Mercredi 20 juin 2018
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Emmanuel Besnier, président du conseil de surveillance du groupe Lactalis
Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin une personne qui s'exprime peu mais dont la parole est pourtant très attendue compte tenu du contexte actuel. Permettez-moi ainsi de remercier M. Emmanuel Besnier, président du conseil de surveillance de Lactalis, d'avoir accepté notre invitation à débattre aujourd'hui et ainsi d'honorer la promesse qui avait été faite par M. Nalet il y a quelques semaines.
Monsieur le Président, vous dirigez un groupe leader en Europe sur les marchés laitiers et fromagers qui réalise plus de 18 milliards d'euros de chiffre d'affaires et emploie plus de 15 000 collaborateurs rien qu'en France.
Nous serons bien entendu intéressés par la vision de votre entreprise de son marché et de la façon dont vous progressez et innovez sur celui-ci.
Je sais que les interrogations de mes collègues seront nombreuses. Je souhaite préciser que votre audition ne se limite pas à un recueil de votre avis sur l'affaire de l'usine de Craon mais qu'elle s'inscrit dans un cadre beaucoup plus large en raison de notre actualité législative.
Bien sûr, sur l'usine de Craon, nous avons quelques questions. Nous souhaiterions entendre votre analyse sur la situation de l'usine, plusieurs mois après la découverte de la contamination de laits infantiles par des salmonelles. Nous avons appris la réouverture, à titre expérimental début juin, d'une partie de l'usine. Les conditions sanitaires sont-elles aujourd'hui satisfaisantes pour permettre une telle réouverture ? Quelles ont été les actions entreprises notamment sur l'environnement de production ? Ce sont, vous le savez, des informations très importantes pour notre commission.
Comme vous le savez, notre commission a émis dix-sept propositions afin d'éviter que les erreurs qui ont été commises, tant au niveau de la production que de la distribution, ne se reproduisent. Je serais ravie d'entendre votre avis sur ces recommandations. Certaines d'entre elles sont déjà intégrées dans la loi dite « EGA ».
Enfin, toujours sur l'usine de Craon, nous avons été informés d'un projet de licenciement collectif dans le cadre de la société Lactalis Nutrition Santé. Peut-être pourrez-vous, dans le respect de vos obligations de réserve, nous dire de quoi il s'agit.
Ensuite, il vous est reproché l'absence de publication de vos comptes sociaux. Monsieur Nalet, lors de son audition devant notre commission le 24 janvier dernier, a pris l'engagement de travailler avec notre commission et l'Observatoire de la formation des prix et des marges sur le sujet. Qu'en est-il précisément aujourd'hui ? Je rappelle que le dépôt de ces comptes est une obligation légale pour toute société en France. En tant que parlementaires, nous devons appeler au respect de la loi. Mais, il est intéressant, à quelques semaines de l'examen de la loi Pacte, de recueillir vos motivations et de comprendre les freins que vous manifestez à la publication de vos comptes, qui peuvent relever de la protection de nos entreprises.
Enfin, les sénateurs connaîtront, en séance publique à compter du mardi 26 juin, du projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire qui s'apparente, à plusieurs égards, à un projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur laitier. À quelques jours de cet examen, la commission sera très intéressée de recueillir votre avis d'industriel sur les principales dispositions de ce texte, notamment sur la construction des prix à partir des coûts de revient et sur les relations avec les grandes centrales de distribution. Monsieur le président, vous avez la parole.
M. Emmanuel Besnier, président du conseil de surveillance du groupe Lactalis. -Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je tiens à vous remercier pour votre invitation. Vous avez entendu Michel Nalet le 26 janvier dernier au sujet de notre accident sanitaire sur le site de Craon. Vous lui aviez reproché mon absence. Je pense que c'était pourtant la meilleure personne pour répondre à vos questions sur la crise à ce moment. Ma volonté n'était pas de me soustraire à vos questions.
Je suis particulièrement intéressé à commenter le projet de loi agricole que vous allez examiner ces prochains jours. Lactalis est en effet le premier acheteur de lait en France auprès de plus de 15 000 producteurs dans 73 départements. Nous collectons entre 20 et 25 % du lait en France. Nous sommes aussi le second employeur pour l'agro-alimentaire avec là aussi 15 000 collaborateurs répartis sur tout le territoire Français. Entreprise ayant son siège social à Laval, nous participons aussi largement à l'aménagement du territoire puisque nous opérons à travers 70 sites de production en France, au milieu des campagnes. Nous sommes aussi le premier intervenant pour les AOC laitières et fromagères, les fromages au lait cru et sur les produits laitiers biologiques. Leader mondial des produits laitiers, nous collectons aussi du lait dans une cinquantaine de pays différents et avons une bonne connaissance du secteur laitier au niveau mondial.
S'agissant de Craon, je tiens à préciser qu'il s'agit bien d'un accident. Que toutes nos analyses libératoires sur produits finis étaient conformes. Depuis l'intervention de M. Nalet au Sénat, nous avons identifié l'origine de la contamination qui a eu lieu suite à des travaux au 1er trimestre 2017. Ces travaux sur les structures du bâtiment de la Tour n°1 ont libéré la salmonelle. Des équipements amovibles sur le bas de cette tour, ajoutés uniquement pour produire des petites séries, ont alors été contaminés. La poudre a alors elle-même été contaminée, de manière très sporadique. Nous avons été alertés par les autorités d'une possible contamination le 1er décembre au soir. En fonction des éléments à notre disposition, nous avons retiré les premiers lots dès le 2 décembre. Il est important de dire qu'à partir de cette date, il n'y aura plus aucun cas de bébé malade. Tous les nouveaux cas révélés ultérieurement sont des bébés ayant été malades avant le 2 décembre. Nous avons réalisé par la suite deux autres retraits le 10 décembre, à la suite de l'arrêté ministériel, sur les fabrications de la tour n°1 depuis le 15 février - avec un complément de 5 lots oubliés le 12 décembre - et un dernier retrait le 21 décembre sur les produits de la tour n° 2. Pour ce troisième retrait, à la lumière des éléments en notre possession aujourd'hui, nous pouvons dire que les produits de la tour n°2 n'étaient pas contaminés. Enfin nous avons étendu ce rappel à tous les produits fabriqués à Craon quelle que soit la date, afin de pallier les difficultés rencontrées par nos clients ; et ce, alors que ces produits ne présentaient pas de risque. Au total nous aurons fait un retrait rappel sur plus de 40 millions de boîtes dont plus de 12 millions en France. Tout au long de ces semaines, nous n'avons eu d'autres préoccupations que d'arrêter les conséquences de cet accident pour éviter qu'il n'y ait de nouveaux bébés malades autres que les 38 identifiés par Santé publique France, et 3 à l'étranger. Nous avons effectivement eu l'autorisation pour effectuer des tests sur la poudre adulte le 31 mai dernier. Ceci est une première étape avant le redémarrage de l'activité poudre infantile que j'espère rapide.
Nous avons pris un certain nombre de mesures pour garantir que cela ne se reproduise pas : d'une part, la fermeture définitive de la tour n°1 qui est à l'origine de la contamination en 2005 et en 2017. Nous ne redémarrerons notre activité que dans la Tour n° 2 qui est une tour mise en service en 2013 ; d'autre part, des travaux importants, avec la refonte du zoning, des sas et des protections associées ainsi que les règles d'hygiène sur le site ; ensuite, un plan d'analyse renforcé qui devrait conduire à ce que notre poudre infantile soit probablement la plus analysée en France et enfin, une répartition de nos analyses entre deux laboratoires. Toutes ces mesures ont bien évidemment été présentées et partagées avec les autorités. C'est dans ce cadre uniquement que nous pensons redémarrer.
S'agissant des recommandations de votre commission à la suite de l'accident de Craon, tout ce qui va dans le sens d'une meilleure gestion du risque sanitaire me semble positif. Pour ce qui est de la transmission des auto-contrôles, je voudrais rappeler qu'il faut veiller à ce que l'industriel reste responsable de la mise en marché des produits et faire attention à ne pas transférer ses responsabilités à l'administration. Avec la transmission de ces résultats positifs dans l'environnement des usines, l'administration va être noyée par l'information. Sera-t-elle en mesure de la traiter ? Je pense qu'il est important pour les autorités de rester concentrées sur le plan de maitrise sanitaire (PMS). Bien veiller à ce que l'ensemble des sites industriels français aient un PMS suffisant et adapté à chaque produit pour garantir un risque minimum.
Je suis d'accord avec la commission sur la nécessaire évolution, voire à terme le remplacement du Gencod actuel par un système permettant une meilleure identification des lots. Mais les procédures de retrait ou rappel ne peuvent que rester au niveau des lots. Nous devons donc travailler avec la distribution sur ce sujet.
Il me semble aussi important, comme vous l'avez proposé, de mettre en place une plateforme unique et officielle récapitulant l'ensemble des rappels sur le territoire français pour mieux informer le consommateur.
À la lumière de cette crise j'ai évoqué aussi lors de la commission d'enquête à l'Assemblée nationale un point qui n'a pas de rapport avec la loi agricole mais qui pourrait être discuté à une autre occasion. À savoir, pour la poudre infantile premier âge et vu la fragilité des bébés de moins d'un an, ne serait-il pas opportun d'abaisser le seuil d'alerte par les autorités sanitaires ? Il faut aujourd'hui 8 malades sur une même semaine pour déclencher cette alerte. Ne pourrait-on pas avertir le fabricant à chaque cas pour qu'il puisse investiguer en profondeur ?
Concernant nos comptes, nous sommes une entreprise 100 % familiale et non cotée. Nous n'avons pas de nombreux actionnaires extérieurs qu'il faut informer. C'est pourquoi d'ailleurs beaucoup d'entreprises familiales ne publient pas leurs comptes. La non-publication des comptes est un avantage concurrentiel et une protection de l'entreprise face à des concurrents étrangers qui n'ont pas les mêmes contraintes. Je ne suis pas contre le dépôt des comptes mais contre leur publication. Le Parlement a lui-même reconnu le risque lié à la publication en votant en 2013 la possibilité pour les petites entreprises de déposer leurs comptes et d'opter pour la non-publication afin de maintenir le secret des affaires. Cette bonne disposition pourrait être étendue aux entreprises familiales, car les risques sont les mêmes pour une petite entreprise et une grande. Par ailleurs l'administration fiscale dispose de toutes nos informations comptables. Nous avons régularisé et déposé les comptes du Groupe Lactalis cette année.
J'ai demandé à Michel Nalet de participer activement avec l'Observatoire de la formation des prix et des marges pour déterminer les informations nécessaires à leurs travaux. Lactalis ne peut travailler seul avec l'Observatoire de la formation des prix et des marges. Au sein de de notre filière, la Fédération nationale des industries laitières (FNIL) a engagé un travail pour avoir un questionnaire auquel chaque entreprise pourra répondre. Cette démarche est en cours et il n'y aucune volonté de notre part de blocage de ces travaux.
S'agissant de la loi pour l'équilibre des relations dans le secteur agricole, je crois qu'il faut commencer par expliquer un peu plus le sujet de la fixation du prix du lait. C'est un sujet très complexe qui mériterait beaucoup de temps. Lactalis a beau être un acheteur important, nous ne faisons pas le prix du lait et nous sommes dans un marché européen et mondial concurrentiel. Le marché mondial n'est d'ailleurs pas toujours négatif. Depuis deux ans, c'est l'envolée du prix du beurre au niveau mondial qui a permis la revalorisation du prix du lait et non pas le marché des produits vendus en France en grande distribution.
Il faut savoir que la France est un grand pays laitier et que 50 % du lait produit par les éleveurs français est exporté. Il y a deux types d'entreprises en France : celles qui achètent du lait et ne vendent qu'en France et celles comme Lactalis, et aussi souvent des coopératives, qui depuis longtemps ont accompagné le développement de la production des éleveurs et transforment les excédents laitiers. Sur cette partie du lait exportée, nous sommes soumis à la concurrence européenne et mondiale et il est impossible de se déconnecter du marché qui restera volatil comme pour toute matière première. Si nous voulons continuer de traiter ces volumes à l'avenir, nous ne pourrons pas être en dehors du marché. Notre prix du lait est donc une moyenne entre un prix du lait mieux valorisé pour les produits vendus en France et un prix du lait lié au marché qui n'est pas systématiquement mauvais. Lactalis est toujours montré du doigt, mais si l'on compare le prix du lait de Lactalis avec les coopératives qui font le même métier que nous, nous sommes au-dessus en moyenne annuelle. C'était le cas en 2016, en 2017 et à fin juin 2018. Nous sommes le premier industriel du bio en France, le leader des appellations d'origine contrôlée (AOC) et nous apportons ainsi une bien meilleure valorisation à des milliers de producteurs.
Nous partageons bien évidemment cet objectif d'une meilleure valorisation au producteur du lait mais nous sommes aussi dans un marché concurrentiel. Le projet de loi fait l'impasse sur cette partie de la production exportée qui ne peut être déconnectée du marché et de l'environnement européen.
On ne peut traiter du prix du lait sans se soucier des volumes et de leur évolution future. Ma préoccupation est que le secteur laitier ne devienne pas, comme le poulet ou le porc, un secteur où la France a perdu tout le pan de son activité internationale. De position exportatrice, nous sommes devenus déficitaires. Je ne voudrais pas que 50 % de la production laitière française disparaisse. C'est plus de 30 000 producteurs et encore plus d'emplois dans l'industrie. Attention à ne pas trop rigidifier le système ! On ne connaît que trop bien les résultats d'un excès d'encadrement d'un secteur dans une économie européenne ouverte.
Ce projet de loi traite essentiellement des relations contractuelles entre les acteurs du secteur agricole. En fait, cette partie est à nouveau un texte laitier et laitier privé. Je ne serai donc pas d'accord avec les amendements proposés pour que les coopératives ne rentrent pas dans les dispositions de la loi. Cela serait une distorsion de concurrence forte. Cette loi vise à l'amélioration du prix payé aux producteurs et exclure les coopératives qui sont les moins-disantes me paraît étonnant.
S'agissant des évolutions importantes du texte voté par l'Assemblée nationale, nous sommes d'accord pour renforcer les indicateurs de coût de production qui ne peuvent, toutefois, pas être uniquement imposés par l'interprofession comme cela est indiqué aujourd'hui. Il importe donc de ménager la possibilité pour les producteurs et les industriels de choisir des indicateurs qui leur soient propres. Dans le contrat de vente des industriels aux distributeurs, il est important de prévoir la prise en compte du prix aux producteurs également pour les marques de distributeurs (MDD). Ce n'est pas clair dans le texte actuel. Si ce texte est voté en l'état, nous devrons, pour ce qui nous concerne, nous mettre en conformité au 1er octobre prochain. Pour un groupe comme le nôtre - je veux vous rappeler que sur les 15 000 producteurs de lait avec lesquels nous travaillons au quotidien, environ 60 % des producteurs sont regroupés au sein d'organisations de producteurs (OP) qui sont au nombre de dix-neuf et 40 % des producteurs ont fait le choix depuis 2011 de ne pas adhérer aux OP - les modalités pratiques de ces règles de contractualisation en « marche avant » nous semblent opérationnellement difficiles à mettre en place dans des délais contraints et cela ne posera pas de problèmes uniquement de notre côté. Sachant que nombre de producteurs individuels auront du mal à rédiger un contrat, il faut prévoir la possibilité pour un producteur indépendant de demander à son acheteur de lui proposer un contrat.
Puisque les pénalités prévues sont lourdes, une chose est certaine : nous ne pourrons pas prendre de risque de collecter, si nous n'avons pas de réponse des producteurs dans le cadre des nouvelles dispositions contractuelles. La sanction de 2 % du chiffre d'affaires est disproportionnée et entrainera des positions radicales de la part des acheteurs.
Globalement, ce projet de loi renforce fortement le pouvoir de négociation de l'amont sans vraiment changer celui des industriels face à des clients de plus en plus concentrés. C'est un véritable risque pour l'industrie laitière française, si la répercussion de ces variations de coût à la distribution n'est pas mieux formalisée dans la loi. Je vous remercie de votre attention.
M. Michel Raison, rapporteur du projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous. - Merci pour votre intervention qui a déjà répondu à des questions que je souhaitais vous poser mais je vais m'efforcer de les compléter. Lorsque vous allez établir votre prix après avoir signé un contrat avec un producteur, tiendrez-vous vraiment compte de l'indice du coût de production ? Comme entreprise exportatrice, que pensez-vous de la mise en oeuvre d'un double-prix pour mieux valoriser nos produits, à l'instar de ce qui s'est produit au Canada ? Que va induire, selon vous, l'inversion de la proposition du contrat ? Si 60 % des producteurs de Lactalis sont regroupés en organisations de producteurs, celles-ci sont-elles exclusivement non commerciales ? Enfin, qui facture du lait, vous ou les organisations de producteurs ? Et sur les 40 % des producteurs qui n'appartiennent pas à ces organisations de producteurs, comment allez-vous faire sur le plan de la contractualisation avec eux ?
M. Martial Bourquin. - Monsieur le président, n'auriez-vous pas dû venir nous parler dès le début de cette crise ? Lorsque la tempête survient, le capitaine ne doit-il pas répondre présent ? Votre absence me semble avoir joué un rôle négatif. La bactérie a perduré dans votre usine durant douze ans, ce qui est un temps malheureusement record, et trente-huit nourrissons ont été touchés ! Vous avez présenté vos excuses en rappelant l'exigence de garantir des produits sains pour nourrissons. Aussi, faut-il envisager de vendre les produits pour nourrisson comme des médicaments en pharmacie et avec une surveillance particulière ? Cette question a d'ailleurs motivé la constitution d'une commission d'enquête à l'Assemblée nationale.
M. Alain Duran. - Votre discrétion a été perçue par l'opinion comme une opacité condamnable, surtout pour les familles dont les enfants ont été contaminés. Quelles sont vos relations avec les services de l'État, et notamment avec ceux des trois ministères en relation constante avec votre entreprise ? Comment améliorer la collaboration de votre groupe avec les pouvoirs publics, s'agissant notamment des laboratoires publics lors des phases de contrôle et d'autocontrôle ?
M. Jean-Claude Tissot. - Enfin, nous avons pu vous rencontrer !
Mme Sophie Primas, présidente. - C'est la rareté qui fait la valeur !
M. Jean-Claude Tissot. - Nous sommes à la veille de discussions importantes pour l'agriculture, comme l'a rappelé notre collègue. Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué votre désaccord avec la loi. Sauf que, nous sommes législateurs, et qu'en tant que citoyen, il vous faut vous y plier ! Comment pouvez-vous vous en affranchir ? Je n'accepte pas une telle soustraction ! Aussi, au terme de l'examen de ce projet de loi, envisagez-vous de revenir sur votre position sur vos comptes ?
M. Daniel Gremillet. - Imaginons que le lait, à la suite de l'application de la loi, soit payé 400 euros la tonne en 2019. Serez-vous en mesure de répercuter un tel cours sur vos clients ? Par ailleurs, derrière la montée en gamme, ne risque-t-on pas de retourner à des techniques moins productives, et de perdre notre capacité à nourrir les Français en l'abandonnant à d'autres ? Enfin, nous sommes d'accord quant à la plateforme unique. Mais comment sécuriser l'écoulement des lots en fonction de coûts supportables ? Les travaux de notre commission, et de celle des affaires sociales, ont souligné, de manière mesurée, l'importance des autocontrôles sécurisés par les entreprises. Il faut y parvenir !
M. Fabien Gay. - Je me suis rendu à Craon où j'ai été très surpris du climat au sein de l'entreprise. De nombreuses personnes semblent y avoir subi des pressions. Certes, le risque zéro n'existe pas, mais il faut sans cesse tendre vers lui. Sur l'autocontrôle, les laboratoires, qui conduisent les contrôles, sont dépendants financièrement de votre groupe. Ne faudrait-il pas donner plus de moyens à l'État pour assurer davantage de contrôle ? Par ailleurs, je suis surpris de votre réponse sur l'absence de publication de vos comptes. Vos arguments me paraissent spécieux, puisqu'avec vos milliards d'euros de chiffres d'affaires, Lactalis est loin d'être une TPE familiale !
M. Joël Labbé. - Les pénalités, infligées en cas de rupture du contrat, aux producteurs qui produisant jusqu'alors du lait conventionnel décident de s'orienter vers la production biologique et vertueuse, doivent être retirées. En outre, la collecte doit se poursuivre jusqu'à la fin de la négociation quelle qu'en soit l'issue ! Enfin, attribuer l'appellation fromage fermier, affiné à la ferme ou dans le cadre de la production AOP, aux produits de l'industrie laitière ne me semble guère légitime !
M. Henri Cabanel. - Je doute que l'application de la prochaine loi garantisse la redistribution de la valeur à nos agriculteurs. Comme industriel, vous alléguez l'existence de la concurrence sur le marché mondial, sauf que nos producteurs souffrent des cours trop faibles. Si le texte est voté, en cas de désaccord avec les producteurs, vous approvisionnerez-vous ailleurs qu'en France ? Si leur production demeure en entrée de gamme, les producteurs ne pourront jamais s'en sortir, tandis que la qualité leur permettra de tirer leur épingle du jeu. Aussi, allez-vous soutenir les producteurs français qui s'engagent à réaliser des productions qualitatives ?
M. Alain Chatillon. - Ma question portera sur l'avenir de l'industrie française. Quelles mesures vous semblent opportunes pour protéger la vie des entreprises françaises dans un contexte mondial dangereux et un contexte européen difficile, compte tenu du cadre fiscal actuel et des politiques parfois protectionnistes qui y sont conduites ? Vous avez poursuivi l'oeuvre débutée par votre père et Lactalis est désormais forte de 15 000 salariés et présente dans plus de 50 secteurs industriels. Nous souhaitons donc vous garder en France. Quels sont les moyens que vous souhaitez obtenir de l'État pour assurer votre développement en France ?
M. Franck Menonville. - Une inertie a été constatée dans le retrait des lots contaminés, tant dans la grande distribution que dans les pharmacies. Comment expliquez-vous de telles difficultés de traçabilité ? Le projet de loi Egalim vise à assurer l'équilibre entre tous les maillons de la chaîne de production du lait. Comment, selon vous, établir une démarche gagnant-gagnant entre tous les acteurs ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Quelle est la part du lait utilisé dans la conception de produits de grande consommation ? Quelle part de votre production est-elle plus spécifiquement concernée par le projet de loi Egalim ? La loi, selon vous, ne traite pas assez des relations entre l'industrie agro-alimentaire et la grande distribution. Le SRP (seuil de revente à perte)+10 va-t-il être réellement efficace pour assurer le ruissellement des marges dégagées par la distribution sur les industriels et les producteurs ? Enfin, comme important industriel agro-alimentaire, comment comptez-vous vous positionner par rapport aux nouvelles centrales d'achat regroupées à l'échelle européenne ? Enfin, quelle est aujourd'hui la situation de Lactalis-Nutrition-Santé ? Le plan de sauvegarde de l'emploi annoncé est-il la conséquence directe de l'affaire de Craon ?
M. Emmanuel Besnier. - Nos contrats mentionnent déjà les indicateurs relatifs au coût de revient et il importe aujourd'hui de renforcer ces indicateurs existants. Le double prix existe déjà dans certaines coopératives. À la suite de la crise de 2016 sur le prix du lait, nous sommes passés d'un prix moyen à une démarche comprenant des indicateurs à hauteur de 50 % sur les produits de grande consommation, 30 % sur les produits destinés à l'export et 20 % sur les produits internationaux. Cette nouvelle manière de fixer de prix a été mise en oeuvre depuis un an : il s'agit donc d'un nouveau prix en fonction d'indicateurs objectifs, en fonction des destinations de nos fabrications.
Sur l'inversion du contrat, le problème se pose pour un certain nombre de producteurs qui ne suivent pas la démarche des OP et ne souhaitent pas nous proposer de contrats. Il nous faut leur en proposer, quitte à ce qu'ils refusent. Mais il semble dangereux de se limiter à une seule forme de contractualisation, depuis l'amont, sans ménager la possibilité à certains producteurs de recevoir des propositions de contrats.
S'agissant de Lactalis, nous n'avons pas à ce stade contracté avec des organisations de producteurs commerciale, en France en tout cas. Lactalis dispose donc des mandats de facturation et édite l'ensemble des factures, que ce soit avec les producteurs indépendants ou avec toutes les OP. Je rappelle que 40 % des producteurs ne sont pas membres d'organisations de producteurs, et que parmi ces 40 %, moins d'un millier d'entre eux ont refusé la contractualisation. Lactalis collecte néanmoins toujours auprès d'eux. Dans le cadre de la prochaine loi, si ces producteurs ne signent pas de contrat, il nous faudra cesser toute collaboration avec eux compte tenu des montants des sanctions prévues alors même que nous sommes tombés d'accord avec eux sur le prix.
En janvier dernier, je n'avais pas été personnellement invité à m'exprimer devant vous ; l'invitation à l'audition étant adressée au groupe Lactalis. Je pensais d'ailleurs que Michel Nalet était le plus à même d'être auditionné par votre commission.
M. Martial Bourquin. - Vous ne pensez pas qu'il incombe au dirigeant lui-même d'expliquer les conséquences d'une crise comme celle-ci ?
M. Emmanuel Besnier. - Quant à la bactérie qui perdurerait depuis douze ans, la durée évoquée s'avère excessive. En effet, la bactérie n'a été libérée dans la tour n°1 de notre bâtiment qu'à la suite de travaux de réfection. Certes, des contaminations très sporadiques avaient été détectées en 2006 et 2010. C'est la raison pour laquelle nous avons fermé définitivement cette tour.
Sur l'éventualité d'un retour en arrière et de la définition des laits infantiles comme des médicaments, plus de 50 % des laits infantiles premier âge sont aujourd'hui commercialisés en grande distribution, cette distribution ayant été dérégulée en raison des coûts de leur distribution en pharmacie. Si une partie des laits est déjà considérée comme médicament, la grosse partie des laits infantiles premier âge est commercialisée en grande et moyenne distribution. Outre le prix, la commercialisation en grande surface rend plus accessible aux mères ce lait. Je suis favorable à ce que le lait infantile premier âge demeure vendu dans les deux réseaux, dont les produits proposés à la commercialisation sont d'ailleurs le plus souvent différents.
Lactalis n'a pas de problème à collaborer avec les services de l'État, que ce soit au niveau national ou départemental, comme en témoigne la qualité de la coopération lors de cette crise. Les missions nous semblent bien réparties entre le ministère de la santé, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et la Direction générale de l'alimentation (DGAL). Si la crise que nous venons de vivre était un accident à la suite duquel Lactalis a effectivement mis les produits concernés sur le marché, l'État a plutôt bien géré cette crise, dont il n'est pas responsable.
Je n'ai pas manifesté mon désaccord avec la loi, mais évoqué les problèmes de confidentialité avec la concurrence auxquels se heurtent des entreprises familiales comme la mienne. La loi, c'est la loi et nous avons déposé nos comptes.
Serait-on capable de répercuter à nos clients un cours de 400 euros la tonne de lait ? Cela repose le problème inhérent à la distinction entre la partie française et la partie exportée. Si le prix du lait est de 100 euros, on aura un problème sur les 50 % qu'on ne pourra acheter à 400 euros. Notre capacité à répercuter le prix fixé par les producteurs à la distribution nous incombe. Le projet de loi contient moins d'engagement des distributeurs vis-à-vis des transformateurs que d'engagements des transformateurs vis-à-vis de l'amont. C'est un problème, mais nous y parviendrons.
Lactalis a toujours prêché pour la montée en gamme des produits laitiers depuis plus de vingt ans. Lactalis est d'ailleurs le premier acteur du lait bio et des produits AOC sur le marché national. Ce créneau ne représente cependant que de 15 à 20 % de nos productions dont la grande majorité concerne le lait dit conventionnel. Les consommateurs ne sont pas tous en mesure d'acquitter le prix du lait bio et des produits de filière, qui restent beaucoup plus chers.
Sur la traçabilité, il faut améliorer le fonctionnement des Gencods dans la distribution qui ne sont pas actuellement en mesure d'identifier les lots. 99 % des retraits s'effectuent au niveau des lots. Il importe de réunir tous les acteurs pour arrêter, au niveau technique, un système adapté à l'ensemble des filières de distribution. C'est d'ailleurs au niveau du Gencod qu'on pourra lutter contre les éventuelles inerties lors des retraits. Durant l'épisode de retrait-rappel, Lactalis a tout de même dépêché une partie de sa force de vente pour aider les distributeurs, auxquels incombe, en définitive, cette démarche.
La tension qui règne dans notre filiale de Craon s'explique par l'inquiétude des salariés quant au redémarrage de leur usine. Nous n'avons jamais donné de consignes pour interdire aux producteurs et aux salariés de vous rencontrer. Les salariés souhaitent ainsi que leur usine redémarre au plus tôt et produire des produits de la meilleure qualité.
Lactalis effectue les prélèvements et adresse les échantillons principalement aux laboratoires privés extérieurs auprès desquels il n'intervient jamais. Parfois, nous fonctionnons avec des laboratoires départementaux. Ainsi, ces structures, qui sont importantes et pour lesquelles Lactalis représente le plus souvent un petit client, effectuent leurs analyses en toute indépendance.
Tout le monde pousse à la conversion vers le bio, qui motive la conclusion d'un contrat de deux ans spécifique avec des primes attachées à la conversion. Voilà vingt ans que Lactalis pousse à la collecte bio qui s'effectue donc durant cette période. Il n'y a pas de chantage à la collecte et à la négociation ; nous suivons la collecte et ne remettons pas en cause les zones de collecte en cours de contrat!
L'industrie laitière ne plaide pas en faveur d'une modification de la législation sur les fromages fermiers. Lactalis a des contrats auprès de producteurs fermiers qui fonctionnent.
Sur la redistribution de la valeur, Lactalis privilégie la création de valeur à sa redistribution, afin d'améliorer le prix du lait en France et de le répercuter sur l'ensemble de la chaîne. L'augmentation des prix en amont induit nécessairement un coût supplémentaire pour le consommateur. Irons-nous ailleurs en cas de variation du prix du lait ? Non, nous avons toujours favorisé la production laitière en France et notre implantation nationale. Cependant, si le lait français devenait anti-concurrentiel par rapport aux producteurs allemands, danois, irlandais ou hollandais, nous ne serions plus en situation d'exporter sur les marchés mondiaux et réduirions alors nos achats en France. Cependant, les producteurs français disposent d'atouts pour être aussi compétitifs que leurs homologues européens.
S'agissant du dispositif du projet de loi, nous avons bien évidemment des propositions qui portent sur les filières biologiques et les AOC. Mais cela ne représente qu'une petite partie de la consommation. N'oublions pas que le lait bio ne représente que 10 % du lait de consommation, avec un prix plus élevé que celui du lait conventionnel !
L'avenir des entreprises françaises de la filière laitière requiert une plus grande agilité par rapport aux producteurs étrangers. Le droit du travail est complexe et la fiscalité est lourde, avec de nouvelles contraintes qui pèsent sur l'amont des entreprises laitières. Depuis quinze ans, Lactalis se développe également à l'étranger afin d'aider nos usines françaises à exporter. La France n'est pas le pays le plus facile où entreprendre !
Sur la sécurisation de la traçabilité, c'est la partie Gencod qui est la plus intéressante à travailler.
La répercussion de l'augmentation des prix de revient en amont doit être prévue en aval, c'est-à-dire à l'échelle des clients, pour assurer cette logique gagnant-gagnant sur l'ensemble de la chaîne. Celle-ci n'est toutefois pas prévue dans la loi.
40 % des volumes de lait collectés en France sont vendus dans la grande distribution française. Dans la partie export, une partie est vendue par la distribution étrangère. La partie restauration hors domicile représente, en France, de 15 à 20 % des volumes collectés et 30 % des volumes sont utilisés dans la fabrication de produits de commodités et de produits du marché mondial servant d'ingrédients (poudre de lait, caséines...).
Sur la relation entre l'industrie agroalimentaire et les distributeurs, Lactalis est favorable à la tenue de négociations annuelles avec une date-butoir qui est, pour le moment, fixée au 28 février. Des mécanismes existent en cas de fluctuations ; il faut assurer la répercussion de l'aval vers l'amont et veiller à ce que ce qui est contractualisé à l'amont soit bien accepté par les distributeurs. Le projet de loi n'aborde que les marques nationales. Or les marques distributeurs représentent jusqu'à 70 % des volumes et elles sont occultées. Le SRP, par ruissellement, devrait abaisser la pression sur les acteurs et les industriels !
Mme Sophie Primas, présidente. - Y croyez-vous vraiment ?
M. Emmanuel Besnier. - Il a été déclaré que les engagements pris sur les produits agricoles, lors des États généraux de l'alimentation, seraient tenus ... Le SRP autorise le distributeur à vendre plus cher, sans que cette hausse n'induise d'obligation à l'achat.
Les centrales d'achat européennes existent déjà. L'important est d'obtenir des contreparties et des plans d'affaires pour assurer cette logique gagnant-gagnant. Dans certains pays, il est certes difficile d'obtenir de telles contreparties. En outre, bien que ces centrales existent depuis de nombreuses années, nos distributeurs sont de plus en plus concentrés, ce qui accroît la difficulté des discussions !
L'usine de Craon emploie environ 800 personnes. L'usine est à l'arrêt depuis le 9 décembre 2018. Ce site avait vocation à devenir la base mondiale de notre production de poudre de lait infantile. Nos personnels ont été replacés dans les sept sites autour de Craon. Nous conduisons actuellement une discussion avec la partie du siège social qui se trouve à Torcé. C'est évidemment dû à la crise. Nous sommes obligés de redimensionner la société par rapport au redémarrage de l'activité sans avoir la possibilité d'avoir une force de vente identique à celle dont nous disposions précédemment. Notre moindre production devrait impacter nos commerciaux et nos visiteurs médicaux ; avec certains d'entre eux, soit environ une trentaine de personnes, notre direction est en négociation. Je ne peux vous en divulguer la teneur, compte tenu de la nécessaire confidentialité de nos échanges avec les partenaires sociaux.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure du projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous. - La concurrence avec l'Allemagne s'exerce-t-elle sur le lait conventionnel ou sur la montée en gamme ?
M. Emmanuel Besnier. - La concurrence allemande se retrouve à l'export sur les produits de grande consommation et la restauration collective. Les Allemands, les Danois et les Hollandais, ainsi que les Irlandais sont nos concurrents sur l'ensemble de ces marchés. En dehors de l'Europe, le lait d'origine allemande est considéré comme l'équivalent, en qualité, du lait d'origine française. D'ailleurs, les Allemands ont profité de la crise du lait de 2016 pour investir tous les marchés de consommation en Asie ! Les produits haut de gamme sont avant tout écoulés en France, tandis que les produits de consommation courante sont avant tout exportés. Du reste, pour les produits bios, chaque producteur essaie de proposer une origine nationale !
Aujourd'hui, le prix du lait français est un peu plus élevé que celui du lait allemand. Lorsque s'accentuera cet écart, à l'instar de ce qui s'est produit pour le porc et le poulet, les produits allemands de filières entreront plus massivement sur le marché français.
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le président, je vous remercie de votre intervention et de vos réponses à nos questions. Je souhaite également que l'ouverture du site de Craon se déroule dans les meilleures conditions sanitaires possibles. Enfin, nos rapporteurs, Michel Raison et Anne-Catherine Loisier, seront particulièrement attentifs aux points que vous avez évoqués, lors de notre examen du projet de loi Egalim.
Groupe de travail sur le tourisme - Communication
La réunion est ouverte à 9 h 30
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous entendons à présent la communication du groupe de travail sur le tourisme. Je passe la parole à nos collègues Patricia Morhet-Richaud et Viviane Artigalas qui vont nous présenter leur rapport.
Mme Patricia Morhet-Richaud, rapporteure. - Je rappelle que lors de sa réunion constitutive, le groupe de travail sur le tourisme a souhaité effectuer un bilan d'application de dispositions législatives récentes sur l'hébergement touristique et le numérique. L'évolution numérique est devenue, en effet, incontournable pour les acteurs du tourisme aujourd'hui, comme en témoignent quelques chiffres : le tourisme représentait 44 % des parts de marché du commerce en ligne en 2016, 77 % des Français partis en vacances en 2016 ont préparé leur voyage en ligne et 50 % y ont réservé tout ou partie de leur séjour.
Le Parlement a récemment encadré deux des principales mutations du secteur de l'hébergement touristique que nous vous résumerons à tour de rôle.
À titre liminaire, je souhaite ici remercier le président du groupe de travail, Michel Raison, qui a assisté à la vingtaine d'auditions menées par vos rapporteures, et saluer l'ensemble de nos collègues qui ont assisté aux auditions et ont bien voulu exprimer leurs points de vue.
Tout d'abord, internet a permis l'émergence d'un nouveau canal de distribution avec les plateformes de réservation hôtelière en ligne, comme Booking ou Expedia. La présence des professionnels de l'hébergement touristique sur ces plateformes est aujourd'hui indispensable car elle leur permet de bénéficier d'une visibilité sans précédent partout dans le monde. Mais cette visibilité a un prix, sous forme de commissions prélevées par les plateformes sur les réservations. On estime que les taux de commission s'élèvent entre 15 et 22 %, et représentent 4 à 5 % du chiffre d'affaires de l'hôtellerie française. Surtout, le secteur des plateformes de réservation est très concentré : le groupe Booking représenterait environ deux tiers du marché en Europe, contre 16,6 % pour le groupe Expedia et 9 % pour Hôtel Reservation Service (HRS). En conséquence, les hôteliers font face à des acteurs qui disposent d'une puissance économique très importante, et se retrouvent dans une situation assez analogue à celle des consommateurs à qui l'on impose des contrats d'adhésion. C'est d'ailleurs sur le sujet très sensible des clauses de ces contrats conclus entre les hôteliers et les plateformes de réservation en ligne que nous avons légiféré.
Je rappelle que les plateformes imposaient des clauses dites de parité, imposant aux hôteliers des tarifs, des disponibilités et des conditions commerciales au moins aussi favorables que celles proposées sur les plateformes concurrentes et sur l'ensemble des autres canaux de distribution. De telles clauses avaient pour effet de réduire la concurrence entre les plateformes, de dresser une barrière pour les nouveaux entrants sur le marché et enfin de réduire la liberté des hôteliers dans la fixation de leurs prix. Intervenant presque concomitamment à l'Autorité de la concurrence, le législateur a imposé aux plateformes le recours au mandat dans leurs relations avec les hôteliers et, surtout, il a interdit les clauses de parité tarifaire. Nous avons donc redonné aux hôteliers, y compris sur leur propre site internet, la liberté tarifaire à laquelle ils avaient dû renoncer. Je rappelle que ces dispositions, qui font l'objet de l'article 133 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, ont été introduites par voie d'amendement à l'initiative du Président Jean Claude Lenoir.
D'après nos auditions, ce nouveau cadre législatif a incité les hôteliers à mieux maîtriser leur politique commerciale et probablement contribué à une relative stabilisation du montant des commissions d'intermédiation. Surtout, il a été plusieurs fois souligné que ces dispositions ont permis aux hôteliers et aux plateformes d'améliorer leurs relations. Mais il n'est pas certain qu'il en soit résulté un rééquilibrage significatif du rapport de force économique.
Cette mesure apparaît donc comme globalement satisfaisante mais il paraît nécessaire de consolider l'approche française à travers l'adoption d'une réponse au niveau européen. La régulation des relations entre les plateformes en ligne et les professionnels fait l'objet d'une récente proposition de règlement « promouvant l'équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices des services d'intermédiation en ligne » et l'exposé des motifs de ce texte mentionne explicitement la question des clauses de parité tarifaire, ce qui nous semble aller dans le bon sens.
Par ailleurs, il convient de poursuivre la sensibilisation des professionnels du secteur à la réservation en direct. Elle reste prédominante en France mais certains professionnels sont toujours dans une situation de dépendance vis-à-vis des plateformes en ligne.
J'en viens à la seconde mutation à laquelle nous nous sommes intéressés : l'essor d'une nouvelle offre d'hébergement touristique suscitée par le numérique. Certes, les locations touristiques de courte durée sont un phénomène ancien mais internet et les plateformes comme Airbnb ou Abritel ont, en premier lieu, suscité une massification de l'offre globale qui porte aujourd'hui sur 800 000 meublés en France. Ensuite, on constate une mutation géographique : alors que les meublés de tourisme étaient traditionnellement localisés surtout en montagne et dans les stations balnéaires, ils sont aujourd'hui majoritairement dans les grandes agglomérations. Ainsi, en région parisienne, le nombre de lits en meublés de tourisme dépasserait le nombre de lits proposés par les hôtels. Enfin, alors que le meublé de tourisme constituait auparavant un logement dédié à cette activité, et donc exercée à titre professionnel, ce sont à présent des particuliers qui proposent à la location leur résidence principale ou leur résidence secondaire.
Vos rapporteures estiment que cette nouvelle offre présente plusieurs avantages : elle favorise l'attractivité touristique de notre territoire, répond à la demande d'hébergements et permet aux loueurs particuliers d'obtenir un complément de revenu. De plus, si l'effet concurrentiel sur les hébergements touristiques traditionnels est relativement peu documenté, il est clair que, là où il existe un déficit des capacités d'hébergement, en particulier lors des grands événements, cette nouvelle offre est complémentaire à l'offre traditionnelle.
Par ailleurs, alors qu'on a tendance à se focaliser sur un seul opérateur, à savoir Airbnb, la concurrence est, en réalité, plus vive sur ce secteur - avec Leboncoin, Abritel, Selogervacances, les gîtes de France etc - que sur celui de la réservation hôtelière. On constate également que plusieurs plateformes interviennent sur les deux segments : ainsi Booking loue des meublés de tourisme et Airbnb développe son offre d'hôtels.
Le législateur est intervenu pour encadrer ce phénomène et permettre aux élus de se doter d'outils de régulation de l'offre de meublés de tourisme, en particulier là où se manifeste une tension entre l'offre et la demande de logement. En effet, des investisseurs peuvent estimer plus rentable de louer en meublé de tourisme plutôt que sur le marché locatif traditionnel. Un rapport d'inspection avait ainsi estimé, en 2016 que, sans réglementation, la rentabilité d'une location touristique de courte durée à Paris est 1,5 fois plus élevée que celle d'une location meublée et 2,6 fois plus élevée que la rentabilité d'une location nue. On estime que 20 000 logements ont ainsi été soustraits du marché locatif parisien traditionnel et 5 800 grâce à la seule plateforme Airbnb. Le ministère du logement estime également que ce type de location a un effet inflationniste sur les loyers. Je passe la parole à ma collègue pour vous présenter le bilan des mesures qui ont été prises.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Le législateur est d'abord intervenu, à travers la loi dite ALUR, pour permettre aux communes confrontées à une tension sur le marché du logement, de mettre en place un régime d'autorisation de changement d'usage. Celui-ci est obligatoire dans les villes de plus de 200 000 habitants ou de la petite couronne parisienne et optionnel pour les communes appartenant à une zone urbaine de plus de 50 000 habitants. Toute commune peut également demander au préfet de mettre en place un tel régime. L'autorisation peut donner lieu à compensation : par exemple, à Paris, l'autorisation est subordonnée à la transformation d'un autre local en logement dans le même arrondissement, correspondant jusqu'au double de la surface du logement loué en meublé de tourisme.
La loi ALUR permet également aux communes d'imposer une autorisation temporaire de changement d'usage non soumise à compensation et octroyée uniquement aux personnes physiques.
Ce texte a surtout basé l'ensemble du système sur la distinction entre résidence principale - occupée au moins huit mois par an - et résidence secondaire : seules ces dernières sont soumises à autorisation dans le cadre du changement d'usage. Le défaut d'autorisation est sanctionnable de 50 000 euros d'amende civile, de 1000 euros par jour d'astreinte. Les fausses déclarations ou la dissimulation des locaux soumis à autorisation sont également punissables d'un an d'emprisonnement et de 80 000 euros d'amende. Pour appliquer ces dispositions, les communes peuvent mettre en place des équipes de contrôleurs armés d'un droit de visite des locaux. Néanmoins, en pratique, face à la croissance des meublés de tourisme, les communes manquent de moyens pour effectuer des contrôles et les manquements ne sont pas faciles à prouver.
C'est pourquoi le législateur a prévu de mettre à contribution les intermédiaires, et en particulier les plateformes. La loi ALUR les oblige à informer les loueurs sur leurs obligations. De plus, la loi pour une République numérique a permis aux communes de se doter d'un nouvel outil impliquant les intermédiaires. Les communes ayant mis en place une autorisation de changement d'usage peuvent mettre en place une télédéclaration obligatoire et préalable à la mise en location : elle donne lieu à la délivrance d'un numéro d'enregistrement qui doit obligatoirement figurer sur l'annonce du meublé de tourisme. Dans ces villes, les intermédiaires ont l'obligation de bloquer la publication d'une offre qui dépasserait 120 jours pour une résidence principale. En effet, le dépassement de ce seuil fait basculer un local en résidence secondaire, soumise à autorisation de changement d'usage et éventuellement à compensation. Les intermédiaires doivent également informer la commune, à sa demande, du nombre de nuitées réalisées dans un même logement.
L'article 51 du projet de loi ELAN entend renforcer ce dispositif et mettre fin à certains de ses défauts. D'abord, il clarifie le droit en vigueur : cette réglementation ne concerne plus la chambre chez l'habitant, dans la mesure où cette pratique ne soustrait pas le logement du marché locatif traditionnel. Ensuite, il renforce les moyens des communes, en obligeant les loueurs à rendre compte du nombre de nuitées commercialisées dans ce logement. Enfin, et surtout, il vise à rendre plus immédiate la sanction des loueurs et des intermédiaires avec des amendes civiles aggravées et prononcées à la demande des communes après jugement en la forme des référés.
Par ailleurs, les plateformes représentées par un syndicat professionnel se sont engagées auprès du Gouvernement à respecter la loi.
Vos rapporteures approuvent l'adoption de ces dispositions par les députés ainsi que les engagements des plateformes : cela renforce l'effectivité de la loi tout en préservant la stabilité d'un dispositif d'ores et déjà considéré comme suffisamment compliqué.
En complément, nous formulons plusieurs recommandations de bon sens. Pour garantir l'effectivité de la législation en zone tendue, nous suggérons d'abord que les plateformes mettent en place un outil mutualisé de blocage à 120 jours, sans quoi un loueur bloqué sur une plateforme peut s'inscrire sur une autre. Ensuite, vos rapporteures ont relevé un déficit de dialogue entre les plateformes, les communes et l'administration centrale. Pour établir un lien de confiance et clarifier la situation, une charte régissant les relations entre les communes et les plateformes pourrait être rédigée conjointement entre les représentants des plateformes, des communes et de l'administration centrale. Celle-ci pourrait définir les grands principes à respecter pour une mise en oeuvre efficace et simple des dispositions en vigueur, comme, par exemple, l'instauration d'un dialogue préalable à la mise en place d'une procédure de changement d'usage et d'enregistrement.
Nous estimons également souhaitable que l'État s'investisse davantage dans la mise en oeuvre de cette politique avec un recensement actualisé et centralisé des décisions des communes instaurant des autorisations de changement d'usage et des télédéclarations soumises à enregistrement. Un guide pourrait également être rédigé pour rappeler aux collectivités territoriales l'ensemble des dispositions en vigueur et les bonnes pratiques existantes.
Par ailleurs, vos rapporteures estiment que le droit en vigueur doit fournir des outils opérationnels aux communes qui souhaitent améliorer leur politique touristique dans des zones où le marché du logement n'est pas en tension. En 2009, une déclaration dite « simple » déposée en mairie, par un formulaire cerfa harmonisé, avait été rendue obligatoire avant toute mise en location de meublé de tourisme. Elle a cependant été supprimée pour les résidences principales à l'occasion de la loi ALUR et son rétablissement apparaît aujourd'hui nécessaire pour assurer aux communes une meilleure visibilité sur leur parc d'hébergement touristique. Cela aurait également l'avantage de rendre plus lisible la réglementation pour l'utilisateur, qui déclarerait son meublé de tourisme quelle que soit sa situation. Seules les modalités de la déclaration et leurs conséquences juridiques changeraient selon que la ville dans laquelle est situé le meublé de tourisme a mis en place ou non une autorisation de changement d'usage et une déclaration soumise à enregistrement.
Pour conclure, notre position se résume en trois mots : liberté, stabilité, efficacité. Liberté des communes de réguler leur parc d'hébergement touristique, surtout en cas de tension sur le marché du logement. Stabilité des normes, afin de ne pas bouleverser les acteurs du secteur. Enfin, et surtout, efficacité de la mise en oeuvre du droit en vigueur, à travers un dialogue renouvelé entre territoires et acteurs économiques, avec un accompagnement de l'État.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci pour cet excellent rapport qui appelle une réaction de la part du président du groupe de travail sur le tourisme.
M. Michel Raison. - À mon tour de remercier notre Présidente qui a soutenu la création de ce groupe et nos deux rapporteures pour leur exposé clair et complet. C'est un exemple de travail sénatorial de fond avec un secteur qui se transforme sous l'effet de la numérisation, ce qui appelle une adaptation de son cadre juridique.
Mme Sophie Primas, présidente. - Je m'associe à ces propos et il nous reste à approuver formellement ce rapport.
La commission autorise la publication du rapport d'information.
La réunion est close à 11 h 15.
Jeudi 21 juin 2018
- Présidence de M. Daniel Gremillet, vice-président -
La réunion est ouverte à 10 h 50.
Audition de Mme Élisabeth Ayrault, candidate proposée aux fonctions de président du directoire de la Compagnie nationale du Rhône (CNR)
M. Daniel Gremillet, président. - Je vous prie d'excuser Mme Sophie Primas, présidente de notre commission, qui a dû se rendre à des obsèques. Nous entendons ce matin Mme Élisabeth Ayrault, candidate proposée par le président de la République aux fonctions de président du directoire de la Compagnie nationale du Rhône (CNR), en application de la loi organique et de la loi du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.
À l'issue de cette audition, ouverte à la presse et au public et retransmise sur le site du Sénat, nous procèderons au vote. L'Assemblée nationale devant auditionner Mme Ayrault mercredi prochain, nous dépouillerons le scrutin après le vote de nos collègues députés. Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Madame Ayrault, vous avez été nommée présidente du directoire de la CNR en juillet 2013 pour un mandat de cinq ans qu'il nous est proposé de renouveler. Vous avez débuté votre parcours professionnel dans la promotion immobilière, puis avez travaillé pendant dix ans au sein de la société Elyo, spécialisée en efficacité énergétique, avant d'être nommée, en 2009, directrice générale déléguée de Sita France, filiale du groupe GDF-Suez - son nom de l'époque - dédiée à la gestion et à la valorisation des déchets.
Avant d'en venir à la stratégie que vous souhaiteriez mettre en oeuvre pour les cinq prochaines années, rappelez-nous, en quelques mots, les grandes spécificités de la CNR, qui constitue un modèle assez inédit dans le monde de l'énergie, et dont le législateur a souhaité s'inspirer, en 2015, lorsqu'il a prévu la possibilité de créer des sociétés d'économie mixte (SEM) hydroélectriques. La CNR a été créée en 1934 autour de la concession du Rhône pour y exercer trois missions : produire de l'électricité, développer la navigation fluviale et irriguer les terres agricoles environnantes. Elle associe très étroitement les collectivités territoriales, à la fois dans son actionnariat et dans la mise en oeuvre de ses missions d'intérêt général.
Alors que le Rhône connaît des variations de débit de plus en plus importantes sous l'effet du changement climatique, comment prévoyez-vous de gérer ces modifications de régime hydraulique et quel impact auront-elles sur les revenus de la CNR ?
Au-delà du renouvellement de la concession du Rhône, sur laquelle vous travaillez, dans quelles directions comptez-vous développer l'activité de la CNR, dont je rappelle qu'elle est déjà présente dans l'éolien, le photovoltaïque, la commercialisation d'électricité verte ou encore les prestations d'ingénierie hydraulique ou fluviale, en France et dans le monde ? En particulier, prévoyez-vous de candidater au renouvellement d'autres concessions hydroélectriques que la vôtre en France ? Comptez-vous développer d'autres activités au-delà de votre périmètre historique autour du Rhône ?
Si, à l'avenir, des SEM hydroélectriques (SEMH) devaient émerger - à supposer que les collectivités en aient les moyens - pourriez-vous envisager de jouer le rôle d'opérateur industriel dans l'une ou l'autre de ces sociétés ?
Plus généralement, comment pourrait-on, selon vous, encore mieux exploiter le potentiel hydroélectrique français ? Une étude avait évalué, il y a quelques années, le potentiel restant à exploiter à environ dix térawattheures. S'agit-il uniquement d'optimiser la performance des ouvrages existants ou pensez-vous que l'on puisse encore envisager, en France, la construction de nouveaux ouvrages ? Que pensez-vous des potentialités de la micro ou de la pico-hydroélectricité - on parle souvent des anciens moulins mais y a-t-il un vrai potentiel ? Qu'en sera-t-il des technologies innovantes telles que les hydroliennes fluviales ou le photovoltaïque flottant, sur lesquelles vous travaillez ?
Enfin, alors que les tonnages transportés sur le Rhône baissent d'année en année, comment comptez-vous relancer le transport fluvial, qui est pourtant très vertueux sur le plan environnemental, et quels sont les freins à lever pour son développement ?
Mme Élisabeth Ayrault, candidate proposée aux fonctions de président du directoire de la Compagnie nationale du Rhône (CNR). - Merci de m'accueillir. J'ai eu un parcours varié. Architecte de formation, j'ai souhaité travailler sur l'aménagement urbain et rural. Aussi, j'ai obtenu un diplôme d'études approfondies (DEA) de géographie urbaine et un diplôme postuniversitaire à l'Institut agronomique méditerranéen, ce qui m'a naturellement amenée pour mon premier emploi dans les Pyrénées-Orientales où j'ai travaillé sur les grands schémas d'aménagement de l'époque - plans d'occupation des sols, zones d'aménagement concerté et autres. Cela m'a donné l'occasion de travailler en étroite collaboration avec les élus et d'animer des débats publics difficiles puisque les opérations d'aménagement posent généralement problème aux propriétaires privés concernés. J'ai poursuivi ma carrière dans la promotion immobilière où j'ai dû gérer le contexte difficile de la crise des années 1990. J'ai ensuite travaillé onze ans dans l'efficacité énergétique, ce qui m'a conduite, lors de l'ouverture des marchés de l'énergie, à me pencher sur cette thématique. Puis, j'ai rejoint le monde du déchet, ô combien passionnant parce qu'en pleine mutation. J'ai enfin accepté de me présenter à la présidence du directoire de la CNR, même si j'avais une passion pour le traitement des déchets, parce que je considérais que ce poste était à la croisée de mes expériences professionnelles : l'aménagement du territoire, les énergies, le développement durable, la relation avec les parties prenantes, le développement et le management des équipes. J'ai retrouvé dans ce poste ce que j'imaginais et c'est pourquoi je me représente.
La CNR est un aménageur du territoire. On la positionne comme un producteur d'énergie et c'est vrai - le deuxième après EDF, le Rhône fournissant un quart de l'hydroélectricité française - mais son rôle va bien au-delà. Elle a été créée par Édouard Herriot et Léon Perrier, sénateur de l'Isère, pour aménager le Rhône et les territoires qu'il traverse. Ils lui ont assigné trois missions : la navigation, l'irrigation et la production d'hydroélectricité, pour financer les deux premières. C'est encore vrai à ce jour puisque nous restons le concessionnaire d'un fleuve que nous gérons de façon intégrée.
Nous sommes un acteur alternatif totalement indépendant et disposons de notre propre salle de marché. Depuis 2008, nous avons entrepris la diversification de notre activité dans les énergies renouvelables à partir de l'eau, du vent et du soleil. Nous jouons aujourd'hui un rôle significatif dans l'éolien et le photovoltaïque, un peu partout en France.
Le Rhône fournit 3 000 mégawatts ; nous produisons actuellement plus de 700 mégawatts hors-Rhône et avons l'ambition d'atteindre 1 000 mégawatts en 2020.
La CNR est une entreprise atypique quant à son actionnariat. Elle compte 183 collectivités au capital, à hauteur de 16,83 %, la Caisse des dépôts et consignations à 34,2 % et Engie à 49,97 %. Je rappelle que la loi du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier (Murcef) prévoit qu'un acteur privé ne peut pas devenir majoritaire au capital de la CNR. Ce modèle très atypique conjugue recherche de l'intérêt général et du profit, celui-ci allant aux territoires.
En 2003, l'État a instauré une redevance hydraulique, que nous sommes les seuls à payer : il prélève ainsi 24 % de notre chiffre d'affaires. Cette même année, la CNR a pris son autonomie. Auparavant, elle était sous le pilotage d'EDF qui avait placé ses propres exploitants sur les installations de la CNR, captant le chiffre d'affaires de cette dernière avant de lui reverser une subvention. À l'ouverture des marchés de l'énergie, la CNR a revendiqué et obtenu son statut d'origine de producteur autonome. Elle a décroisé ses activités avec EDF, dont elle a intégré 400 employés pour exploiter les ouvrages. À ce moment-là, l'État a craint que l'entreprise n'invertisse plus sur le Rhône et délaisse les territoires. C'est pourquoi il a créé le plan de missions d'intérêt général, puisqu'outre les 183 collectivités actionnaires, d'autres sont situées le long du Rhône et doivent aussi bénéficier de sa richesse. Nous menons des actions en matière d'environnement, d'énergie, de navigation et d'ancrage territorial. Je citerai deux actions emblématiques : le financement par la CNR de 25 % de ViaRhôna, la voie cyclable qui relie le lac Léman à la Méditerranée et a été achevée à 85 % ; la construction d'un corridor électrique le long du Rhône, avec des stations de recharge pour les véhicules électriques tous les trente kilomètres. Nous menons en tout 500 actions.
Lorsque je suis arrivée, j'ai souhaité initier une réflexion stratégique afin de structurer les actions de la CNR autour de trois axes : développer le Rhône en préparant les conditions d'une prolongation du contrat de concession tout en confortant les spécificités du modèle redistributif de la CNR ; accélérer le développement des énergies renouvelables en fixant un objectif de 1 000 mégawatts supplémentaires d'ici 2020 grâce à l'eau, au vent et au soleil ; mettre en avant notre rôle de laboratoire des énergies du futur, en participant activement aux recherches sur les nouveaux outils de production, le stockage, le numérique, la mobilité durable et en renforçant nos partenariats avec des start-ups.
Pour atteindre ces objectifs, il fallait mettre en place une organisation adaptée dans une entreprise dans laquelle les partenaires sociaux exercent une vigilance de tout instant et stabiliser la gouvernance.
J'ai aussi voulu renforcer les liens avec les territoires et le monde agricole. Au début de la concession, nous avons construit toutes les prises d'eau ; puisqu'elles fonctionnent bien et selon les mêmes modalités, le monde agricole n'était plus au centre des préoccupations de la CNR. Nous avons signé des partenariats avec toutes les chambres d'agriculture de la vallée du Rhône et nous finançons actuellement trois thèses de recherche dans le domaine agricole.
J'ai aussi profité de mon mandat pour faire valoir ce modèle particulier auprès de l'Union européenne, en ayant de nombreux contacts. Ces actions principales sont bien lancées mais pas achevées.
Les variations de débit constituent un sujet important pour la CNR. Il y en a toujours eu sur le Rhône. Sur ces soixante dernières années, la production, liée au flux du fleuve, a varié de 10,4 à 17,4 térawattheures. C'est parce que nous avons constaté ces variations que nous avons souhaité mieux y résister en nous diversifiant, avec le vent et le soleil. Nous renforçons le foisonnement des outils de production sur tout le territoire. Au-delà de cette variabilité historique, nous constatons néanmoins les effets du changement climatique, non sur la moyenne mais sur les amplitudes. L'an 2017 a été l'occasion d'une prise de conscience puisque nous avons été en période d'étiage toute l'année. Il y a eu 27 % d'eau en moins dans le Rhône. Pour autant, fin 2017, nous avons tout d'un coup eu beaucoup trop d'eau et subi trois crues majeures. La variabilité soudaine et brutale est ce qui caractérise le changement climatique.
Heureusement, notre modèle conçu en 1934 est parfait pour gérer ce genre de situation puisque c'est un modèle intégré de gestion complète du fleuve. Ainsi, nous gérons toutes les priorités et arbitrons les conflits éventuels d'usage - je rappelle que nous alimentons des centrales nucléaires.
Concernant les appels d'offres, je ferai la même réponse qu'auprès de l'Union européenne : la nature même de la CNR fait que nous ne sommes pas dans une course à la croissance à tout prix. Nous ne répondrons aux appels d'offres que s'ils entrent dans notre modèle. Il en va de même pour le rôle d'opérateur dans une société d'économie mixte hydraulique : nous accepterons de le jouer seulement si nous créons de la valeur.
J'en viens au transport fluvial : beaucoup de travaux ont été menés. Un délégué interministériel Rhône-Saône a été nommé après la publication de quatre rapports. Les conclusions sont toutes les mêmes : ce serait simple d'accroître le transport sur le Rhône. Il faut toutefois comprendre que ce fleuve a une porte d'entrée, le port de Marseille, et un cul-de-sac, à Pagny sur la Saône, puisque le grand canal Rhin-Rhône n'existe pas. Il faut trouver le moyen d'organiser ce transport en tenant compte de ces deux extrémités, notamment à Marseille. Je suis toutefois positive en la matière, des choses se passent.
Si vous acceptez de renouveler mon mandat, je proposerai au conseil de surveillance d'adopter un plan stratégique 2019-2023 qui s'inscrira, bien sûr, dans la continuité du premier plan. Il faut d'abord obtenir la prolongation du contrat de concession de la CNR et déployer les engagements pris. Les cinq premières années ont permis d'entreprendre des démarches, les cinq suivantes doivent permettre de les achever.
Nous ne nous arrêterons pas à 1 000 mégawatts d'énergies renouvelables, mais prévoirons a minima 1 000, voire 1 500 mégawatts complémentaires en restant sur les trois sources essentielles que sont l'eau, le vent et le soleil.
Vous m'avez interrogée sur le potentiel de développement hydroélectrique en France. Oui, il en existe encore un, estimé à 1 130 mégawatts si l'on exclut les cours d'eau classés en liste 1. Cela représente un tiers du Rhône, ce qui est à la fois beaucoup et peu. Nous n'hésiterons pas à nous positionner sur les appels d'offres d'outils nouveaux s'ils sont conformes aux expertises de la CNR et à son modèle. Nous n'irons pas vers la petite hydroélectricité parce que nous considérons que nous n'avons pas les compétences nécessaires, en revanche nous développons actuellement un projet sur la Sarenne, au-dessus de l'Alpe d'Huez, de 12 mégawatts.
Nos ingénieurs sont extrêmement recherchés à l'étranger car ce sont de très grands spécialistes de la circulation des sédiments et de la navigation, entre autres. Nous sommes intervenus dans 69 pays différents, pour de l'ingénierie mais aussi de l'exploitation. Nous voulons poursuivre cette reconnaissance à l'international, qui fait aussi rayonner la France.
En matière d'innovation, nous qui sommes un laboratoire des énergies du futur travaillons beaucoup sur l'hydrogène durable et sur son stockage, de court, moyen ou long terme. La CNR s'est positionnée sur ces différentes options et collabore avec le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et des start-ups grenobloises. Nous travaillons aussi sur le nouveau photovoltaïque, notamment vertical sur les clôtures et les digues, ainsi que sur les centrales virtuelles telles que les microgrids. Je veux que la CNR soit acteur et non spectateur.
Le plus important est le capital humain, particulièrement dans un monde aussi changeant. Il faut que nous arrivions à former nos équipes et à les accompagner pour qu'elles puissent se transformer. Nous travaillons actuellement aux référentiels de compétences pour adapter tous les programmes de formation pour les postes actuels et futurs. Avons-nous encore besoin de personnes pour arpenter les digues alors que des drones effectuent les relevés ? Comment former ces personnes à travailler différemment ? Il s'agit d'anticiper. Nous travaillons aussi beaucoup à l'ouverture de la CNR au monde extérieur afin de comprendre les changements.
Je conclus par le monde agricole, qui est extrêmement important. Le changement climatique provoque beaucoup d'interrogations chez les agriculteurs. Nous avons une vraie responsabilité quant à l'optimisation de la consommation de l'eau du Rhône. Nous collaborons avec le monde agricole sur des expérimentations, qu'il s'agisse de plantations, de biodiversité, de reconstitution de haies ou de tapis végétal. J'ai l'intention de renforcer cette collaboration.
M. Daniel Gremillet, président. - Merci.
M. Roland Courteau. - Madame Ayrault, merci de vos propos. Le projet de loi Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) prévoit le désengagement total de l'État d'Engie, qui pourrait lui-même se désengager de la CNR. Pour maximiser la valeur d'Engie avant sa privatisation totale - malgré des engagements passés de ne pas privatiser -, tout serait mis en oeuvre pour assurer la prolongation de la concession de la CNR. Ces rumeurs constitueraient une bonne nouvelle pour vous.
Une disposition de la loi de transition énergétique prévoit que l'on peut prolonger une concession hydroélectrique dès lors que des investissements sont réalisés ou sont à réaliser. Êtes-vous informée des intentions de désengagement d'Engie ? La demande de prolongation de concession de la CNR s'inscrit-elle bien dans un projet industriel ? Pouvez-vous nous rappeler quels investissements vous prévoyez d'engager qui puissent permettre, conformément à la loi de transition énergétique, d'accorder à la CNR une prolongation de concession ? Pouvez-vous préciser la nature des énergies renouvelables que vous voulez développer ?
Mme Annie Guillemot. - Étant élue de la métropole de Lyon, je témoigne du caractère atypique de l'institution qu'est la CNR.
Madame Ayrault, pouvez-vous revenir sur les variations du débit du Rhône, qui nous préoccupent ? Pouvez-vous également en dire plus sur les perspectives que vous avez annoncées, qui sont sans doute réalistes, sur le développement durable et le monde agricole ? Enfin, qu'en est-il de votre développement à l'international ? La CNR a des compétences qui valorisent nos territoires.
Enfin, je voudrais rendre hommage à une femme présidente, c'est rare.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je souhaite vous féliciter. Votre discours est très facile à comprendre pour les novices comme moi.
En 80 années d'aménagement et d'exploitation du Rhône, la CNR a acquis une expérience importante en ingénierie et développé une grande activité de conseil, notamment auprès de clients étrangers. Il me semble que vous avez obtenu un grand prix pour la conception des écluses du canal de Panama. Je suis sénateur des Français de l'étranger et à ce titre, je souhaite savoir quelle part de Français vous envoyez en mission à l'étranger. Avez-vous l'intention de développer cette activité internationale ?
Mme Élisabeth Lamure. - Bien qu'élue du Rhône, il m'a fallu la mission parlementaire de 2016 sur le port de Marseille-Fos en lien avec l'axe Rhône-Saône pour mieux connaître la CNR. J'ai découvert une très belle entreprise, dotée d'une vraie stratégie, d'équipements très performants, des compétences dépassant l'hydroélectricité et d'une dimension d'aménagement du territoire - qui nous tient à coeur, au Sénat.
Il est surprenant que si peu de bateaux circulent sur un fleuve si important. J'ai interrogé M. Hulot et Mme Borne à ce sujet : tous deux s'accordent sur la nécessité de soutenir le transport fluvial. Quand on sait qu'une péniche transporte en containers sur le Rhône autant de marchandises que 200 camions sur la route, et que l'on sait quelle est l'abondance de véhicules sur l'axe rhodanien, on se demande pourquoi rien ne change.
Le prélèvement de 24 % sur votre chiffre d'affaires m'étonne : pourquoi ce prélèvement n'est-il pas effectué sur vos résultats ? Quelle en est l'explication historique ? Les autres producteurs d'électricité sont-ils logés à la même enseigne ?
M. Henri Cabanel. - Merci pour ces orientations. Dans l'Hérault, le canal du Rhône à Sète a été créé en 1960 par Philippe Lamour. Depuis 2012, le projet Aqua Domitia de la région Languedoc-Roussillon - Occitanie désormais -, assure l'irrigation des cultures viticoles dans un contexte de changement climatique : 4 500 hectares aujourd'hui, le double bientôt. À mesure que le projet se déploie, les demandes d'irrigation se multiplient. Nous pratiquons le goutte à goutte, je vous rassure, mais jusqu'où pourra-t-on aller dans le prélèvement de l'eau du Rhône ?
L'année 2016 a été particulière, car le débit du fleuve a diminué de 27 %. Il faudra à l'avenir trancher des conflits d'usage, et la ressource en eau potable est une priorité : l'agriculture sera-t-elle une variable d'ajustement ?
Mme Cécile Cukierman. - Merci, madame la présidente, pour votre présentation. Sénatrice de la Loire et conseillère régionale de la région Auvergne-Rhône-Alpes depuis quinze ans, je considère que la CNR fait partie du paysage. Vous avez bien dit la spécificité de sa gestion, son rapprochement avec les élus, son implication dans la réalisation de certains projets comme la via Rhona.
Le transport fluvial se heurte à des difficultés connues - entrée à Marseille, cul-de-sac final - mais on ne peut accepter que l'autoroute A7 reste surchargée quotidiennement de camions - une de ses voies y est quasiment consacrée - quand la partie canalisée est quasiment vide de péniches. Le développement fluvial est une absolue nécessité.
Vous avez lancé l'an dernier une opération de financement participatif sur un parc éolien en Ardèche : pouvez-vous nous en dresser le bilan ? Est-ce le type d'innovations que vous comptez apporter à la CNR ? Avez-vous des inquiétudes sur le renouvellement de la concession, dans la perspective de l'ouverture à la concurrence du marché de l'hydroélectricité ?
Vous avez en tout cas démontré la nécessité de préserver cet outil, tout en l'adaptant aux enjeux de demain.
M. Laurent Duplomb. - Les politiques en France sont souvent paradoxales. Le Rhône, nous le savons, est une ressource précieuse, en termes de transport ou d'énergie, mais l'accumulation des normes nous empêche de l'exploiter. Comment peut-on améliorer l'entretien des berges et le dragage du fleuve - qui charrie beaucoup de matière ? Comment exploiter le bois qui transite par le Rhône ? Ne peut-on, pour faire de la variabilité des débits un avantage au lieu d'une contrainte, construire des réserves pour stocker l'eau en prévision des périodes de sécheresse ? Faisons preuve de bon sens et de pragmatisme.
M. Martial Bourquin. - Merci pour ce plaidoyer de grande qualité, madame la présidente. EDF et la CNR sont les grands concessionnaires d'hydroélectricité en France. Devant les 33,2 % de la Caisse des dépôts et consignations et les 16 % des collectivités territoriales, Engie est votre principal actionnaire, à 49,9 %. Discutez-vous avec l'État pour le privilégier, quel que soit le scénario de privatisation retenu ? Il ne faudrait pas déstabiliser l'édifice...
Le changement climatique fera diminuer la quantité d'eau de 40 % d'ici la fin du siècle, nous dit-on. Alors qu'il est nécessaire de diversifier les sources d'énergie, peut-on imaginer un incubateur avec EDF, Engie et la CNR ? Cette année était certes moins sèche que les précédentes, mais prenons garde : le changement climatique, observé sur longue période, est une tendance de fond. Comment anticiper ?
M. François Calvet. - Merci, madame la présidente, pour votre exposé. Quelles relations la CNR entretient-elle avec la Compagnie du Bas-Rhône Languedoc ? L'idée de Philippe Lamour, soutenue par certains et combattue par d'autres, était initialement de faire courir un aqueduc le long de la Méditerranée pour fournir de l'eau potable jusqu'à Barcelone. Les Catalans, entre-temps, se sont tournés vers l'Èbre pour irriguer la plaine de Lérida. Alors que nous fêtons les 50 ans de la mission Racine, cela reste pour nous un enjeu important sur le plan touristique.
L'eau est devenue un élément d'animation dans les villes. Nombre d'entre elles, après y avoir déversé leurs déchets, se tournent à présent vers leur fleuve pour le réhabiliter - la Têt, ainsi, dans les Pyrénées-Orientales. Mais souvent, les canaux des fleuves côtiers ont été cimentés, ce qui conduit l'eau à la mer beaucoup plus vite. Comment retenir cette eau, pour l'utiliser dans l'agriculture ou la rendre potable ?
Mme Elisabeth Ayrault. - Merci pour toutes ces questions. Le changement climatique n'a pas lieu que dans les pays lointains, il se produit aussi chez nous, et vos questions témoignent que le problème est désormais bien appréhendé.
Je ne suis pas la mieux placée pour répondre sur l'actionnariat du groupe. L'hypothèse d'une vente de la part d'Engie est évoquée depuis que j'ai pris mes fonctions ; j'ignore si la rumeur est fondée. J'ai en tout cas l'absolue conviction que ce modèle d'actionnariat légèrement plus privé que public est un bon modèle. La loi Murcef le protège. Nous avons besoin de cet équilibre entre l'intérêt général, les territoires et la vision industrielle. N'en faire qu'un outil d'aménagement du territoire serait dangereux ; une industrie a besoin d'investissements appropriés et d'être connectée aux marchés européens. Nous avons beaucoup de contacts avec Engie ; la politique d'achat, d'assurance, les audits qu'elle nous apporte nous sont indispensables. Je rêve, pour tout dire, que rien ne change. Il faudra en tout cas un industriel, des collectivités et un représentant de l'État forts au capital.
Je serai brève sur la prolongation de la concession. Je remercie tous les élus qui ont soutenu la démarche lors du vote de la loi et à présent que le dossier doit être envoyé à Bruxelles. Reste à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne à confirmer - car elle l'a déjà dit - qu'il n'y a pas là d'aide d'État puisque la redevance est maintenue. Nous sommes en effet, curieusement, les seuls à payer cette redevance instituée en 2003. Elle garantit qu'il n'y a pas d'enrichissement sans cause de la part de la CNR. Nous avons simplement négocié avec l'État un équilibre entre le montant de la redevance et les travaux à réaliser. Il n'y a donc pas de prolongation pour cause de travaux : il y a prolongation avec redevance, qui est pour partie transformée en travaux sur le Rhône.
M. Roland Courteau. - La loi prévoit la prolongation de la concession contre investissement ?
Mme Elisabeth Ayrault. - L'amendement déposé par le Gouvernement prévoit qu'une concession peut être prolongée si elle n'a pas bénéficié de la même durée que les autres concessions ; la CNR, avec 59 ans de durée d'exploitation, est loin de la durée moyenne de 75 ans.
M. Roland Courteau. - Vous ne prévoyez donc pas d'investissements ?
Mme Elisabeth Ayrault. - Si, mais la prolongation n'est pas une prolongation pour cause de travaux ; elle se fonde sur une autre base juridique mais s'accompagne de travaux.
Je suis convaincue que l'agriculture ne peut être la variable d'ajustement. Il faut voir les choses de façon globale. Il est primordial que chaque acteur qui vit autour du Rhône comprenne que l'eau devenant plus rare, nous devons apprendre à la gérer au mieux ; dire cela ne vise pas prioritairement les agriculteurs. Outre les prélèvements, nous travaillons sur les moyens de faire des économies - goutte à goutte, méthodes de prélèvement... - ainsi qu'avec le Syndicat mixte d'hydraulique agricole (Smar) sur la mise à profit de notre expertise en matière de prévision météorologique et le stockage de l'eau pour l'utiliser au bon moment. Nous travaillons aussi avec les chambres d'agriculture, l'institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture et l'institut supérieur d'agriculture Rhône-Alpes.
La navigation est en effet un sujet essentiel. Ne soyons pas sectaires, ayons une vue globale du report modal. Lorsque les navires arrivent à Fos, il faut organiser le rail, la route et le fleuve pour offrir les bonnes solutions. Nous devrions fixer l'objectif de 20 % de report fluvial ; aujourd'hui, seuls 6 % des containers qui arrivent à Fos transitent par voie fluviale, alors que nous pourrions en avoir 30 % sans un euro d'investissement ! La présence d'une barge à quai limitant la vitesse de déchargement des navires, les barges sont souvent sommées de partir à moitié vides. Outre les conditions de report modal, il faudrait clarifier la répartition des taxes : le fluvial est quasiment le seul mode à payer une taxe complémentaire.
Notre ingénierie est en effet une vraie force pour la France. Nous avons été la seule entreprise française à travailler sur le triplement des écluses du canal de Panama. Celui-ci est en fait un immense lac artificiel, confronté à des problèmes d'eau douce et de changement climatique. Le système gravitaire que nous avons conçu a valu à la CNR le premier prix d'ingénierie. Nous travaillons également à aménager le couloir de navigation du fleuve Rouge entre Hanoï et la mer de Chine, nous faisons bénéficier le gouvernement du Laos de notre expérience en matière de transport sédimentaire et de circulation des poissons dans le Mékong, nous allons travailler en Birmanie... Nos ingénieurs ne sont pas les seuls à exploiter ces marchés de niche : nous envoyons souvent des exploitants sur place, pour réfléchir à l'amélioration de nos systèmes.
Berges, dragage et bois flotté font partie de nos missions. Nous expérimentons l'entretien des berges par des moyens non mécaniques - moutons, boeufs et ânes -, étudions leur efficacité respective et leur impact sur la biodiversité. Nous avons lancé un important programme tout le long du Rhône sur les abeilles, qui reflètent la qualité de notre espace naturel. Le bois flotté est vendu à une entreprise qui le valorise en chaufferie. Le dragage consomme un budget important, car nous sommes responsables de la sécurité de la navigation.
Nous commençons seulement à travailler sur le sujet passionnant du stockage de l'eau. Il ne doit pas être dissocié du problème d'économie d'eau. Les études s'accordent pour montrer qu'il y aura moins d'eau dans le Rhône d'ici la fin du siècle ; les désaccords ne portent que sur l'ampleur du phénomène : y aura-t-il 10 % ou 40 % d'eau en moins ? Ce n'est pas en retenant l'eau que nous résoudrons le problème posé par le changement climatique, mais en apprenant à mieux utiliser l'eau. Gestionnaire intégré d'un fleuve, la CNR a une responsabilité considérable en la matière, et ne saurait dissocier les sujets les uns des autres.
Nous avons lancé un financement participatif pour un parc d'éoliennes en Ardèche, non pour déminer les oppositions, mais parce que je suis convaincue que la décentralisation des énergies renouvelables sur notre territoire passe par leur appropriation par les consommateurs, ce qui suppose de leur donner accès à ce que nous faisons. Les outils de production fermés - nucléaire, gaz, charbon -, ont fait oublier à nos concitoyens que l'énergie se fabrique ! Ces outils sont désormais accessibles au public, et leur financement participe de leur appropriation par celui-ci. Surpris de boucler notre premier financement participatif en trois jours, nous avons dû en lancer un second pour satisfaire les déçus. Nous réitérerons l'opération autant de fois que nécessaire.
M. Daniel Gremillet, président. - Merci, madame la présidente, pour les réponses que vous avez apportées à toutes nos questions.
La réunion est close à 12 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.