Mercredi 30 janvier 2019
- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Situation en Afghanistan - Audition de M. Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l'Université Paris 1
M. Cédric Perrin, président. - Nous accueillons aujourd'hui M. Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l'université de Paris 1, pour une audition consacrée à la situation en Afghanistan, dans la perspective de l'examen en commission, la semaine prochaine, du projet de ratification d'une convention entre l'UE et ce pays. C'est pour nous l'occasion de faire le point sur la situation dans ce pays, qui a après avoir été pendant plus de 10 ans, le plus important théâtre extérieur de nos armées, est un peu sorti du champ de nos radars.
Je rappelle que la France a perdu 90 hommes en Afghanistan et je ne voudrais pas commencer cette réunion sans leur rendre hommage.
La France s'est désengagée d'Afghanistan à partir de 2012 mais c'est en 2014 que les Etats-Unis et leurs alliés ont mis un terme à leur engagement armé dans ce pays, décidé à la suite des attentats du 11 septembre 2001 pour éradiquer la menace Al-Qaïda et soutenir le régime afghan mis en place après le renversement des Talibans. Malgré l'effort militaire considérable fourni par les puissances occidentales (jusqu'à 130 000 hommes déployés), les Talibans n'ont jamais été défaits et contrôlent aujourd'hui environ la moitié du territoire, menant une guérilla sans relâche contre les autorités afghanes. La situation s'est aggravée en 2014 avec l'apparition d'une branche régionale de Daech, qui se livre à une surenchère dans la violence.
Il faut cependant souligner qu'en dépit du désengagement décidé en 2014, quelque 18 000 militaires - dont environ la moitié américains - sont encore présents aujourd'hui sur le territoire afghan, principalement dans le cadre d'une mission otanienne de soutien et d'assistance aux forces afghanes (la mission Resolute support). Ce sont ces effectifs dont le Président américain a récemment annoncé qu'il en souhaitait le retrait. Parallèlement, les Etats-Unis auraient amorcé des négociations avec les Talibans en vue d'aboutir à un accord de paix. Selon la presse, un projet d'accord détaillé serait déjà sur la table.
Professeur, quelle analyse faites-vous de la situation en Afghanistan, sur le plan sécuritaire et politique ? Pensez-vous que l'initiative américaine puisse aboutir et que les Talibans sont prêts à entrer sincèrement dans le jeu, à quelques mois des élections présidentielles afghanes (été 2019) ? Surtout, une initiative qui écarte le gouvernement afghan est-elle réellement susceptible de déboucher ?
Par ailleurs, est-ce bien dans l'intérêt des pays occidentaux ? Une telle négociation avec ce qu'il faut bien appeler un ennemi, de même que le retrait total des troupes, ne risquent-t-ils pas de livrer le pays à la violence et à l'arbitraire et de favoriser la déstabilisation de la région ? Voire à laisser le champ libre à d'autres puissances en quête d'influence ?
Dans un tel contexte, que peuvent faire l'Union européenne et la France ?
Professeur, vous disposez d'une douzaine de minutes pour votre propos liminaires, puis mes collègues vous poseront des questions. Je rappelle que cette audition est filmée et retransmise sur le site internet du Sénat.
M. Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l'Université Paris 1.- Merci pour votre invitation. Je ne suis pas sûr de répondre à l'ensemble de vos questions, mais je vais vous dresser un tableau aussi honnête que possible de la situation.
Dans le dossier afghan, il y a, comme dans le dossier syrien, une continuité entre la politique menée par le président Obama et celle du président Trump. Les deux présidents américains ont en effet fait du retrait de la présence américaine au Moyen-Orient une priorité, sans planification et sans prise en compte de l'intérêt de leurs alliés. En une décennie, les Etats-Unis ont perdu leur crédibilité comme puissance arbitre au Moyen-Orient et ce qui ce passe en Afghanistan n'est que la traduction locale de cette modification de l'équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient.
J'articulerai mon propos en trois points :
- Quelle évaluation peut-on faire du régime afghan actuel ?
- Quels sont les intérêts américains et ceux de leurs interlocuteurs talibans?
- Quelles sont les difficultés d'un règlement pacifique ?
Au plan politique, la situation s'est dégradée de manière continue depuis 2014 et à ce stade aucune solution militaire ne serait en mesure d'inverser le cours des choses. Même l'envoi de renforts supplémentaires ne garantirait pas la survie du régime afghan qui risque l'implosion. Les élections présidentielles prévues au printemps 2019 ont été repoussées, l'administration territoriale a depuis longtemps disparu, de sorte que les populations rurales n'ont plus qu'un lien très distendu avec l'Etat central, les fonctions régaliennes (police, justice) ne sont plus assurées. Les forces de sécurité, dont le nombre a fortement augmenté depuis 2010-2011, souffrent de problèmes structurels : corruption (notamment pour les aspects logistiques), déperdition des connaissances tactiques enseignées par les forces armées occidentales, important turn over des effectifs (attrition, non renouvellement des engagements, désertions...) : l'armée perd ainsi un tiers de ses effectifs (estimés entre 200 000 et 250 000) chaque année. Le Président Ashraf Ghani a récemment déclaré que le nombre de tués parmi les forces armées avoisinait les 45 000 depuis le retrait des troupes occidentales. L'armée afghane n'est plus en mesure de protéger les territoires ruraux, les grands axes routiers et les villes de second rang qui sont des cibles pour les Talibans. Kunduz, Ghaznî, Farah ont ainsi été conquises récemment, sans que pour autant, la situation s'améliore dans ces villes. Bien que réduites, les forces armées occidentales jouent encore un rôle déterminant, notamment grâce à leurs moyens aériens. Sans elles, il est à craindre un effondrement rapide du régime actuel.
Le retrait d'Afghanistan est désormais la ligne officielle des Etats-Unis qui ont engagé des négociations en ce sens à Doha. Cette stratégie fait suite à l'échec du renforcement des moyens militaires (« surge ») tenté lors du premier mandat de Barack Obama. Ce dernier avait donné le signal du départ en prévoyant le retrait de l'ensemble des troupes étrangères au plus tard fin 2014, de même Donald Trump a annoncé par un tweet le retrait de la moitié des troupes américaines, soit environ 7 000 hommes. Cette information ayant été ensuite démentie par le ministère de la défense, il est difficile de savoir ce qui va se passer. Toute la classe politique américaine est cependant favorable à cette ligne de retrait, personne ne défendant le maintien des troupes et la prolongation de la guerre. L'armée américaine, d'abord réticente au départ, s'est rangée à cette position.
Le programme des Talibans est stable : ils veulent un nouvel ordre constitutionnel (même s'ils ne demandent plus le rétablissement de la théocratie) tout en étant conscients de la nécessité d'assurer la continuité de l'Etat afghan, s'estimant les représentants d'un gouvernement en exil. A ce titre, ils se disent prêts à empêcher que le territoire afghan serve de base arrière aux mouvements terroristes, ce qui est crédible s'agissant de Daech, qu'ils combattent réellement, mais moins évident s'agissant d'Al-Qaïda qui leur a prêté allégeance et qui reste présent dans la région frontalière du Pakistan.
Contre cet engagement de combattre le terrorisme, les Etats-Unis ont à peu près tout accepté : le démantèlement de leurs bases, l'entrée des Talibans au gouvernement afghan...
Quels sont les obstacles à l'accord qui est en train de se dessiner? Je pense en effet que l'on parviendra à une forme d'accord. Le premier point, qui a surpris tout le monde, c'est l'absence du gouvernement de Kaboul. Les Américains, notamment l'ancien ambassadeur américain à Kaboul, Zalmay Khalilzad, négocient l'avenir de l'Afghanistan, mais le gouvernement afghan n'y est pas associé, d'où la protestation du Président afghan. Cet obstacle doit se comprendre dans sa double dimension. Premièrement, les Américains veulent négocier leur retrait plus que la stabilité de l'Afghanistan et deuxièmement le gouvernement de Kaboul est extrêmement faible et il n'est pas sûr que le Président Ghani puisse arriver à la table des négociations avec des positions qui reflèteraient un consensus des forces, notamment des forces locales qui le soutiennent plus ou moins. On se trouve donc dans une situation où Kaboul n'est pas associé mais où il n'est pas sûr non plus que Kaboul ait une position cohérente. Le deuxième élément, plus facilement gérable probablement, est l'attitude des puissances régionales. La défaite américaine est vécue positivement en Russie et en Iran pour des raisons évidentes. Pour la Russie, c'est la revanche après la défaite soviétique en Afghanistan, une humiliation supplémentaire du système américain. Les Russes, on l'a vu lors des dernières élections américaines, sont dans une véritable stratégie d'affaiblissement psychologique, d'humiliation des Etats-Unis et l'Afghanistan peut en faire partie. Pour l'Iran, c'est important, car cela enlève les troupes américaines à leurs frontières. Cela conforte sa sécurité régionale et peut lui permettre de jouer, de manière plus libre, avec les chiites afghans qui sont ses alliés préférentiels - les Talibans ayant aussi des contacts avec les Iraniens. Globalement pour la Russie et l'Iran, le retrait américain est plutôt un avantage, dans la mesure où ces deux puissances sont assez confiantes dans la possibilité qu'elles ont de faire en sorte que leurs frontières - les frontières d'Asie centrale liées aux intérêts russes s'agissant de la Russie - ne subissent pas de menace directe des Talibans. Entre les Talibans et les Iraniens notamment, il y a une cogestion de fait de la frontière, qui est annonciatrice d'accords informels plus larges.
Le problème possible, ce serait l'Inde parce que la victoire des Talibans est avant tout une victoire pakistanaise du point de vue indien. Le Pakistan s'est retrouvé, après le 11 septembre, dans une situation stratégique difficile, avec l'élimination de son principal allié et à sa place, une présence occidentale et surtout le retour de l'Inde en Afghanistan. Le Pakistan a alors eu une stratégie intelligente en aidant à la fois les Américains sur certains dossiers, comme la traque des groupes d'Al-Qaïda sur la frontière, et les Talibans jusqu'à leur victoire.
La raison centrale de l'échec américain en Afghanistan, c'est qu'aucune administration américaine n'a été capable de prendre en compte et de régler le problème pakistanais. Toute la stratégie américaine en Afghanistan supposait une coopération des Pakistanais alors que le Pakistan servait de sanctuaire aux Talibans. C'est un cas très particulier où un Etat est à la fois un ennemi et un allié et les Américains n'ont pas été capables de sortir de ce dilemme. L'Inde aurait le choix entre deux stratégies, soit adopter une position de retrait à l'égard des Talibans en espérant que leur nationalisme joue à la longue contre le Pakistan et les conduise vers une sorte d'alliance de revers avec l'Inde, soit appuyer le gouvernement de Kaboul ou des forces régionales pour s'opposer aux Talibans. Pour l'instant, il semblerait que les Indiens soient plutôt dans une position de retrait et qu'ils n'aient pas décidé d'une opposition frontale aux Talibans.
Pour finir, deux remarques. La première, les Etats-Unis ont toujours - sous les présidences de Barack Obama et de Donald Trump - spectaculairement affaibli leur position pendant les négociations, ce qui signifie que ce dossier est fondamentalement désinvesti. La seconde, la présence des groupes djihadistes transnationaux susceptibles de commettre des attentats aux Etats-Unis et en Europe - motif d'intervention des Etats-Unis en Afghanistan - n'est pas réglée. Les Talibans représentent la seule force capable de régler ce problème, or il n'existe plus aucun moyen de pression réel sur eux permettant de garantir que l'accord, si accord il y a, serait respecté. Voici donc la situation telle que je la vois.
M. René Danesi. - L'Union européenne et l'Afghanistan ont signé, le 18 février 2017, à Munich, un accord de partenariat et de développement. Cet accord, en cours de ratification par les Etats membres, je le présenterai à la commission la semaine prochaine. Il fait suite à une déclaration politique conjointe de 2005. Cet accord ambitieux porte sur des enjeux de paix et de sécurité, de renforcement de la démocratie, de développement économique et humain, de modernisation de l'administration publique, de contrôle des flux migratoires. Il ne comporte pas moins de soixante articles. Fidèle à ses valeurs, l'Union européenne (UE) a veillé à y intégrer des objectifs en matière de droits de l'Homme, y compris l'adhésion à la Cour pénale internationale, en matière de parité femmes/hommes, en matière de maintien de l'ordre public dont les pratiques doivent être améliorées. Pensez-vous que les valeurs de l'UE puissent effectivement prospérer dans ce pays largement tribal, à la corruption endémique et possédant des champs de pavot à perte de vue ?
Mme Christine Prunaud. - Ma question porte sur la politique migratoire. Y-a-t-il un accord de coopération entre la France et l'Afghanistan dans ce domaine ? Depuis plusieurs années, le nombre de refus de demandes d'asile augmente au motif que l'Afghanistan serait un pays sûr, ce qui n'est pas le cas pour moi. La mobilisation des puissances étrangères, comme vous nous l'avez indiqué, n'a pas servi à grand-chose. Je souhaiterais avoir votre avis sur la politique migratoire de la France à l'égard des Afghans qui cherchent refuge chez nous.
M. Jacques Le Nay. - Ma question porte également sur les migrations 72 % des Afghans qui ont fui leur pays sont renvoyés en Afghanistan sous prétexte de conditions de sécurité remplies, selon le ministère de l'intérieur. Quelle situation et quel avenir pour ces populations qui doivent sans cesse migrer ?
Qu'en est-il, dans un pays en guerre, de la situation particulièrement dramatique des interprètes et auxiliaires afghans qui ont coopéré avec nos forces armées lorsqu'elles étaient en opération en Afghanistan et que la France s'était engagée à protéger ? Certains ont été tués comme Qader Daoudzai à Kaboul le 20 octobre dernier alors qu'il préparait, une nouvelle fois, une demande de visa.
M. Pascal Allizard. - Vous n'avez pas parlé de la Chine dans « la configuration régionale » ; or la Chine est très présente au Pakistan. A-t-elle des implications en Afghanistan, appuie-t-elle les intérêts du Pakistan en Afghanistan ? Je voudrais aussi savoir si vous considérez que la détérioration des relations entre les Etats-Unis et le Pakistan a pesé sur la situation en Afghanistan ou si elle en est une conséquence. S'agissant des groupes afghans dits proches du Pakistan, échappent-ils aux contrôles des autorités afghanes ou pakistanaises ? Cela nous conduit à la question de la ligne Durand et des tribus pachtounes. Ce n'est pas un sujet récent puisque l'Inde britannique avait déjà des problèmes identiques avec les mêmes revendications de frontières de la part de l'Afghanistan. Dans cette zone tribale, faites-vous une réelle différence entre des Talibans afghans tournés vers des problématiques internationales et des Talibans pakistanais occupés par un conflit armé au nord-ouest du Pakistan et qui continue sur le Balouchistan, comme vous l'avez indiqué à propos de l'Iran.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Lors des mois écoulés, Washington et Kaboul ont accusé le Pakistan d'avoir un double langage, une forme de duplicité et sous couvert de propos antiterroristes, d'alimenter la violence pour défendre leurs propres intérêts domestiques ou géopolitiques. Partagez-vous cette analyse ? Une question relative à la prochaine loi d'orientation et de programmation de l'aide publique au développement : l'agence de l'aide française au développement (AFD) de Kaboul a dû fermer en 2017 au regard du contexte difficile de sécurité mais l'AFD continue à intervenir en Afghanistan depuis son agence basée à Islamabad. Pensez-vous qu'une aide publique au développement fait sens dans le contexte chaotique que vous venez de décrire ?
M. Gilles Dorronsoro.- Concernant l'accord de coopération avec l'UE et la question des valeurs, il faut bien admettre qu'il n'y a pas de coïncidence des valeurs entre l'Union Européenne et l'Afghanistan. Mais si la construction d'un système de démocratie libérale dans ce pays a échoué, ce n'est pas tant du fait de la résistance de la société afghane, qu'en raison du double langage tenu par les Occidentaux : d'une part, un appel au respect des droits de l'Homme et des valeurs occidentales, de l'autre, la transgression de celles-ci par les Occidentaux eux-mêmes (violation des droits humains par certaines forces armées, corruption). La société afghane est assez conservatrice, avec certes des nuances entre les villes et les campagnes, et son point d'équilibre (qu'incarnait notamment Hamid Karzaï) se trouve dans un islam conservateur. Il n'est pas possible de lui imposer des valeurs de l'extérieur. Ce que peut faire l'UE, c'est contribuer, de manière subtile et indirecte (ce qui n'a pas caractérisé jusqu'à présent les modes d'action des Occidentaux en Afghanistan) à soutenir et protéger des groupes fragiles, comme les femmes, ou des minorités. L'accord de coopération aura un intérêt - bien que modeste - quand le gouvernement afghan sera stabilisé car il sera l'occasion de contacts internationaux et un outil pour contenir les violations des droits.
Pour répondre à une autre question posée, non, l'Afghanistan n'est pas un pays sûr. Le lourd tribut payé par l'armée nationale afghane, près de 45000 soldats tués depuis le désengagement occidental en 2014, témoigne d'une insécurité persistante. La problématique de l'insécurité est d'ailleurs régionale. Dans les régions contrôlées par les Talibans ou par Al-Qaïda, la vie des représentants de l'État comme de certaines minorités religieuses, est directement menacée. L'insécurité est aussi liée à l'effondrement de l'économie afghane qui se traduit par un taux de chômage important et le dysfonctionnement des services régaliens, comme la police, le système judiciaire. Pour toutes ces raisons, les flux migratoires vers l'Europe ne tariront pas.
La question du sort des interprètes est symptomatique de la façon dont les Occidentaux ont agi en Afghanistan. La France aurait dû respecter la parole donnée et faire beaucoup plus au profit de ses interprètes afghans d'autant plus qu'ils ne représentent pas une population émigrée à risque, le comportement de la minorité afghane en France, très bien intégrée, en est l'illustration. À présent, ces interprètes se trouvent dans une situation très compliquée et on ne peut que déplorer l'absence de suivi efficace de ce dossier.
En ce qui concerne la Chine, elle considère l'Afghanistan comme une partie de son arrière-cour dont elle ambitionne d'exploiter les matières premières. Par ailleurs, dans une stratégie d'affaiblissement de son rival indien, elle est très proche du Pakistan, dont elle tend à devenir le partenaire privilégié au détriment des Etats-Unis. Ne voulant pas être en première ligne au plan diplomatique et politique, la Chine fait passer ses messages par le Pakistan.
S'agissant de la frontière afghano-pakistanaise, aucun des groupes insurgés afghans, aussi pro-pakistanais soient-ils, ne souhaitent reconnaître la ligne Durand. Pourtant, même si les solidarités tribales existent, les divergences tendent à se creuser de part et d'autre de la frontière entre des populations en réalité assez différentes..... S'ajoute à cela l'affirmation d'une identité nationale pakistanaise et d'une dynamique nationaliste afghane. Le Pakistan, par ailleurs, a entrepris d'ériger une séparation physique à la frontière pour parvenir à un découplage territorial et contrôler le passage des groupes. Les Talibans afghans sont radicalement différents des Talibans pakistanais, leur histoire, leur sociologie et leur programme politique diffèrent sensiblement. Les véritables coopérations des Talibans sont les solidarités de combat nouées avec les groupes transnationaux d'Asie centrale (« les tchétchènes ») ou encore Al-Qaïda. Jamais les Talibans afghans n'ont soutenu militairement les Talibans pakistanais car ils auraient risqué de perdre le soutien d'Islamabad. Il y a des différences fortes d'univers entre les Talibans afghans, qui sont très étatistes, voire bureaucrates, et politiquement habiles, et les Talibans pakistanais dont l'action est beaucoup plus improvisée et qui se montrent extrêmement violents à l'égard des notables.
Il est surprenant que les Américains aient mis près de 15 ans à réagir au double langage du Pakistan. En plus, à ce stade-là de la guerre, les protestations américaines sont incompréhensibles. C'est irrationnel et beaucoup trop tard. En revanche, la question est plutôt de savoir pourquoi en 2001 les Américains n'ont pas tapé du poing sur la table vis-à-vis du Pakistan. C'est sans doute parce qu'ils ont estimé qu'ils avaient besoin du Pakistan pour acheminer leur logistique et que les Pakistanais hébergeaient des bases américaines sur leur sol indispensables pour les frappes de drones, même si dans le même temps certains Pakistanais protégeaient Ben Laden. Enfin, il y a eu une manipulation des Américains par les responsables pakistanais.
Quant à l'aide au développement, l'essentiel des programmes devrait être déployé au profit des zones urbaines où les besoins sont considérables. Kaboul, qui est une ville très polluée comptant entre 4 et 5 millions d'habitants, ne dispose ainsi pas de réseau d'égouts. Il y a également des besoins considérables dans le domaine de l'éducation En revanche, il est très difficile de travailler en zone rurale.
M. Gilbert Roger. - Les Occidentaux s'obstinent à mettre en place des systèmes démocratiques inspirés des nôtres. Il y a ainsi eu des élections législatives en octobre, on évoque une élection présidentielle. Ne serait-il pas plus pertinent d'échanger avec les Afghans sur le mode d'expression qui leur semblerait le plus approprié ?
M. Gilbert-Luc Devinaz. - Le rôle des services de renseignement pakistanais en Afghanistan a été prépondérant. Après 20 ans de guerre, quels enseignements devons-nous tirer des milliards de dollars dépensés et des dizaines de milliers de victimes de ce conflit ? Quelles leçons pour les Occidentaux lorsqu'ils interviennent à l'étranger ? Et vous évoquiez les promesses que les Talibans pourraient faire aux Américains pour déclencher le retrait définitif de leurs troupes, pouvez-vous nous préciser sur quoi elles porteraient ?
M. André Vallini. - J'aimerais partager avec vous le constat d'un paradoxe. Il y a quarante ans, des manifestations réclamaient le retrait des Américains du Vietnam et d'Amérique Latine. Aujourd'hui, on les conjure de ne pas se retirer de Syrie ou d'Afghanistan, voire d'intervenir au Venezuela.
M. Jean-Marc Todeschini. - Les discussions entre les Américains et les Talibans portent sur la rupture des liens que ces derniers entretiennent avec les groupes terroristes. Qu'en est-il précisément des liens entre les Talibans et Daech ? Des regroupements sont-ils en cours ? De plus, on sait que les uns et les autres tirent leurs ressources financières de la culture du pavot. Quelles mesures ont été prises sur le terrain pour éradiquer cette production ou lutter contre sa commercialisation ?
M. Jean-Marie Bockel. - La France a payé le prix du sang dans son engagement en Afghanistan. Quel rôle pourrait-on jouer aujourd'hui pour assurer au mieux la défense de nos intérêts ?
M. Gilles Dorronsoro.- Il n'y a pas de procédure alternative aux élections en Afghanistan. Seule une minorité du pays est tribalisée et selon des modes très différents. Donc le principe des élections est bien le système le plus consensuel. Les Talibans eux-mêmes semblent s'être ralliés à cette idée. Cependant, les élections telles qu'elles ont été conduites jusqu'ici sont un véritable désastre et participent directement de la déconstruction du régime. L'incapacité à recenser les électeurs, le système électoral lui-même dont sont exclus les partis et l'absence de commission électorale légitime, participent de ce rejet. En Afghanistan, être élu ne vous donne pas de capital politique, à la différence de ce qui existe dans nos pays.
Quant aux leçons de la guerre, les raisons internes de l'échec de l'intervention américaine en Afghanistan sont de plusieurs ordres. Tout d'abord les Américains ont considéré l'Afghanistan comme un terrain vierge où l'on pouvait faire absolument n'importe quoi. On a mis en place à la fois un régime légaliste et un régime où l'on tue des gens à partir de listes établies en secret, et avec des effets très déstabilisateurs pour le pays. On ne peut pas faire les deux à la fois, et j'espère que cette leçon-là sera retenue pour d'autres interventions. La guerre a eu un coût exorbitant, près de 1 000 milliards de dollars de coût direct pour les Américains, et un coût global de 1 500 milliards de dollars, ce qui en fait une des guerres les plus chères de l'Histoire. Ces coûts vont de pair avec une forme de privatisation de l'argent public, ou, pour dire les choses simplement, de corruption. L'armée américaine, notamment, et les grandes agences d'aide comme l'USAID, se sont lancées dans de grands programmes de sous-traitance portant sur des montants considérables et incontrôlables, ce qui a débouché sur une corruption très importante. Une grande partie de ces sommes est ainsi revenue dans les pays occidentaux. La guerre d'Afghanistan, mais aussi celle d'Irak, interrogent notre façon de faire la guerre. On ne peut pas continuer à faire de la guerre une espèce d'eldorado pour des groupes privés, c'est suicidaire pour les Occidentaux.
L'Afghanistan a également montré les limites du fonctionnement de l'OTAN. Ainsi, la différence de traitement entre Alliés quant au partage du renseignement a exclu les Français, notamment, du premier cercle d'échange des informations vitales à la conduite de la guerre. De même, les Américains ont refusé d'intégrer leurs alliés à leur réflexion autour de la stratégie à adopter en Afghanistan, empêchant les Européens de proposer d'éventuelles solutions alternatives. Enfin, l'extrême rigidité de l'appareil militaire de l'Alliance a rendu impossible toute adaptation aux changements stratégiques. Globalement, il y a eu un vrai problème de stratégie. La guerre n'était pas perdue au départ ; elle a été perdue par absence de réflexion et d'attention portée à la réalité du pays et des parties prenantes. Ainsi, la représentation donnée des Talibans comme des groupes de combattants mal organisés était tout à fait fausse. A la guerre, la stupidité se paye cher. On peut très bien expliquer que les Talibans défendent des valeurs qui ne sont pas les nôtres, ce qui est vrai, et qu'ils forment une très bonne machine de guerre, ce qui est vrai également. Cela pose la question de l'expertise occidentale, et au-delà des conflits d'intérêts des prétendus experts, qui les poussent à toujours proposer plus de moyens, plutôt qu'une remise à plat des options.
J'en viens au paradoxe du passage d'une demande de « US go home » à une attente d'implication des Etats-Unis. En réalité, on assiste au passage d'un système de sécurité à un autre. Le problème que cela souligne n'est pas tant le retrait américain d'Afghanistan ou de Syrie, mais bien plutôt les conditions erratiques et irrationnelles dans lesquelles il se produit. Il y a comme une stratégie américaine de déconstruction de ses propres positions, qui affecte directement les Européens, par exemple au travers de l'immigration ou du terrorisme.
Je ne comprends pas la rationalité de la politique des États-Unis en Afghanistan. Leur gestion du dossier syrien est également totalement irrationnelle. La mise en place d'une zone d'interdiction aérienne au nord de la Syrie aurait été possible en 2012 - 2013. Les États-Unis l'ont refusée. Ils n'ont pu que constater ensuite la prise de Mossoul. Comment la stratégie américaine de déconstruction de leurs propres positions peut-elle être aussi erratique, au risque de créer des déséquilibres régionaux dont l'Europe porte ensuite le poids ?
Concernant la question de la rupture des Talibans avec le terrorisme, je répondrai en distinguant l'État islamique et Al-Qaïda. Il n'existe pas de passerelle entre les Talibans et l'EI. Chacune de ces deux organisations aspire à monopoliser l'insurrection. En revanche, Al-Qaïda n'a pas d'objectifs en Afghanistan et ne fait pas d'ombre aux Talibans. Al-Qaïda est resté sur une ligne d'allégeance aux Talibans. C'est une des choses qui a été reprochée à cette organisation par les fondateurs de l'État islamique. Il sera difficile de vérifier que les Talibans ne donnent pas, au moins passivement, un sanctuaire à Al-Qaïda en Afghanistan.
Faire du contre-terrorisme en Afghanistan est illusoire. Nous ne disposons d'aucun moyen de contrôle. Nous ne nous sommes pas donné les moyens de faire pression sur les Talibans. Toutefois, ceux-ci souhaitent être reconnus comme un État au niveau international, représentés à l'ONU etc. C'est là que nous avons peut-être un levier qu'il faudra employer avec habileté.
Les Talibans ont été les seuls, historiquement, à mener un programme d'éradication de la culture du pavot en Afghanistan. Un nouveau programme de ce type est possible. Il faudra toutefois veiller à l'accompagnement social d'un tel programme et à la reconversion des terres.
Avons-nous des cartes à jouer en Afghanistan ? La coopération est un levier d'action si elle demeure contrôlable : en zone urbaine par exemple, ou avec les élites afghanes qui sont des relais d'influence potentiels. Le renseignement, notamment dans les zones tribales, est également un outil essentiel à la défense de nos intérêts. Enfin, nous pouvons essayer de jouer dans les négociations un rôle de facilitateur, de porter la parole des groupes à risque. Nous devons réintroduire dans la négociation des éléments qui concernent la vie concrète de la société afghane. Nos marges de manoeuvre sont réduites.
M. Ladislas Poniatowski. - J'ai récemment rencontré un ancien ministre des affaires étrangères d'Afghanistan. Je l'ai trouvé optimiste sur la constitution d'un gouvernement provisoire, dans lequel tout le monde serait représenté y compris le gouvernement actuel, les Talibans et des représentants de régions.
Le Pakistan, pays de 200 millions de musulmans, n'était pas effrayé par un Afghanistan peuplé de 10 millions d'habitants. Un Afghanistan de 35 millions d'habitants suscite en revanche un jeu beaucoup plus surprenant notamment vis-à-vis de la Chine. Le Pakistan a récemment obtenu une aide financière importante de l'Arabie Saoudite. Il est incité par les Américains à faire pression sur les Talibans pour que ceux-ci viennent siéger à la table des négociations. Le Pakistan joue un jeu compliqué. Il est sensible aux pressions financières. L'Afghanistan n'est pour lui qu'un terrain de jeu parmi d'autres.
M. Yannick Vaugrenard. - Une armée doit avoir un comportement conforme à l'idéologie qu'elle prétend défendre. Nous sommes actuellement confrontés aux dangers d'une privatisation du conflit. La situation est, me semble-t-il, cataclysmique. L'obscurantisme a gagné. Constater que l'islam conservateur est un point d'équilibre fait froid dans le dos. Si c'est le cas, cela veut dire que l'échec est absolu.
Vous nous avez indiqué que 1 500 milliards d'euros avaient été investis en Afghanistan mais Kaboul ne dispose toujours pas d'égouts... Dans ce type de conflit, n'est-il pas indispensable qu'il y ait, parallèlement à l'intervention militaire, une intervention économique aussi importante ?
Mme Gisèle Jourda. - En 2002, vous aviez publié des articles dans le Monde diplomatique, appelant la communauté internationale à pousser l'Afghanistan vers la modernité. Vous évoquiez la situation des femmes. Certes, on peut compter sur les Talibans pour éradiquer la culture du pavot, mais je ne voudrais pas qu'il y ait aussi éradication des droits des femmes et du droit à l'éducation. La question des femmes ne doit pas être accolée à celle des minorités. Les femmes ne sont pas une minorité. Je ne sais pas quel enfer se dessine avec l'arrivée des Talibans, se présentant comme un gouvernement en exil. Mais j'ai le sang qui se glace quand j'entends que les Talibans souhaiteraient siéger à l'ONU. Quelle est la situation réelle des femmes aujourd'hui en Afghanistan ? Ont-elles une place en politique ? Que peut-on faire dans la perspective de la reconstruction de ce pays ? Quels réseaux d'influence peut-on solliciter ?
M. Pierre Laurent. - Quel est l'état des forces en présence, hormis les Talibans ? Quelles sont les autres acteurs politiques ou sociaux qui pèsent dans la situation afghane aujourd'hui ?
M. Gilles Dorronsoro.- Je ne serai pas aussi optimiste sur la formation d'un gouvernement provisoire. Pour l'instant, nous ne savons pas comment vont se positionner les grandes puissances régionales. Pour autant, est-ce que ces puissances régionales sont en mesure de bloquer le jeu afghan ? On ne peut pas le savoir pour le moment.
Par rapport au succès de la stratégie pakistanaise, c'est certain, le Pakistan a atteint ses objectifs. Mais à moyen terme, les Afghans ne souhaitent pas devenir une province pakistanaise. L'arrogance des élites pakistanaises vis-à-vis de l'Afghanistan entraîne chez les Afghans une réaction de rejet, y compris chez les Talibans. Du reste, il n'est pas exclu que les Talibans souhaitent travailler en partie avec d'autres que les Pakistanais à l'avenir. Le Pakistan n'est pas en mesure de contrôler l'Afghanistan. Il y aura donc peut-être une possibilité de remettre en question cette alliance entre le Pakistan et les Talibans qui ne nous est pas favorable.
Quant au bilan final de l'intervention occidentale en Afghanistan, il me semble que l'on peut dire effectivement que l'obscurantisme a gagné dans ce pays.
Le point essentiel, c'est l'État. En effet, l'intervention des occidentaux n'était pas centrée sur l'État. Par conséquent, l'intervention économique en Afghanistan, qui a été très importante, a été d'une certaine façon contre-productive car elle ne venait pas construire ou renforcer les structures étatiques. À côté d'un discours officiel qui prônait la reconstruction des ministères et de l'appareil étatique afghan, les décisions notamment économiques se prenaient dans des circuits parallèles qui affaiblissaient le fonctionnement normal de l'État. Les Occidentaux ont eu une stratégie anti-étatique en Afghanistan, et la grande force des Talibans a été de se poser comme représentants un pouvoir de nature étatique, ce qui était attendu par la population. Dans les zones sous contrôle taliban, il y a des règles, il y a des jugements et en contraste avec l'anarchie qui semblait régner dans les zones sous contrôle occidental, les Talibans sont apparus comme un pouvoir certes ultra-conservateur, mais ordonné. En Afghanistan, la clé c'est l'État. Or les Talibans proposent un modèle étatique et les Occidentaux, eux, n'ont pas été capables de proposer un modèle étatique crédible. Au contraire, les Occidentaux ont même plutôt déstructuré tout ce qui pouvait ressembler à un Etat.
Quant aux droits des femmes, il y a une difficulté qui tient au fait que le corps des femmes devient un champ de bataille politique. Or, plus nous politisons la question des femmes, certes avec de bonnes raisons de le faire, plus cela conduit à faire de la question des femmes un élément de différenciation politique.
Il y a par exemple une mise en avant de la lapidation comme châtiment, alors même que ce n'est pas forcément la peine que préconisent le plus volontiers les juges. Mais cette mise en avant est une façon pour les Talibans d'affirmer que dans leur pays, ils ont la capacité d'appliquer littéralement le Coran.
La volonté occidentale de défendre les droits des femmes s'est heurtée d'une part à l'opposition des grandes familles religieuses, mais aussi, d'autre part, au fait qu'il s'agissait aussi là d'un des axes idéologiques de l'occupant soviétique. C'est un élément important de la difficulté : aujourd'hui, parler du droit des femmes en Afghanistan, cela rappelle à la fois l'occupant soviétique et l'occupant américain. Donc ce n'est pas facile d'en parler, même s'il faut le faire. Nous nous sommes mis dans une situation où, alors que nous voulons défendre les droits des femmes, on nous renvoie à notre occidentalité et à nos actions passées dans le pays.
Quant à la dernière question sur l'état des forces en présence, aujourd'hui le jeu est polarisé entre les Talibans, qui sont le seul groupe qui compte et avec qui il faut négocier, et le gouvernement afghan, avec ses divisions. Il n'y a plus rien entre les deux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition du général Olivier Bonnet de Paillerets, commandant de la cyberdéfense
M. Cédric Perrin, président. - Nous poursuivons nos travaux par une audition au coeur de l'actualité, celle du général Olivier Bonnet de Paillerets, Commandant de la cyberdéfense.
Le 18 janvier dernier, la ministre des armées, Mme Florence Parly, a présenté la stratégie de cyberdéfense des armées. Cette stratégie explicite le positionnement de nos Armées dans ce nouvel espace de conflictualité, le cyberespace, où les menaces contre nos intérêts fondamentaux se développent. Cette stratégie expose aussi plusieurs évolutions majeures. D'abord, la redéfinition de la lutte informatique défensive pour protéger « de bout en bout » non seulement le ministère, les armées et services mais aussi une chaîne englobant les industries de défense et leurs sous-traitants, afin de prendre en compte la cybersécurité dès la conception des outils de défense, ensuite la mise en place d'une posture permanente de cyberdéfense, enfin la publication d'une doctrine d'emploi des capacités de lutte informatique offensive.
Nous sommes très heureux de pouvoir avec vous prendre mieux conscience des menaces, et surtout des réponses que le commandement Cyber des Armées y apporte : avec quels modes d'actions, selon quelles procédures d'engagement ?
Les moyens prévus par la LPM sont-ils suffisants et surtout pourront-ils être mobilisés selon le calendrier prévu : on connait bien les tensions sur les ressources humaines dans ce domaine, ce qui est un sujet majeur.
Comment vous articulez-vous avec les services de renseignement ? Je vous laisse la parole.
Général Olivier Bonnet de Paillerets, Commandant de la cyberdéfense - Je vous remercie de me permettre de témoigner sur cet espace de confrontation qui est en évolution continue, et sur lequel je ne suis pas sûr d'avoir toutes les réponses. Comment à partir d'une analyse de la menace du ministère des armées avons-nous tenté de répondre au défi d'un changement de nature en termes de menace ?
Si je devais synthétiser ces menaces qui sont très en phase avec ce que voit l'ANSSI dans son périmètre de responsabilité, statistiquement ce qui touche le plus le ministère des armées, c'est évidemment la cybercriminalité. Sur les 700 incidents constatés en 2017 et probablement près de 800 en 2018, la majorité sont soit des problèmes d'hygiène, soit de la cybercriminalité. Qu'est ce qui se cache sous ce terme ? D'abord, des tentatives de faire fuir de la donnée pour la revendre sur Internet. Ensuite, une tentative d'enrôler des serveurs du ministère pour les utiliser dans des architectures d'attaque vers d'autres pays. Enfin, de l'extorsion de fonds par du cryptolocking en vue d'obtenir une rançon pour déverrouiller les ordinateurs .Statistiquement, c'est la menace la plus quotidienne.
Celles qui mobilisent le plus, ce sont des menaces des États parce que, derrière, il y a des architectures avec une complexité extraordinaire qui nécessite de mettre en face des ressources nombreuses, pluridisciplinaires pour comprendre à la fois le périmètre visé par l'attaquant mais aussi l'origine de l'attaque. L'année dernière, on a constaté une dizaine d'attaques de ce type contre les intérêts du ministère et ses réseaux, y compris opérationnels. Le ministère n'a pas constaté comme pour l'attaque de TV5 Monde de tentative de sabotage contre ses réseaux. Pour autant, c'est le scénario le plus inquiétant et qui est dans ma première préoccupation.
Si je devais y mettre des tendances. La première tendance est l'accessibilité des outils d'attaque, en raison de leur prolifération sur internet, ce qui abaisse le coût de l'investissement de départ et rend, de fait, le nombre d'attaquants toujours plus important. La deuxième tendance est que les attaquants les plus expérimentés, notamment ceux qui sont sponsorisés directement ou indirectement par les Etats, ont compris que, si le ministère des armées se sécurisait de plus en plus, il fallait toucher les maillons faibles et que ceux-ci se trouvaient dans l'écosystème, en particulier industriel du ministère des armées ; quand on veut toucher un système d'armes, il est plus facile de toucher toute la sous-traitance de ce système d'armes que le système lui-même. Troisième tendance, la démystification de l'usage du cyber, que ce soit à des fins de sabotage ou de désinformation par des Etats qui l'assument comme une arme de déstabilisation ou de désorganisation massive à part entière.
Derrière ces tendances, il y a un changement de nature qui fait qu'aujourd'hui les Etats démocratiques réfléchissent à des changements de stratégie et d'organisation pour répondre à ces défis. Il y en a trois. Le caractère massif de l'information, son instantanéité et les difficultés d'attribution ont mis les organisations face à une pression tout à fait nouvelle. Les stratégies tant française, qu'allemande ou britannique ont cherché à réévaluer cette menace et la façon d'y répondre.
La stratégie nationale française a organisé sa réponse autour de quatre piliers : un pilier de prévention avec une gouvernance ANSSI-SGDSN-Premier ministre, un pilier renseignement nécessaire pour la caractérisation et l'attribution d'une attaque, un troisième pilier « action judicaire » et un quatrième pilier « action militaire » qui démontrait deux singularités. La première, c'est que le ministère des armées devait avoir une organisation spécifique en délégation de l'ANSSI parce qu'il était en opérations, parce qu'il avait des réseaux opérationnels et d'autres avec des enjeux très critiques. La seconde parce que les armées devaient assumer le cyber comme une arme d'opportunité et d'emploi dont le ministère devait encadrer l'intégration.
Cette stratégie nationale formulait également une centaine de recommandations sur la façon dont on acculture les sociétés, comment on monte en puissance les administrations, comment on dirige les investissements de l'Etat et surtout comment on coordonne les administrations face au défi de ces attaques. A été créé un centre de coordination de la crise cyber (C4) au niveau du SGDSN, piloté par l'ANSSI qui, avec les ministères concernés et les services de renseignement, permet d'échanger l'analyse des menaces quand l'Etat est attaqué par des actions cyber d'une certaine ampleur et de voir comment on y réagit et comment on encadre l'escalade ou la désescalade avec un Etat qui se trouverait derrière ces attaques.
Concernant le ministère des armées, il a été doté d'un commandement de la cyber organisé autour d'un trépied : une mission normative de cybersécurité et de prévention, une mission coeur de cyberdéfense à l'échelle du ministère et une mission d'action numérique, appelée désormais de lutte informatique offensive, qui permet au commandant de la cyber d'engager des moyens offensifs en combinaison des autres armes sur les théâtres d'opérations extérieurs.
Ce commandement de la cyberdéfense s'articule autour de deux grands axes de progrès.
Le premier est la prise en compte de la vulnérabilité que constitue la numérisation. Il fallait qu'il partage sur l'ensemble des organisations et à tous les niveaux de responsabilité la maîtrise de risque cyber. Quand vous êtes pilote de chasse et que vous avez une attaque sur votre avion, ce n'est pas au commandant de la cyberdéfense de dire si l'on continue la mission ou pas, c'est au pilote de le dire, de l'assumer et de comprendre les conséquences de l'attaque sur sa mission. Ceci est vrai pour un système d'arme, c'est vrai pour un système de systèmes, pour un commandement opérationnel ou organique. Comment faire en sorte que les armées et les services, la direction générale de l'armement, le secrétariat général de l'administration, et le cabinet du ministre aient des organisations qui assument la prise en compte de ce risque cyber. C'est ce qui a été soclé dans l'instruction ministérielle signée par la ministre des armées : organiser une maitrise des risques cyber de façon à ce que le ministère mature, quelle que soit l'organisation, dans l'appréhension de ce nouveau risque.
Le commandement de la cyberdéfense a la responsabilité d'aider à cette maturation et de superviser l'ensemble de ces chaînes. Quand un système d'armes de l'armée de l'air est touché, par exemple un hélicoptère, je dois m'assurer que le même hélicoptère employé par l'armée de terre n'est pas touché. La mission du commandement est ainsi de s'assurer que, quel que soit le réseau du ministère, il n'y ait pas d'effet de contagion et que la ministre puisse organiser une réponse si nécessaire.
Il y a un autre enjeu : le commandement cyber doit s'assurer, avec l'ANSSI, que l'interaction avec la « supply chain » du système d'armes est elle-même sécurisée. C'est la « sécurité de bout en bout ». Enfin, le commandement cyber ne peut pas agir seul : chaque attaque a une dimension internationale et quand le ministère des armées français est touché, d'autres en Europe le sont. Pour une réponse et une anticipation collégiale, il faut des partenaires forts, ce que l'on a du mal construire.
Mais le cyberespace est aussi un espace d'opportunités. Les armées françaises doivent assumer cette arme nouvelle qui a des contraintes comme n'importe quelle arme conventionnelle. Il faut la démystifier, c'est-à-dire l'intégrer et en assumer l'emploi sans laisser croire qu'elle puisse tout résoudre. Elle ne trouve en effet sa pleine capacité que combinée avec les autres effets. Démystifier, c'est aussi encadrer. Des éléments ont été publiés, mais la doctrine du chef d'état-major des armées est bien évidemment classifiée. Cette doctrine était nécessaire pour décrire les schémas de décision opérationnels, les contraintes d'emploi et l'encadrement dans lequel on voulait concevoir et planifier les opérations. Enfin, cette doctrine sera utilisée pour former les officiers dans les structures de planification et de conduite, afin que cette arme puisse être intégrée dès le départ à la conduite des opérations sur les théâtres d'opérations extérieurs.
Il faut en outre que la DGA, de la conception jusqu'à la mise à disposition, intègre ces nouveaux outils qui seront mis en oeuvre au niveau tactique sur les théâtres d'opérations.
On ne pourra arriver au niveau des ambitions fixées que si l'on surmonte deux obstacles : l'intégration des innovations qui sont extérieures au ministère des armées ; il s'agit de savoir comment mettre les industriels directement dans les organisations. Deuxième obstacle : il faut rationaliser ces compétences rares entre entreprises et administration par des parcours croisés, des formations, etc.
M. René Danesi. - J'ai travaillé l'année dernière sur un rapport de la commission des affaires européennes sur la cybersécurité. Il pointe certaines difficultés dans le monde civil : pas assez d'étudiants, de main d'oeuvre, turn-over élevé...Sont-ce les mêmes difficultés pour le monde militaire ? Sur les 27 pays de l'Union européenne, seuls deux sont au niveau opérationnel de la France : le Royaume-Uni et l'Allemagne. Envisagez-vous des coopérations renforcées avec les armées de ces deux pays ?
M. Joël Guerriau. - Nous sommes de plus en plus dépendants du cyber. Sommes-nous opérationnels pour lancer des cyberripostes contre des États commanditaires ? Y-a-t-il eu une réponse à l'attaque contre TV5 Monde en 2015 par le cybercalifat, proche de Daech ? Est-ce que nos satellites sont parfaitement protégés contre les cyberattaques ?
M. Olivier Cigolotti. - En matière de doctrine, existe-t-il un schéma de classement des attaques permettant d'adapter la réponse au niveau et à la gravité de l'attaque ? Beaucoup envisagent une Europe de la défense, est-il raisonnable d'envisager une Europe de la cyberdéfense, ce qui obligerait à partager un certain nombre d'informations ?
Mme Gisèle Jourda. - Faut-il se méfier de Huawei ? Cette firme va équiper les DS7 Crossback, dont de nombreux exemplaires sont acquis par l'Etat et les collectivités territoriales, beaucoup étant destinés à des parlementaires ou à des responsables administratifs. Ceci va-t-il permettre à cette firme de suivre et d'écouter ces personnes ? Dans le cadre de la discussion de la loi Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE), un amendement a été déposé qui accroît les pouvoirs de l'ANSSI pour lutter contre ce genre de problèmes. Ce dispositif vous paraît-il suffisant ?
M. Jacques Le Nay. - Le 14 janvier, à l'initiative de cyber Orange, six grands groupes, Orange, EDF, TOTAL, Naval Group, la SNCF, Sanofi se sont alliés pour promouvoir un écosystème de cyberdéfense et le partage de leurs expériences. Comment va se faire la coopération avec ces grands groupes, notamment la présentation d'un catalogue de solutions innovantes ? En matière de coopération européenne, la cyberdéfense est un domaine de coopération, mais comment le dilemme entre autonomie stratégique et souveraineté va-t-il pouvoir être transcendé ?
Général Olivier Bonnet de Paillerets.- Tout d'abord sur la problématique du partenariat avec l'Union européenne, nous faisons face à une difficulté aujourd'hui, que vous avez rappelée : peu de pays sont aujourd'hui à maturité tant conceptuelle qu'opérationnelle pour permettre un échange en profondeur sur ce problème de sécurité qui pose également des questions de souveraineté. Je suis pour ma part convaincu que nous ne devons pas perdre de temps, nous avons mis beaucoup de temps sur le contre-terrorisme à pousser l'idée qu'il faut partager de la donnée, nous n'avons pas le temps en cyberdéfense d'hésiter ainsi. Nous ne pouvons pas aujourd'hui anticiper une attaque sur Internet si nous ne travaillons pas efficacement avec nos partenaires. Or nous ne pouvons le faire, y compris lorsque l'attaque est en cours, si nous n'avons pas développé une « intimité » technique, qu'on appelle l'interopérabilité, une confiance, qui vous permet de faire en temps réel de l'échange de données au plus bas niveau de la couche de données.
L'Allemagne a créé une organisation cyber avec beaucoup d'investissement et 15 000 hommes qui est assez différente de l'idée française tout en étant très compatible. Les militaires allemands sont eux-mêmes dans des réflexes très otaniens avant d'envisager une coopération bilatérale avec la France. S'il y a un message à porter dans ce domaine, c'est que votre coopération parlementaire avec nos partenaires allemands pourrait permettre de faire prendre conscience de la nécessité de développer une coopération bilatérale dans ce domaine. Il est évident qu'il y a une question de souveraineté. Il me semble que nous pouvons envisager une souveraineté partagée sur ces sujets avec des équipements que nous développerions en commun afin de faire des échanges de données en temps réel. Il faut dépasser l'égocentrisme de certains et d'une certaine façon le code otanien. Je me sens un peu seul sur cette position, je ne vous le cache pas.
Les Britanniques n'ont pas le même problème, ils sont assez en avance en termes de maturité opérationnelle et technique. Comme l'ANSI, nous avons un bon partenariat avec eux. Toutefois aujourd'hui la position qu'ils adapteront vis-à-vis de la France en matière de sécurité collective n'est pas encore clairement définie dans le contexte du Brexit. Nous militons pour la création d'un pilier cyber en Europe et le partenariat avec la France doit permettre de créer un équilibre face à l'hyper complémentarité anglaise avec les Américains.
On ne peut pas aujourd'hui envisager la cyber dans les enceintes multilatérales. Il faut privilégier une approche pragmatique en créant d'abord des noyaux durs qui permettent d'arriver à une gestion collective du risque cyber, ensuite seulement une gestion au niveau multilatéral, au sein de l'Union européenne, pourrait être envisagée. Certains pays me donnent de l'espoir. Je citais l'Estonie qui a une vraie maturité et a adopté une organisation un peu semblable à la nôtre il y a quelques mois. Il me semble que nous pouvons également développer un partenariat avec l'Espagne qui a construit une organisation certes en attente d'investissements mais prometteuse. Quoi qu'il en soit, je ne pourrai pas répondre à ce défi seul, c'est une certitude. La démarche militaire doit être accompagnée d'une démarche politique pour casser les codes et les réflexes en matière de souveraineté cyber et de sécurité collective.
En matière de doctrine et de riposte, la lutte informatique offensive répond à deux enjeux, l'un stratégique et l'autre tactique. D'une part, le niveau stratégique correspond au fait que le chef d'état-major des armées puisse proposer des options lorsque l'on est engagé dans une escalade, comme la diplomatie peut proposer des options, comme on peut proposer des options en matière de sanctions économiques. L'option militaire peut être une option de riposte de l'État et la composante cyber peut être une option dans l'option militaire. Mais ce n'est qu'une option parmi d'autres possibilités. D'autre part, le niveau tactique soulève la question de la possibilité pour nos équipements de nous donner une supériorité opérationnelle sur les réseaux numérisés de l'adversaire. C'est ce que prévoit la doctrine.
Je n'ai pas eu d'information sur une réponse à l'attaque de TV5. Je pense que nous n'étions pas en maturité pour pouvoir le faire. De plus une réponse ne s'organise que lorsque l'on sait à qui attribuer l'attaque. C'est pour ça que comme la notion de seuil, la notion d'attribution est clé en matière d'escalade et de désescalade. L'attribution relève d'un faisceau d'indices que les services de renseignement, parce qu'ils connaissent l'intimité de l'attaquant, vont pouvoir consolider. Les pouvoirs publics peuvent alors décider d'attribuer ou non l'attaque et choisir de le faire d'ailleurs publiquement non. On peut alors s'engager dans des mécanismes de désescalade d'État à État et apprécier si cela suffit ou dans le cas contraire rendre l'attribution publique. Dans tous les cas, il s'agit d'un choix politique de riposte basée sur l'attribution.
S'agissant des satellites, qui sont de plus en plus des noeuds de communication critiques pour les armées projetées à l'extérieur, la DGA a intégré depuis longtemps des mécanismes de cyberdéfense et de cybersécurité des composants. La question qui se pose désormais concerne l'hyper connexion. Un satellite est connecté à un segment sol et va envoyer des informations à une partie des opérateurs sur les théâtres sur lesquels nous sommes engagés mais aussi à des opérateurs centraux tels que la DIRISI ou le ministère des armées. Le sujet n'est plus tellement la sécurité des composants du satellite mais comment défendre l'hyper connectivité de bout en bout. C'est tout le défi de la cyberdéfense du ministère qui nécessite une fédération de l'ensemble des chaînes de cyberdéfense du ministère et une supervision par le COMcyber pour appréhender la « défendabilité » de l'hyper connectivité de nos systèmes.
S'agissant des partenariats avec les grands groupes, nous avançons dans plusieurs directions. Premièrement nous mettons en oeuvre avec la DGA une réflexion sur les moyens de les aider. Deuxièmement, j'ai noué un contact avec ces industriels pour envisager les moyens qu'ils avaient de m'aider à anticiper les menaces sur le ministère des armées, et en particulier, lors des projections sur les théâtres extérieurs. De même, nous avons évoqué l'expertise et la formation sans doute plus pointues dont il dispose et les moyens de les intégrer dans la formation militaire. Enfin, nous réfléchissons à la possibilité d'organiser des parcours qui permettent, par des primes notamment, qu'un jeune puisse servir le ministère des armées pendant six à sept ans, puis poursuivre son parcours professionnel dans le privé, avant de revenir à des postes d'encadrement dans les organisations opérationnelles des armées. L'organisation de ces parcours me semble nécessaire en réponse au manque d'expertise que nous connaissons aujourd'hui et que nous vivrons dans les cinq ans à venir.
Comme nous manquons d'expertise, nous cherchons à évaluer les compétences cyber des jeunes présents dans le réservoir du ministère des armées afin de pouvoir les reformer et les réorienter. Nous avons lancé des enquêtes pour évaluer le niveau de technicité des personnels partout dans les armées. Nous travaillons également à créer des formations qui permettent ces transformations de métier.
Sur Huawei, je suis au-delà de mon champ de compétence. C'est un sujet qui concerne l'ANSI qui travaille à répondre aux défis de la 5G, de l'acceptation de ses composants ou équipements. Le ministère des armées s'est également lancé dans une possible politique de traçabilité. Il me semble que l'État français répondra dans quelques semaines à toutes les questions que vous vous posez.
M. Jean-Marie Bockel. - Mon général, que de chemin parcouru depuis le travail effectué pour la commission il y a six ans et demi sur le sujet. En vous écoutant, nous prenons conscience de notre montée en puissance, souvent nous regrettons nos échecs et nos faiblesses, mais dans ce domaine nous sommes au niveau. En France nous parlons toujours de cyberdéfense car la loi de programmation militaire est le véhicule législatif utilisé pour traiter de ce sujet. Le développement de l'ANSI n'a pas réellement changé cela. Cela permet de vous questionner sur notre capacité offensive. À l'époque nous osions à peine l'évoquer. Lors de la préparation du rapport, j'avais souligné l'intérêt qu'il y ait une doctrine d'emploi. Aujourd'hui nous en parlons franchement, c'est un domaine dans lequel nous assumons notre capacité de faire. C'est d'ailleurs aussi une forme de dissuasion. La dissuasion nucléaire est faite pour que l'arme nucléaire ne serve pas. La dissuasion cyber est faite pour qu'on s'en serve de temps en temps pour montrer que nous en sommes capables.
M. Ronan Le Gleut. - La matière cyber nécessite une agilité intellectuelle, proposer des définitions dans un monde de technologie mouvante. Les doctrines doivent être de fait évolutives. Le COMcyber s'inscrit dans un dispositif national aux côtés de l'ANSSI, de la DGSE, de la DGSI et de la DRM. Avez-vous pu définir les frontières d'une matière aussi stratégique et indispensable pour la sécurité des Français que le renseignement cyber. Beaucoup semblent investir cette fonction en France mais est-ce formalisé dans une doctrine comme a pu l'être la lutte informatique offensive pour éviter les doublons et garantir une réelle efficacité opérationnelle ?
M. Yannick Vaugrenard. - Imaginons une crise majeure, l'ensemble de l'économie est bloquée, les foyers français ne peuvent plus être approvisionnés en électricité et en gaz, vous avez identifié l'origine de l'attaque. Quelle est à ce moment-là la riposte opérationnelle ?
Mme Hélène Conway-Mouret. - Aujourd'hui, du fait de l'interconnexion des systèmes, une cyberattaque peut gravement déstabiliser un État en paralysant son système bancaire ou en interférant dans le résultat d'une élection. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) peut-il prévenir ces attaques ? Les acteurs français travaillent-ils en silos ou partagent-ils leurs renseignements afin d'apporter une réponse coordonnée, destinée à protéger notre pays ?
M. Michel Boutant. - Les services de renseignement sont confrontés à des difficultés de recrutement tant le vivier de candidats est restreint. Votre service rencontre-t-il le même écueil ? Le cas échéant, comment pensez-vous le surmonter ?
M. Olivier Cadic. - À quelle date le pôle rennais du ComCyber va-t-il investir ses nouveaux locaux ?
J'ai assisté au discours très volontariste de la ministre des armées dans lequel était présentée la doctrine militaire cyberoffensive. Pourquoi l'avoir rendue publique ? Avez-vous eu l'occasion de la mettre en oeuvre ?
Enfin, j'ai visité le ComCyber israélien situé à Beer-Sheva. Tout un écosystème a été créé autour de lui, regroupant des entreprises, une université et l'agence homologue de l'ANSSI. Est-il envisageable de créer un environnement similaire à Rennes ? À Beer-Sheva, des étudiants peuvent également proposer des solutions innovantes au ComCyber, par exemple à partir de montres connectées ; allez-vous associer les universités rennaises dans vos travaux ?
M. Pascal Allizard. - Dans le cadre de mes fonctions à l'OSCE, j'ai récemment participé à des réunions consacrées à la cyberdéfense, dont il en ressort qu'Israël est l'un des pays en pointe dans ce domaine ; qu'en pensez-vous ? La France a-t-elle noué une coopération avec les Israéliens en la matière ?
M. Pierre Laurent. - N'y a-t-il pas un risque de banalisation des doctrines offensives dans le domaine de la cyberdéfense ? Parallèlement à l'augmentation des moyens alloués aux armées à cette fin, faudrait-il envisager la signature d'instruments politiques visant à réguler les doctrines offensives ?
N'y a-t-il pas, en outre, un risque de privatisation de la défense plus important dans ce secteur ? L'emploi de la force est une mission régalienne, et c'est heureux. Mais qu'en est-il dans le domaine cyber ?
Général Olivier Bonnet de Paillerets. - La question de la privatisation tourne autour du concept de hack back : doit-on permettre aux entreprises de se doter de capacités offensives ? Considérant qu'il s'agit en l'espèce d'une mission régalienne, la position française, rappelée dans la revue stratégique de cyberdéfense, est restrictive en la matière contrairement aux positions anglo-saxonnes. Il existe toutefois une « zone grise » ; mais où faut-il positionner le curseur ? Doit-on autoriser les entreprises à scanner leurs réseaux en cas d'attaque ou à riposter ? Sur ce point, je pense que notre pays restera ferme sur sa doctrine.
S'agissant de la compatibilité entre la doctrine française et la pacification du cyberespace, des initiatives ont été prises par le président de la République au travers de l'Appel de Paris qui vise à responsabiliser les acteurs privés et à relancer des négociations multilatérales pour modifier le droit international dans ce domaine. Notre doctrine encadre la conception, la mise en oeuvre et l'utilisation des outils, réservés aux théâtres d'opérations extérieures pour conserver la supériorité technique et opérationnelle de nos forces armées. Le chef d'état-major des armées a donc décidé d'encadrer cette arme, nécessaire à l'engagement de nos armées. La revue stratégique de cyberdéfense rappelle sa vocation défensive : notre pays n'investit pas ce domaine pour déstabiliser des États, mais pour bien riposter suivant la sévérité de la crise. À cet égard, l'instruction du ministère des armées énumère douze niveaux de crise et des réponses adaptées.
La cyberdéfense est un cycle : il faut savoir anticiper ou détecter les attaques, les caractériser, puis les attribuer pour finalement réagir. La revue stratégique de cyberdéfense a organisé les responsabilités de chaque acteur : les services de renseignement, le ComCyber et l'ANSSI sont chargés d'anticiper les attaques ; la détection et la caractérisation sont de la responsabilité de chaque entité - le ComCyber s'agissant du ministère des armées, aux côtés de la DGSE et la DRSD qui ont leur propre système de détection ; l'attribution nécessite quant à elle une bonne connaissance de l'attaquant, ce qui relève de la compétence des services de renseignement, en particulier la DGSE et la DGSI. La cyberdéfense exige, par principe, une séparation des capacités offensives et défensives, ainsi que des interactions continues entre ses différents intervenants.
La ministre des armées et le chef d'état-major des armées ont communiqué sur les capacités coercitives de la France dans le cyberespace car la France assume sa doctrine - dont peu d'États sont dotés - et souhaite montrer qu'elle est vertueuse en la matière.
Le pôle de Rennes vise à déconcentrer le ComCyber au sein d'un écosystème universitaire et industriel, à proximité de la Direction générale de l'armement (DGA), pour entreprendre des innovations. Nous réfléchissons par exemple à la mise en place d'une zone de stockage des données du ministère des armées, qui serait accessible aux industriels pour leur permettre de développer leurs équipements. Par ailleurs, il me semble indispensable de repenser les formations continues ; l'écosystème rennais devrait permettre à mes cybercombattants de maintenir leurs connaissances à jour. Nous collaborons actuellement avec des universités, y compris dans le domaine de la recherche (datasphère, etc.), pour avoir une vision de la cyberdéfense plus large que sa seule dimension technique.
S'agissant des problématiques RH, nous avons aujourd'hui une population qui vient du secteur des systèmes d'information et non pas des secteurs de la sécurité des réseaux et de la cyberdéfense. Or la cyberdéfense, c'est un nouveau métier. L'enjeu est de faire passer les personnels d'un environnement à l'autre, et cela ne pourra se faire qu'avec l'extérieur, en renforçant notamment les parcours de formation continue.
Sur la question relative au partenariat avec Israël. Israël, nous le savons, a un système complétement mobilisé sur les enjeux cyber, défensifs et offensifs, avec des technologies de pointe et un emploi décomplexé. Toute la question, dans le cadre de ce partenariat, est de ne pas le subir, et d'en garder le contrôle.
Enfin sur nos capacités de défense globales, je suis optimiste. La Revue stratégique de cyberdéfense a créé des structures et des principes qui permettent de réunir les différents acteurs autour d'une vision globale. La C4, au sein du SGDSN, fonctionne très bien et permet une réponse opérationnelle de l'État ainsi qu'une bonne connaissance des efforts à fournir. Nous avons aujourd'hui des mécanismes permettant une vraie réponse.
M. Cédric Perrin, président. - Sur le recrutement, il est vrai qu'il y a un réel manque de connaissances de ces nouveaux métiers, surtout chez les lycéens en cette période de réforme du bac. Pour les armées, le cyber peut-être un vrai biais d'attraction et une intéressante passerelle avec le civil.
La réunion est close à 12 h 05.