Mercredi 20 mai 2015
- Présidence de M. Jean Claude Lenoir, président -Audition de M. Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN)
La réunion est ouverte à 10 h 05.
M. Jean-Claude Lenoir, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui est accompagné de MM. Jean-Christophe Niel, directeur général, et Alain Delmestre, directeur général adjoint.
Comme vous le savez, l'ASN est, avec l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), l'une des deux composantes du système dit « dual » de contrôle des risques nucléaires dont l'efficacité n'est plus à démontrer, et ce tant en France qu'à l'étranger. À cet égard, l'article 54 du projet de loi « Macron », voté conforme dans les deux assemblées, permettra à l'ASN de « labelliser » les réacteurs français à l'export en examinant leur conformité aux exigences de sûreté applicables en France, ce que certains de nos clients potentiels réclamaient depuis longtemps.
J'ajoute que l'examen de ce texte au Sénat a aussi été l'occasion d'adopter, à l'initiative de notre collègue Gérard Longuet, un dispositif, plusieurs fois annoncé puis repoussé, qui définit la notion de réversibilité et adapte les conditions d'autorisation des centres de stockage en couche géologique profonde ainsi que le calendrier du projet Cigéo, sujet sur lequel nous aimerions connaître le sentiment du président de l'ASN.
Quelques semaines plus tôt, le projet de loi de transition énergétique nous avait déjà permis d'aborder les questions de sûreté nucléaire en prévoyant, entre autres, de renforcer les pouvoirs des commissions locales d'information (CLI), de mieux encadrer les activités de sous-traitance, de créer un régime intermédiaire d'autorisation délivré par l'ASN ou encore de doter l'ASN, par voie d'ordonnance, de pouvoirs de contrôle et de sanctions plus gradués. Nous avions nous-mêmes complété cette liste en prévoyant par exemple, sur votre suggestion, Monsieur le président, l'information obligatoire de l'acquéreur d'un terrain qui aurait accueilli une installation nucléaire de base déclassée.
L'ASN est aujourd'hui confrontée à de très grands enjeux, qu'il s'agisse de l'éventuelle prolongation de la durée de vie des centrales au-delà de quarante ans, de la mise en oeuvre des mesures de sûreté post-Fukushima, de l'examen de la demande d'autorisation de Cigéo ou de la future mise en service du réacteur pressurisé (EPR) de Flamanville. À cet égard, l'objectif de réduction de la part du nucléaire à 50 % du mix électrique à l'horizon 2025, qui obligerait à organiser, en très peu de temps, le démantèlement de plusieurs dizaines de réacteurs, vous paraît-il tenable du simple point de vue de la charge de travail qu'il représenterait pour l'ASN ?
Pour revenir sur l'EPR de Flamanville, vous avez annoncé, le 7 avril dernier, qu'Areva vous avait signalé la découverte d'anomalies dans la composition de l'acier du couvercle et du fond de la cuve du réacteur. Pouvez-vous nous préciser où en sont vos investigations sur cette question ?
M. Pierre-Franck Chevet, président de l'autorité de sûreté nucléaire. - Mesdames et Messieurs les sénateurs, je suis très heureux de me trouver devant vous aujourd'hui, car même si l'ASN est une autorité indépendante, elle doit régulièrement rendre des comptes au Parlement.
Nous traversons actuellement, en matière de sûreté nucléaire, une période d'enjeux sans précédent depuis 25 ans. Plusieurs sujets, sur lesquels, comme le prévoit la loi, nous nous sommes récemment exprimés devant l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), sont à l'ordre du jour. La qualité de l'exploitation des installations nucléaires en France est plutôt bonne. En revanche, la sûreté de l'outil industriel nucléaire doit être mise à niveau. Les installations du parc industriel nucléaire français, construit entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980, ont désormais 40 ans. Nous sommes donc amenés à nous interroger sur la prolongation de leur durée de vie, sur leur mise à niveau en matière de sûreté ou sur la création de nouvelles installations.
Nous serons amenés à nous prononcer sur la prolongation de l'activité de la centrale nucléaire de Tricastin 1 à l'occasion de la quatrième visite décennale de mise à niveau de la centrale en 2019. D'ici là, des travaux d'amélioration de sûreté auront été définis sur avis de l'ASN. Puisqu'une année environ de mise au point des améliorations devrait être nécessaire, il nous faudra nous prononcer dès 2018. Les installations du cycle du combustible et les réacteurs de recherche doivent également être mis à niveau en matière de sûreté. L'ASN devra analyser en 2015 et 2016 plusieurs dizaines de dossiers de réexamen de sûreté.
Les installations nouvelles, tels l'EPR de Flamanville, dont la mise en service est annoncée par EDF en 2017, et le projet Cigéo, donneront également lieu, au cours des deux années à venir, à de lourdes analyses et à d'importants échanges sur les enjeux de sûreté.
Il nous faut garder en tête que ces enjeux sans précédent pour les installations s'accompagnent d'enjeux similaires pour les équipes. Les personnels ont aussi 40 ans de vie active et vont bientôt s'en aller. La question du renouvellement et du maintien des compétences est cruciale.
Les exploitants, c'est-à-dire Areva, EDF, le commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), etc., premiers responsables de la sûreté nucléaire, doivent avoir les capacités technique, humaine et financière de faire face à ces enjeux. L'ASN, qui compte 500 employés et qui a recours à 500 personnes en appui technique, nécessiterait une augmentation de ses moyens humains de 20 %.
Pour répondre à vos interrogations, Monsieur le président, nous sommes satisfaits que l'article 54 du projet de loi « Macron » aborde clairement la question de l'export. Par principe, en cas de projet à l'export, nous travaillons toujours avec l'autorité de sûreté du pays pour lui permettre d'accroître ses compétences. En effet, il n'est pas envisageable que l'autorité de sûreté nucléaire française se substitue dans la durée à l'autorité locale. Bien entendu, lorsque le pays concerné est amené à acheter de la technologie française que nous maîtrisons, nous leur apportons un support technique.
En ce qui concerne le projet Cigéo, un des enjeux majeurs de la loi de programme de 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs était celui de la réversibilité, concept complexe. Dans quelles conditions techniques est-on en mesure de retirer les déchets dans les cent ans de la période d'exploitation ? Un équilibre doit être trouvé entre la réversibilité et les enjeux de sûreté des cent ans d'exploitation. Par ailleurs, que devons-nous faire aujourd'hui pour être prêts le jour où une nouvelle politique énergétique ne prévoirait plus de retraiter les déchets mais de stocker les combustibles en l'état ? Nous avons d'ores et déjà demandé à l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) de nous démontrer qu'on saurait procéder différemment en cas de changement de politique. Comme le prévoyait la loi de 2006 et ainsi que l'appelaient les multiples débats publics qui ont été menés sur Cigéo, il est important qu'une loi se prononce à terme sur ces questions de réversibilité. L'ASN a travaillé cette année pour proposer des solutions techniques sur ce sujet.
Quelle que soit la date d'arrêt des réacteurs, la question de la gestion des démantèlements en grand nombre va se poser puisque 6 à 7 réacteurs ont parfois été mis en service simultanément. Rien ne semble infaisable en la matière mais nous insistons sur le fait qu'un démantèlement, même immédiat, peut prendre plusieurs dizaines d'années. La notion d'immédiateté porte en effet sur la préparation du plan qui, conformément à la loi, se doit d'être très rapide.
Les déchets de très faible radioactivité, mais présents en grandes quantités sur notre territoire, tels le béton et les ferrailles, semblent pouvoir être traités de façon centralisée. Mais le transport de ces matières vers des centres de stockage nationaux est-il optimum en matière de sûreté ? Des moyens de stockage plus régionaux, adaptés à ces objets peu dangereux, pourraient être envisagés. La sûreté n'est cependant pas l'unique enjeu : un débat relatif à l'aménagement du territoire, que la Commission nationale du débat public pourrait prochainement lancer, doit être engagé.
Nous allons vous distribuer un dossier comportant des indications techniques, en particulier sur l'accident de Fukushima et sur la problématique de la cuve de l'EPR de Flamanville. Je rappelle que cette centrale est une innovation et que le premier modèle d'une série entraine toujours des difficultés. Pour la centrale de Flamanville, les premiers problèmes rencontrés ont concerné la qualité du béton et la sécurité des contrôles de commandes. Immédiatement, ces difficultés ont été rendues publiques et nous avons agi de la même façon transparente pour l'anomalie détectée pour la cuve de l'EPR et que je qualifierai de très sérieuse. Je rappelle en effet que la cuve est un organe crucial en termes de sécurité. Il est exclu qu'elle puisse rompre et c'est pourquoi la réglementation impose l'utilisation d'un acier de la meilleure qualité pour sa composition, capable de résister à un choc mécanique de 60 joules. Or les essais réalisés à notre demande ont révélé des valeurs qui, au plus bas, s'établissent à 38 joules et il y a donc là très clairement une anomalie qu'il convient de traiter. Nous venons de recevoir les propositions d'AREVA à ce sujet et allons faire des essais dans les prochaines semaines pour les analyser. L'étude de l'ensemble du dossier comportant les conclusions d'AREVA, les nôtres et celles d'experts étrangers - auxquels je n'exclue pas de faire appel, prendra plusieurs mois avant que nous puissions prendre une position ferme, d'ici la fin de l'année 2015 ou début 2016.
M. Ladislas Poniatowski. - Je me limiterai à trois questions. Tout d'abord, comme vous nous l'avez montré, le travail qui vous attend est phénoménal et vous souhaitez des moyens supplémentaires : avez-vous obtenu, du côté du Gouvernement, des engagements à ce sujet ? Je rappelle ensuite que les États-Unis ont prolongé de vingt ans la durée de vie de leurs centrales nucléaires. Comment peut-on l'expliquer et cela signifie-t-il que l'autorité de sureté nucléaire de ce pays est moins exigeante que la nôtre ? Enfin, je souhaite vous demander, dans le domaine de l'exportation que vous avez évoqué, quelles sont les modalités de rémunération de l'Autorité de sûreté ?
M. Robert Navarro. - Pouvez-vous garantir à la représentation nationale que la centrale de Flamanville sera non seulement fiable du point de vue de la sécurité mais également rentable économiquement ? Vos observations suscitent, en effet, des inquiétudes même parmi les pro-nucléaires dont je fais partie.
M. Martial Bourquin. - Je rappelle qu'au moment de l'accident de Fukushima, on avait reproché au Japon de ne pas avoir mis en place d'autorité indépendante : comment la situation a-t-elle évolué ? Par ailleurs, je souhaiterais plus de précision à propos de la sous-traitance en matière de sécurité nucléaire. Avez-vous avancé sur ce sujet qui avait soulevé de nombreuses interrogations, voici deux ans, lors d'une précédente audition ? Je signale également qu'il serait utile que nous puissions disposer d'un audit précis sur les déchets nucléaires et leur impact sur l'environnement. J'ajoute que vous avez opportunément abordé la question des risques industriels et il me parait, en complément, nécessaire de répondre aux interrogations de nos concitoyens sur le risque terroriste qui pèse sur les installations nucléaires. Qu'en est-il, également, du risque climatique ? J'insiste sur le fait que la représentation nationale a besoin d'éléments d'information fiables car les élus sont souvent interrogés sur le terrain. Pourriez-vous aussi nous éclairer sur l'évolution de la coopération européenne et mondiale dans le domaine nucléaire, car le risque ne s'arrête pas aux frontières géographiques, comme on l'a constaté dans le passé.
M. Joël Labbé. - Je me félicite des informations objectives que peut nous apporter cette autorité indépendante dont l'existence est fondamentale. Il est absolument essentiel de remédier à l'insuffisance des moyens techniques humains et financiers que votre exposé a souligné. En ce qui concerne la Bretagne, je voudrais vous interroger sur la petite centrale nucléaire de Brennilis, dans les Monts d'Arrée, dont le démantèlement est censé servir d'exemple et fait intervenir des entreprises qui doivent démontrer leur savoir-faire dans le secteur économique d'avenir qu'est le démantèlement, en France et dans le monde entier : où en est-on ?
M. Yannick Vaugrenard. - Vous avez indiqué, au début de votre intervention, que nous étions confrontés à un enjeu « sans précédent », ce qui m'a surpris car, à ma connaissance, la situation n'avait pas atteint un seuil inquiétant. Nos ressources énergétiques sont fondamentales pour notre économie et notre pays a avant tout besoin de rationalité et de transparence dans le domaine de la sureté nucléaire. Or je me demande si votre exposé ne laisse pas subsister trop de points d'interrogation. Dans le même sens, vous avez évoqué dans la presse le caractère « globalement satisfaisant » de la situation actuelle et il me semble que cette formule peut laisser entendre que certains aspects préoccupants subsistent. Les représentants du suffrage universel que nous sommes risquent dès lors d'être pris en tenaille entre les nécessités économiques et les craintes que peuvent susciter vos propos : c'est pourquoi je souhaite que vous puissiez nous apporter des précisions complémentaires sur les doutes qui sont les vôtres. En second lieu, Areva, compte tenu de ses importantes difficultés financières, est-elle en capacité de faire face à ses impératifs de sécurité nucléaire ? Enfin, comment évaluez-vous les conséquences des incidents que vous mentionnez sur l'exportation de nos capacités de développement du nucléaire dans d'autres pays comme la Grande-Bretagne ou la Chine. Je conclus mon propos en me demandant s'il ne serait pas opportun de tempérer l'ambition par le réalisme quand on évoque une rapide diminution de la part du nucléaire dans la production énergétique française.
M. Pierre-Franck Chevet. - S'agissant de l'insuffisance de nos moyens, nous alertons les pouvoirs publics sur ce point depuis quatre ans. Nous avons d'ores et déjà obtenu une avancée très notable, compte tenu de la rigueur budgétaire, avec trente emplois en plus dans les trois ans à venir sur les 200 dont nous avons besoin. Je ne suis pas certain que le budget de l'État puisse à lui seul nous fournir les marges de manoeuvre dont nous avons besoin. Par conséquent, nous suggérons une évolution du financement qui serait plus largement assis sur une taxe affectée. La taxe existe déjà mais la difficulté réside dans la réaffectation des 600 millions de collecte qui sont en grande partie alloués au budget général, tandis que les systèmes de contrôle ont un coût qui avoisine 300 millions par an. Nos besoins supplémentaires étant de l'ordre de 50 millions d'euros, une augmentation de 10 % de cette taxe serait nécessaire si l'on souhaite maintenir l'alimentation du budget général à son niveau actuel. Je rappelle, à titre de comparaison, que les enjeux industriels concernés se chiffrent en dizaines de milliards d'euros. En loi de finances pour 2015, le Parlement a demandé un rapport au Gouvernement sur ce sujet et nous sommes prêts à accueillir les corps d'inspection pour qu'ils puissent nous auditer et donner leur point de vue sur nos demandes de moyens supplémentaires.
Pour répondre à votre seconde interrogation, les États-Unis n'ont pas la même philosophie que la nôtre : ils ont pour priorité le maintien de la sûreté nucléaire tandis que nous nous efforçons de la faire progresser. Ce principe général d'amélioration continue, qui prévaut, en France, nous conduit à moderniser les centrales nucléaires existantes plutôt que de se limiter à vérifier leur bon fonctionnement. La conception française repose également sur l'idée que l'alternative à la prolongation des centrales est la construction de nouvelles entités, avec des normes de sécurité plus élevées. Concrètement, cela amène à s'efforcer d'étendre les caractéristiques de sécurité de l'EPR aux centrales existantes : nous avons engagé des discussions sur ce sujet techniquement complexes avec EDF.
À l'exportation, nous facturons des frais de dossier mais l'essentiel, pour nous, est une question de personnes et de moyens. Si nous obtenons les emplois supplémentaires que nous demandons, il nous sera sans doute possible de fournir un appui technique à l'exportation sur des installations que nous connaissons bien en France.
Je rappelle que l'EPR constitue un progrès et incorpore une réflexion, en termes de sûreté, qui a commencé dans les années 1990. Sa conception générale et son design représentent un important saut qualitatif par rapport à ce qui existait antérieurement. Les difficultés sont survenues dans la réalisation du projet, pour les premières centrales construites en Finlande ou à Flamanville.
Une nouvelle autorité de sûreté nucléaire japonaise a été mise en place et elle est montée en puissance. Nous entretenons de multiples relations avec cet organisme qui me parait aujourd'hui d'un très bon niveau d'indépendance et d'expertise.
De façon générale, je rappelle que l'intervention de sous-traitants qualifiés est, pour nous, une nécessité. Bien entendu, l'intervention débridée et non contrôlée de sous-traitants pourrait constituer un danger pour la sécurité. En ce qui concerne EDF, je souligne que l'inspection du travail intervient et cela nous a, par exemple, amené à pointer des dysfonctionnements sur le chantier de Flamanville. La réglementation actuelle met également à la charge d'EDF une obligation de contrôle de toute la chaine de sous-traitants. Le projet de loi sur la transition énergétique vise également à nous donner la mission d'inspecter non seulement les sous-traitants intervenant sur les sites mais également dans leurs activités préparatoires de fabrication dans leurs usines. Nous devons exercer une vigilance toute particulière dans ce domaine.
S'agissant des déchets nucléaires, un inventaire détaillé et pluraliste est rendu public et actualisé depuis plus de dix ans. Toute la question est de déterminer ce que nous devons faire à l'avenir. Tel est l'objet des travaux conduits dans le cadre du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs : tous les trois ans, cela aboutit à la publication d'une vision prospective de la gestion des déchets et matières nucléaires et ce document est transmis au Parlement.
En ce qui concerne les questions de sécurité, je précise que nous ne sommes pas en charge de la protection contre les actes de malveillance. Aucune autorité de sûreté dans le monde n'est chargée d'évaluer la menace ni de recourir à la force publique car ce n'est pas notre métier. En revanche, dans 90 % des pays, l'autorité de surveillance intervient, au plan technique, dans la détermination des mesures physiques et les systèmes à mettre en place pour retarder les attaques et protéger les installations. Aujourd'hui, en France, ce sujet relève d'un service technique du ministère en charge de l'environnement et telle est la singularité de notre système français. À mon sens, une réforme de nature à nous rapprocher du droit commun international est inéluctable mais ce n'est pas une priorité. En revanche, la protection contre l'usage malveillant des sources radioactives, dont les rayonnements très puissants sont utilisés sur les chantiers pour radiographier les tuyaux, n'était jusqu'à présent traitée par personne, ni en termes de capacité à édicter des règles ni à les faire respecter, alors même qu'on les compte par milliers. C'était pour nous un sujet prioritaire et nous nous réjouissons donc que le projet de loi relatif à la transition énergétique confie à l'ASN le contrôle de ces sources ainsi que la fixation d'une partie des règles applicables en la matière. Elle n'avait à les connaître jusqu'ici que sous l'angle de la protection des travailleurs.
Les risques climatiques doivent également être pris en compte. Sur la durée de vie des installations que nous suivons - soixante ans pour l'EPR par exemple -, la donne climatique peut en effet changer au cours du cycle d'exploitation.
En matière de coopération européenne, un travail très important a été accompli pour disposer d'une approche commune de la sûreté nucléaire et nous disposons désormais d'une doctrine pratiquement complète au travers, en particulier, de la directive sur les déchets, qui s'inspire largement des règles françaises, et de la très récente directive sur la sûreté nucléaire qui intègre les enseignements de l'accident de Fukushima et comporte des objectifs ambitieux. Nous avons cependant échoué à imposer la création d'autorités indépendantes partout en Europe - la moitié de nos partenaires en disposent aujourd'hui. En revanche, nous sommes parvenus, en novembre dernier, à établir une position commune en matière de gestion de crise. Compte tenu de la densité du territoire européen et du nombre important de centrales, il est en effet probable qu'un accident nucléaire du type de celui de Fukushima - dont on estime qu'il a eu des répercussions dans un rayon d'une centaine de kilomètres autour de la centrale - concernerait simultanément plusieurs pays européens. À l'époque de l'accident de Tchernobyl, les autorités françaises et allemandes avaient par exemple mesuré les mêmes retombées mais n'avaient pas les mêmes seuils de déclenchement de leurs dispositifs de sûreté et nous en sommes encore là, ce qu'il nous faut impérativement améliorer. Ce travail n'est donc pas fini, d'autant qu'il faut désormais que les différents ministères de l'intérieur s'en emparent pour le décliner dans des mesures concrètes.
Les résultats sont moins probants au niveau international puisque, malgré les efforts de l'Union européenne et de la France, la grande conférence diplomatique réunie en début d'année n'a pas permis d'aboutir à la signature d'une convention internationale en matière de sûreté nucléaire.
Concernant la centrale de Brennilis, après qu'une action en justice a conduit à annuler le décret de démantèlement de 2006, un nouveau décret partiel a été pris en 2011 et le travail technique continue, y compris pour définir à partir de quel niveau de radiation résiduelle l'état final est considéré comme « correct ». Ces travaux sont certes longs mais seront très utiles dans le cadre des futurs démantèlements. Quant à la filière du démantèlement, c'est effectivement une filière d'avenir dont le savoir-faire devrait lui permettre de s'exporter.
S'agissant de la communication sur l'anomalie constatée sur la cuve de l'EPR de Flamanville, le législateur a confié à l'ASN la mission de faire preuve de transparence et c'est pourquoi nous avons dit les choses. Dès lors que cette anomalie nécessitera plusieurs mois d'expertise, nous ne pouvions pas la qualifier autrement que d'anomalie « sérieuse », qui doit donc être traitée avec sérieux. De même, lorsque j'évoque un niveau de sûreté nucléaire « globalement assez satisfaisant » dans notre pays, il s'agit de signifier que la qualité d'exploitation des installations est, à quelques exceptions près, plutôt bonne mais que la mise à niveau de sûreté reste globalement à faire.
Nous auditionnons ce mois-ci les responsables d'Areva afin de nous assurer que l'entreprise, malgré ses difficultés actuelles, sera en mesure de faire face à ces engagements en matière de sûreté, notamment sur le traitement correct des déchets radioactifs anciens stockés sur le site de La Hague, qui représente un chantier de plusieurs milliards d'euros et qui s'étalera sur plusieurs dizaines d'années.
Dans la mesure où les cuves de l'EPR de Flamanville et des deux EPR chinois - mais pas celle du réacteur finlandais - ont été construites selon le même procédé, nous avons informé nos homologues chinois du problème et leur position n'est pas différente de la nôtre : il convient de traiter cette anomalie et je n'ai pas compris qu'ils remettaient pour autant en cause le choix de l'EPR.
Réduire la part du nucléaire à 50 % en si peu de temps est-il possible ? Il s'agit avant tout d'une question de politique énergétique sur laquelle nous n'avons pas à nous prononcer. Dans le cadre du débat préalable à l'examen du projet de loi relatif à la transition énergétique, nous avions exprimé deux positions qui n'ont pas varié depuis : en premier lieu, au vu de l'âge moyen de notre parc nucléaire, il était urgent de décider de ce qu'il conviendrait de faire au-delà des quarante ans d'exploitation, qu'il s'agisse de s'orienter vers la prolongation de la durée de vie du parc, de développer d'autres capacités de substitution - nucléaire ou énergies renouvelables - ou de promouvoir des économies d'énergie massives, notamment dans le bâtiment. Quelle que soit l'option choisie, nous avions insisté sur le caractère tendu du calendrier.
En second lieu, nous avions indiqué qu'il était essentiel que le système électrique dispose d'une marge de sécurité. En standardisant ses réacteurs, la France a fait un choix qui s'est révélé bon en termes industriels mais aussi, jusqu'à présent au moins, en termes de sûreté. En effet, dès lors qu'une anomalie est détectée, sa correction peut être très rapidement déployée, avec un effet d'échelle important. Mais encore faut-il la détecter très tôt car cette standardisation a un revers lorsque le problème est identifié plus tardivement, sa correction pouvant alors obliger à suspendre le fonctionnement de toutes les installations similaires. Il ne s'agit pas là d'un cas théorique puisque nous avons rencontré, il y a une vingtaine d'années, un problème de corrosion du couvercle qui aurait pu nécessiter la mise à l'arrêt d'une dizaine de réacteurs. Aussi le système électrique doit-il être configuré pour faire face à ce type de situation.
M. Daniel Gremillet. - Comment vos moyens humains et techniques ont-ils évolués depuis la création de l'ASN ? L'anomalie constatée sur les métaux forgés aurait-elle pu être détectée il y a dix ans ? Vous avez souligné les progrès accomplis en matière de coopération européenne mais existe-t-il une autorité européenne au-dessus des autorités nationales, comme cela existe par exemple dans le domaine agro-alimentaire ? Enfin, quelle est la capacité de résistance de nos installations face à des menaces, notamment terroristes, qui évoluent ?
M. Daniel Dubois. - Considérez-vous qu'une autorité puisse être indépendante si elle n'a pas assez de moyens ? Faute de moyens suffisants, ne serez-vous pas contraints d'établir des priorités ? Ne devrait-on pas vous attribuer les moyens nécessaires à l'exercice de vos missions, qu'ils passent par une dotation budgétaire ou par une taxe affectée, en prévoyant simplement un contrôle de l'utilisation optimale de vos ressources ?
M. Jean-Claude Lenoir, président. - Lors de l'examen du projet de loi relatif à la transition énergétique, un point essentiel a fait débat : la baisse de la part du nucléaire à 50 % du mix électrique à l'horizon 2025 avec une première étape, la fermeture de Fessenheim dont le Gouvernement nous dit qu'elle interviendra d'ici à 2017. En théorie, quel serait le calendrier prévisionnel d'une telle fermeture, bien différente d'un simple arrêt ? Se chiffrerait-elle en semaines, en mois, voire plus ?
Concernant l'EPR de Flamanville, le mot « anomalie » interpelle : s'agit-il d'une anomalie au regard des dernières préconisations en matière de sûreté ou par rapport au premier cahier des charges, auquel cas pourquoi cette anomalie n'a-t-elle pas été détectée plus tôt ? J'ajoute avoir été surpris de voir ce débat surgir récemment alors que la presse locale s'était déjà fait l'écho de difficultés rencontrées sur le couvercle de la cuve. Les EPR anglais sont-ils aussi concernés ? Quant à la Chine, j'avais compris que cette information avait été accueillie avec une certaine sérénité. Il reste que cette communication autour de l'EPR de Flamanville a conduit un certain nombre de chroniqueurs à prédire la fin de l'EPR, voire du nucléaire...
Monsieur le Président, vous communiquez régulièrement devant la presse grand public. Ainsi, dans un article paru il y a un an et demi, vous aviez indiqué que compte tenu de la standardisation du parc français, « on peut avoir une anomalie grave, de la corrosion ou une fuite, sur cinq à dix réacteurs en France. Dans ce cas, l'Autorité de sûreté nucléaire pourrait les arrêter pour une durée indéfinie » et vous aviez répondu à la question de savoir si ce risque était élevé que « nous jugeons ce scénario plausible, voire réaliste, et en tout cas pas impossible ». Confirmez-vous ces déclarations au vu des expertises que vous avez menées depuis ? Enfin, vous avez communiqué devant des investisseurs à Londres, en mars dernier, sur le coût du « grand carénage », pouvez-vous nous en dire plus ?
M. Pierre-Franck Chevet. - Nos moyens ont évolué depuis 1974 : nous sommes passés d'une cinquantaine de personnes à cinq cent aujourd'hui mais avec un périmètre d'actions qui n'a cessé de s'élargir. À titre de comparaison, l'autorité de sûreté américaine, qui gère un parc nucléaire deux fois plus important que le nôtre, emploie environ quatre mille personnes, contre mille pour l'ASN et ses appuis techniques.
L'anomalie sur la cuve de l'EPR aurait-elle été détectée il y a dix ans ? Si elle l'a été aujourd'hui, c'est grâce aux contrôles supplémentaires exigés par la nouvelle réglementation, qui prévoit en particulier une vérification le plus en amont possible de la maîtrise des procédés de production mais qui n'était pas pleinement applicable en 2005, lorsque la cuve a été forgée. Il reste que cette anomalie en était déjà une au regard de l'ancienne réglementation : quel que soit le référentiel retenu, les caractéristiques mécaniques observées sont basses. À ce stade, on sait que le procédé d'élaboration des lingots servant à fabriquer la cuve a été modifié pour les EPR français et chinois. Nous avons demandé à Areva de procéder à une revue générale rétrospective de la forge de ces éléments que l'entreprise a confiée à des auditeurs externes dont les premières conclusions sont attendues en juin.
Nous n'avons rien contre le principe d'une autorité européenne unique, si d'aventure les autorités politiques en décidaient la création, mais nous sommes en revanche opposés à tout système intermédiaire où la responsabilité serait diluée entre deux autorités, un « gendarme » européen et un « gendarme » français car un tel système serait dangereux ; en matière de sûreté, il faut que le décisionnaire agisse en pleine responsabilité. Cela n'empêche pas le contrôle régulier par les pairs qui figure parmi les obligations fixées par la directive européenne. En novembre dernier, nous avons ainsi accueilli notre deuxième examen par une équipe composée d'une trentaine de personnes en provenance d'une vingtaine de pays et dont le rapport final est publié sur notre site. Cet examen très approfondi fera l'objet d'une mission de suivi.
Les questions de l'indépendance et des moyens attribués sont effectivement liées. À défaut d'avoir des moyens suffisants, nous serons tenus de mettre de côté certains dossiers, par exemple ceux relatifs à l'amélioration des conditions économiques de fonctionnement des installations sans enjeu de sûreté. J'ai évoqué l'hypothèse d'une taxe affectée mais toute bonne nouvelle budgétaire nous conviendrait ! En outre, il ne s'agirait en aucun cas pour nous d'obtenir une recette automatique puisqu'elle impliquerait nécessairement, comme c'est le cas aux États-Unis, un contrôle très direct par le Parlement qui est essentiel.
Concernant Fessenheim, le projet de loi relatif à la transition énergétique introduit une procédure de fermeture en deux étapes : un constat d'arrêt définitif, établi par décret, puis un plan de démantèlement qui prendra plusieurs années à être établi avant d'engager le démontage physique des installations.
Les problèmes évoqués dans la presse avant l'annonce de l'anomalie constatée sur le couvercle et sur le fond de la cuve de l'EPR de Flamanville s'expliquent par le fait qu'il était question d'anomalies différentes : ainsi EDF avait fait état de problèmes de soudure sur des adaptateurs et la confusion s'explique par le fait que plusieurs anomalies ont été successivement détectées dans des zones très voisines. Quant à nos homologues chinois, ils n'ont pas porté de jugement de valeur mais ont simplement demandé que l'anomalie observée soit traitée.
S'agissant des déclarations dans la presse que vous rappeliez, Monsieur le Président, la découverte d'une fuite dans le couvercle de la cuve de Bugey 3 que j'évoquais tout à l'heure nous a conduit à nous interroger, pendant une semaine, sur la nécessité d'arrêter d'autres réacteurs avant qu'EDF ne mette au point un système qui permette de contrôler l'absence de fuite et d'attendre un arrêt programmé pour un examen plus poussé. Ce scénario est donc plausible car il s'est déjà produit.
Nous ne nous prononçons jamais sur le coût du grand carénage qui correspond du reste à des enjeux de sûreté mais aussi à des enjeux purement industriels, et ce d'autant plus que nous n'aurons une position définitive sur les améliorations de sûreté qu'en 2018, au mieux. Il est vrai que nous sommes régulièrement sollicités pour des interventions, y compris par des analystes financiers comme c'était le cas à Londres mais au même titre que d'autres, l'Agence internationale de l'énergie par exemple, et nous ne disons dans ce cadre rien de plus que ce que nous disons publiquement partout ailleurs.
M. Jean-Claude Lenoir, président. - Monsieur le Président, il me reste à vous remercier pour toutes ces informations.
La réunion est levée à 11 h 55.