Mercredi 21 février 2018
- Présidence de M. Alain Milon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 05.
Proposition de loi visant à assurer la revalorisation des pensions de retraites agricoles en France continentale et dans les outre-mer - Examen du rapport et du texte de la commission
M. Alain Milon, président. - Notre ordre du jour appelle l'examen du rapport de notre collègue Dominique Watrin relatif à la proposition de loi visant à assurer la revalorisation des pensions de retraites agricoles en France continentale et dans les outre-mer, adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale.
M. Dominique Watrin, rapporteur. - Vous connaissez sans doute le mot de Danton devant l'Assemblée législative le 2 septembre 1792 appelant à l'audace. C'est avec cette disposition d'esprit que je vous invite à examiner la proposition de loi visant à assurer la revalorisation des pensions de retraite agricoles en France continentale et dans les outre-mer, que mon groupe a choisi d'inscrire à l'ordre du jour de la séance publique du 7 mars, au titre de son espace réservé. Ce texte, adopté, comme cela vient d'être rappelé, à l'unanimité par l'Assemblée nationale le 2 février 2017 sous l'impulsion de notre collègue député André Chassaigne, pose trois questions : pourquoi faut-il revaloriser les pensions agricoles ? Pourquoi recourir à la solidarité nationale pour les financer ? Pourquoi doit-on le faire maintenant ?
S'agissant de la revalorisation des retraites agricoles les plus modestes, quelques chiffres suffisent à comprendre sa nécessité ; nos collègues élus des territoires ruraux connaissent bien la situation. En 2015, alors que la pension moyenne base et complémentaire pour une carrière complète s'élève à 1 800 euros par mois au niveau national, elle ne dépasse pas 730 euros pour les exploitants agricoles. Encore faut-il distinguer, au sein de cette population, les anciens chefs d'exploitation qui touchent une pension moyenne de 855 euros, des conjoints collaborateurs, essentiellement des femmes, dont la pension moyenne n'atteint que 597 euros. Comme le soulignent les représentants du monde agricole, en particulier les retraités que nous avons longuement entendus, ces montants de pension obtenus après une vie de labeur sont inférieurs au seuil de pauvreté, qui s'élève aujourd'hui à 1 015 euros.
Pourtant, le législateur est intervenu à plusieurs reprises pour revaloriser les petites pensions agricoles. En 2002, la loi dite Peiro a créé le régime complémentaire obligatoire des non-salariés agricoles (RCO), afin de garantir un niveau de pension de base et complémentaire minimal correspondant à 75 % du Smic agricole net, soit 871 euros par mois en 2018. Il faudra toutefois attendre la réforme des retraites de 2014 pour que cet objectif devienne réalité. Entre temps, en 2009, la création de la pension majorée de référence (PMR) a permis, en garantissant une pension minimale, d'augmenter les pensions de base des exploitants ayant effectué une carrière complète mais en cotisant sur de faibles revenus. Elle s'élève en 2018 à environ 680 euros pour les chefs d'exploitation et à 540 euros pour les collaborateurs familiaux.
La loi de 2014 a financé la garantie « 75 % du Smic ». Comment ce dispositif fonctionne-t-il ? À la différence de la PMR qui augmente la retraite de base, la garantie « 75 % du Smic » se concrétise par le versement de points de retraite complémentaire « gratuits » ouvrant droit au versement d'un différentiel permettant de porter la retraite de base et complémentaire au niveau de 75 % du Smic agricole net. Ce mécanisme de solidarité bénéficie en 2017 à 230 000 retraités, qui touchent ainsi un complément de retraite moyen de 36 euros par mois, pour un coût annuel de 146 millions d'euros. Pour en bénéficier, les assurés doivent justifier d'une durée d'assurance tous régimes permettant d'obtenir une retraite à taux plein et d'au moins 17,5 années de cotisation dans le régime des exploitants agricoles.
L'article 1er de la proposition de loi prévoit à d'établir ce minimum garanti à 85 % du Smic pour les chefs d'exploitation ou d'entreprises agricoles, en maintenant ces conditions d'éligibilité. Cette revalorisation porterait le montant minimum de retraite garanti à 987 euros par mois pour les pensionnés éligibles, soit un niveau encore inférieur au seuil de pauvreté que j'évoquais précédemment mais qui améliorerait sensiblement la vie des retraités agricoles les plus modestes. Elle pourrait concerner près de 55 000 bénéficiaires supplémentaires portant leur total à près de 280 000 retraités. L'élargissement de ce dispositif de solidarité entraînerait un surcoût de près de 350 millions d'euros, qu'il vous est proposé de financer par une nouvelle ressource instituée à l'article 2 et sur laquelle je reviendrai.
Le titre II de la proposition de loi représente, quant à lui, une réponse spécifique à la situation préoccupante des retraites agricoles constatée dans les outre-mer. Pour une carrière complète dans ce régime, les chefs d'exploitations retraités ultramarins perçoivent une pension moyenne de 664 euros par mois pour les hommes et 637 euros pour les femmes.
La pension complémentaire moyenne versée en outre-mer s'élève à 46 euros par mois contre 91 euros dans l'Hexagone. Deux facteurs expliquent ce décalage : la création plus tardive du régime des non-salariés agricoles en outre-mer, intervenue en 1964, soit neuf ans après le régime de la mutualité sociale agricole (MSA) exploitants, et le fait que les cotisations des non-salariés agricoles ultramarins sont assises sur la superficie pondérée de leur exploitation, et non sur leurs revenus, des cotisations plus faibles se traduisant par des prestations plus faibles.
En outre, seuls 23 % des monopensionnés du régime des non-salariés agricoles en outre-mer disposent d'une carrière complète et les anciens chefs d'exploitation ultramarins ont cotisé en moyenne 8,5 années de moins dans le régime que ceux de métropole. Par conséquent, peu nombreux sont ceux qui remplissent les conditions d'obtention des dispositifs de solidarité, en particulier du minimum de retraite garanti à 75 % du Smic. De ce fait, la moyenne des pensions mensuelles versées aux exploitants agricoles en outre-mer est inférieure à 300 euros.
L'article 3 de la proposition de loi entend donc faciliter l'accès au minimum garanti pour les exploitants agricoles de Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte et La Réunion. Il leur permettra d'en bénéficier sans devoir justifier d'une durée minimale d'assurance dans le régime, à condition toutefois de justifier d'une carrière complète dans l'ensemble des régimes. Cette mesure de justice, qui répond aux difficultés d'accès au foncier agricole dans les outre-mer que nous ont très bien expliquées nos collègues Nassimah Dindar et Victoire Jasmin, entraîne un coût supplémentaire de 50 millions d'euros lui aussi couvert par la ressource nouvelle créée à l'article 2. Elle fonctionnera comme un filet de sécurité pour nos agriculteurs ultramarins et pourrait fluidifier la transmission des patrimoines agricoles, encore plus difficile qu'en métropole.
La situation des salariés agricoles ultramarins connait également des fragilités. Exclus de la généralisation à l'ensemble des départements d'outre-mer (DOM) de la couverture de retraite complémentaire en 1976, ils ne bénéficient pas tous des régimes complémentaires Agirc-Arrco. La couverture par ces régimes, dont la gestion est paritaire, est soumise à des accords entre partenaires sociaux locaux, qui n'ont à ce jour abouti qu'en Guyane et en Martinique. Il en résulte une véritable inégalité entre les territoires ultramarins.
S'il existe des conventions collectives permettant de couvrir certains salariés du régime agricole, les salariés du Crédit Agricole par exemple, tel n'est pas le cas des ouvriers agricoles salariés dans des exploitations qui ne bénéficient d'aucune retraite complémentaire. L'article 4 propose ainsi d'étendre cette couverture complémentaire à l'ensemble des salariés agricoles de ces territoires. Il prévoit de donner dix-huit mois aux partenaires sociaux, à compter de la promulgation de la loi, pour négocier. Au-delà de ce délai, l'État pourra généraliser l'extension par voie réglementaire.
Pourquoi faut-il une nouvelle fois recourir à la solidarité nationale pour financer ces dispositifs ? Le régime des exploitants agricoles est, en effet, déjà largement financé par la solidarité nationale et ce, pour trois raisons. La première est démographique, et tient au déséquilibre structurel entre les 1,5 million de pensionnés et les moins de 500 000 cotisants. Au titre de la compensation démographique, les transferts des régimes de base vers la branche vieillesse des non-salariés agricoles représentent 3 milliards d'euros en 2017, soit 40 % des produits de la branche. La deuxième raison est liée à la faiblesse des revenus agricoles et à ses conséquences sur le niveau de cotisations et, partant, des prestations, comme nous l'avons constaté avec les collègues présents aux auditions : René-Paul Savary, Elisabeth Doisneau, Nadine Grelet-Certennais et Christine Bonfanti-Dossat. En 2017, les revenus moyens annuels des exploitants agricoles s'élèvent à environ 17 000 euros, ce qui limite fortement leur capacité contributive.
La troisième raison recoupe les précédentes : les cotisations du régime d'assurance vieillesse sont faibles, parce que leur taux est relativement peu élevé comparé à d'autres régimes. C'est le cas des cotisations au régime complémentaire, dont le taux s'élève à 4 % pour les non-salariés agricoles en 2017 alors qu'il atteint, par exemple, 7 % chez les artisans-commerçants pour leurs revenus inférieurs au plafond annuel de la sécurité sociale. Ces faibles cotisations, associées au déséquilibre démographique, expliquent la très faible contribution des cotisations retraite des exploitants (1,2 milliard d'euros en 2017) au financement des prestations de ce régime (7,4 milliards d'euros). Le régime est, par conséquent, largement financé par la solidarité nationale, en particulier par les taxes sur les alcools et boissons non alcoolisées à hauteur de 1,2 milliard d'euros en 2017.
Le régime complémentaire obligatoire bénéficie spécifiquement de quatre ressources, dont une part importante de recettes fiscales, et d'une dotation de 55 millions d'euros de la mission « Régimes sociaux de retraites » du budget de l'État. Dès lors, l'amélioration du niveau de vie des retraités agricoles ne peut reposer sur les seuls actifs du régime, déjà mis à contribution en 2016 avec une hausse d'un point de leur cotisation RCO.
Le recours à la solidarité nationale et à des mécanismes innovants de financement, audacieux là encore, s'impose. L'article 2 institue à cet effet une taxe additionnelle de 0,1 % à la taxe sur les transactions financières assise sur les opérations d'acquisition de titres de capital ou assimilés, principalement l'achat d'actions. Elle concerne les entreprises ayant leur siège social en France et dont la capitalisation boursière est au moins égale à un milliard d'euros. Cette taxe, dont le taux a été augmenté à 0,3 % pour 2017, a rapporté 1,4 milliard d'euros, rendement qui devrait atteindre 1,5 milliard d'euros selon la loi de finances pour 2018. La mise en place d'une taxe additionnelle de 0,1 %, qui porterait le taux global à 0,4 %, génèrerait un rendement supplémentaire de 450 millions d'euros, qui couvrirait le coût de l'ensemble des mesures proposées et contribuerait au redressement financier du régime.
Pourquoi, enfin, agir maintenant alors que se profile la réforme systémique des retraites ? Il y a urgence à soutenir les retraités agricoles les plus modestes : l'avenir de nos campagnes et une partie de l'attractivité du métier d'agriculteur sont en jeu. S'agissant de la réforme à venir, je ne vois, au stade actuel des travaux, aucune contradiction avec le vote de ce texte. Outre que son calendrier parait incertain - la réforme devait être au coeur de l'agenda social de 2018, elle a été repoussée au mieux à l'été 2019 -, j'ose espérer qu'elle ne remettra pas en cause l'ensemble des dispositifs de solidarité existants en matière de retraite.
La présente proposition de loi est d'ambition plus modeste, mais elle aura des effets concrets et certains à la fois pour les retraités agricoles et l'économie des territoires concernés. Après que l'Assemblée nationale l'a adopté à l'unanimité, le Sénat ne peut rejeter le message de solidarité envoyé, par nos collègues députés, au monde agricole et à ses aînés. Par conséquent, je vous propose d'adopter cette proposition de loi sans modification, ce qui conduirait à son adoption définitive et à la mise en oeuvre rapide des mesures qu'elle contient, ce texte ne nécessitant aucun décret d'application.
M. René-Paul Savary. - Je trouve, mon cher collègue, en toute sympathie, votre rapport bien présomptueux ; cette proposition de loi ne règlera nullement toutes les difficultés des retraités agricoles. Ne leur donnons pas de faux espoirs ! J'ai, en outre, la désagréable sensation de me trouver dans une seringue... Mais enfin, il faut, il est vrai, donner un signal positif aux agriculteurs !
La principale difficulté réside dans le montant insuffisant des cotisations, lié à la faiblesse des revenus agricoles et à leur variation en fonction de la fluctuation des cours mondiaux. En outre, le pilotage des revenus, au travers notamment de dispositifs d'optimisation fiscale et patrimoniale, conduit à d'importants écarts dans le calcul des cotisations d'une exploitation à l'autre. Ces sujets devront être traités par la prochaine réforme des retraites, sans quoi la situation s'aggravera pour les futurs retraités.
Je ne suis guère enthousiasmé par les modalités de financement retenues. La création d'une taxe supplémentaire me semble éloignée des objectifs d'épure budgétaire et de la stratégie de renforcement de la place financière de Paris dans le contexte du Brexit. Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse d'un signal adéquat... En outre, si les mesures de la proposition de loi étaient, comme prévu, appliquées au 1er janvier 2018, comment seront-elles financées alors que la nouvelle taxe n'est pas encore entrée en vigueur ?
Les retraites agricoles, vous l'avez montré dans votre rapport, bénéficient déjà d'une importante solidarité à laquelle participe les actifs du régime via l'augmentation de leur cotisation au RCO. Dans le régime général, la solidarité nationale est directement mise à contribution pour le financement des dispositifs de solidarité via le fonds de solidarité vieillesse. Il ne m'apparait pas dès lors illégitime qu'elle soit une nouvelle fois sollicitée au bénéfice des petites pensions agricoles, même si votre dispositif, en augmentant les charges du RCO, soulève le risque que les actifs voient à l'avenir leurs prélèvements augmenter alors qu'ils sont déjà fréquemment en difficulté financière.
S'agissant de l'extension de la garantie « 75 % du Smic » aux non-salariés agricoles en outre-mer je m'interroge, dans la mesure où, à la différence des règles applicables en métropole, il n'est pas prévu de durée minimum de cotisation dans le régime pour pouvoir en bénéficier.
Compte tenu de la faiblesse des retraites agricoles, notre groupe ne s'opposera pas à l'adoption conforme de ce texte. Notre commission devra veiller à son application effective.
M. Alain Milon, président. - Ce texte sera appliqué : quand on veut le pouvoir et qu'on l'obtient, on l'exerce...
Mme Nadine Grelet-Certenais. - Je remercie notre rapporteur pour son exposé clair et étayé, qui décrit parfaitement la situation alarmante des retraités agricoles. Le rapport fracassant de la MSA publié en 2016 avait ainsi indiqué qu'un tiers d'entre eux percevait une retraite mensuelle inférieure à 350 euros.
La présente proposition de loi s'inscrit dans le prolongement de la politique menée sous le précédent quinquennat, qui a permis d'atteindre, par palier, une pension minimale équivalente à 75 % du Smic et de renouer avec l'objectif défini par la loi Peiro.
Le dernier texte voté à l'unanimité par l'Assemblée nationale portait sur l'ancrage territorial de l'alimentation ; il n'avait malheureusement pas eu le même destin au Sénat... Nous disposons ici d'une opportunité majeure de dépasser nos clivages traditionnels, de nous rassembler sur un texte simple, incisif et très attendu par les agriculteurs actifs comme retraités. Les syndicats et associations de retraités sont unanimes s'agissant de la revalorisation de la pension minimale à 85 % du Smic et attendent que nous votions conforme ce texte important. Ce niveau représente tout juste le seuil de pauvreté, fixé à 1 000 euros, soit 60 % du revenu médian. Nous partageons pleinement les objectifs de la proposition de loi et, lors de l'examen de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, nous avions porté un amendement au côté de notre collègue Franck Montaugé, qui reprenait le dispositif proposé. Je suis certaine que nous saurons nous rassembler sur une question, qui relève de la vie quotidienne et de l'attractivité de nos territoires ruraux. Élus de terrain, nous connaissons bien la situation parfois misérable de nos agriculteurs retraités, qui, à la fin de leur vie, ne peuvent bénéficier des services de l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) faute de moyens. Garantir une retraite minimale digne pour nos agriculteurs donnera un espoir à l'agriculture, marquée par une déprime qui renforce d'autant les déséquilibres du régime de retraite agricole, et permettra d'envisager l'avenir en facilitant la transmission des exploitations dans le cadre d'une agriculture familiale à laquelle nous restons attachés.
Je souhaiterais enfin excuser notre collègue sénatrice de Guadeloupe, Victoire Jasmin, très impliquée sur les inégalités de traitement dont souffre l'outre-mer dans le domaine qui nous occupe. Elle est, en effet, retenue par une réunion sur le chlordécone au ministère de la santé. Les départements d'outre-mer recensent quelque 43 000 exploitations, qui couvrent environ 130 000 hectares. L'agriculture y représente 1,7 % du produit intérieur brut (PIB), soit 47 000 emplois à temps plein. Pour les retraités, la pension moyenne mensuelle s'élève à 293 euros contre 445 euros en métropole. Un monopensionné sur deux perçoit une retraite inférieure à 333 euros, soit un niveau largement inférieur à la faible médiane de 517 euros en métropole. Par ailleurs, le régime de retraite complémentaire obligatoire y repose sur un mode très spécifique de calcul des cotisations : contrairement au droit commun, qui définit comme assiette le revenu professionnel, les cotisations sont calculées en fonction de la surface pondérée de l'exploitation. Cette assiette dérogatoire permet le versement de cotisations plus faibles, mais conséquemment de retraites inférieures.
Alors que le Salon de l'agriculture ouvre ses portes dans quelques jours, saisissons l'occasion d'envoyer un message fort au Gouvernement pour améliorer le quotidien de nos agriculteurs et démontrons que nous pouvons nous unir pour un objectif d'intérêt général !
Concernant enfin la problématique de la faiblesse du niveau des revenus agricoles, que mentionnait notre collègue René-Paul Savary, le groupe de travail sur la fiscalité agricole permettra sûrement d'apporter quelques réponses.
Mme Élisabeth Doineau. - Les auditions que nous avons menées en amont de ce texte nous ont permis de mieux saisir les difficultés de nos retraités agricoles, dont le niveau de pension est excessivement faible, voire lamentable. Il est complexe d'apporter des réponses satisfaisantes pour tous, compte tenu des déséquilibres en la matière entre agriculteurs comme entre territoires. En outre, à l'instar des indépendants, la majorité des agriculteurs, soit 80 %, ont une carrière agricole incomplète et sont polypensionnés.
Cette injustice sera difficile à combler. Tout comme M. Savary, je pense que nous sommes dans la seringue. Nombre de retraités agricoles font appel à l'allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), mais avec mesure car un recours sur succession est possible. Cette crainte est d'autant plus vive outre-mer.
Nous allons donc mettre à l'épreuve le Gouvernement. Je pense que mes collègues de l'Union centriste voteront cette proposition de loi.
M. Daniel Chasseing. - Je veux rendre hommage aux agriculteurs dont l'activité est fort délicate et qui, à la retraite, perçoivent des pensions très faibles qui ne leur permettent pas de vivre décemment. Les 100 euros supplémentaires ne sont pas négligeables. Cette proposition de loi prévoit une taxe supplémentaire pour financer l'augmentation des pensions.
Je voterai néanmoins ce texte.
Mme Laurence Cohen. - Hier, dans l'hémicycle, nous avons été nombreux à débattre des difficultés rencontrées par les agricultrices et ce rapport clair et ambitieux y fait écho. Ce texte précède la future loi en gestation et je me félicite que l'Assemblée nationale et le Sénat la votent conforme, alors que nos territoires sont mis à mal.
Il ne s'agit pas d'une taxe supplémentaire, monsieur Chasseing, mais d'une augmentation de 0,1 % de la taxe sur les transactions financières. Même si je ne partage pas les arguments de M. Savary, j'apprécie qu'il ait dit qu'il n'y aurait pas d'opposition de sa part au vote de cette loi.
M. Jean-Marie Morisset. - Merci pour ce rapport : le dossier est sensible. Il est rare qu'au cours d'une législature, on n'évoque pas la question des retraites. Je préfère une proposition de loi à un amendement déposé sur un projet de loi de financement de la sécurité sociale. Le financement des retraites doit être clarifié : je voterai une augmentation de la taxe sur les transactions financières plutôt qu'une majoration de la taxe sur les farines : ce n'est pas aux meuniers d'abonder le financement des retraites agricoles. Il y a deux ans, nous avons d'ailleurs voté la suppression de cette taxe. J'approuve ce texte.
Mme Pascale Gruny. - Dans nos territoires, nous sommes souvent interrogés sur les petites retraites agricoles, mais n'oublions pas qu'elles ne sont pas les seules.
A la veille du Salon de l'agriculture, nous enverrons avec notre vote un message de soutien à l'agriculture qui souffre beaucoup et qui, à l'avenir, risque de subir les conséquences du Mercosur et de la refonte de la PAC.
Une partie de l'augmentation des retraites serait financée par une augmentation de la taxe sur les transactions financières, ce qui ne me pose pas de problème. En revanche, quelles ont été les réactions des représentants du monde agricole, notamment des jeunes agriculteurs, face à l'augmentation prévue des cotisations agricoles ? Pour certains, leurs revenus ne dépassent pas 350 euros mensuels : comment dans ces conditions accepter une hausse des cotisations ?
Mme Nassimah Dindar. - Je suis bien sûr favorable à la revalorisation des retraites agricoles tant dans l'Hexagone qu'outre-mer, où le minimum retraite n'est pas garanti. L'article 3 corrige cette inégalité.
Je souhaite également vous faire remarquer qu'outre-mer, la valeur travail des agriculteurs est très peu reconnue : si la solidarité nationale est un impératif, il faut que ceux qui ont durement travaillé soient récompensés. Je souhaite un vote unanime sur cette proposition de loi.
M. Jean Sol. - Je voterai également ce texte, même si la revalorisation prévue reste en-deçà du seuil de pauvreté.
Je resterai vigilant sur le financement de cette augmentation : l'État devra bien un jour prendre ses responsabilités. Cette loi permettra de gommer les inégalités avec les exploitants agricoles ultramarins.
M. Alain Milon, président. - Contrairement à Ambroise Croizat, notre rapporteur a réussi à faire l'unanimité !
M. Dominique Watrin, rapporteur. - Je salue les interventions qui mènent à un consensus, même si j'entends les réserves. Notre commission s'inscrit dans la continuité du vote historique qui a eu lieu à l'Assemblée nationale sur la revalorisation des petites retraites. Je me suis fait l'écho de l'Association des retraités de France qui attend avec impatience un vote conforme de ce texte qui, loin d'être présomptueux, est plutôt modeste. Le problème des retraites agricoles est indissociable de celui des revenus agricoles. Les agriculteurs doivent pouvoir vivre de leur travail. Cela dit, cette proposition de loi est beaucoup plus modeste, mais elle concerne à la fois les retraites des exploitants agricoles et celles de leurs salariés. Il en va de la dignité des uns et des autres.
Je comprends les réticences sur l'augmentation de la taxe sur les transactions financières, mais je vous renvoie aux débats sur la taxe Tobin et à la directive européenne qui est loin d'être révolutionnaire. Pour une action achetée 10 euros, la taxe passera de 30 à 40 centimes. En outre, cette recette sera dynamique, ce qui assurera la pérennité du financement des retraites agricoles. Bien sûr, d'autres mesures devront être envisagées : ainsi faudra-t-il revenir sur les optimisations fiscales qui réduisent les cotisations, comme cela a été rappelé.
Si ce texte est adopté conforme, le président de la République aura quinze jours pour le promulguer, à moins qu'il ne demande une nouvelle délibération. Cette loi pourrait donc entrer rapidement en application et elle serait rétroactive au 1er janvier 2018, contrairement à la loi sur la garantie de 75 % du Smic qui est entrée en vigueur tardivement.
Dans le cas qui nous occupe, la dépense attendue est de 400 millions, outre-mer et hexagone confondus, et la recette se monterait à 450 millions. Ce dispositif consolide les retraites agricoles, alors que ce problème n'était pas réglé il y a encore peu.
Mme Grelet-Certenais a rappelé le vote de l'amendement sur les retraites agricoles à l'occasion du projet de loi de financement de la sécurité sociale. La ministre avait répondu qu'elle renvoyait à l'augmentation de l'Aspa qui doit passer de 803 à 903 euros en 2020. En outre, il faut avoir 67 ans pour en bénéficier. La mise en oeuvre de cette proposition de loi sera beaucoup plus rapide.
Vous avez rappelé le rôle de l'agriculture outre-mer et la faiblesse des retraites agricoles. Les difficultés d'accès à la terre y font que peu d'exploitants ont le temps de cotiser suffisamment longtemps au régime de retraite. Ainsi, le filet de sécurité de 75 % a bénéficié à peu d'entre eux, car ils n'avaient pu cotiser au minimum 17,5 ans au régime agricole.
Comme l'a dit Mme Doineau, quatre cinquième des retraités d'outre-mer sont polypensionnés.
Je remercie M. Chasseing pour son soutien et lui rappelle que nous nous bornons à augmenter la taxe sur les transactions financières.
M. Morisset a raison de dire qu'il est bon qu'une loi traite de l'augmentation des pensions de retraite : c'est un acte fort de la représentation nationale.
Mme Gruny m'a interrogé sur les réactions des représentants de la profession agricole et notamment des jeunes agriculteurs. Le débat sur les cotisations et la solidarité perdure au sein du monde agricole. La FNSEA nous a dit qu'elle serait vigilante sur le niveau des cotisations et elle estime que les retraites devraient être calculées sur les 25 meilleures années. La Confédération paysanne a une position plus contrastée.
Ce texte confère de la dignité aux retraités agricoles qui ont, je vous le confirme, les revenus les plus modestes en France.
Le représentant syndical CGT des salariés outre-mer nous a dit que le fait que les salariés n'aient pas accès à une retraite complémentaire était vécu comme une réelle discrimination.
Le texte prévoit des pensions calculées à 85 % du Smic, mais sans indexation. Mais l'article 1er bis prévoit un rapport annuel sur l'évolution des retraites minimum afin d'inciter le Gouvernement à les augmenter, pour éviter un décrochage.
Je salue le consensus de la commission.
M. Alain Milon, président. - Il n'y a pas d'amendements. Je passe donc au vote. Ce texte sera examiné en séance le 7 mars à partir de 18 h 30.
La proposition de loi est adoptée sans modification.
Questions diverses
M. Alain Milon, président. - En accord avec le Président du Sénat, nous allons organiser des rencontres sur la bioéthique. Les réunions seront ouvertes à tous les sénateurs. Le jeudi 8 mars au matin, nous recevrons M. Ameisen, président d'honneur du Comité consultatif national d'éthique. Le 28 mars, nous recevrons la présidente de l'Agence de la biomédecine qui nous présentera le bilan de l'application de la loi.
Mme Catherine Deroche. - J'aimerais que l'on se penche sur la levée de l'anonymat.
M. Alain Milon, président. - C'est prévu et, d'ailleurs, j'y suis favorable.
Je souhaite également évoquer le projet de loi, annoncé par le Gouvernement, qui devrait faire suite aux négociations en cours sur l'assurance-chômage, l'apprentissage et la formation professionnelle.
Nous aurons à désigner des rapporteurs lors du dépôt formel du projet de loi mais je voudrais que nous puissions nous saisir sans tarder de ces sujets sur lesquels les négociations sont, pour certains sujets, entrées en phase de conclusion.
C'est pourquoi je vous propose dès à présent de prévoir que M. Michel Forissier se consacrera à l'apprentissage et qu'il coordonnera les travaux des deux autres rapporteurs : Mme Frédérique Puissat traitera de l'assurance-chômage et Mme Catherine Fournier de la formation professionnelle. Ces trois collègues travailleront afin d'être prêts lorsque le projet de loi arrivera sur notre bureau.
Mme Laurence Rossignol. - Vous présidez cette commission dans un esprit de concorde et chacun s'y sent bien, quel que soit son groupe. Lorsqu'il y a trois rapporteurs sur un projet de loi, ne serait-il pas de bonne pratique de nommer au moins un rapporteur issu de la minorité sénatoriale, ce qui permettrait de renforcer encore l'esprit positif qui règne ici ? Je vous suggère donc de revoir la répartition de ces trois rapports.
M. Alain Milon, président. - J'y réfléchirai à l'occasion des autres lois que nous aurons à traiter.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Le Sénat m'a nommée au Conseil d'orientation pour les retraites (COR). Or, les réunions plénières se tiennent les mercredis matins. Comme nous sommes dans l'obligation d'être présents en commission, il est difficile de siéger au COR. J'ai donc démissionné et notre président m'a dit que ce n'était pas la première fois que ce problème était évoqué. Tout collègue qui prendra ma place rencontrera le même problème. Un courrier a été envoyé au président du COR il y a deux ans qui n'en a pas tenu compte. L'Assemblée nationale ne semble pas avoir institué la même obligation de présence en commission.
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - J'ai fait la même remarque au président du COR, M. Bras, et il a prévu de réunir les assemblées générales le jeudi matin. Dans un premier temps, le calendrier sera mixte avec des mercredis et des jeudis, mais ensuite, toutes les réunions auront lieu le jeudi, les députés ayant donné leur accord.
M. Alain Milon, président. - Le 19 avril, la présidence du Sénat et la commission des affaires sociales organisent un colloque sur les retraites avec plusieurs tables rondes. Une table ronde sera animée par M. Savary, une autre par notre rapporteur général. Nous souhaiterions aussi accueillir MM. Éric Woerth, Bernard Thibault, Mme Marisol Touraine, MM. Raymond Soubie ou Xavier Bertrand. Une table ronde portera sur les retraites actuelles et une autre sur les perspectives.
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et de M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales -
Table ronde rassemblant des représentants de consommateurs
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Nous arrivons au terme du cycle d'auditions que, conjointement, nos commissions des affaires économiques et des affaires sociales ont décidé de mettre en place très rapidement à la suite de la commercialisation de laits infantiles fabriqués par l'entreprise Lactalis et infectés par des salmonelles. Nous cherchons à comprendre les tenants et les aboutissants de cette affaire, ce qui nous a conduits à entendre tous les acteurs qui interviennent dans la vie d'un produit agroalimentaire, depuis sa production jusqu'à sa consommation.
Nous avons donc remonté au cours des cinq dernières semaines toute la chaine des acteurs : le producteur, les distributeurs, les services chargés de la sécurité alimentaire. Les auditions l'ont mis en lumière : la sophistication des dispositifs de contrôle dans notre pays n'empêche pas la survenance de problèmes sanitaires ; et à plusieurs reprises, les auditions ont permis de pointer des dysfonctionnements à divers endroits : dans la production, d'abord et avant tout, mais aussi au stade du contrôle administratif et de la distribution des produits.
Restait la dernière étape : entendre ceux qui éventuellement subissent ces dysfonctionnements, c'est-à-dire les consommateurs. C'est donc à ce titre que nous vous recevons aujourd'hui, en vos qualités de représentants des consommateurs, voire plus précisément pour certains, de parents d'enfants victimes directes de cette contamination.
Je précise pour mes collègues que si vous représentez tous les consommateurs, vous le faites d'un point de vue et selon des structures qui diffèrent puisque nous accueillons l'Institut national de la consommation, établissement public chargé de l'information des consommateurs et d'apporter une aide aux associations de consommateurs, deux associations de consommateurs agréées généralistes - UFC-Que Choisir et Consommation Logement Cadre de Vie (CLCV) - ainsi qu'une association qui s'est créée pour la défense spécifique des familles victimes dans cette affaire : l'Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles.
Nos commissions ont lancé ce cycle d'auditions pour comprendre ce qui s'est passé, et déterminer ce qui doit être fait pour qu'une contamination de ce type n'advienne plus, d'autant plus qu'elle concerne des produits en principe particulièrement surveillés car destinés à de très jeunes enfants.
Nous ne cherchons pas ici au Sénat à déterminer des responsabilités individuelles, à faire le procès de tel ou tel acteur. Certains d'entre vous ont déposé des plaintes devant le juge pénal, et il reviendra donc à ce dernier de trancher. Pour autant, votre éclairage sur ce qui s'est passé, et sur ce qui devrait se faire pour l'avenir, nous a semblé essentiel.
C'est pourquoi j'adresse à chacun d'entre vous les questions suivantes, auxquelles je vous remercie de répondre globalement pour une durée n'excédant pas cinq minutes par intervenant.
De quoi, selon vous, les dysfonctionnements constatés sont-ils le symptôme ?
Comment garantir plus efficacement la sécurité alimentaire des produits transformés, notamment ceux qui visent les publics les plus fragiles ? Au cours des auditions menées au Sénat, certaines pistes d'évolution, parfois très pratiques, ont été suggérées, soit par les administrations, soit par les distributeurs. Que vous inspirent-elles ?
Enfin, puisque certains parmi vous ont choisi la voie de l'action pénale, le réflexe pénal vous semble-t-il vraiment efficace pour mettre un terme à de tels dysfonctionnements ? Des sanctions civiles ou administratives nouvelles ou renforcées devraient-elles être envisagées ?
Le président Milon va compléter ce bref propos introductif, puis vous aurez la parole. Dans un dernier temps, nos collègues des deux commissions réunies vous poseront leurs questions.
M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales. - Au nom de la commission des affaires sociales, je souhaite également la bienvenue aux représentants des consommateurs - institutionnels et associatifs - que nous recevons aujourd'hui.
Il nous a effectivement paru indispensable de clore ce cycle d'auditions par le recueil de vos témoignages et de vos observations sur les difficultés et les défaillances révélées à l'occasion de l'affaire Lactalis. Notre objectif commun est de dégager des pistes d'amélioration pour tendre, encore davantage, vers le respect de la sécurité sanitaire de notre alimentation, en particulier pour nos concitoyens les plus fragiles. Votre retour d'expérience nous sera donc particulièrement précieux.
Je vous propose d'entrer dans le vif du sujet pour répondre aux interrogations qui viennent d'être énoncées.
M. Quentin Guillemain, président de l'Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles. - Je vous remercie pour votre invitation.
Notre association a été créée le 19 décembre 2017 et compte à ce jour plus de 700 familles adhérentes dont les enfants ont été malades ou ont consommé un ou plusieurs produits incriminés. Cette association a été constituée, suite à l'absence de réponses aux questions que se posaient les familles et à la nécessité d'organisation et de soutien mutuel, y compris sur les questions juridiques. Nombre de ces familles sont traumatisées d'avoir donné, de leur propre main, du lait empoisonné à leurs enfants. Certaines ont eu des enfants dont la salmonellose a été diagnostiquée et d'autres non, car pour certaines d'entre elles, les coprocultures indispensables au diagnostic leur ont été refusées. Elles ont passé des semaines dans les hôpitaux sans savoir de quoi souffraient leurs nourrissons. Elles ont fini par apprendre, grâce à la médiatisation de cette affaire, la cause de ces troubles. La plupart du temps, on leur a dit qu'ils manquaient d'hygiène. On a culpabilisé les familles et l'on découvre aujourd'hui qu'il s'agissait d'une contamination dans l'usine de fabrication. Le doute s'est installé sur toute la nourriture infantile.
Les familles espèrent que cette audition permettra de prendre conscience de l'importance de ce scandale et des enjeux qui en découlent. Nous voulons savoir comment cette contamination a été possible, identifier les responsabilités des uns et des autres, et en tirer les conséquences. Vous écrivez la loi : vous avez la responsabilité de faire en sorte que cela ne se reproduise plus et que la sécurité sanitaire soit garantie au moment même où vous allez examiner la loi issue des États généraux de l'alimentation. J'espère que vous saurez relever ce défi.
À ce jour, 30 à 40 de nos adhérents ont déposé plainte auprès du pôle santé publique du procureur de la République contre Lactalis et pour certaines d'entre elles, contre des grandes enseignes de distribution et des pharmacies. Toutes ces plaintes sont déposées pour mise en danger de la vie d'autrui ou pour blessures involontaires. Une enquête préliminaire est ouverte et nous attendons encore la nomination d'un juge d'instruction permettant à toutes les parties d'accéder au dossier. Aucune information judiciaire n'a été ouverte dans le dossier Lactalis qui en est toujours au stade d'une enquête préliminaire près Mme la procureure de la République de Paris. Le juge Van Ruymbeke, cité dans certains médias ce matin, n'a été saisi que d'une seule plainte déposée il y a quelques semaines contre l'État pour complicité de crime. Pour ce type de plainte, un juge d'instruction est obligatoirement nommé. Il dira si elle doit prospérer ou pas. Nous espérons qu'un juge d'instruction sera nommé : au cours de vos auditions, certains ont utilisé l'argument du secret de l'instruction mais, comme il n'y a pas d'instruction, il ne peut y avoir de secret...
Nous n'en pouvons plus d'apprendre chaque jour dans la presse ou par les auditions des uns et des autres, y compris au Sénat, des bribes d'informations. Nous avons ainsi été surpris d'entendre M. Dehaumont et Mme la directrice de la DGCCRF évoquer des éléments devant vous qui ne nous avaient pas été communiqués malgré nos récentes questions.
M. le ministre nous avait promis une totale transparence et des réponses écrites à nos interrogations. Cette promesse est restée lettre morte comme celle des sanctions évoquées par le président de la République. Il est temps que les victimes puissent être actrices de cette enquête, mais la loi ne permet pas à l'association d'agir en leur nom car, pour être considérée, une association doit être agréée et avoir plusieurs années d'existence. C'est pour cette raison que les plaintes individuelles se multiplient. En outre, il s'agit dans ce cas d'une procédure civile, ce qui exclut une responsabilité pénale. Il est surprenant de devoir créer une association de victimes avant même d'être victime.
Un numéro vert a été mis à disposition des parents le 2 décembre par Lactalis, puis le 10 décembre par la direction générale de la santé. Lorsqu'on les appelait, ces numéros donnaient des informations sur les produits retirés. Mais on a menti aux familles car, pendant un long moment, on leur a dit que les laits qu'ils donnaient à leurs enfants n'étaient pas concernés alors qu'elles ont ensuite découvert dans la presse que tel n'était pas le cas. Or, aucune famille n'a été recontactée alors qu'elles avaient laissé leurs coordonnées.
Les listes agrégées et les listes des produits à l'international ne sont pas non plus publiées sur les sites officiels à l'heure actuelle. Il s'agit d'un défaut d'information manifeste.
Cette affaire s'est déroulée durant une période de gastroentérite. Or, la salmonelle conduit à une gastroentérite, même si les symptômes sont un peu différents. Les tests de selles n'ont pas été systématiquement faits sur les enfants dans les hôpitaux, alors que les parents amenaient les boites de lait incriminées. Les conséquences peuvent être graves : des septicémies, des rectorragies, des infections diverses, des méningites peuvent survenir.
Les parents ont été chaque fois des lanceurs d'alerte : le 13 décembre, cinq lots ont été retirés en toute discrétion dans les pharmacies, n'apparaissant sur aucune liste officielle. Ce retrait a été révélé par les familles, alors que l'État et Lactalis se renvoyaient la responsabilité de l'absence de ces produits sur leurs listes et invoquaient des erreurs. Le 3 janvier, une famille de l'association révélait dans la Voix du Nord avoir acheté du lait en promotion dans un supermarché Leclerc alors qu'il aurait dû être retiré de la vente. Des journalistes ont ensuite découvert que d'autres grandes surfaces continuaient à vendre ces produits.
Nous avons également informé les ministres que ces laits continuaient à être vendus sur Internet. Lors du deuxième contrôle, soixante sites Internet ont été mentionnés.
Les citoyens n'ont plus confiance dans cette entreprise. Certains estiment qu'il s'agit d'un fleuron de l'industrie agro-alimentaire française. Nous dirions qu'il s'agit plutôt d'une entreprise dont nous avons honte. M. Besnier devrait démissionner pour sauvegarder son entreprise, ses salariés et préserver l'image de toute une filière qui pâtit de ses actes. La loi qui vient est une opportunité qu'il vous faut saisir pour garantir la sécurité sanitaire.
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous allons faire notre travail. Je rappelle que cette audition n'est pas un tribunal.
M. Jean-Yves Mano, président de l'Association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV). - Merci de nous recevoir. Les événements que nous vivons depuis deux mois conduisent à une rupture de confiance du consommateur dans la qualité alimentaire. Les derniers éléments en notre possession ne font qu'aggraver ce sentiment.
Nous nous sommes focalisés sur la production de lait infantile, mais cette usine fabriquait-elle d'autres produits ? À ma connaissance, tel est le cas : l'usine fabrique également de la poudre de lait. Or, personne ne s'est interrogé sur la traçabilité de ces produits distribués au secteur industriel et de leurs conséquences potentielles.
Il y a deux jours, un laboratoire nantais a constaté la présence de substances allergènes dans des produits fabriqués par Lactalis. Or, on nous dit que les tests devraient être répétés jusqu'à une dizaine de fois pour que les résultats soient confirmés. Il existe donc des pressions internes pour que le laboratoire qui dépend financièrement du donneur d'ordre ne puisse publier librement le résultat de ses contrôles. Ces révélations mettent en doute la véracité de tous les autocontrôles effectués par les laboratoires sur ordre de Lactalis. Je comprends mieux la réaction de M. Besnier qui rappelle qu'il a fait effectuer 17 000 tests. Mais les laboratoires ne sont-ils pas incités à présenter des tests le plus proche possible des normes en vigueur ? Ce n'est pas rassurant.
Nous nous réjouissions de disposer d'un système de contrôle de la qualité alimentaire performant. Mais nous constatons une certaine confusion entre les interventions des services vétérinaires, du ministère de l'agriculture et de la DGCCRF. S'est-on interrogé sur les rythmes des contrôles ? Compte tenu de ses effectifs, les contrôles de la DGCCRF sur des entreprises comparables à Lactalis sont effectués tous les trois ans. La direction générale préfère cibler ses interventions sur des entreprises de plus petite taille, jugées plus faillibles. En outre, il s'agit de contrôles le plus souvent sur documents. Ne faut-il pas repenser les tests des administrations ?
Les autocontrôles sont sans aucun doute indispensables, mais on ne peut s'en contenter. Une autorité, financièrement indépendante du donneur d'ordre, doit réaliser des contrôles. Le cas du laboratoire nantais illustre mon propos.
L'affaire du lait contaminé révèle des défaillances en chaîne, à commencer par Lactalis, mais aussi de la grande distribution, des pharmaciens, des crèches, des hôpitaux. Alors qu'il s'agissait d'un problème de santé publique, des produits dont le retrait avait été publié, ont continué à être distribués. Heureusement, Bruno Le Maire a imposé par arrêté la fermeture de l'usine et le retrait total des boites de lait. Un nouveau protocole est indispensable.
Lorsque nous avons rencontré Bruno Le Maire, début janvier, nous avons suggéré qu'un site unique centralise la totalité des retraits alimentaires, alors qu'aujourd'hui, tel n'est pas le cas, d'où une confusion et une dilution de l'information des consommateurs. De plus, un numéro vert doit être à disposition des consommateurs lanceurs d'alerte. Si un consommateur découvre un produit retiré en magasin, il n'a aujourd'hui d'autre choix que de prévenir la presse locale. Un numéro vert sous la responsabilité de l'administration serait le bienvenu.
Les cartes de fidélité seraient un bon moyen de prévenir les acheteurs potentiels. Dans une enquête de la CLCV sur la politique des retraits, 77 % des consommateurs se plaignaient d'un manque d'information et souhaitaient qu'elle transite par les cartes de fidélité.
M. Bruno Le Maire nous a déclaré que des décisions seraient rapidement prises. Nous y sommes : nos concitoyens attendent des actes, et non pas que cette affaire de santé publique soit enterrée.
M. Cédric Musso, directeur de l'action politique d'UFC-Que Choisir. - L'affaire Lactalis fait suite à de nombreux scandales alimentaires, dont celui du Fipronil ou celui des lasagnes au cheval. Nous souhaitons des mesures de long terme pour éviter la répétition de ce genre d'affaires.
En ce qui concerne Lactalis, les défaillances sont intervenues dans les contrôles en amont, avec une détection trop tardive de la bactérie. L'Institut Pasteur a pourtant établi que cette bactérie était la même que celle mise en cause en 2005. Que s'est-il donc passé entre 2005 et 2017 ? Manifestement, les services de l'État n'ont pas été informés de certains contrôles positifs révélant la présence de pathogènes.
À cela s'ajoutent des défaillances dans la procédure de rappel des produits. UFC-Que Choisir avait déjà eu l'occasion de dénoncer l'ineffectivité du système à propos de certains détecteurs de fumée et cosmétiques. Même si le Premier ministre n'y voit qu'une fausse polémique, on ne peut minimiser l'effet des changements intervenus dans l'organisation de la DGCCRF. Les effectifs ont été diminués de 1 000 agents entre 2007 et 2012 et le fonctionnement pyramidal de la direction générale a été éclaté en directions interministérielles, de sorte que les missions des agents se sont accrues les obligeant à délaisser la surveillance des marchés. Il faudrait rétablir la chaîne de commandement si l'on veut que la DGCCRF intervienne de manière efficace.
L'information aux consommateurs est également insuffisante. Il manque un site unique où ils pourraient trouver des informations actualisées, en cas de rappel ou de retrait d'un produit. Dans l'affaire récente des jambons contaminés à la listeria, celui de la DGCCRF ne mentionnait pas l'ensemble des lots rappelés. Il faudrait aussi prévoir des messages d'alerte audiovisuels en cas de crise sanitaire d'ampleur. Pour l'instant, les consommateurs ne restituent en moyenne que 20 % des lots lorsqu'un produit est rappelé.
Le réflexe pénal est une autre piste à explorer, car il devrait revenir au juge pénal de faire toute la lumière sur les responsabilités en cas de contamination d'un produit. L'affaire Lactalis a fait éclater au grand jour les insuffisances du dispositif de réparation des préjudices en France. L'action de groupe de la loi Hamon est limitée au préjudice patrimonial, tandis que l'action de groupe en matière de santé ne concerne qu'une liste de produits où le lait infantile ne figure pas. Il faudrait une refonte de la philosophie des dommages et intérêts qui développerait un aspect punitif, à l'image de ce qui se fait dans les pays anglo-saxons. Les entreprises ne pourront réclamer davantage de liberté que si elles prennent davantage de responsabilités.
Mme Agnès Christine Tomas-Lacoste, directrice générale de l'Institut national de la consommation. - L'Institut national de la consommation (INC) est un établissement public à caractère industriel et commercial qui compte 70 salariés de statut privé. Il informe les consommateurs avec le soutien des 15 associations nationales agréées et des centres techniques régionaux de la consommation. Benjamin Douriez qui m'accompagne est le rédacteur en chef adjoint de la revue 60 millions de consommateurs, qui est éditée par l'INC.
Nous ne souffrons certainement pas d'un manque de textes pour prévenir la contamination des produits de consommation. Il en existe une vingtaine, règlements européens, normes, etc., dont certains datent de 1998, comme celui qui impose aux professionnels une obligation de résultat en matière de sécurité. En revanche, la mise en oeuvre réelle et pratique de ces textes ne va pas de soi.
Si le produit est encore en magasin, les distributeurs pourront établir des codes-barres pour bloquer la mise en circulation des lots contaminés. L'affichage manque souvent de clarté dans les magasins. On gagnerait en efficacité si tous les magasins utilisaient le même affichage d'alerte, unifié et visible. Il faudra également prendre en compte la situation des cliniques et des hôpitaux.
Si le produit a été acheté par des consommateurs, l'entreprise en charge de sa mise sur le marché devra prévoir une information efficace sur la contamination des lots. Les alertes pourront prendre la forme de flashes télévisés adaptés selon la gravité du risque. Le site de la DGCCRF n'est pas renseigné en totalité : en 2017, sur les 270 produits rappelés, il n'en recensait que 60. Pour créer un site unique qui soit efficace, il faudra obliger les fabricants à communiquer les informations sur les produits contaminés le plus vite possible. Cette obligation existe déjà, mais n'est pas respectée. La dernière affaire sur les lots de jambon contaminés à la listéria a montré combien il était essentiel de pouvoir informer les consommateurs par toutes les voies possibles, car pas moins de sept types de jambon sont touchés.
Il faut renforcer les autocontrôles qui existent déjà par des contrôles effectués par un service indépendant issu de l'État. La directrice de la DGCCRF reconnaît que les moyens de sa direction sont réduits. On pourrait travailler à mettre en place des processus de contrôle mieux ciblés et plus précis. La prévention reste essentielle.
Enfin, pour ce qui est de l'obligation de résultat, il est important que les laboratoires puissent informer directement les autorités administratives dans le cas d'un contrôle positif.
M. Martial Bourquin. - Je remercie les présidents de nos deux commissions d'avoir organisé ces auditions. Je remercie également les représentants des associations de consommateurs pour la qualité de leurs interventions.
Nous savons tous qu'en matière d'autocontrôles se pose le problème de l'indépendance de ceux qui les pratiquent : il suffit de réécouter l'émission diffusée il y a quelques jours sur Europe 1 à ce sujet. La DGCCRF doit jouer son rôle et pour cela elle a besoin d'effectifs suffisants et de moyens à la hauteur de sa mission. Certaines familles ont déjà vu leur bébé tomber malade ; demain, la bactérie qui nous menacera sera peut-être mortelle.
Il n'est pas admissible que des pharmacies continuent à écouler des produits dont on sait qu'ils sont contaminés. Les retraits doivent être systématiques sous peine de poursuite judiciaire. S'il y a des trous dans la raquette, nous devons veiller à réparer ces trous pour que la raquette fonctionne.
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Comment avez-vous recensé les cas de nourrissons qui avaient ingéré du lait en poudre contaminé ? Quelles preuves demandez-vous aux parents, alors que le diagnostic médical est difficile à établir surtout quand le nourrisson n'a pas été hospitalisé ? Comment traitez-vous le problème des fausses victimes, ceux qui sont en quête d'argent à tout prix, comme on l'a vu lors des attentats de Nice ?
Mme Florence Lassarade. - Si l'affaire Lactalis a pris autant d'importance, c'est parce que les victimes sont des bébés, parfois nouveau-nés, dont les parents sont souvent avides d'informations. Davantage de transparence améliorerait la situation.
Le diagnostic de la salmonellose est très facile à poser à partir d'une simple coproculture. Cependant, dans quelle mesure faut-il imposer la coproculture à tous les enfants qui ont été exposés ? Il y a un problème de coût et il faut prendre en compte la gravité de la pathologie. Au cours de mon exercice comme pédiatre, j'ai été confrontée à des cas de nouveau-nés contaminés. Même si l'enquête remontait jusqu'au laboratoire, l'origine réelle du germe n'était en général pas retrouvée.
L'allaitement maternel est la prévention élémentaire. Un enfant contaminé par la salmonelle trouvera sa thérapeutique dans le lait maternel. Encore une fois, le lait de vache n'est pas le lait maternel.
Mme Michelle Gréaume. - Pour éviter des incidents comme l'affaire Lactalis, il faudrait auditionner les laboratoires qui travaillent pour les entreprises, comme la société Eurofins, basée à Tours, qui a oeuvré pour Lactalis. On aurait ainsi une meilleure vision de la manière dont les entreprises travaillent, ce qui faciliterait la mise en place des mesures adéquates pour garantir la sécurité sanitaire.
M. Fabien Gay. - Nous devons poursuivre nos auditions en matière d'autocontrôles, car il y a manifestement une défaillance de l'État. Les entreprises de l'agroalimentaire sont soumises à une exigence de rentabilité financière. Les organismes privés qui opèrent les autocontrôles dépendent de l'industrie alimentaire et sont mises sous pression, ce qui les incite à franchir la ligne rouge. La souche est présente depuis 2005 dans l'usine de Craon. En tant que législateur, nous devons imposer des contrôles dès lors que des traces de contamination sont détectées dans l'environnement.
La semaine dernière, j'ai été agacé par le fait que l'on minimise la situtation, en soulignant qu'elle ne concernait que 30 cas de contamination. Comment recenser avec certitude les cas de salmonelle, alors que cette contamination peut prendre la forme d'une grosse gastro-entérite et ne pas être détectée pour ce qu'elle est ? Comment savoir s'il n'y a pas eu plusieurs dizaines ou centaines de cas de salmonellose ?
M. Alain Duran. - A l'issue de ces auditions, nous partageons un même constat, celui d'un dysfonctionnement. Évitons d'ajouter une autre loi à la loi, un autre règlement au règlement, ce qui rendrait toute application impossible. J'apprends ce matin qu'il existe un numéro vert qui ne donne pas la vraie information ; que le code barre pourrait être utilisé comme une barrière informatique pour arrêter la distribution des produits contaminés ; que les autocontrôles sont opérés par des organismes non-indépendants. Il y a là matière à réagir concrètement pour remédier à la rupture de confiance avec les consommateurs. Nul besoin de nouveaux règlements.
M. Daniel Gremillet. - N'oublions pas que la législation a changé. Auparavant, les services de l'État avaient pour prérogative d'autoriser la mise sur le marché des produits. Faut-il en revenir à ce système dirigé par l'administration ?
La nécessité de clarifier les notions de rappel et de gradation fait consensus. Le fait que le site de la DGCCRF ne mentionne que 60 des 270 produits rappelés en 2017 n'est pas forcément choquant, car on distingue les risques sanitaires et les risques d'aspect sans conséquences sur la santé.
Dans les Vosges, en 2017, on a décidé d'arrêter la distribution d'eau potable dans une commune pour cause de contamination. Or, il s'est avéré que l'eau de la commune en question était bonne hormis dans l'endroit privé où le prélèvement avait été effectué. Les associations de consommateurs ont un rôle à jouer dans l'éducation au risque alimentaire.
Ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain : nous savons ce qui se passe dans notre pays. Quid des produits importés en provenance de l'Union européenne et d'ailleurs ?
M. Roland Courteau. - Comment a-t-on osé dire aux associations ou aux familles que la contamination provenait d'un problème d'hygiène domestique ! Passez-moi l'expression, mais j'en ai ras-le-bol d'entendre les fabricants, l'État et les distributeurs se renvoyer la balle, dire que c'est la faute à pas de chance ou que le risque zéro n'existe pas.
Je remercie les associations pour leur vigilance et leurs recommandations dont nous ferons bon usage. Mesdames et Messieurs, si vous n'existiez pas, il faudrait vous inventer !
Enfin, je partage les préoccupations de mes collègues Bourquin et Gremillet sur les contrôles à effectuer et les moyens qu'il faut allouer à la DGCCRF.
M. Yves Daudigny. - Il faudrait effectivement s'intéresser aux laboratoires qui testent les produits pour les entreprises : le PDG de Lactalis a émis des doutes sur la fiabilité du laboratoire chargé de tester les produits de sa firme.
L'Institut Pasteur a recensé 25 cas de bébés contaminés par la même salmonelle entre 2006 et 2016. Étiez-vous informés de ces cas de contamination ?
M. Joël Labbé. - Je salue également l'action des associations de consommateurs ou de victimes qui jouent un rôle essentiel.
Je ne peux que déplorer cette période de massification alimentaire. Il faut tout mettre en oeuvre pour inverser la tendance et favoriser la relocalisation de l'alimentation.
Pourquoi les entreprises ont-elles recours aux autocontrôles, sinon parce que l'État n'a plus les moyens de mettre en oeuvre une politique publique de contrôle ? Pour trouver de l'argent, il faudrait ponctionner les grandes entreprises de l'industrie alimentaire, les taxer et prélever sur leurs bénéfices la valeur des coûts du contrôle exercé par des organismes publics. Le mécanisme sera compliqué à mettre en place. C'est à ce prix que nous reconstruirons la confiance des consommateurs.
M. Laurent Duplomb. - Comment garantir l'impartialité de ceux qui représentent les consommateurs et les victimes ? Rien n'interdit de poser la question à l'heure où l'on demande la moralisation de la vie politique. Ceux qui prennent la parole au nom des consommateurs sont-ils soumis ou non à une forme de lobbying, à un manque d'objectivité qui relèverait de la défense d'une position politique ?
Mme Annie Guillemot. - Il y a manifestement une incapacité à empêcher que de telles affaires se reproduisent et c'est une souffrance pour les familles. Bien sûr, les associations de consommateurs font leur travail. Cependant, des affaires comme celle des prothèses mammaires ont montré que les consommateurs touchés étaient contraints de former des associations de victimes pour faire valoir leurs droits. Ces personnes en souffrance devraient être prises en charge directement par la solidarité nationale.
M. Benjamin Douriez, rédacteur en chef adjoint de 60 millions de consommateurs. - Le site de notre revue fait état de 270 rappels de produits en 2017, dans l'alimentation et ailleurs. Le site de la répression des fraudes n'en recense que 60, sans qu'aucune logique apparente explique les manques : certains produits importants n'y figurent pas tandis que d'autres, moins importants, sont signalés. Le rappel des cent lots de jambon contaminés à la listéria ne figure pas sur le site de la DGCCRF, mais il est mentionné sur celui du ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation. Les situations sont variables. L'information n'est pas satisfaisante. Certains professionnels n'informent pas la répression des fraudes du rappel de leurs produits, malgré l'obligation qui s'exerce en la matière.
Mme Sophie Primas, présidente. - Il apparaît nécessaire de qualifier le rappel, de l'ordonner et de l'organiser pour mieux informer les consommateurs.
M. Jean-Yves Mano. - Les associations de consommateurs sont agréées par l'État et ne reçoivent aucune contribution du secteur professionnel. Nous travaillons à mettre en place des partenariats. Il suffirait de remettre aux associations de consommateurs une taxe parafiscale pour garantir leur neutralité absolue. À mon tour de vous poser la question, Monsieur le sénateur Duplomb : pour quel lobby intervenez-vous en nous remettant en cause ?
M. Laurent Duplomb. - Je me réfère à des informations factuelles qui circulent dans la presse.
M. Quentin Guillemain. - Quand ma fille a bu ce lait contaminé, je suis allé trouver le pharmacien. On m'a répondu que le lait de ma fille, intolérante aux protéines de lait, avait été prescrit sur ordonnance et que cela ne changeait rien qu'elle en ait bu un peu plus ou un peu moins. On ne m'a donné aucune information. C'est inadmissible.
L'État a les noms des pharmaciens qui n'ont pas respecté la règlementation en matière de retrait des produits contaminés. Pourquoi ne prend-il pas des sanctions à leur encontre ?
Quant au recensement des victimes, j'ai reçu plus de 3 000 mails depuis le 19 décembre. Nous n'avons pas encore pu tous les traiter. On nous transmet des dossiers médicaux et des résultats de coprocultures. Pour l'instant, nous recensons 48 familles victimes dont je peux vous fournir les dossiers.
Les coprocultures sont réalisées à partir du moment où il y a une suspicion de contamination, qu'il s'agisse des symptômes de la gastro-entérite, des selles très odorantes ou d'enfants qui ont bu des lots de lait ayant fait l'objet d'un retrait. À ma connaissance, aucune obligation de test n'est prévue. D'où notre demande.
Les laboratoires ne font remonter les résultats des tests positifs que sur la base du volontariat. Un réseau de laboratoires affiliés à l'Institut Pasteur contrôle la salmonella agona, en cause dans l'affaire Lactalis. Mais d'autres salmonelles ont été repérées dans l'entreprise, ce qui justifierait des contrôles renforcés.
On peut désigner comme parents victimes ceux qui ont acheté des lots de lait contaminé et qui les ont fait boire à leurs enfants sans être informés de la contamination. Quant à l'hygiène, elle joue un rôle dans les cas de salmonellose classiques et l'Institut Pasteur ne manque pas de sensibiliser les familles à ce sujet.
Enfin, si vous soupçonnez les associations de consommateurs de partialité, allez jusqu'au bout de votre raisonnement, Monsieur le sénateur. Je lis la presse comme vous. On y dit tout et son contraire. Mais, je ne crois pas qu'il y ait eu de remise en cause ou de décrédibilisation des victimes. Les victimes sont là.
M. Cédric Musso. - Vous parliez d'un trou dans la raquette ; c'est à se demander s'il y a encore un cordage dans la raquette ! Un acteur de la grande distribution est passé aux aveux, puis une autre enseigne l'a fait, de sorte que chaque enseigne a décidé de lancer des investigations internes, selon sa procédure propre.
Il faudrait des contrôles d'hygiène par les services de l'État pour vérifier l'innocuité des produits. Il ne s'agit pas de balayer les autocontrôles d'un revers de la main. Le système doit marcher sur ses deux jambes, avec les contrôles officiels et les autocontrôles.
Le recensement des victimes est une excellente question. Même une coproculture négative n'éteint pas le risque. À chaque fois qu'un scandale éclate, il y a trois ministères aux avant-postes - Bercy, l'Agriculture et la Santé - sans gestion interministérielle de la crise. Nous avons sollicité à de nombreuses reprises le ministère de la Santé sur le recensement des victimes dans l'affaire Lactalis, sans obtenir satisfaction.
Il faut arrêter de multiplier à l'envi les lois en prenant des mesures gadget. Mieux vaut privilégier un diagnostic approfondi. Le blocage en caisse ne doit concerner que les produits potentiellement contaminés. Un système d'indemnisation et de dédommagement des victimes en cas de scandale aurait un effet dissuasif efficace sur les entreprises. La France doit avancer sur un droit punitif.
Enfin, laissez-moi vous dire que l'UFC-Que choisir est effectivement sous influence, celle des consommateurs.
Mme Florence Lassarade. - La salmonellose est une intoxication connue, la plupart du temps transmise par les oeufs. La pathologie est fréquente. Le traitement antibiotique ne sert à rien et est même contre-indiqué, car il allonge le temps de présence de la bactérie dans l'organisme. L'élimination progressive par l'organisme prend au moins trois mois. La salmonellose reste une pathologie assez bénigne.
Les maternités sont pour la plupart tenues d'acheter des biberons tout prêts pour éviter la manipulation du lait et le risque d'une contamination. Il me semble que la salmonelle a surtout été retrouvée dans des laits en poudre, pas dans des laits reconstitués. D'énormes progrès ont été réalisés dans les maternités.
Des pathologies beaucoup plus graves que la salmonelle existent, comme l'épidémie de rougeole qui court en ce moment. Il faut raison garder.
M. Quentin Guillemain. - On parle d'enfants en très bas âge, qui pour certains étaient déjà fragilisés par des maladies chroniques.
Mme Florence Lassarade. - D'où l'importance du lait maternel, encore une fois.
Mme Sophie Primas, présidente. - Ces auditions ont été organisées dans le seul but de comprendre les défaillances de notre système sanitaire. Je remercie tous mes collègues ainsi que les représentants des associations. Un document sera élaboré qui regroupera des recommandations ciblées autour de ce qui a fait consensus.
La réunion est levée à 12 h 10.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.