche et développement ?
M. Serge Babary. - Pourriez-vous être plus explicite sur la question du développement de l'export ?
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le groupe Fincantieri a signé de nombreux accords de coopération avec un conglomérat de chantiers navals chinois. Lorsque la technologie sera assimilée définitivement par ce groupe industriel chinois, les groupes navals européens ne risquent-ils pas de s'en trouver déstabilisés ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Cette question-là, il faudra y répondre, monsieur le directeur général !
M. Bernard Buis. - Combien de temps de travail et combien d'emplois la construction d'un paquebot nécessite-t-elle ? Par ailleurs, vos employés font-ils carrière dans l'entreprise ou souffrez-vous d'un turn-over important ?
M. Fabien Gay. - Monsieur le directeur général, l'interrogation principale porte sur le rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri, et sur ses conséquences.
Nous sommes les seuls à avoir le portique rouge en Europe. Et nous avons un bureau d'études d'excellence. Tout laisse à croire que les Italiens alliés aux Chinois viendront nous les prendre et s'emparer de nos savoir-faire. Or vous comprendrez que la question industrielle nous tient à coeur, à la commission des affaires économiques, quelles que soient nos opinions politiques. Quelle est la stratégie industrielle développée par Fincantieri ?
Un rapprochement avec le secteur militaire pourrait-il intervenir en guise de compensation ? Où en sommes-nous ?
Le montage financier de cette opération n'est pas clair. Fincantieri achèterait 50 % des parts, et l'État français lui prêterait 1 % supplémentaire, dans des conditions assez obscures, pendant douze ans. Il s'agirait davantage d'une opération financière que d'une stratégie industrielle. Il faut lever l'ensemble de ces doutes.
S'agissant des travailleurs détachés, cette question doit être traitée, à mon sens, au niveau européen. Nous sommes pour la liberté des travailleurs, mais non pour celle qui est organisée par la directive relative au détachement de travailleurs, qui aboutit en réalité au dumping social. Nous comprenons qu'une main d'oeuvre soit nécessaire, notamment pour finir les chantiers, mais pas dans ces conditions. Les travailleurs détachés représentent environ 30 % du nombre total des emplois en fin de chantier. Vous soulignez un besoin de formation, que nous entendons. Mais on ne peut pas jouer ainsi le dumping social en permanence.
M. Henri Cabanel. - Combien d'emplois les travailleurs détachés représentent-ils ? Pour quelles raisons faites-vous appel à eux : pour leurs compétences ou pour leur coût ? Par ailleurs, pourquoi n'investissez-vous pas dans la formation afin de contribuer à la baisse du chômage dans notre pays ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le directeur général, je voudrais comprendre votre position sur les synergies qui pourraient ou non intervenir avec Fincantieri. Nos champions européens sont-ils suffisamment forts selon vous ? La fusion avec Fincantieri aboutirait-elle à la constitution d'un champion européen, ou s'agirait-il d'un colosse aux pieds d'argile ?
Par ailleurs, le Président de la République a annoncé, lors des Assises de l'économie de la mer, un soutien à l'industrie navale au moyen d'aides directes et d'aides fiscales. Des promesses vous ont-elles été faites ? Savez-vous sur quelles pistes travailler ?
Le risque de transfert de technologies à la Chine a été mentionné à plusieurs reprises. Nous souhaiterions connaître votre avis sur ce point.
Un parallèle est-il possible entre l'industrie navale et l'industrie spatiale s'agissant du rapprochement entre les domaines civil et militaire ? L'industrie navale pourrait en effet se trouver consolidée, et sa rentabilité commerciale renforcée, par un travail mené sur des bateaux militaires au niveau européen semblable à celui qui est conduit sur les lanceurs en matière spatiale. Ce parallèle vous semble-t-il pertinent ?
Enfin, le Gouvernement a mis en place un système de bonus-malus concernant le recours aux contrats à durée déterminée (CDD). Comment allez-vous gérer cette question ? Quel sera l'impact de cette mesure sur le coût de votre recours à la sous-traitance et celui de vos prestations, compte tenu du nombre de CDD que vous employez ou qu'emploient vos sous-traitants ?
M. Laurent Castaing. - Je commencerai par les questions relatives à la formation.
Le problème est que nous manquons de candidats pour les postes que nous ouvrons. Je citerai, à cet égard, le métier particulier de soudeur. Il se trouve que je travaille dans la métallurgie depuis quarante ans. Le métier de soudeur est un vrai métier. On entend trop souvent dire : « il y a des chômeurs, il n'y a qu'à en faire des soudeurs ! » Mais tout le monde n'est pas capable d'exercer ce métier : il ne faut pas avoir la main qui tremble, et être capable de se concentrer fortement pendant des heures sur ce que l'on est en train de faire. À cela s'ajoute le passage nécessaire de qualifications tous les ans. Tous les ans, les soudeurs sont tenus de prouver qu'ils sont encore capables d'exercer leur métier. Ce n'est pas rien ! Il s'agit donc d'un métier difficile. Depuis quarante ans, nous cherchons des soudeurs. C'est un métier finalement assez rare. Je prétends d'ailleurs qu'un bon soudeur qui a tous ses certificats peut passer quarante années sans être au chômage.
Pour le charpentier fer, celui qui assemble les morceaux métalliques et les prépare au soudage, la situation est encore plus compliquée. Non seulement il doit être capable de souder, mais il doit être à même de lire aisément des plans. Ce sont de vrais beaux métiers ouvriers.
Malheureusement, nos jeunes n'ont pas envie de les exercer, à tel point que le certificat d'aptitude professionnelle (CAP) de soudeur a disparu du cursus de l'Éducation nationale il y a quelques années. Je ne veux pas forcément le reprocher à l'Éducation nationale. Si personne n'était là pour remplir les classes, il était difficile de les maintenir, mais un vrai problème se pose donc s'agissant de l'attirance pour ces métiers, notamment chez les jeunes.
M. Martial Bourquin. - Combien les soudeurs sont-ils payés ?
M. Laurent Castaing. - Lors de sa visite des Chantiers, Bruno Le Maire a posé cette question à un jeune soudeur, qui lui a répondu qu'il gagnait 1 800 euros nets par mois. Je précise néanmoins qu'il faisait les 3x8. Mais un soudeur reste mieux loti en la matière qu'un livreur de pizzas.
On peut reprocher aux patrons de ne pas assez payer leurs ouvriers. Mais je rappelle qu'ils sont confrontés au phénomène de la concurrence. Un de mes fils a fait une école d'ingénieur. Il a commencé à 2 200 euros nets par mois. L'échelle de rémunération s'est beaucoup écrasée. En réalité, dans les entreprises qui sont capables de les payer, les salaires d'ouvriers ne sont pas si mauvais si on les compare à ce qui se pratique ailleurs, y compris pour des gens bien diplômés - en tout cas en début de carrière.
Nos métiers n'attirent pas. Mais il faut reconnaître qu'il s'agit de métiers difficiles, physiques. De nombreux jeunes préfèrent être livreurs de pizza. Cela dit, je connais peu de livreurs de pizza de cinquante ans. Ils déchanteront probablement et chercheront d'autres métiers.
Face à ce problème, nous avons décidé de nous prendre en main. Nous avons investi 1 million d'euros dans les bâtiments et le matériel pédagogique de notre école. Il s'agit d'un investissement considérable. La première promotion compte dix personnes. Ce ne sont que des salariés en reclassement. Il n'y figure pas de jeune. Il s'agit de personnes déçues par leur premier métier. Nos métiers souffrant d'un manque d'attractivité, nous nous efforçons d'attirer les gens vers notre entreprise. S'ils sont de bonne composition, intelligents, capables et volontaires, et souhaitent intégrer nos Chantiers, nous nous proposons de les former. Nous n'avons pas ouvert notre école en opposition aux organismes existants. Nous avons d'ailleurs sollicité les pédagogues des organismes de formation locaux pour nous aider à construire nos cours.
Nous proposons deux types de formation. La première dure six mois, la seconde est un apprentissage qui s'effectue sur deux ans. Nous comptons une cinquantaine d'apprentis, dont une quinzaine pour des études supérieures.
J'en viens à présent à la question des travailleurs détachés.
Nous connaissons une forte croissance, et nous avons fait le pari qu'il valait mieux prendre des commandes même si nous n'avions pas immédiatement les effectifs nécessaires pour les mener à bien. À partir de là, nous nous sommes placés nous-mêmes dans une situation de pénurie d'emplois. Nous voulons faire croître nos effectifs et menons des efforts en ce sens. Mais, dans l'intervalle, il faut vivre différemment. Nous ne recourons qu'à des sociétés européennes : les unes travaillent le métal, les autres sont des agenceurs. Les agenceurs se chargent de l'habillage des bâtiments une fois leur corpus technique achevé. Je rappelle que l'agencement et la décoration intérieure constituent l'un des grands métiers français depuis Louis XIV. Mais nous ne trouvons pas en France suffisamment d'entreprises industrielles capables de mener le type de travaux dont nous avons besoin. Il faut, en l'espace de moins d'un an, assurer la conception et la réalisation de salles de théâtre et de grandes salles de restaurant. Or il existe peu d'entreprises françaises présentant la taille et l'industrialisation suffisantes pour faire ce travail. Celles, excellentes, notamment en raison de la présence des Compagnons du Devoir, qui sont capables de produire des travaux exceptionnels sont d'ailleurs réclamées par nos clients. Le problème est qu'elles ne sont pas assez nombreuses.
Le métier de l'agencement a beaucoup souffert de la crise de 2008. Pendant plusieurs années, aucune grande réalisation n'a été effectuée en France. De nombreuses entreprises ont périclité. Des regroupements ont alors été effectués dans de toutes petites entreprises de trois à cinq personnes, spécialisées notamment dans l'agencement de magasins. Le milieu français a été dispersé.
Nous faisons donc appel dans ces domaines à des sociétés italiennes, allemandes, ou finlandaises. Ce recours ne s'explique pas par des raisons de coût ou de productivité. Tout l'enjeu est de trouver des entreprises capables de conduire les travaux dont nous avons besoin.
Ces sociétés travaillent aussi pour nos concurrents. Elles tournent entre les différents chantiers pour répondre aux besoins. Cette situation appelle peu de commentaires, si ce n'est qu'il faudrait davantage d'entreprises françaises. Nous nous y employons.
La question des métiers du métal est plus problématique. Comme nous souffrons d'une pénurie constante dans ce domaine, les ouvriers qui les exercent sont là en permanence. Ils viennent, pour beaucoup d'entre eux, des pays de l'Est, où le degré d'acceptation des métiers difficiles est plus élevé que dans nos pays, où l'on cherche des métiers plus confortables.
La loi est claire en France, et nous la respectons. Ils doivent être payés au minimum au Smic, et nous devons vérifier qu'ils disposent bien d'une couverture sociale. Nous avons l'avantage de fonctionner sur un site fermé, ce qui renforce nos possibilités de contrôle. Les étrangers n'entrent pas sur le chantier sans présenter leur bulletin de salaire, qui prouve qu'ils y sont bien employés. Le recours à ces salariés constitue un petit avantage compétitif, mais il ne faut pas imaginer de choses extravagantes. Les charges sociales existent dans tous les pays d'Europe. En réalité, l'écart est assez minime en la matière. Ce n'est pas la raison première de notre démarche. Notre objectif est d'abord de trouver de la main-d'oeuvre.
À Saint-Nazaire, le taux de chômage n'est pas nul, mais a beaucoup diminué. De plus, tous ces travailleurs étrangers qui viennent s'installer et vivre à Saint-Nazaire soutiennent l'économie locale. Leur présence ne souffre donc pas de rejet.
Nous sommes en train de nous attaquer au « talon » des chômeurs restants. Le maire de Saint-Nazaire me demande de me tourner vers les personnes éloignées de l'emploi. Mais remettre au travail de telles personnes est difficile et requiert beaucoup d'encadrement - nous sommes en train d'en discuter avec la mairie.
La législation relative aux travailleurs détachés se resserre en France. Certaines personnes ne pourront plus continuer à bénéficier de ce statut compte tenu des nouvelles dispositions en vigueur, notamment l'ordonnance du 20 février 2019, qui revient sur certaines difficultés d'interprétation antérieures. Nous sommes en train de transformer près de 1 000 travailleurs étrangers et sociétés étrangères en travailleurs et sociétés français.
Quel sera le bénéfice pour la France ? Ils cotiseront aux régimes sociaux français. Mais paradoxalement, cela nous coûtera beaucoup plus cher. Car ces salariés ne veulent pas renoncer à leur couverture sociale dans leur pays. Ils n'ont pas confiance en la nôtre - a fortiori au vu des manifestations à venir sur la réforme des retraites qui leur donne un vision de fragilité du système à long terme - et nous demandent donc la double affiliation sociale. Malgré les conventions européennes existantes, les systèmes sociaux sont très rigides d'un pays à l'autre.
M. Laurent Duplomb. - Un salarié étranger qui cotise en France n'a droit à aucune retraite une fois rentré dans son pays s'il ne cotise pas plus de dix ans.
M. Laurent Castaing. - Je l'ignorais.
Le problème des travailleurs détachés est donc loin d'être simple. Aujourd'hui, ces travailleurs sont nécessaires. Le recours à ce dispositif se fait plutôt dans une bonne harmonie. Nous nous sommes toujours conformés à la loi et continuerons à le faire. Et, bien évidemment, nous aimerions avoir des salariés français. Mais encore faut-il en trouver.
Sur la question de l'énergie, le terme « exponentiel » a été employé. Ce mot me semble excessif. Il faut se méfier en la matière des emportements médiatiques. Tirer des courbes sur les dix à vingt prochaines années à partir du taux de croissance du commerce mondial des dix dernières années et en conclure des pronostics sur l'évolution des émissions de CO2 du transport maritime me semble extrêmement hasardeux. En réalité, le commerce mondial est en train de se tasser, et le transport maritime encore davantage. Et du fait du phénomène de relocalisation, il n'est pas du tout certain que la croissance du transport maritime se poursuivra telle qu'aujourd'hui.
Il n'en demeure pas moins que le transport maritime est montré du doigt, car il a refusé de s'associer aux accords de Paris sur le climat et les a dédaignés dans un premier temps - il s'agissait d'une grave erreur diplomatique. Le secteur semble toutefois revenir à des positions plus raisonnables.
Le nombre de voix dont dispose chaque membre de l'Organisation maritime internationale (OMI) dépend de la taille de sa flotte. La France y pèse donc peu, contrairement aux pavillons de complaisance qui ont de vieux navires. Ces derniers n'ont aucun intérêt à faire des travaux. Voilà pourquoi l'OMI s'est montrée très modérée, pour ne pas dire hostile, à l'idée de faire des progrès. L'OMI a compris néanmoins que la situation n'était pas tenable et est revenue à des considérations plus intelligentes.
Le nettoyage des fumées est une bonne mesure pour éviter les polluants, notamment dans les ports d'escale. Mais il est vrai qu'elle implique une forte consommation d'énergie, donc une émission de gaz à effet de serre. Sur toutes les questions relatives aux impacts environnementaux, il faut se méfier des boucles de rétroaction.
S'agissant des autres sources d'énergie, la question de l'hydrogène a été soulevée. Il s'agit certainement d'une bonne source d'énergie pour demain, surtout si elle est créée à partir d'une électricité elle-même issue d'une énergie renouvelable. Mais l'hydrogène est une ressource spéciale. Pour pouvoir emporter la même quantité d'énergie sur un navire qu'on peut le faire avec l'énergie tirée du fioul, il faut sept à neuf fois plus de volume. L'hydrogène ne sera donc sans doute pas la réponse pour les grands navires océaniques.
Pour autant, cela ne signifie pas qu'il ne faut pas lancer une économie de l'hydrogène. Il faut produire de l'hydrogène « vert ». Mais nous ne pourrons pas l'utiliser directement comme tel dans les grands navires, pour des traversées océaniques.
À partir de l'hydrogène, nous pouvons toutefois produire du méthane, de l'ammoniaque ou du méthanol. Il existe diverses solutions techniques et technologiques possibles. Il faut travailler sur ces transformations, en veillant à limiter les consommations d'énergie comme les coûts associés. Il faut voir ensuite comment l'énergie est transformée à bord des navires. C'est pour ces raisons que j'ai indiqué plus haut que cela prendrait beaucoup de temps. Mais il n'est pas question de perdre toute sa production d'énergie au milieu de la mer ! Il faut que de nouvelles solutions soient développées en laboratoire, qu'elles fassent leurs preuves à petite échelle, puis qu'elles soient expérimentées sur des navires. C'est en cela que le processus prend du temps, et c'est pourquoi il est nécessaire d'aller vite.
Mme Sophie Primas, présidente. - S'il ne peut être utilisé pour la propulsion, l'hydrogène pourrait néanmoins servir pour toutes les autres applications existant à l'intérieur du navire : vie des passagers, énergie à quai, etc.
M. Laurent Castaing. - Sur un paquebot, 40 % de l'énergie est consommée pour le besoin hôtelier et 60 % pour la propulsion. Mais il existe des solutions, et nous y travaillons. Nous ne sommes pas désespérés sur ce point. Nous ne savons pas quel sera le carburant du futur pour les applications marines. Nous recevons plutôt le soutien des pouvoirs publics en ce domaine.
Certaines personnes ont fait le tour de la planète à l'énergie solaire. C'est un magnifique exploit, démonstratif et intelligent. Mais cela ne peut pas fonctionner pour des navires de charge. Leur surface ne serait pas suffisante compte tenu de la puissance requise.
Le vent est une bonne idée. Il faut se rappeler que l'on transportait beaucoup de choses avec des navires à voiles il y a encore moins d'un siècle. Plusieurs solutions de propulsion vélique sont présentées par de doux rêveurs, mais aussi par des gens sérieux. La France est assez performante en matière de course océanique. Elle possède des navires à voiles extraordinaires aux performances éblouissantes. Ils vont d'ailleurs beaucoup plus vite que les navires à moteur, pour des traversées océaniques ! Des équipes d'ingénieurs sont à la manoeuvre. Il existe donc un savoir français important dans ce domaine, qui s'interroge précisément sur la propulsion vélique.
Les Chantiers de l'Atlantique développent leur propre système. Pour plusieurs raisons, il vaut mieux faire de grands navires, de 200 mètres. Et si l'on veut les propulser à la voile, il faut construire des mâts de 80 mètres de haut, ce qui crée de nombreux défis technologiques. Avec la Compagnie du Ponant, nous avons développé une nouvelle voile et avons déjà traversé deux fois l'Atlantique. Ces développements se poursuivent. Plusieurs clients ont déjà manifesté leur intérêt. Nous sommes obligés de leur dire d'attendre que nous ayons fini de développer notre technologie afin de pouvoir leur proposer un navire fonctionnel. D'autres sociétés développent d'autres systèmes. Je ne sais pas qui gagnera. Peut-être y aura-t-il plusieurs gagnants...
L'utilisation de la voile peut offrir un gain de 40 % des émissions de gaz à effet de serre. Pour des raisons commerciales, ces navires navigueront aussi au moteur. La question du moteur devra donc aussi être réglée.
Je souhaiterais ensuite apporter quelques précisions concernant l'éolien en mer. Tout d'abord, je souhaiterais exprimer une opinion personnelle. Si l'on admet que le problème à venir est celui des émissions de gaz à effet de serre, il faudra se montrer raisonnable et chercher un moyen de produire de l'énergie sans émettre de tels gaz. Les énergies renouvelables constituent une réponse possible, mais limitée, à ce problème. Mais il existe une autre réponse : le nucléaire.
Il existe un défaut particulier en France. Les partis environnementalistes sont « antinucléaire ». Mais on peut opposer le nucléaire comme un moyen possible de traiter la question des émissions de gaz à effet de serre. Je pense donc qu'il faudrait que l'on repose la question de manière plus raisonnable. Je n'ai pas évoqué par hasard dans mon introduction le principe sur lequel repose la politique énergétique du Royaume-Uni, qui combine le nucléaire et les énergies renouvelables. Il est vrai que d'autres pays comme l'Allemagne ont décidé de mettre fin au nucléaire. Mais je ne crois pas moins nécessaire de ramener le débat sur des bases plus raisonnables.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je propose de ne pas ouvrir le débat du nucléaire !
M. Laurent Castaing. - S'agissant du prix de rachat, le prix de l'électricité en France n'est pas le vrai prix de l'électricité. Il faudra affronter ce sujet. Ceux qui sont habitués à un prix plus élevé dans le nord de l'Europe et comparent de nouvelles solutions possibles à l'aune de ce prix sont donc peut-être en train de prendre une longueur d'avance, du fait de leur réalisme.
Vous m'avez interrogé sur les investissements. Les Chantiers de l'Atlantique autofinancent leurs investissements, dont le montant se situe entre 30 et 40 millions d'euros par an. Nous sommes en train de renouveler nos machines : nous faisons des investissements de remplacement, mais avec des machines plus efficaces pour faire un gain de productivité.
Nous avons acheté en 2014 un portique de 2 500 tonnes. Nous pensions qu'un seul suffirait, mais comme nous avons doublé notre activité et que nous sommes plutôt optimistes pour la suite, nous avons décidé d'en acheter un deuxième, qui sera d'une capacité un peu inférieure.
Un point sur le militaire, sujet parfois délicat.
Même si cela ne plaît pas à tous, je pense que l'État français a pris il y a une dizaine d'années une décision raisonnable en choisissant de faire construire les grands navires militaires à Saint-Nazaire et en arrêtant d'entretenir à grands frais un arsenal à Brest. L'équation économique ne fonctionnait plus. Nous sommes donc aujourd'hui le constructeur des grands navires militaires français. Parmi nos faits d'armes, nous comptons les bâtiments de projection et de commandement (porte-hélicoptères) qui ont été construits à un prix et avec des performances opérationnelles qui satisfont notre Marine.
En ce moment, nous construisons quatre bâtiments ravitailleurs de forces, dans le cadre d'une coopération franco-italienne décidée avant le rachat par Fincantieri des Chantiers de l'Atlantique. Le modèle du bâtiment ravitailleur de forces italien a été adapté aux exigences de la Marine nationale. La commande est aujourd'hui passée, et la moitié avant de ces navires sera construite dans les chantiers Fincantieri de Castellammare en Italie.
La grande affaire à venir va être le remplacement du Charles de Gaulle, qui arrivera en fin de vie entre 2030 et 2035. Va-t-on le remplacer ? Si c'est le cas, par un ou deux porte-avions, nucléaires ou non ?
Je précise que nous sommes une entreprise possédée par l'État à 82 % via l'Agence des participations de l'État (APE). Pour reprendre la main, l'État français a été obligé de dire aux Coréens de STX qu'il allait préempter les Chantiers de l'Atlantique. Fincantieri n'ayant pas eu rapidement l'autorisation bruxelloise de racheter, l'État français a été obligé de racheter l'ensemble des actions. À cette occasion, il a demandé à Naval Group d'entrer dans notre actionnariat à hauteur de 12 % - le reste de l'actionnariat se divise entre les entreprises locales et les salariés. Naval Group a mis comme condition à l'entrée dans l'actionnariat que nous arrêtions de construire des navires militaires de moins de 8 000 tonnes. Je ne ferai pas de commentaire, mais la situation est celle-ci : nous ne construisons plus que de grands navires militaires.
En tant qu'observateur, j'estime qu'il y a beaucoup de gâchis en Europe dans la construction navale militaire. Chacun des États ayant des prétentions maritimes développe ses propres frégates et, quand il en a la compétence, ses sous-marins. On multiplie les programmes militaires, ce qui accroît les coûts. Ce gaspillage est connu : les tentations de rapprocher les différents constructeurs navals militaires existent depuis des années, mais elles ne se concrétisent pas tant il y a de méfiance et d'exigences diverses des différentes marines. Je ne suis pas un spécialiste du militaire, mais tout le monde constate qu'il faudrait changer les choses.
Des initiatives heureuses, comme celle qui a été prise pour le bâtiment ravitailleur de forces avec les Italiens, permettent le dialogue entre les équipes et la convergence des besoins. On sait bien que les rapprochements se font par le travail en commun, et non par des décisions venues d'en haut.
J'en viens à la question du rachat par Fincantieri. Je vous rappelle que le management d'une entreprise n'a pas voix au chapitre de l'actionnariat. Je limiterai donc mes propos.
Fincantieri est un grand chantier d'État italien qui fait du civil et du militaire. Ce groupe a rassemblé tous les chantiers navals italiens, qui n'ont pas été rationalisés. Nous avons procédé à cette rationalisation en France dans les années 1970-80, ce qui nous a permis de rester compétitifs. En Italie, cela n'a pas été fait, car le pays est extrêmement fédéral : il est difficile de fermer un chantier naval dans une région alors que les pouvoirs locaux sont importants. C'est l'une des faiblesses de Fincantieri.
Je n'ai pas peur de répéter ce que j'ai dit aux représentants de Fincantieri : ils font une grosse erreur en collaborant avec les Chinois, qui représentent un grand danger menaçant non seulement les Chantiers de l'Atlantique, mais plus largement l'ensemble de la construction navale européenne. Nous avons pu résister jusqu'à présent à la vague qui a emporté la construction navale de l'Europe vers l'Asie. Je le rappelle, l'Europe était la première « nation » constructrice de navires après-guerre, mais la situation a basculé à la fin des années 1960 et au début des années 1970, notamment parce que les coûts de main-d'oeuvre étaient beaucoup plus bas en Asie, d'abord au Japon, puis en Corée et maintenant en Chine.
Ce sont aujourd'hui les Chinois qui tiennent la construction navale mondiale. Mais ils ont construit trop de navires ces dix dernières années, et la construction navale mondiale est aujourd'hui dans un marasme épouvantable, avec des surcapacités dans les chantiers japonais, coréens et chinois. Je vous donnerai quelques chiffres pour illustrer la gravité de la crise : il y a quinze ans, 600 000 personnes travaillaient dans la construction navale en Chine ; aujourd'hui, il en reste 300 000.
Les Chinois veulent s'en sortir, acquérir des technologies et entrer dans le marché des paquebots. S'ils étaient capables d'en construire aujourd'hui, ils les produiraient pour un coût inférieur de 15 à 20 % au nôtre. Le danger est majeur, et il ne faut pas aider les Chinois si l'on ne veut pas qu'ils prennent notre place. Ils finiront par réussir à construire des paquebots, car il n'y a pas de clé technologique, mais ils doivent y parvenir le plus tard possible. Tous ceux qui les aident à accélérer le rythme nous mettent en danger.
Pour construire un paquebot, de la page blanche à l'objet fini, qui coûte 1 milliard d'euros, il faut quatre ans. Peu d'entreprises dans le monde savent faire cela : il y en a trois, et elles sont européennes - Fincantieri, Meyer Werft et nous. Il faut vraiment défendre cet état de fait !
Aujourd'hui, les Chinois sont en train de remporter le marché des ferries que l'on construisait en Europe. Quand je rencontre des autorités européennes, je leur dis de réfléchir à des mesures protectionnistes. On pourrait par exemple exiger des navires qui font du cabotage en Europe d'avoir été construits dans l'Union européenne ou selon des règles qui empêcheraient le dumping chinois. Le danger est réel.
Pourquoi Fincantieri aide-t-il les Chinois ? Il faut demander à leurs représentants, qui sont des gens intelligents : ils ont sans doute leurs raisons.
Plus généralement, s'agissant du rachat par Fincantieri, nous sommes en phase 2 de l'examen par l'Autorité de la concurrence européenne, qui doit remettre son avis au plus tard le 17 mars prochain. Notre cas étant relativement simple, l'avis pourrait être rendu plus tôt.
Puisque les parlementaires français n'aiment pas forcément l'administration européenne, je tiens à dire que la direction générale de la concurrence instruit ce dossier avec beaucoup de sérieux. Nous sommes assaillis de questions depuis des mois. Mais il est difficile de dire dans quel sens iront leurs conclusions.
La question n'est pas simple, car la concentration est réelle. Seules trois sociétés au monde arrivent à construire de grands paquebots dans les conditions imposées par le marché en termes de coût et de délais. S'il n'en reste plus que deux, c'est un duopole ! Nos clients pourraient être furieux et pourraient finir par aider les Chinois à leur construire des paquebots moins coûteux.
La question du plan B est taboue ! Il est impensable d'évoquer la moindre solution de remplacement compte tenu de nos relations avec l'Italie. Aujourd'hui, la situation est claire : nous avons accepté de vendre les Chantiers de l'Atlantique à Fincantieri sous un certain nombre de conditions. Si la Commission européenne ne s'y oppose pas, ce sera vendu à l'Italie.
M. Martial Bourquin. - Qu'on ne dise pas alors que la France a une politique industrielle !
Mme Sophie Primas, présidente. - Vous avez évoqué la vente sous « conditions » à Fincantieri. Nous avons compris qu'il fallait l'accord de l'Autorité de la concurrence européenne, mais existe-t-il d'autres conditions ?
M. Laurent Castaing. - Quand les Coréens ont mis en vente, un seul acheteur s'est déclaré, Fincantieri, au prix plancher. Je suis certain que le groupe a été renseigné sur le fait qu'il était le seul acheteur possible.
Début 2017, le Gouvernement a discuté des conditions de rachat avec Fincantieri, mais, juste avant les élections, les brillants conseillers techniques des ministères pensaient davantage à leur avenir qu'à celui de la Nation.
Mme Sophie Primas, présidente. - Ce sont toujours les mêmes : ils sont restés !
M. Laurent Castaing. - Pas tout à fait...
Le dossier a donc été un peu bâclé, et des conditions trop simples ont été imposées à Fincantieri. Le nouveau gouvernement a voulu renégocier les conditions, ce qui a créé une crise. Fincantieri s'appuyant sur le fait qu'il avait signé un document de bonne foi avec l'État français, qui n'a qu'une parole. L'affaire s'envenimant, l'État a annoncé sa décision de préempter, ce qui a rouvert la discussion avec Fincantieri. La solution trouvée a été celle des 50 % plus 1 % des actions : Fincantieri prend le management opérationnel, mais s'il s'avère qu'il est trop favorable aux intérêts italiens ou trop défavorable aux intérêts français, l'État français se garde la possibilité de reprendre ce 1 %, et de retirer purement et simplement le management opérationnel du chantier à Fincantieri.
Honnêtement, le mécanisme mis en place est plutôt astucieux, pourvu qu'il soit suivi pendant douze ans, et apporte d'assez bonnes garanties.
M. Daniel Laurent. - Que se passe-t-il au bout de douze ans ?
M. Laurent Castaing. - Il existe une clause de revoyure. Tous les deux ans, un bilan est réalisé pour examiner si Fincantieri se comporte bien. Si ce n'est pas le cas, un avertissement peut lui être envoyé ; s'il n'obtempère pas, l'État peut finir par racheter le 1 %. Le mécanisme de protection est bien réel.
Sur le rapprochement entre le civil et le militaire, je comprends parfaitement que ce sujet soit abordé au Sénat, puisque le sujet pose une question de souveraineté nationale. Nous construisons les grands navires de notre pays ! Faut-il chercher absolument une voie nationale au moment même où l'Europe a intérêt à se serrer les coudes face au très grand danger chinois ? Il ne faut pas chercher à trouver absolument une solution française. Si ce n'est pas Fincantieri, n'y a-t-il pas d'autres entreprises avec lesquelles des alliances faisant sens pourraient être nouées ?
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Il y a une marge entre faire des alliances et être pieds et poings liés !
M. Martial Bourquin. - L'Allemagne a un savoir-faire. Pourquoi ne pas privilégier une solution européenne ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, M. Castaing ne peut pas s'exprimer sur cette question.
M. Laurent Castaing. - Si le rachat par Fincantieri est interdit, il le sera aussi avec Meyer Werft ! Nous pesons à peu près le même poids. Mais il existe d'autres chantiers navals de bonne facture en Europe, notamment néerlandais ou allemands. D'autres solutions peuvent être imaginées. J'y insiste, il ne faut pas forcément se tourner vers une solution purement nationale. Mais il faut veiller à nos intérêts nationaux, voire locaux.
On pourrait imaginer un rapprochement avec le militaire, mais les chantiers navals militaires sont assez différents du nôtre. Le poids de la plateforme dans un navire militaire est de plus en plus faible ; or si nous sommes de très bons plateformistes, nous sommes incompétents en système d'armes... Nous construisons d'ailleurs nos grands navires en collaboration avec Naval Group qui apporte le savoir militaire.
Le rapprochement avec le militaire peut se faire et a un certain sens, mais, sur un plan industriel, il n'est pas extraordinairement porteur de synergies, parce que nous ne construisons pas les mêmes navires.
M. Jean-Pierre Decool. - Je vous remercie d'avoir présenté le panel d'activités de votre groupe. Comme vous avez la réputation de bien connaître le domaine maritime, estimez-vous que l'énergie d'origine hydrolienne ou hydraulique, dont j'ai l'impression qu'elle est toujours le parent pauvre des énergies, a un avenir ? Si vous estimez que l'hydrolien est une cause perdue, dites-le-nous ! Nous avons fait des avancées législatives pour permettre le développement de cette énergie, et nous avons un littoral maritime développé. L'hydrolien est une énergie propre, respectueuse de l'environnement, qui n'est pas tributaire des éléments, comme l'est l'éolien avec le vent. L'énergie marémotrice peut-elle être utilisée ? Le marnage est-il suffisant dans notre pays pour mettre en place des lagunages producteurs d'électricité ?
M. Joël Labbé. - Monsieur Castaing, vous n'avez pas la langue de bois !
Vous avez dit qu'il y avait de doux rêveurs, mais aussi des gens sérieux. Je vous répondrai que les utopies d'aujourd'hui sont souvent les réalités de demain !
Une étude européenne très récente montre qu'une réduction de vitesse de 20 % des 50 000 plus gros navires du monde permettrait de diminuer de 24 % les émissions de gaz à effet de serre. N'est-ce qu'une idée de doux rêveur ?
M. Laurent Castaing. - Je n'ai pas d'opinion sur l'énergie marémotrice, qui nécessite du travail de BTP sur de très grandes surfaces.
Les technologies utilisées dans l'hydrolien ne sont pas les nôtres : on ne s'y est donc pas particulièrement intéressé.
L'hydrolien ne peut fonctionner que là où il y a beaucoup de courant. Ce n'est pas le cas partout, mais nous avons de beaux gisements. Le problème vient de la difficulté à mettre en place de nouvelles technologies. Quand le courant est fort, l'eau véhicule beaucoup de choses, par exemple des madriers, ce qui peut détruire les machines. Il faut concevoir des machines plus solides, ce qui est tout à fait faisable. À cela s'ajoute la difficulté d'intervention en mer lorsque le courant est fort : on ne peut agir efficacement qu'à l'étale de marée haute et de marée basse, soit pendant une demi-heure par jour. Pour autant, cela ne signifie pas que cette technologie ne puisse pas être développée, mais il faudra prendre en compte tous ces éléments.
Monsieur Labbé, je n'ai pas la langue de bois, car je suis là pour vous informer. J'essaie donc d'être factuel et de dire parfois ce que je pense.
Ralentir la vitesse des navires est incontestablement une mesure qui permettra de diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Quand un navire avance, il pousse la vague qu'il crée devant lui : plus il va vite et plus il doit pousser la vague, et donc dépenser de l'énergie. Il suffit de ralentir un peu pour dépenser moins d'énergie. L'idée est donc très bonne. Mais il faut prendre en compte le contexte : dans le commerce, celui qui livre plus vite que l'autre a un avantage compétitif. Il faut donc ralentir tout le monde, et les nouvelles technologies vont nous rendre service. Des applications permettent de suivre les navires en mer : ce moyen de surveillance nous permet d'établir des règles et les faire appliquer. Cet espoir de ralentir les navires est donc tout à fait réel aujourd'hui : il suffit d'en avoir la volonté et de s'organiser en conséquence. Mais cela ne concerne pas les paquebots : si deux escales sont proches, ils se traînent à 5 ou 10 noeuds, et si elles sont éloignées ils vont vite. Pour ces navires, il faudra trouver d'autres méthodes.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie, monsieur le directeur général, pour la qualité de vos réponses et pour vos propos sans langue de bois. Nous avons été très préoccupés, ces dernières années, par des rachats industriels qui nous semblaient porter atteinte à notre souveraineté et à notre politique industrielle. Nous avons compris que les Chantiers de l'Atlantique portaient les mêmes enjeux économiques et souverains importants : nous suivrons d'un oeil attentif ce dossier. (Applaudissements.)
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs - Examen du rapport et du texte de la commission
Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, nous allons maintenant examiner le rapport sur la proposition de loi d'Henri Cabanel visant à prévenir le suicide des agriculteurs, un sujet éminemment important.
Mme Françoise Férat, rapporteur. - Pour en avoir discuté avec de nombreux collègues, je veux dire que nous abordons la question de la prévention du suicide des agriculteurs avec beaucoup d'émotion.
M. Cabanel a déposé une proposition de loi dont l'objectif principal est qu'une chambre du Parlement se saisisse d'une question qui est la manifestation la plus flagrante de la détresse du monde agricole : le suicide des agriculteurs. Je tenais sincèrement à le remercier pour cette initiative importante. Il est inconcevable que nous puissions rappeler dans chacune de nos interventions les chiffres effroyables des disparitions annuelles sans jamais chercher à proposer des solutions.
Ce n'est pas un débat théorique : c'est une réalité de terrain, qui afflige, interpelle, choque et dévaste des familles. J'y insiste, elle doit être traitée en priorité par les pouvoirs publics. C'est dans cet état d'esprit que j'ai conduit avec Henri Cabanel mes auditions, lesquelles nous ont permis d'acquérir trois convictions.
Notre première constatation est que le phénomène est très insuffisamment appréhendé par les administrations compétentes.
Il n'existe que trois études sur le sujet. Je précise qu'elles ne suivent pas la même méthodologie et qu'elles ne sont donc pas comparables, ce qui nuit encore à la compréhension du problème. Or il est impossible de prétendre traiter cette problématique importante sans avoir une bonne connaissance, à tout le moins statistique, du sujet. Face à la rareté des études, le champ scientifique de la connaissance du phénomène du suicide agricole ne peut donc être qu'approfondi.
La première de ces trois études, réalisée par Santé publique France, porte sur les exploitants de 2007 à 2011. Nous ne disposons pas de chiffres plus récents, ce qui démontre la très faible appréhension du phénomène par les administrations. Ces travaux recensent 781 décès pour cause de suicide d'exploitants agricoles entre 2007 et 2011, soit un suicide tous les deux jours.
L'étude constate une surmortalité par suicide des exploitants agricoles par rapport au reste de la population d'environ 20 % en 2008, 2009 et 2010, mais pas forcément en 2007 et 2011. Ces éléments démontrent déjà toute la complexité du problème.
Cette étude montre qu'avoir une exploitation de taille moyenne, être monoculture et être exploitant à titre individuel et non sociétaire sont des facteurs qui augmentent, toutes choses égales par ailleurs, le risque de suicide. Évidemment, au-delà de ces caractéristiques statistiques, par définition froides et impersonnelles, chaque histoire est unique, singulière, avec ses drames et ses souffrances.
Une seconde étude, réalisée également par Santé publique France, conclut qu'il n'existe pas de surmortalité par suicide chez les salariés agricoles par rapport à la population générale. Les chiffres démontrent même une sous-mortalité de 20 % chez les hommes et de 57 % chez les femmes par rapport à la population générale, mais avec des biais statistiques importants qu'il convient de rappeler, notamment l'exclusion des salariés-exploitants et la non-prise en compte des travailleurs détachés.
Une troisième étude, réalisée par la Mutualité sociale agricole (MSA), publiée en juillet 2019, démontre de son côté, avec une autre méthodologie, une surmortalité par suicide des assurés du régime agricole par rapport à l'ensemble des assurés de 15 à 64 ans. Cette étude, contrairement à celle de Santé Publique France, fait état d'une surmortalité chez les salariés agricoles.
Ces divergences parmi ces trois études démontrent que l'appréhension statistique de ce sujet n'est pas suffisante. Il faut dénoncer cet état de fait que je n'imaginais pas avant de commencer mes travaux.
Si les remontées de terrain, dans nos campagnes, témoignent d'un phénomène réel et dramatique, il importe que des études incontestables viennent objectiver ces éléments. Disposer de chiffres fiables est un prérequis nécessaire, incontournable, tant pour le législateur que pour le Gouvernement, lorsqu'il s'agit d'élaborer des solutions pratiques. Le Gouvernement a le devoir de mettre au point une cellule pour produire d'urgence ces statistiques.
Notre seconde constatation est que ce n'est pas une loi qui permettra de résoudre une fois pour toutes le problème du suicide des agriculteurs.
Nous avons sans doute tous rencontré sur nos territoires des cas dramatiques d'agriculteurs ayant mis fin à leurs jours. Ces décisions sont, le plus souvent, l'aboutissement d'une accumulation de difficultés, d'une concordance de drames individuels à la nature très différente.
Parmi ceux-là figurent bien entendu les difficultés financières, mais aussi les drames personnels, la maladie, l'isolement social, le sentiment d'échec, la surcharge de travail. Le phénomène d'agri-bashing est un facteur supplémentaire de pression sur nos agriculteurs, phénomène que des chiffres de 2011 ne permettent pas d'appréhender. En tout état de cause, au-delà même de ces différents facteurs, la problématique des suicides d'agriculteurs s'inscrit plus largement dans un contexte de crise de l'agriculture dans son ensemble.
S'il peut aider à mettre en place des dispositifs préventifs, jamais le législateur ne pourra, en édictant une norme, répondre aux défis posés par ces centaines de situations individuelles. Chaque cas est singulier. Les réactions à adopter en cas de signalement d'un agriculteur en difficulté diffèrent selon que l'alerte a été donnée par l'agriculteur lui-même, de façon volontaire, par ses proches ou par un collectif de professionnels du terrain qui sont en contact régulier avec lui.
Toutes les actions à mettre en place relèvent du terrain, au mieux du pouvoir réglementaire, mais non d'un code de lois. S'il est nécessaire que la loi intervienne pour déterminer des grands principes, elle devra le faire. Mais cela n'a pas été identifié pour l'instant comme tel dans les auditions.
Notre troisième constatation est qu'il convient de remettre l'humain au coeur des dispositifs préventifs déjà en place.
Nos auditions nous ont amenés à découvrir des mesures déjà mises en place par l'État, que ni Henri Cabanel ni moi-même ne connaissions.
Je pense à la cellule départementale d'accompagnement des agriculteurs en difficulté, mise en place depuis fin 2017 auprès des directions départementales des territoires (DDT), et rassemblant les principaux acteurs en relation avec les exploitants comme les chambres d'agriculture, la MSA, les centres de gestion, les banques, les coopératives ou les directions départementales des finances publiques (DDFIP).
Si nous ne connaissons pas ce dispositif, comment espérer que les agriculteurs de nos territoires en soient informés ?
De même, des dizaines de dispositifs ont été mis en place par la Mutualité sociale agricole (MSA), avec Agri'écoute, les cellules de prévention disciplinaires ou les réseaux de sentinelles, ou par le ministère, avec l'aide à la relance de l'exploitation agricole (AREA, ex-Agridiff) ou l'aide à la réalisation d'un diagnostic économique et financier de l'exploitation. C'est sans parler des initiatives qu'il convient de saluer des chambres d'agriculture ou des coopératives. Enfin, de nombreux territoires ont expérimenté des solutions intéressantes, comme dans la Marne avec le dispositif Réagir qui coordonne les leviers d'actions proposés par les différents organismes. On parle mieux de ce qu'on connaît bien.
En tout état de cause, nos premières auditions ont démontré la faible lisibilité et la faible articulation des dispositifs en place, tout comme la faible communication - c'est peu dire ! - autour de ces derniers afin d'améliorer la connaissance des dispositifs existants par les agriculteurs.
En outre, il faut regretter le caractère impersonnel, justement signalé par Henri Cabanel, du dispositif préventif et remettre l'humain au coeur de la détection et de la prévention des cas désespérés.
C'est animés de cet esprit qu'il nous est apparu évident que le dispositif le plus efficace réside non pas dans une logique individuelle de détection, mais bien dans une logique collective mobilisant les forces de chacun pour aider au mieux les agriculteurs en difficulté.
À cet égard, la proposition de loi présente un écueil en faisant reposer sur les employés des banques une responsabilité particulière alors qu'ils doivent participer, comme les autres, à l'effort collectif en faveur d'une meilleure prévention. En outre, techniquement, la rédaction retenue pouvait poser quelques questions, notamment en ce qui concerne les clients multibancarisés ou l'interprétation à retenir du solde bancaire négatif, récurrent dans un secteur où la saisonnalité des revenus peut entraîner un découvert pendant parfois plusieurs mois.
Ces trois impératifs - transparence sur les dispositifs en place, effort collectif et humanisation des procédures - doivent être respectés, comme l'a rappelé Henri Cabanel, pour que le dispositif de prévention fonctionne davantage.
En accord avec mon collègue, il m'a semblé que pour rester humble face à une problématique aussi complexe et dramatique que le suicide des agriculteurs, il faut prendre le temps de mieux comprendre le phénomène afin d'apporter, à notre juste place, les solutions qui relèvent de notre responsabilité.
Ce besoin de temps pour investiguer, entendre, et aller sur le terrain justifie le fait de ne pouvoir accepter la proposition de loi en l'état. Son examen en séance publique permettra d'avoir un débat important avec le ministre de l'agriculture sur ce sujet essentiel.
Lors de cette séance publique, je vous propose de déposer une motion de renvoi en commission engageant Henri Cabanel, moi-même et l'ensemble des commissaires souhaitant s'y associer à poursuivre notre travail dans la perspective de la production d'un rapport faisant état de la situation et formulant les recommandations qui nous sembleront les plus utiles.
En conséquence, je recommande de ne pas adopter aujourd'hui de texte de commission. J'insiste sur le fait que ne pas trancher ne signifie en rien que nous n'assumons pas nos responsabilités de législateur. Les drames individuels que notre agriculture connaît tous les ans nous obligent. Au contraire, il me semble qu'en nous engageant à ne pas nous précipiter pour travailler toute la complexité du sujet, de manière transpartisane et collégiale, laisse présager un rapport de qualité qui, dans quelques mois, proposera des solutions pour améliorer ce que l'État a prévu en matière de prévention du suicide des agriculteurs. C'est cette démarche que je vous propose aujourd'hui.
Nous avons désormais, grâce à l'appel lancé par la proposition de loi d'Henri Cabanel et au travail que nous allons mener ensemble, la possibilité de faire progresser l'assistance envers nos agriculteurs. (Applaudissements.)
Mme Sophie Primas, présidente. - Je remercie Henri Cabanel de nous avoir permis de débattre de ce sujet.
M. Henri Cabanel. - Je félicite Mme Férat pour son excellent rapport.
Je veux expliquer ma démarche. Depuis que je suis sénateur, j'évoque dès que je le peux la question du suicide des agriculteurs. Mes chiffres à ce sujet n'étaient pas les bons, puisque ils faisaient état d'un suicide tous les deux jours. Dans son film Au nom de la terre, le réalisateur Édouard Bergeon, fils d'agriculteur, raconte son histoire, qui est extrêmement émouvante, car elle reflète vraiment ce qu'il se passe dans ces familles désespérées. Le lendemain de la sortie du film, j'ai pris l'initiative de déposer cette proposition de loi, car il m'a semblé important de pouvoir en débattre, et de communiquer sur ce sujet. Notre devoir est de venir en aide à des personnes désespérées et de trouver des solutions.
La première solution à laquelle j'ai pensé pour cette proposition de loi est de mettre les banques au centre de la prévention. Les représentants du ministère de l'agriculture que nous avons entendus nous ont avoué que bon nombre de suicides étaient liés à l'endettement. Le banquier doit donc être au centre de cette prévention.
Tous les outils mis en place depuis 2011, lorsque le Gouvernement a demandé à la MSA de prendre en charge ce phénomène, n'ont pas donné satisfaction. En 2015, la MSA a recensé 605 suicides, survenus dans la quasi-indifférence. Je souhaite qu'à travers le travail que l'on mènera, nous trouvions des solutions.
Au-delà des banques, il faut agir auprès de l'ensemble des organismes qui gravitent autour des agriculteurs : la MSA, les services administratifs, ceux de l'État. Un viticulteur dans l'Hérault m'a raconté qu'il avait été contrôlé, devant ses salariés, au moment des vendanges par deux inspecteurs de la MSA, accompagnés de deux gendarmes avec des gilets pare-balles et des mitraillettes... Imaginez la vision des employés vis-à-vis de l'employeur ! Ce dernier avait l'impression d'être traité comme un bandit. Les représentants du ministère de l'agriculture que nous avons entendus ne savaient même pas que les contrôles pouvaient se passer ainsi. C'est la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) qui demande l'accompagnement des inspecteurs, si des contrôles ont posé quelques problèmes.
Il faut humaniser toutes ces procédures. Car si un agriculteur est capable de commettre l'irréparable, c'est parce qu'il se sent absolument seul. Les outils qui lui sont proposés sont là pour l'aider, mais c'est toujours à lui de faire la démarche. Il faut inverser le système, pour essayer de repérer les individus désespérés. Voilà le but de cette proposition de loi.
Je suis très heureux que l'on puisse débattre de la proposition de loi dès la semaine prochaine et que l'on puisse mener un travail pour venir en aide à ces agriculteurs.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je rappelle qu'en vertu du gentleman's agreement qui s'applique dans le cadre de l'examen des propositions de loi, notre commission ne peut proposer de motion de renvoi en commission qu'avec l'accord de l'auteur et, partant, du groupe auteur de la proposition de loi. Je constate l'accord de M. Cabanel.
M. Henri Cabanel. - Bien sûr !
Mme Sophie Primas, présidente. - Si la commission décide de soumettre au Sénat une motion tendant au renvoi en commission, la proposition de loi ne sera mécaniquement pas adoptée par notre commission.
À titre personnel, je me félicite vraiment de cette initiative transpartisane, à laquelle pourront s'associer, bien sûr, tous les commissaires qui le souhaiteront.
Cela permettra à notre rapporteur et à Henri Cabanel de disposer de davantage de temps pour poursuivre un travail collégial sur ce sujet complexe et essentiel pour nos campagnes. C'est un signal que l'ensemble des groupes politiques souhaite avancer sur ce sujet important en proposant des solutions opérationnelles, qui ne seront pas forcément d'ordre législatif, pour aider les agriculteurs en difficulté dans le contexte que nous connaissons et dont nous avons débattu hier soir. Il faut saluer l'esprit collégial et de responsabilité des uns et des autres.
M. Franck Menonville. - Je salue l'initiative d'Henri Cabanel, le sujet est prégnant. Dans mon département, qui n'est pas le plus touché, nous avons essayé, au gré des crises, d'organiser la coordination des acteurs, qu'il s'agisse des acteurs économiques, bancaires, sociaux, voire des fournisseurs. Nous avons réussi à sensibiliser l'ensemble des intervenants à cette question, en liaison avec la chambre d'agriculture. Nous avons mis en place un numéro vert à destination des agriculteurs, mais aussi aux partenaires concernés. La coordination est le maître mot à retenir si nous voulons obtenir des résultats probants. N'oublions pas la vocation sociale du département, qui est absolument essentielle en matière de proximité. Dans les territoires ruraux, les maires peuvent aussi être des relais pour toutes ces situations difficiles.
Mme Sophie Primas, présidente. - Même dans un département comme celui des Yvelines, certains agriculteurs touchent le revenu de solidarité active (RSA).
Mme Agnès Constant. - Je félicite Henri Cabanel de sa proposition de loi, que je soutiendrai bien entendu. Je suis viticultrice. Certes, il faut partir des difficultés financières, mais nous devrions collectivement aller plus loin, car les agriculteurs meurent aussi à cause du regard que porte sur eux la société. Changeons ce regard ! Des élus nationaux et européens nous traitent d'empoisonneurs, alors que nous nourrissons le pays, et je ne parle pas des associations militant pour la cause vegan, qui nous traitent d'assassins.
De plus, certains voudraient faire croire que nous sommes des productivistes extrêmes, avec des fermes usines, mais tel n'est pas le cas. La France a trouvé un équilibre dans ses paysages. Nous devons tous mettre en valeur l'agriculteur. N'oublions pas non plus le statut et la position de la femme dans l'agriculture. Pour avoir participé à des réunions, les agricultrices, en tant que conjointes d'exploitant ou chef d'exploitation, rencontrent des difficultés que d'autres professions n'ont pas.
M. Joël Labbé. - Je salue, à mon tour, l'initiative de notre collègue Henri Cabanel d'avoir déposé une proposition de loi sur un sujet qui est, humainement, insupportable. Solidarité paysans, qui comprend 1 000 bénévoles et 70 salariés, travaille dans l'ombre sur les cas identifiés de non-redressabilité par la Commission départementale d'orientation agricole (CDOA) pour ce qui concerne l'aide accordée aux exploitations en difficulté structurelle (Agridiff) : cette association réussit à sauver entre 60 % et 70 % des emplois visés.
Je ne veux accuser ici personne, mais permettez-moi de revenir sur la déclaration d'un haut responsable agricole voilà quelques années, selon lequel 15 % des exploitations agricoles étaient - hélas ! - hors-jeu et qu'il fallait aider à s'en sortir dans la dignité. Il importe de prendre en compte le profond malaise paysan : les agriculteurs sont sous pressions diverses et variées. Certes, il y a urgence, mais peut-être conviendrait-il que la Haute Assemblée mette en place une mission d'information pour examiner ce sujet dramatique sous un angle pluripolitique.
M. Jean-Claude Tissot. - Je salue, à mon tour, le travail d'Henri Cabanel et de Mme le rapporteur. Le métier d'éleveur, que j'exerce, est le secteur d'activité le plus victime des suicides. J'ai côtoyé des personnes qui sont passées à l'acte. Aussi, je partage l'idée de travailler de manière approfondie sur ce problème ; mon groupe participera activement à ces travaux. Nous sommes donc favorables à la motion de renvoi en commission.
Mme Sophie Primas, présidente. - L'émotion et l'expérience personnelle ont toute leur place dans ce sujet.
M.
Daniel Gremillet. - Je remercie également Henri
Cabanel et Françoise Férat. C'est une sage décision que de
renvoyer en commission cette proposition de loi. Autrement, nous aurions pris
le risque de passer à côté du sujet, tant ce dernier est
très complexe. Celles et ceux d'entre nous qui ont participé
à la dernière réunion organisée par la MSA ici au
Sénat sur le projet de budget pour 2020 le savent, on compte
depuis 2015 plus d'un suicide par jour. Surtout, nous avons appris qu'une
part importante des personnes qui partent à la retraite se suicident. Il
ne s'agit donc pas que des actifs. À cet égard, je rejoins les
propos d'Agnès Constant : des femmes qui ont consacré toute
leur vie à l'agriculture perçoivent une retraite de l'ordre de
400 euros par mois. Voilà la réalité ! Imaginez
ce que ces femmes et ces hommes
- pour certains d'entre eux, le niveau
de retraite n'est pas non plus très élevé ; il est
dans tous les cas inférieur au seuil de pauvreté -
ressentent !
Il est réducteur de résumer le problème des suicides aux problèmes financiers. Il s'agit souvent de l'addition de plusieurs situations. Dernièrement, deux très jeunes personnes se sont suicidées, alors que leurs exploitations étaient très saines, le prix du lait étant élevé, et faisaient partie des meilleures. Le sujet est très complexe, attention aux raccourcis, nous devons nous méfier des raccourcis.
Aussi, je me réjouis que nos collègues nous proposent un renvoi en commission. Travaillons sur ce sujet de façon fine, car la réponse est multiple.
M. Laurent Duplomb. - Il m'est difficile de parler de ce sujet : je m'exprime non pas en tant que sénateur, mais en tant qu'être humain animé d'une passion pour le métier d'agriculteur.
La solution que vous proposez honore le Sénat ; il n'y a que la Haute Assemblée qui soit capable de partir d'une proposition qui, certes, n'est pas parfaite, pour parvenir à une unité parce que le sujet l'exige. Avoir la capacité de prendre le temps en renvoyant ce texte en commission est plus qu'honorable.
Aujourd'hui, selon moi, la problématique est malheureusement simple. Si les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à se suicider, c'est en raison du malaise qui touche l'agriculture. Ce malaise prend de multiples formes, mais il est dû au fait que les agriculteurs sont de plus en plus déconnectés de l'évolution de la société, avec, d'un côté, l'obligation de travailler une quantité d'heures colossale et, de l'autre, la possibilité de tout perdre en quelques minutes. Lors d'une catastrophe naturelle, les personnes concernées sont anéanties, car, en quelques minutes, elles ont perdu beaucoup de choses, quasiment tout, et l'impression d'avoir fait quelque chose, alors qu'elles ont mis la totalité de leurs économies dans la construction d'une maison. Mais les agriculteurs vivent cette situation au quotidien, et sont de plus en plus seuls à la vivre.
Comment les agriculteurs peuvent-ils accepter, dans une société où l'on minimise le risque pour qu'il soit proche de zéro, voire nul, de voir leur récolte anéantie en cinq minutes ? C'est la différence entre le métier d'agriculteur et le reste de la société.
Enfin, cette situation est le fruit de l'histoire : le travail des paysans n'a jamais véritablement été reconnu. On n'a pas accepté de mettre les fonds nécessaires pour valoriser les produits agricoles. Les aides européennes ont été de nature à maintenir les revenus. Au départ, ne l'oublions jamais, elles devaient corriger les écarts de telle façon que les prix soient les plus bas possible pour le consommateur. Personne ne le reconnaît aujourd'hui, et les agriculteurs le vivent difficilement. Ils entendent souvent qu'ils sont soutenus par la politique agricole commune (PAC). C'est faux ! Sans la PAC, le prix du panier de la ménagère augmenterait de façon colossale. Aujourd'hui, les agriculteurs ne peuvent pas comprendre que la France importe des produits qui ne sont pas soumis aux mêmes normes.
C'est cet ensemble de données qui conduit à cette problématique : cette différence de vie au sein de la société, cette incompréhension à l'égard de cette société, qui ne comprend plus le monde agricole, des messages qui viennent percuter sans cesse un métier qui demande beaucoup de passion, temps et investissement, tant financier que personnel. Notre rapport doit prendre en compte tous ces éléments pour créer l'électrochoc dont la société française a besoin. Nous ne pouvons plus continuer comme cela. Prenons garde à la façon dont nous parlons de l'agriculture. Ne jetons pas en pâture les agriculteurs ! On ne peut plus accepter tous ces suicides.
M. Pierre Cuypers. - Je félicite et remercie nos rapporteurs et je partage leur point de vue. D'ailleurs, j'aimerais faire partie du groupe de travail qui sera constitué.
Il y a quelques jours j'ai reçu ce message téléphonique : « mon très cher Pierre, Jean, mon petit frère, a commis l'irréparable avant-hier matin. » La semaine dernière, dans mon département, deux exploitants agricoles se sont suicidés ; personne, y compris parmi leurs proches, ne pouvait se douter de ce qui allait se produire. C'est souvent la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Il est bien évident que le phénomène du suicide ne concerne pas que l'agriculture. Mais, très sincèrement, je suis écoeuré, je dirai même que je suis stupéfait de la non-réactivité ou de la mauvaise réaction du Gouvernement. La semaine dernière encore, n'a-t-on pas entendu : les petites retraites agricoles, on verra cela plus tard ! Or il s'agit d'un sujet d'actualité imminent. Traitons-le rapidement ! Attendons-nous qu'il n'y ait plus d'agriculteurs ? La situation est dramatique. La douleur est immense, partagée par toute la profession agricole.
Sur le plan humain, il serait bon que le Gouvernement adresse des messages préventifs et prenne ce sujet en considération.
Mme Sophie Primas, présidente. - Comme l'a dit fort justement Laurent Duplomb, seul le Sénat est capable de conduire un travail consensuel. Sortons de la polémique pour engager un véritable travail de fond !
Mme Noëlle Rauscent. - Je félicite moi aussi Françoise Férat et Henri Cabanel de s'être emparés de ce sujet. Je suis malheureusement issue de la région qui compte le plus grand nombre de suicides, alors que la Bourgogne-Franche-Comté est une région relativement riche et variée où l'on pourrait trouver le bonheur, mais c'est une région d'élevage. Or, comme l'a dit notre collègue Jean-Claude Tissot, c'est ce secteur qui compte le plus de suicides. Je suis tout à fait d'accord pour demander le renvoi en commission parce que l'on ne peut pas résumer le suicide aux problèmes financiers. Il faut avant tout considérer l'isolement de l'agriculteur.
On a souvent dit que la filière de l'élevage avait du mal à s'organiser. L'éleveur doit travailler de nombreuses heures tous les jours ; il n'a plus le temps de s'intéresser à la société dans laquelle il vit. Il est seul, abandonné parfois par son conjoint, sa famille. L'isolement est très important et probablement une cause du suicide.
Certains ont parlé du regard de la société. La société a un regard artificiel sur le monde agricole. Or, c'est la terre qui permet à tout un chacun de vivre et de profiter de la vie. Il faut le rappeler, c'est grâce aux agriculteurs, aux céréaliers, aux éleveurs, que nous pouvons manger ; on a tendance à l'oublier. La majorité des personnes n'ont pas vécu la guerre et ne savent donc pas ce que c'est que de ne pas pouvoir manger. Aujourd'hui, si nous n'avons plus faim, c'est grâce au monde agricole !
Mme Marie-Christine Chauvin. - Je remercie Henri Cabanel et Françoise Férat pour le travail réalisé et leur sage proposition de prendre le temps d'examiner cette question très complexe. On me dit souvent que les agriculteurs du Jura vont bien parce qu'ils produisent du lait à comté. Premièrement, tous les agriculteurs ne produisent pas du lait à comté ! Deuxièmement, le président de la chambre d'agriculture que j'ai récemment rencontré m'a indiqué que, financièrement, 80 % des agriculteurs du Jura allaient bien, mais, qu'au moins un agriculteur sur deux n'allait pas bien moralement, pour différentes raisons. Ils souffrent surtout du dénigrement de l'agriculture, alors qu'ils se remettent sans arrêt en cause pour être les plus vertueux possible. Nous devons donc nous demander ce que nous pouvons faire pour être à leurs côtés.
Mme Françoise Férat, rapporteur. - Nous partageons l'émotion et la perception de ce qui se passe sur le terrain. Nous avons énuméré précédemment les multiples facteurs pouvant conduire au suicide : la maladie, les drames personnels, l'isolement, la retraite qui donne le sentiment d'une perte d'estime, l'échec... Comme l'a dit notre collègue, c'est la petite goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Les personnes qui perdent tout à cause des aléas climatiques oublient peu à peu, car l'espèce humaine est ainsi faite. Mais l'agriculteur est confronté tous les jours à cette situation : il a souvent le sentiment de travailler pour rien, quand ce n'est pas à perte, et de ne pas pouvoir s'en sortir. C'est là quelque chose d'insupportable. C'est une lapalissade, mais si l'agriculteur va mal, c'est que l'agriculture va mal.
Avant d'entamer ce travail, Henri Cabanel et moi-même avons constaté qu'aucun état des lieux n'a été fait : les statistiques datent, avec des chiffres difficiles à croiser. Des dispositifs existent : le ministère nous a indiqué qu'une cellule existe, mais a reconnu que la communication était insuffisante. À quoi bon mettre en place des dispositifs si on n'en informe pas la population concernée ? On note donc un manque d'information et de coordination.
Cette proposition de loi est un électrochoc : nous avons décidé ce matin de faire quelque chose. Nous prendrons le temps nécessaire avec modestie et humilité. Ce ne sera pas simple, mais nous oeuvrerons avec conviction, motivation. Si vous en êtes d'accord, madame la présidente, je m'engage à accompagner ce travail de réflexion.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous propose d'acter la motion de renvoi en commission, au vu de l'ensemble des points de vue qui se sont exprimés.
J'ajoute que nous devons réfléchir collégialement à notre responsabilité sur les propos que nous tenons. Il nous faut avoir une vision plus optimiste d'une agriculture tournée vers l'avenir. Aujourd'hui, dans cette période de crise agricole et économique, nous avons une responsabilité. Parlons de perspectives, d'opportunités, de développement ! Réfléchissons à notre communication, en particulier sur ce sujet.
La commission décide de soumettre au Sénat une motion tendant au renvoi en commission de la proposition de loi. En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.
La réunion est close à 11 h 55.