Mercredi 31 janvier 2018
- Présidence de M. Robert del Picchia, vice-président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Audition conjointe sur « L'Arabie Saoudite dans son environnement régional »
M. Robert del Picchia, président. - Notre président, M. Christian Cambon, est en mission au Sahel avec le chef d'État-Major de l'armée de terre. Nous recevons Mme Fatiha Dazi-Héni, responsable du programme « Politiques de sécurité et de défense des monarchies de la Péninsule arabique » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem), M. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po et M. Louis Blin, chargé de mission au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Vous êtes tous trois d'éminents spécialistes du Moyen-Orient, et nous avons souhaité pouvoir vous entendre plus particulièrement sur les évolutions importantes que connaît l'Arabie saoudite, et sur leur impact au niveau régional.
Naturellement, les médias se focalisent sur la personnalité flamboyante du nouvel homme fort saoudien, le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS). Mais nous souhaitons aller au-delà de cet aspect très médiatisé, pour examiner les tendances de moyen et long terme, et les difficultés potentielles de ce pays confronté à de formidables défis, tant intérieurs qu'extérieurs.
Sur le plan intérieur, la population, très jeune, croît rapidement, et a des attentes très fortes pour le développement du pays, sans compter une demande de modernisation du cadre économique et social, au moins dans une partie de la population.
Les décisions du roi Salmane et du prince héritier semblent porteuses d'évolutions majeures, que ce soit sur le plan économique - avec la Vision 2030 et la diversification pour préparer la fin du « tout-pétrole » - ou sur le plan social avec les débuts d'un assouplissement de certaines règles, symbolisé par la réouverture de cinémas et de salles de spectacle ou par la possibilité offerte dans quelques mois aux femmes de conduire.
Madame Dazi-Héni, quelle est la nouvelle gouvernance saoudienne, quels éléments de modernisation peut-elle apporter à la société ? Quelles limites peut rencontrer cette modernisation, dans une société profondément conservatrice ? Sur quels points de blocage les ambitions de MBS pourraient-elles achopper ?
Monsieur Lacroix, quelle est la place du wahhabisme dans une Arabie saoudite modernisée ? L'emprise du monde religieux sur l'éducation, la justice et sur la vie quotidienne est-elle remise en cause par les nouvelles orientations ? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la promotion mondiale d'un islam fondamentaliste, point souvent reproché à l'Arabie saoudite et à ses voisins du Golfe, mais contesté par les Saoudiens ?
Monsieur Blin, quelles sont les conséquences de ces évolutions sur la situation régionale ? L'Arabie saoudite est engagée sur tous les fronts : elle a lancé une intervention militaire au Yémen, voulue par le prince héritier, qui apparaît de plus en plus comme un effroyable bourbier, et qui pourrait peut-être remettre en cause la solidité de l'alliance avec les Émirats ; en Syrie, les liens tribaux, le soutien à la majorité sunnite, la concurrence des débuts du conflit avec le Qatar ou la Turquie, rendent aujourd'hui difficile la contribution à une solution politique ; en Irak, la présence iranienne préoccupe vivement le Royaume, et de même au Liban ; le pays est en crise avec le Qatar ; et à travers tous ces foyers de tension, elle est confrontée à l'Iran. Je vous rappelle que cette audition est filmée.
Mme Fatiha Dazi-Héni, responsable du programme « Politiques de sécurité et de défense des monarchies de la Péninsule arabique » à l'Irsem. - C'est le roi Salmane qui est à l'origine de la transformation de la structure monarchique saoudienne traditionnelle, articulée autour d'un modèle horizontal et reposant sur le partage des pouvoirs entre les princes « seniors » de la famille qui règnent chacun dans leur fief ministériel, à la manière de micro-entités indépendantes, avec leurs propres réseaux de clientèle. Trois mois après son accession au trône en janvier 2015, il a nommé son neveu Mohammed ben Nayef prince héritier en place du prince qui avait été désigné par son prédécesseur, le roi Abdallah. C'est surtout la désignation de son fils favori, Mohammed ben Salmane, comme vice-prince héritier, qui a provoqué la stupeur au sein de la famille royale : tous les princes seniors sont balayés d'un revers de main. Ce jeune prince de 32 ans, moins éduqué que ses frères, était déjà ministre de la Défense et devient également président du Conseil économique et du développement.
Le roi Salmane en termine ainsi avec le principe collégial qui a caractérisé le système mis en place par le roi fondateur Ibn Saoud en 1932 et qui l'a laissé à ses héritiers à sa mort en 1953. Le roi s'affranchit également du Conseil d'allégeance mis en place par son frère et prédécesseur, le roi Abdallah, qui avait organisé en fonction de ses propres intérêts un processus de succession qui visait surtout à marginaliser et à affaiblir le clan al Soudayri, le plus puissant de la famille, dont faisait partie le roi Fahd, les princes Sultan et Nayef et le roi Salmane. Le roi Abdallah a plutôt réussi à affaiblir ce clan, autrefois très soudé. Selon de nombreux Saoudiens, le roi Salmane n'a pas oublié cet épisode et a pris sa revanche une fois arrivé sur le trône. Il a réalisé un changement profond de la structure monarchique en imposant sa propre descendance, et donc un système vertical, qui supplante l'archétype horizontal de la monarchie dynastique qui s'appuyait sur les différentes branches de la famille, issu du lignage direct du roi Ibn Saoud.
L'ascension fulgurante de Mohammed ben Salmane commence quand il devient ministre de la Défense, mais le vrai coup d'accélérateur est l'instauration d'un gouvernement technocratique dès avril 2015, lorsqu'il devient vice-prince héritier et qu'il lance ainsi sa fameuse « Vision 2030 ». Il veut s'imposer comme celui qui va transformer fondamentalement l'Arabie Saoudite et son père croit qu'il est celui qui a le plus d'autorité pour entreprendre les grands changements du XXIe siècle afin que l'Arabie Saoudite figure parmi les États qui comptent au Moyen-Orient. Moins diplômé que ses frères, MBS n'est titulaire que d'une licence de droit à la King Saoud University, mais il a toujours suivi la trajectoire politique de son père : il est très imprégné de la culture politique locale, et en tire avantage par rapport à ses frères. Il est également un entrepreneur plutôt avisé, dont la vision du monde est bien plus attachée à l'esprit d'entreprise et à l'efficacité économique qu'à une culture politique purement idéologique : sa Vision 2030 constitue la pierre angulaire de la nation saoudienne qu'il souhaite construire, non plus simplement selon le seul référent identitaire islamique ou sur les liens tribaux et la famille royale, mais sur une économie diversifiée reposant sur l'efficacité et la méritocratie, et surtout autour de sa personne et non plus autour de la famille royale. C'est un projet de pouvoir sultanique, qui voit l'émergence du 4ème État al Saoud, dont les caractéristiques sont la verticalité et la concentration de tous les pouvoirs à la manière des républiques arabes autoritaires ou d'un style assez inspiré d'Erdogan - sans l'idéologie frériste qui anime le président turc.
Il construit son pouvoir autour de sa légitimité personnelle au détriment de celle de l'institution familiale, dont il n'hésite pas à délégitimer la nature pour s'imposer comme la figure suprême. MBS, comme son père le roi Salmane, sont convaincus que l'étape autoritariste est un préalable à l'exécution efficace des réformes dont l'application a toujours été retardée en raison de la difficulté de l'exécutif traditionnel horizontal à s'imposer face aux diverses pesanteurs conservatrices et bureaucratiques du système monarchique collégial. Ce modèle monarchique dynastique était très résilient : une certaine pluralité d'avis et d'orientations pouvait être discutée, même si c'était en réalité un pouvoir assez figé, incapable d'engager une décision et donc de réaliser des réformes structurelles.
Pour beaucoup de Saoudiens, sans une volonté et une poigne de fer, rien ne se serait passé. Le roi Abdallah a oeuvré à ouvrir la société et a fait bouger les lignes : il y avait un certain pluralisme et une expression assez libre, moyennant bien sûr le respect des lignes rouges - ne pas parler de la famille royale ni de la corruption - mais sans jamais être très décisif sur le plan exécutif. Les décisions sur la réduction du rôle des religieux dans la société ou le droit de conduire des femmes, ou les espaces de mixité qui existent à Riyad dans certains cafés ou salons n'auraient jamais pu être prises sans cette conception du pouvoir sultanique. Elles poseront davantage question, notamment avec une population qui participe désormais davantage aux efforts demandés en payant des taxes et avec la réduction des prix subventionnés. Elle doit participer à la dynamisation du secteur privé, dépendre moins de l'État, ce qui sera propice à l'épanouissement d'une société civile.
En septembre et octobre 2017, tout en répondant à son public jeune et acquis à ces mesures sociales plus libérales - création de cinémas et de lieux de divertissement -, MBS organise un coup d'éclat destiné à intimider les contestataires qui tenteraient de s'élever contre sa politique intérieure et étrangère en procédant à une vague d'arrestations de grande ampleur, ciblant des intellectuels, des militants des droits civiques et des droits de l'homme, des proches de la mouvance des Frères musulmans... Il entend briser autant ceux qui dénoncent le durcissement de sa politique étrangère que ceux qui critiquent les orientations économiques de sa Vision 2030 et remettent en cause les mesures d'austérité ou les projets de privatisation d'une partie des grandes entreprises publiques.
La purge entamée le 4 novembre 2017, en étroite concertation avec son père, démantèle l'ancienne garde princière et ses réseaux d'affaires. Cela va dans le sens de la radicalisation d'un pouvoir en phase de consolidation. Il crée une Haute Commission de lutte contre la corruption, qui s'ajoute à la commission anticorruption que le roi Salmane avait instaurée en avril 2015. La purge vise une dizaine de princes - fait inédit dans l'histoire du royaume -, plusieurs ministres dont le prince Mitab ben Abdallah, ancien ministre de la Garde nationale et fils de l'ex-roi Abdallah, et tout le réseau qui gravitait autour du roi Abdallah. Ils sont brutalement jetés en prison avec des hommes d'affaires aussi puissants et importants que les frères Al-Walid, beaux-frères de l'ex-roi Fahd ou le milliardaire Saleh Kamal, proche des réseaux d'affaires de l'ancien ministre de l'Intérieur. Tous sont accusés de corruption ou de blanchiment d'argent, trafic d'influence, détournement d'argent public ou d'enrichissement personnel, mais le but est de trouver des arrangements financiers. Toutes les personnes emprisonnées au Ritz-Carlton ont été libérées, à l'exception de 56 cas déférés à la justice. Cette purge devrait officiellement rapporter plus de 100 milliards de dollars à l'État, mais en réalité certains avancent des chiffres entre 650 et 800 milliards de dollars...
Cette configuration structurelle d'un pouvoir personnel pose déjà problème dans l'exécution des réformes et du plan Vision 2030 à l'échelle des 13 provinces du royaume, au vu de l'ultra centralisation du pouvoir. Beaucoup espèrent y voir une étape, d'autres craignent la consolidation d'un pouvoir sultanique, avec toutes les incertitudes liées à cette nouvelle configuration. Le jeune prince est très populaire auprès de la jeunesse et des femmes, il a également élargi son assise auprès de la périphérie, jusque-là très réservée sur ses réformes libérales et sociales. La purge est un moment populiste très fort : il n'y a plus de traitement spécial pour la famille royale, peu importe son rang, sa fortune et sa puissance. Personne n'est au-dessus de la loi. Cette approche a largement séduit les Saoudiens lambda, très critiques envers le favoritisme ou le clientélisme institutionnalisé avec une corruption qui est la norme. Même s'ils ne sont pas dupes et savent que le manque de transparence restera la règle, beaucoup estiment que cette purge a reconnu publiquement la corruption comme fléau national. Même si le roi Abdallah avait contribué à assécher les réseaux financiers et de clientèle de ses rivaux al Soudayri, il a largement favorisé les siens, aujourd'hui radicalement éliminés.
En dehors de la consolidation de son pouvoir et de sa légitimité personnelle, quelles sont les motivations de Mohammed ben Salmane pour se débarrasser des poids lourds de la famille royale et du gotha des affaires qui ont tous profité d'un système de redistribution depuis les années 1970 ? Cette économie d'abondance, fondée sur le pétrole, était étatique : tous les contrats privés dépendaient des paiements de l'État, lui-même totalement dépendant des recettes pétrolières. Il fournissait à l'ensemble de la société des infrastructures, des services publics et des emplois : 70% des Saoudiens actifs sont employés par l'État, et les salaires représentent 45% de son budget. Cette situation a rendu l'État rentier saoudien - le plus emblématique de tous les États pétroliers - prisonnier de ses obligations redistributives et a paralysé sa capacité à réorienter sa politique économique. Ces réformes structurelles auraient dû idéalement se réaliser pendant la décennie d'abondance, entre 2003 et 2013, où le prix moyen du baril de pétrole était à 100 dollars. Non seulement ces réformes n'ont pas été faites, mais le roi Abdallah, dans le contexte des printemps arabes, avec notamment la chute traumatisante du président égyptien Hosni Moubarak, est totalement revenu sur sa politique d'incitation des Saoudiens à aller vers le secteur privé.
Ces réformes ont donc été menées en période d'austérité avec un prix du pétrole bas - bien qu'il soit remonté en 2017 pour se fixer autour de 60 dollars le baril -, qui avait plongé à 28 dollars en février 2016... Des mesures d'austérité sans précédent ont été appliquées dès septembre 2016, avec le doublement des prix de l'essence, et surtout la baisse de 20 à 30% des allocations et des primes des employés du secteur public, soit une perte équivalente et sèche de salaire, ce qui a entraîné une chute brutale de la consommation et a creusé le déficit budgétaire en 2016 et 2017. Ces mesures radicales ont été abandonnées en avril 2017, mais ont entraîné un très fort mécontentement de la population via les réseaux sociaux et relayé par les critiques de ceux qui sont maintenant en prison. Pour que cela n'entraîne pas un mouvement populaire de mécontentement, et pour l'exemple, la méthode radicale provoque une certaine peur. De plus, la guerre ruineuse au Yémen coûte de 4 à 6 milliards de dollars par mois, auquel s'ajoute le blocus décrété contre le Qatar aux côtés de l'émirat d'Abou Dhabi du prince Mohammed ben Zayed, à l'origine de cette campagne pour mettre au pas les Frères musulmans. Comme le Qatar est, avec la Turquie, le soutien essentiel de cette mouvance, la punition contre le Qatar devient une question de politique intérieure. La situation est très tendue et si personne ne conteste la fin du tout pétrolier, il est très compliqué d'imposer à une population qui n'a jamais rien payé non seulement de geler tous les salaires nets mais aussi d'augmenter les prix - les subventions sont réduites et une TVA de 5% sur tous les services et les biens de consommation est instaurée.
Il est trop tôt pour affirmer que Mohammed ben Salmane remplace le vieux système corrompu par une clientèle qui lui sera totalement dévouée, mais c'est plausible, du fait de la présence d'intimes du prince héritier dans les nouveaux cercles de décision - souvent des amis d'enfance ou des gens qui ont créé des entreprises avec lui, des membres de sa fondation MiSK destinée à la jeunesse, et tous les membres du conseil d'administration du Public Investment Fund (PIF), fonds souverain destiné à réaliser des privatisations et attirer les investissements.
Toutefois, cette analyse ne doit pas faire oublier les risques pris par le prince héritier, très mal accepté par la grande majorité de sa famille et perçu de manière très suspicieuse par les conservateurs religieux et les intellectuels - qui pourtant avaient globalement reconnu son courage et ses qualités.
Selon Mohammed ben Salmane, briser les anciens réseaux qui segmentent la structure politico-économique du royaume est un préalable à la consolidation de son pouvoir et donc à son ambition de réinventer l'économie politique de son pays autour de sa Vision 2030, qui va réduire la dépendance aux seules ressources pétrolières et accroître la part du secteur privé, pour absorber l'importante population saoudienne : 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Il souhaite également responsabiliser les Saoudiens en leur imposant des taxes sur les services, en leur faisant prendre conscience que l'État n'est pas une vache à lait, et qu'en payant leur facture énergétique, ils se rendront compte du gaspillage puisque 30 % de l'exploitation du pétrole saoudien est à usage domestique. À ce rythme, et avec une croissance démographique de 2,5 % par an, le royaume ne sera plus en capacité d'exporter du pétrole en 2040. La politique fiscale est l'un des points forts de ces réformes structurelles. C'est le seul pays du Golfe à avoir mis en place, dès janvier 2018, la TVA sur tous les produits et les services, alors que seuls le tabac et les boissons sucrées avaient été annoncés.
L'Arabie saoudite est dans une phase structurelle de changement à haut risque. Changer de structure de gouvernance, c'est aussi faire face à des résistances monstrueuses d'un appareil d'État, où les employés veulent garder leur place et se méfient de tout changement qui menacerait leurs acquis. Le facteur temps joue aussi contre Mohammed ben Salmane. Le monde des affaires estime qu'en deux ans, presque rien n'a changé. Les moins de 30 ans constituent 57 % de la population - et non 70 % comme l'avance le prince héritier. Cette population jeune est concernée par les tensions économiques. Les réformes nécessitent du temps, mais MBS en manque cruellement. Tout porte à croire que sa longévité au pouvoir sera liée au succès, même partiel, de son entreprise de transformation de l'économie du pays. En cas d'échec, le mécontentement des exclus ou de ceux qui refusent le manque criant de libre expression grandira. Le climat n'est pas serein, les gens ont peur de parler au regard de la méthode radicale du prince. On ne sait plus où fixer les lignes rouges, donc l'autocensure est de mise. Mais personne n'a intérêt à ce que le prince échoue.
M. Robert del Picchia, président. - Merci. Monsieur Lacroix, quelle est la place du wahhabisme dans l'Arabie saoudite actuelle et quelles sont les conséquences des évolutions récentes ? La religion garde une place très importante dans le pays.
M. Stéphane Lacroix, professeur associé à Sciences Po. - Le religieux est important, car l'Arabie saoudite est l'un des rares États au monde fondé sur le religieux. Il est l'instrument de légitimation du royaume.
Deux éléments caractérisent le système d'avant 2015 : l'État saoudien est fondé sur le partenariat entre une élite politique de princes qui gouvernent, et le clergé wahhabite qui contrôle la société et définit les normes à partir d'une interprétation du religieux. Ce n'est pas une théocratie, car le clergé ne gouverne pas. Un pacte répartit les tâches entre ces deux élites, chacune respectant l'autonomie de l'autre. Ce fonctionnement explique certaines contradictions apparentes entre un islam ultra fondamentaliste et les excellentes relations avec les États-Unis depuis 1945. La police religieuse, ou « Commission pour la promotion de la vertu et la répression du vice », est le bras armé du clergé pour l'application de la norme socio-religieuse dans la société. Ce système, construit en 1944, a perduré jusqu'en 2015.
À partir des années 1960 et 1970, la montée de religieux politisés, « islamistes », très populaires - certains ont quasiment 20 millions de followers ! - a remis en cause la séparation des deux domaines. Cette nouvelle classe de clercs politisés dans les universités puis sur les réseaux sociaux se distingue des clercs officiels. Leur discours est divers : certains sont plus radicaux que les clercs officiels, d'autres sont plus modérés, et ont demandé des réformes après le printemps arabe. Cela reflète la diversité de l'islam politique, d'Ennahdha à l'État islamique... Le pouvoir local cherche à les amadouer, mais est parfois répressif. Certains sont emprisonnés, d'autres continuent à critiquer le régime au travers de leur compte Twitter.
Depuis 2015, il y a eu une volonté profonde de remise en cause du pacte entre la famille royale et le clergé. En 2016, la décision, sous-estimée à l'époque, de retirer à la police religieuse la possibilité de procéder à des arrestations, coupe ce bras armé du clergé : elle ne peut plus appliquer de coercition ni faire la norme et se borne à donner des conseils dans les malls.
En 2017, MBS crée une Autorité suprême du divertissement, organisant des concerts - alors que la musique est considérée comme diabolique par les oulémas wahhabites. La future autorisation des femmes à conduire va à l'encontre du clergé wahhabite. Le politique définit désormais la norme religieuse et reprend le contrôle de la société. Une fatwa religieuse du Conseil des oulémas valide chaque décision politique, mais ce dernier est devenu une simple chambre d'enregistrement, qui donne son imprimatur à la manière du grand Moufti de l'université Al Azhar en Égypte.
Mohammed ben Salmane est en train de réformer le clergé, en nommant de jeunes responsables, dont un à la tête de la Ligue islamique mondiale. Ils ont une rhétorique bien plus ouverte, plus jeune, plus malléable politiquement - ils vantent les actions du prince - et souvent plus modérée. Mais jusqu'à quel point peut-il réformer le clergé par le haut ? La culture religieuse reste très conservatrice au sein du clergé. La période actuelle est révolutionnaire à l'échelle historique du royaume.
M. Robert del Picchia, président. - Monsieur Blin, pouvez-vous évoquer la situation régionale ?
M. Louis Blin, chargé de mission au CAPS du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - L'Arabie Saoudite a un rôle modéré historiquement, en tant que principal soutien des États-Unis dans la région et réciproquement. Elle a une position proche de celle des Occidentaux - et en particulier de la nôtre - et bénéficie d'une excellente image en Occident, mais très mauvaise chez les « progressistes » arabes. C'est désormais l'inverse : les Occidentaux imputent à l'Arabie saoudite les maux qui les touchent, et en font leur bouc émissaire. Ils l'accusent de mener une politique étrangère guidée par la solidarité entre sunnites. Or la politique n'est pas menée par les religieux mais par une famille : c'est l'Arabie saoudite et non wahhabite ! Le seul autre pays wahhabite est le Qatar, ennemi de l'Arabie saoudite, et les salafistes musulmans n'ont pas besoin du wahhabisme saoudien. Avec la puissance financière de l'Arabie, il y a longtemps sinon que le monde musulman serait intégralement wahhabite ! La politique de l'Arabie est autochtone et non prosélyte.
L'Arabie saoudite dispose de deux moyens d'influence : un souverain saoudien « gardien des deux Saintes Mosquées », qui appartiennent à l'ensemble des musulmans ; et l'argent. L'Arabie saoudite achète ses amis. L'aide saoudienne est sa principale source d'influence dans la région. Cette tradition est remise en cause avec la chute des rentes pétrolières, qui amenuise donc son autorité.
Soit l'Arabie saoudite poursuivra cette influence, soit elle la mettra au service du projet récent de Mohammed ben Salmane : le passage de l'État à l'État nation. L'Arabie est un pays immense, neuf, avec de nombreuses forces centrifuges. Créée en 1932 par Ibn Saoud, elle a obtenu les moyens de son ambition en 1974 grâce au choc pétrolier, pour construire un véritable État. Désormais, elle doit construire une nation. Traditionnellement, le wahhabisme était antinational. Les fêtes étaient religieuses, jamais nationales. Désormais, le prince doit construire une nation avec une mobilisation populaire interne et en utilisant l'environnement, pour mobiliser contre les dangers extérieurs.
La clef de compréhension est le désengagement structurel des États-Unis du Moyen-Orient, au-delà du changement de responsables. Le président Trump poursuit la politique d'Obama. L'importance du pétrole du Golfe dans l'économie américaine a chuté : les États-Unis deviennent exportateurs de pétrole ; le pic était atteint en 2003 avec la guerre en Irak. Le désengagement progressif américain est comblé par d'autres acteurs, comme l'Iran, concurrent traditionnel de l'Arabie saoudite. Les craintes de l'Arabie sont-elles fondées ? Pour la première fois depuis les Perses sassanides au VIe siècle, l'armée iranienne est au bord de la Méditerranée. Les Saoudiens craignent que les Iraniens poursuivent vers le Sud, puis traversent le Golfe. La politique de l'Iran s'appuie sur son passé. Le Shah était déjà considéré comme le gendarme du Golfe... Résultat, les États-Unis ne veulent plus protéger l'Arabie contre l'Iran et se retirent de l'ensemble de la région. MBS veut prendre les affaires en main, avec une inexpérience totale, des capacités immenses mais une armée saoudienne mal organisée. La politique saoudienne au Yémen peut sembler, à cet égard, illisible et peu efficace.
Sans minimiser le drame humanitaire que constitue la guerre au Yémen, il convient d'en mettre l'ampleur en perspective : le conflit aurait fait à ce stade 10 000 victimes quand la Syrie en compte 400 000 et que 50 % de sa population est actuellement déplacée, soit 10 millions de personnes. L'échelle est différente, comme la nature du conflit : le Yémen fait face à une guerre civile engendrée par trente-cinq ans de dictature, quand bien même y interviennent l'Arabie Saoudite et les Émirats. L'Arabie saoudite juge le conflit yéménite comme une affaire intérieure, à l'instar, pendant longtemps, de la position française vis-à-vis de l'Algérie.
Les tensions entre le Qatar et l'Arabie saoudite sont d'une autre nature : elles relèvent en quelque sorte d'une affaire de famille, dans la mesure où elles résultent de relations historiquement mauvaises entre les dynasties régnantes à Abou Dhabi et à Doha, dans laquelle l'Arabie saoudite se révèle suiviste. Stéphane Lacroix l'a parfaitement expliqué : les Saoudiens, comme les Émiratis, ont développé une allergie radicale à toute immixtion du religieux dans la politique, mélange des genres qui ne gêne nullement le Qatar, notamment s'agissant de l'intervention des Frères musulmans.
Au Liban, l'Arabie saoudite a joué un rôle déterminant jusqu'à l'accord de Taëf en 1989, dont elle a permis la conclusion. Depuis, et comme les grandes puissances occidentales, elle s'est progressivement désengagée des affaires libanaises.
Quant à l'Irak, premier pays à être tombé dans l'escarcelle de l'Iran depuis le désengagement américain, les Saoudiens y soutiennent habilement, et de façon fort réaliste, le pouvoir officiel du premier ministre Haïdar al Abadi, ainsi que les différentes oppositions à l'influence iranienne, des Chiites comme Muqtada al-Sadr aux Kurdes. Le sunnisme ne guide donc pas leur politique étrangère.
Certes, la nouvelle politique étrangère et intérieure menée par l'Arabie saoudite peut sembler dangereuse sous certains aspects, mais il ne m'apparaît ni juste ni judicieux de l'en blâmer trop durement. Malgré l'amitié qui semble lier le prince héritier Mohammed ben Salmane au gendre de Donald Trump, Jared Kushner, les États-Unis se désintéressent progressivement de la région, tandis que la France y conserve une forte capacité d'influence. Alors que la situation de l'Irak et de la Syrie est on ne peut plus préoccupante et que l'Égypte est également confrontée à des difficultés considérables, l'Arabie saoudite demeure le seul pays arabe sunnite stable ; il convient donc de veiller à son équilibre. Si l'anarchie venait à gagner le pays, les conséquences seraient catastrophiques pour la péninsule mais également pour les pays occidentaux.
M. Ladislas Poniatowski. - Monsieur Blin, Vladimir Poutine, il y a environ deux mois, a fastueusement reçu le roi saoudien à Moscou. Quelle peut être sa stratégie ? Se limite-elle à tenter de s'affirmer comme un contrepoids aux États-Unis, l'allié traditionnel de Riyad ? L'Arabie saoudite a, par ailleurs, généreusement contribué au financement du G5 Sahel, destiné à lutter contre le terrorisme et le trafic transfrontalier dans la région, et je m'interroge sur le sens de sa démarche. Est-ce le résultat de pressions amicales, notamment de la France, ou le fruit d'une stratégie ?
M. Joël Guerriau. - L'Arabie saoudite présente une dépense militaire considérable par habitant et s'établit au rang de premier importateur mondial d'armes, avec des dizaines de milliards de dollars de dépenses. Elle dispose d'une armée de 200 000 militaires dotés, a priori, de matériels performants et, je l'espère, formés. Pourtant, vous avez estimé, monsieur Blin, qu'elle présente en réalité un très faible niveau de compétence. L'armée saoudienne serait-elle un sujet d'inquiétude ? Est-il envisageable d'imaginer que, grâce au Pakistan, le pays puisse se doter de l'arme nucléaire ?
M. Jean-Marie Bockel. - L'influence de la France ne cesse de croître, dites-vous monsieur Blin, en Arabie saoudite. Le pari français sur les évolutions favorables qu'engendrerait la rupture engagée par le prince héritier est-il, selon vous, sage ou risqué ? Quelles pourraient-elles les conséquences de ce choix diplomatique sur nos relations avec les autres pays du Golfe, et notamment le Qatar ? Certes, le Yémen est avant tout confronté à une guerre civile, toutefois, un accord de sortie de crise impliquant l'Arabie saoudite me semble indispensable. Quelle est votre opinion sur cette perspective ?
M. André Vallini. - Madame Dazi-Héni, vous avez estimé que le blocus du Qatar était en réalité coûteux pour l'Arabie saoudite. Faut-il en conclure que l'Arabie saoudite se trouve dans une situation économique plus défavorable que celle du Qatar ? Monsieur Blin, peut-on, selon vous, attribuer l'activisme du prince héritier saoudien à un désir de respectabilité consécutif à la signature de l'accord entre l'Iran et les États-Unis sur le nucléaire, qui permet à son ennemi historique de revenir dans le jeu international ?
M. Louis Blin. - Monsieur Poniatowski, la tentative de rapprochement entre la Russie et l'Arabie saoudite est liée, selon moi, pour partie au pétrole : l'Arabie saoudite, au second semestre de cette année, va privatiser 5 % de la Saudi Aramco, l'entreprise nationale de production de pétrole, dont la valeur dépend de la valorisation de ses réserves et, partant, du prix du pétrole. Les Saoudiens ont donc intérêt à un marché haussier avant cette échéance, objectif facilité par un partenariat avec la Russie. Surtout, les Russes essaient d'imposer, en lieu et place des Américains, leur influence au Moyen-Orient, comme ils y ont réussi en Syrie. Dans cette perspective, il leur est indispensable d'entretenir des relations convenables avec l'Arabie saoudite, alors qu'ils ne sont pas traditionnellement alliés. Riyad, avec sa longue habitude d'acheter ses ennemis, trouve également un intérêt à un tel rapprochement, qui sert sa tentative, vaine néanmoins à ce jour, de freiner le soutien de la Russie à l'Iran. Vous l'avez mentionné, l'Arabie saoudite représente effectivement le premier contributeur au G5 Sahel, dont elle soutient l'action anti-islamiste. La diplomatie française, fort active en matière d'antiterrorisme, n'est pas étrangère à cet engagement, en contrepartie duquel l'Arabie saoudite a exigé que la coalition islamique antiterroriste créée par ses soins participe aux actions menées au Sahel.
Je récuse, monsieur Vallini, le terme de « blocus » s'agissant de la situation du Qatar : en réalité le pays peut tout autant importer des produits qu'exporter son gaz, y compris vers les Émirats. Le terme juste serait donc plutôt celui d'« embargo ».
Pour répondre à M. Guerriau, si, bien évidemment, l'importation massive d'armes peut constituer un danger, il apparaît toujours fort délicat de distinguer les armes offensives des armes défensives, comme de connaître avec certitude l'emploi qu'il est prévu d'en faire. En outre, l'armement me semble inévitable dans une région parcourue de fortes tensions. Quoi qu'il en soit, il ne fait guère de doute que les performances saoudiennes au Yémen ne sont guère probantes. Je ne crois guère, pour ma part, à une tentative d'obtention de l'arme nucléaire via le Pakistan : les Saoudiens sont conscients, comme d'ailleurs s'agissant des sous-marins, de ne pas disposer des moyens humains et techniques correspondant à une telle ambition. Tout au plus pourraient-ils imaginer se doter du nucléaire civil.
Il m'est difficile de juger, monsieur Bockel, la pertinence de ce que vous avez nommé le « pari français » à l'égard du prince héritier saoudien. Je puis néanmoins vous indiquer que Mohammed ben Salmane, à défaut de bien connaître la France, l'apprécie au point d'y passer fréquemment des vacances. Il est, à cet égard, représentatif des Saoudiens de sa génération, qui ont globalement une excellente image de notre pays. Il devrait, sauf accident, diriger l'Arabie saoudite pendant de très nombreuses années : il faudra donc compter avec cet animal politique à la pensée très structurée, bien loin du « chien fou » décrit par certains médias, parfaitement capable de s'inscrire dans le cadre très normé des relations internationales.
M. Hugues Saury. - Vous avez parfaitement retracé, monsieur Lacroix, l'évolution du prince héritier vis-à-vis du clergé. Mohammed ben Salmane assure désormais vouloir détruire l'extrémisme. Est-ce, selon vous, synonyme d'une véritable remise en cause du lien fondateur entre le clergé wahhabite et le pouvoir en Arabie saoudite ou une astucieuse tactique pour éviter tout soulèvement populaire sur le modèle des printemps arabes ?
Mme Gisèle Jourda. - Le prince héritier saoudien s'en prend certes aux fondamentalistes religieux mais également, alors qu'il prône l'instauration d'un État moderne et ouvert, aux activistes des réseaux sociaux. Comment jugez-vous cette incohérence ? La politique menée par Mohammed ben Salmane ne va-t-elle pas finir par déstabiliser le pays ?
M. Stéphane Lacroix. - En datant l'extrémisme religieux de l'année 1979 dans une intervention fameuse, Mohammed ben Salmane fait référence à la révolution iranienne tout en laissant entendre que l'Arabie saoudite n'était nullement, avant cette date, confrontée à une telle dérive : les religieux politisés seraient seuls responsables du conservatisme du pays. La notion d'extrémisme a d'ailleurs pour les autorités saoudiennes de multiples occurrences : s'y rattachent même, comme pour le pouvoir égyptien, les défenseurs des droits de l'homme. Cette rhétorique absout le clergé officiel de l'accusation d'extrémisme : l'Arabie saoudite aurait été religieusement modérée avant 1979 s'agissant par exemple de la place des femmes ou de la culture populaire. Il est pourtant évident que le clergé saoudien a, de tous temps, été conservateur, il n'est que de se souvenir des fatwas wahhabites prononcées au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle. L'objectif du prince héritier est de renforcer l'alliance entre le pouvoir et le clergé officiel, en rejetant la faute sur les religieux politisés.
Il est toutefois difficile, madame Jourda, de prédire l'avenir à l'heure où, parmi les élites religieuses, économiques et politiques, prévalent, face aux récentes purges, la sidération et la peur, qui limitent évidemment l'expression des opinions. Si les réactions des hommes d'affaires et du clergé sont encore limitées, ils finiront par se réorganiser et, probablement, par tenter de prendre leur revanche afin de récupérer à la fois leur argent et leur pouvoir. Il existe donc, à terme, un risque évident de déstabilisation pour le pouvoir.
M. Jean-Noël Guérini. - S'agissant du positionnement géopolitique de l'Arabie saoudite, vous avez indiqué, madame Dazi-Héni, que la priorité était désormais donnée à sa relation avec les Émirats, qui laisse d'ailleurs Riyad en première ligne dans la gestion du conflit yéménite. Dès lors, n'existe-t-il pas un risque d'implosion de la coalition arabe formée en 2015 pour agir au Yémen ? L'Arabie saoudite opère par ailleurs un rapprochement inédit avec Israël, qu'elle juge seul capable d'empêcher l'Iran de devenir une puissance nucléaire, en ayant néanmoins soutenu la motion de l'Organisation des Nations unies rejetant la reconnaissance américaine de Jérusalem comme capitale d'Israël. Quelles pourraient être les conséquences d'un tel rapprochement sur le sort de la Palestine ?
M. Gilbert-Luc Devinaz. - Que pensez-vous de l'affirmation de l'écrivain algérien Kamel Daoud, selon lequel l'Arabie saoudite serait « un Daech qui a réussi » ? Quels sont véritablement l'ampleur, les objectifs et les conséquences des réformes engagées par Mohammed ben Salmane ? Vont-elles conduire à une libéralisation de la société saoudienne ou un instrument de maintien de la famille royale au pouvoir ?
M. Ronan Le Gleut. - Le sultanat de Bahreïn présente la particularité d'être un pays chiite gouverné par une famille royale sunnite, proche de celle de l'Arabie saoudite. Une délégation de personnalités religieuses bahreïnites s'est rendue en Israël en décembre dernier : cette démarche a-t-elle pu être conseillée par l'Arabie saoudite ? Préfigure-t-elle une relation ouverte avec Israël ? Ce rapprochement pourrait-il conduire à faire de Bahreïn le théâtre d'affrontements indirects entre l'Iran et l'Arabie saoudite ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - L'allergie du pouvoir saoudien à l'immixtion du religieux dans les affaires politiques du royaume explique, selon M. Blin, les relations conflictuelles entretenues avec le Qatar. Ne s'agit-il pas plutôt, pour l'Arabie saoudite, de freiner les velléités d'indépendance diplomatique qataries tout en confortant sa position dans la péninsule ? Le pouvoir saoudien a-t-il envisagé que le blocus qu'il lui impose pouvait conduire le Qatar à se rapprocher de l'Iran ou de la Turquie ? Cette donnée va-t-elle faire évoluer les Saoudiens ? Quelle est la position de la diplomatie française sur ce conflit régional ?
Mme Fatiha Dazi-Héni. - Mohammed ben Salmane est un prince ambitieux, dont les réformes n'ont d'autre objectif que de l'inscrire dans l'histoire, à l'instar de son grand-père, fondateur de l'État saoudien. Il désire être l'homme de la nation saoudienne moderne. Bien que radicale, sa stratégie est calculée, précise et méthodique : en s'en prenant à la fois aux hommes d'affaires, aux princes et aux activistes pacifiques, il cherche à brouiller les réseaux constitués depuis plus de soixante ans pour créer un nouvel environnement politique et économique. À cet égard, les termes, très durs, employés dans une interview donnée à The Economist en janvier 2016 sont parlants : le prince héritier considère que de trop nombreux hommes d'affaires se sont enrichis au détriment de l'État. Il annonce vouloir mieux partager les richesses et installer une gouvernance plus transparente : la privatisation prochaine d'une partie de Saudi Aramco en constituera un intéressant test. Par ailleurs, se met progressivement en place une nouvelle juridiction, dont sont exclus les religieux. Je crois donc, pour ma part, que vont être mises en oeuvre des réformes structurelles profondes.
Le prince héritier n'hésite pas à délégitimer la famille royale comme instance institutionnelle clé pour se placer au centre du pouvoir, ce qui constitue une rupture dans l'équilibre des pouvoirs, qu'il accapare désormais intégralement (défense, forces spéciales renseignement, médias, etc.). Ses dépenses de communication sur les réseaux sociaux, destinées à promouvoir sa politique et à contrôler d'éventuelles contestations, sont considérables. Ses méthodes interrogent sur l'avenir d'une monarchie historiquement familiale et collégiale. Aujourd'hui, le roi Salmane représente une garantie de stabilité pour la population, la famille royale et le clergé, mais qu'en sera-t-il après sa disparition ? Si certains Saoudiens s'enthousiasment pour les changements promis par le projet sultanique, la sidération et l'incertitude priment toujours.
M. Louis Blin. - Si l'alliance entre l'Arabie saoudite et les Émirats est forte au Yémen, l'Arabie saoudite demeure nettement plus puissante que son voisin, membre du G20, ce dont les Émirats, peu peuplés, sont parfaitement conscients. Le royaume saoudien, d'abord installé sur un petit territoire au centre de la péninsule, s'est progressivement étendu hormis le long des côtes de la mer d'Arabie, où les Anglais étaient installés. Ce déséquilibre est d'autant plus vrai entre le Qatar et l'Arabie saoudite, d'autant que les Émirats bénéficient d'un avantage en l'amitié que se portent les deux princes héritiers. Cette alliance pourrait toutefois souffrir de la succession prochaine au sultanat d'Oman, à propos de laquelle les deux pays s'estiment concernés. La coalition formée à Aden en 2015 a été mise à mal par le prolongement de la guerre civile au Yémen, qui a rendu nécessaire certaines concessions. Ainsi, malgré leur détestation pour le mouvement, les Émirats ont dû s'allier aux Frères musulmans, eux-mêmes historiquement proches de l'Arabie saoudite, sur le sol yéménite. S'agissant du rapprochement entre les pays du Golfe et Israël, à Bahreïn comme ailleurs, je vous rappelle que les premières tentatives sont anciennes, à Oman et au Qatar notamment, mais la question palestinienne demeure un frein à son approfondissement. Elle bloque notamment les négociations relatives à la levée d'un boycott jugé anachronique.
Madame Perol-Dumont, l'Arabie saoudite juge effectivement irresponsable le souhait d'indépendance diplomatique des Qataris, au regard des risques régionaux de conflit avec l'Iran. La diplomatie française reste attachée à l'équilibre entre les parties : la France a signé un accord de défense avec les Émirats et avec le Qatar, qui ne sont pas alliés. Cette politique d'équilibre est également suivie par le Maroc, par exemple, alors que la Jordanie s'est nettement rangée aux côtés de l'Arabie saoudite.
M. Jean-Pierre Vial. - Les Émiratis, qui nous reprochent une proximité avec les pays salafistes, souhaitent jouer un rôle fédérateur dans la région du Golfe persique, notamment au Yémen.
M. Olivier Cigolotti. - Les monarchies du Golfe se doivent de faire évoluer leur modèle économique compte tenu de l'érosion de la ressource pétrolière. Mohammed ben Salmane souhaite faire de l'Arabie saoudite un épicentre commercial. Cette ambition est-elle crédible ?
M. François Patriat. - La Palestine représente-t-elle toujours un enjeu des relations diplomatiques entre pays arabes et avec Israël ? Quel rôle, par ailleurs, joue la chaîne Al Jazeera dans cette région sous tension ?
M. Richard Yung. - Pouvez-vous nous éclairer sur les différences entre salafisme et wahhabisme ? Quels sont, en outre, les projets de Mohammed ben Salmane en matière de développement économique, alors que les ressources saoudiennes, hors manne pétrolière, sont rares ?
M. Michel Boutant. - Quel est l'état des relations entre Israël et l'Arabie saoudite ? Ont-elles évolué avec Mohammed ben Salmane ?
M. Louis Blin. - La Palestine, monsieur Patriat, demeure un enjeu pour les musulmans, notamment pour les Arabes et, en conséquence, un point de blocage dont il est impossible de faire abstraction malgré l'existence d'intérêts communs avec Israël. Les contacts existent néanmoins : il existe ainsi un ambassadeur israélien officieux aux Émirats, représentant auprès de l'organisation internationale pour les énergies renouvelables. Al Jazeera, de moins en moins regardée, n'est plus qu'un épiphénomène dans la région.
Les monarchies pétrolières disposent en réalité, monsieur Yung, de nombreuses autres ressources : mines, énergie solaire, tourisme, que l'Arabie saoudite va développer en délivrant, à compter du mois de mars prochain, des visas touristiques. Le pari d'ouverture économique du prince héritier est donc rationnel. Il ne faudrait pas retenir de la formule de Kamel Daoud que salafisme et wahhabisme sont identiques. Le salafisme est un fondamentalisme religieux. Le wahhabisme, fondé au XVIIIème siècle par Mohammad ben Abdel Wahhab, est une sorte de salafisme au coeur du lien entre l'Islam et la monarchie saoudienne. En son nom, ont été commises d'effroyables violences lors de la conquête du royaume par les premiers Saoud. Associé au pouvoir, le wahhabisme s'est amplement assagi pour devenir légitimiste et, partant, non violent. Le salafisme peut, pour sa part, utiliser la violence comme moyen de contestation, comme Oussama ben Laden qui prônait un djihadisme anti-wahhabite. Les fondamentalistes musulmans ne constituent aucunement des terroristes en puissance, comme le prouve l'exemple de l'Arabie saoudite, malgré son soutien à Al-Qaïda avant 2001, soutien auquel la Central intelligence agency (CIA) n'était pas non plus étrangère. Depuis cette date, le pays a d'ailleurs été victime de plusieurs attentats. La radicalisation de l'Islam ne prend pas sa source en Arabie saoudite ; les causes en sont internes à chaque pays.
M. Robert del Picchia, président. - Merci pour la clarté et la précision de vos propos, qui ont éclairé utilement notre commission sur un sujet d'une grande complexité.
Audition conjointe sur le retour des combattants djihadistes
Cette audition à huis clos n'a pas donné lieu à un compte rendu.
La réunion est close à 12 h 55.