Mardi 2 juillet 2013
- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -Application de garanties en France - Protocole additionnel à l'accord entre la France, la Communauté européenne de l'énergie atomique et l'Agence internationale de l'énergie atomique - Examen des amendements au texte de la commission
La commission examine les amendements déposés sur le texte n° 622 rectifié (2012-2013) de la commission pour le projet de loi n° 328 (2006-2007) portant application du protocole additionnel à l'accord entre la France, la Communauté européenne de l'énergie atomique et l'Agence internationale de l'énergie atomique relatif à l'application de garanties en France.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Mes chers collègues, cette réunion est nécessitée par le dépôt d'un dernier amendement du gouvernement qui propose une rédaction nouvelle de l'article 12 du projet de loi que nous allons examiner tout à l'heure en séance.
M. Robert del Picchia, rapporteur. - L'amendement 18 du gouvernement modifie la rédaction que nous avions retenue pour l'article 12, dans le but, nous dit l'exposé des motifs, de préciser et de simplifier son dispositif. Je rappelle que l'article 12 prévoit les modalités d'intervention du juge en cas d'opposition à une vérification ou à une inspection internationale.
Le gouvernement procède à une nouvelle rédaction qui porte sur cinq points :
- le premier mentionne explicitement les instruments internationaux sur le fondement desquels les inspections peuvent être conduites. Il s'agit du traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique ou par l'accord entre la France, la Communauté européenne de l'énergie atomique et l'Agence internationale de l'énergie atomique relatif à l'application de garanties en France, signé à Vienne le 27 juillet 1978. Cette rédaction me semble effectivement plus précise. Je vous propose donc de donner un avis favorable sur ce point ;
- le second supprime la mention disant que celui qui s'oppose est la personne visée par l'inspection ou par la vérification. Le gouvernement estime que cette mention est limitative et que la suppression de cette référence à la personne permet une application plus large du dispositif à tous les cas d'opposition possible. C'est bien l'objectif que nous visons. Je vous propose donc de donner également un avis favorable ;
- le troisième supprime les mots « ou du juge délégué par lui », disposition superfétatoire puisque prévue par l'article R. 213-6 du code de l'organisation judiciaire. Avis favorable ;
- la quatrième modification me semble également judicieuse : en mentionnant les ordonnances sur requête, le texte renvoie aux articles 493 à 498 du code de procédure civile qui vise précisément la procédure en cas d'opposition à une vérification ou à une inspection internationale. Avis favorable donc ;
- quant à la cinquième, je vous fait remarquer que c'est son propre texte initial du projet de loi que le gouvernement censure, en s'avisant que la vérification ne peut être faite sous le contrôle et l'autorité du juge qui l'a autorisée, puisque l'exécution de la décision est du ressort de l'autorité administrative. Pour la clarté de l'article, il me semble néanmoins important de mentionner qui est chargé de l'exécution de la décision du juge. Je vous propose que nous suggérions au gouvernement de rectifier son amendement et d'inclure in fine la phrase suivante : « L'autorité administrative est chargée de l'exécution de la décision. » Tout en m'étonnant de cette prise de conscience tardive du gouvernement, je vous propose de donner un avis favorable à cette disposition ainsi rectifiée.
En conclusion, je recommande à la commission de donner un avis favorable à l'amendement 18 qui propose une nouvelle rédaction de l'article 12.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Il en est ainsi décidé.
Mercredi 3 juillet 2013
- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président -Groupe de travail « Quelle Europe, pour quelle défense ? » - Examen du rapport d'information
La commission examine le rapport de MM. Daniel Reiner, Jacques Gautier, André Vallini et Xavier Pintat, co-présidents du groupe de travail « Quelle Europe, pour quelle défense ? ».
M. Jean-Louis Carrère, président. - Après les neuf rapports d'information publiés l'année dernière par notre commission dans l'optique de l'élaboration du nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, et après un rapport d'étape sur le Mali en avril dernier, nous commençons avec ce rapport du groupe de travail sur « Quelle Europe pour quelle défense ? », co-présidé par nos collègues Daniel Reiner, Jacques Gautier, André Vallini et Xavier Pintat, une nouvelle série de quatre rapports d'information, consacrés à la défense européenne, au Sahel, à « la place de la France dans une Afrique convoitée » et à la rive Sud de la Méditerranée. Selon un usage désormais bien établi, tous ces groupes de travail sont composés de sénateurs représentant les différentes sensibilités politiques et co-présidés par un ou deux sénateurs de la majorité et de l'opposition.
Comme vous le savez, les chefs d'Etats et de gouvernement de l'Union européenne doivent se réunir en décembre prochain pour un Conseil européen qui devrait être consacré à l'Europe de la défense. Il était donc très important pour notre commission d'étudier cette question afin de faire connaître au gouvernement notre position sur ce sujet. Afin d'échanger avec nos partenaires européens, notre commission a d'ailleurs constitué, conjointement avec l'Assemblée nationale, des groupes de suivi avec le Parlement britannique, le Bundestag allemand et, tout récemment, avec la Diète et le Sénat polonais.
Pour autant, ce rapport ne se veut pas un état des lieux exhaustif, ni même un « catalogue » de mesures à prendre. C'est volontairement que les quatre co-présidents et les membres du groupe de travail ont voulu faire un texte court, d'une cinquantaine de pages, et percutant. Leur rapport nous invite à sortir des idées reçues et à dépasser le pessimisme actuel, pour renouer avec une véritable ambition, comme l'illustre son titre : « Pour en finir avec l'Europe de la défense : Vers une défense européenne ». Sans plus attendre, je laisse la parole aux quatre co-présidents pour qu'ils vous présentent les grandes lignes de leur rapport.
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Je vais ouvrir le propos, puis les trois autres co-présidents présenteront chacun une partie du rapport et puis je conclurai. Je voudrais dire en préalable que ce groupe de travail a travaillé depuis six mois dans des conditions difficiles, en partie à cause de Jacques Gautier et moi-même car nous étions pris par la commission du Livre blanc et nous avons donc dû reporter des auditions. Je tiens à remercier les trois autres co-présidents et aussi Yves Pozzo di Borgo et Robert del Picchia qui ont pris leur part dans ce travail collectif. Nous nous sommes posé beaucoup de questions. Nous ne voulions pas refaire le travail qui a été fait mille fois sur l'Europe de la défense. Nous voulions faire un travail original et une proposition parlementaire utile, dont le Pouvoir exécutif s'emparera ou pas pour le Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement de décembre. Nous avons rencontré beaucoup de monde, surtout ici au Sénat, certains deux fois, en particulier Hubert Védrine, parce que son rapport sur la réintégration pleine et entière de la France dans l'OTAN est complexe. Nous l'avons donc entendu d'abord en commission avec vous, puis à huis clos, où nous avons essayé de percer le sens de sa pensée, qui nous est apparu constituer un bon point de départ pour notre rapport. Nous avons été « frotter et limer notre cervelle à celle d'autrui », afin d'en ressortir plus intelligent comme disait Montaigne. Nous avons été à Londres, à Bruxelles et à Berlin, où nous avons eu un discours plus berlinois que rhénan. A Londres nous avons eu un discours plus positif que nous l'imaginions. Le traité de Lancaster House est passé par là. Nous avons fait un rapport de cinquante pages, c'est-à-dire que nous avons pris le temps de faire court, comme le préconisait Blaise Pascal, ce qui évidemment est toujours plus compliqué. Ce n'est pas un travail de provocation, mais un travail de parlementaires qui livrent leur réflexion à la discussion et qui ont pour ambition de faire vivre le débat public. Il se découpe de la manière suivante.
Premièrement, nous estimons que le concept d'« Europe de la défense », qui n'est pas si ancien que cela puisqu'il apparait à la fin des années 1990, a épuisé sa force propulsive et que tous les événements que nous vivons montrent qu'il ne permet plus de construire quoi que ce soit. A force d'avancer à « petits pas », « brique » par « brique », l'Europe de la défense non seulement ne se construit plus mais au contraire recule. Nous nous sommes posés la question de savoir pourquoi. Pourquoi sommes-nous dans cette forme d'impasse ? Il vaut mieux savoir pourquoi les choses ne vont pas, avant de proposer des remèdes. C'est ce que Jacques Gautier va nous expliquer.
Ensuite, nous nous sommes dit que les circonstances du moment montrent à l'évidence qu'on ne peut pas se passer d'une force européenne collective. C'est André Vallini qui parlera de ce contexte qui rend si nécessaire la constitution d'une force européenne.
Et si on ne peut pas s'en passer, troisième étape, comment fait-on pour y arriver ? Quelles voies emprunter ?
Nous avons exploré deux voies.
La première, qui nous semble être une impasse, est la voie des « petits pas », c'est la voie de Jean Monnet et de Robert Schumann, c'est la voie dite « pragmatique » qui est le mot qui revient dans tous les discours des uns et des autres. Elle ne fonctionne plus aujourd'hui.
Nous nous sommes dit qu'il serait peut-être nécessaire de passer à une autre étape : relancer une politique européenne. C'est du reste nécessaire non seulement sur les questions de défense, mais aussi sur les questions économiques. Et nous sommes en faveur d'une relance du projet européen. Xavier Pintat vous présentera les différentes propositions.
M. Jacques Gautier, co-président du groupe de travail. - Je vais vous présenter la partie « diagnostic » de ce rapport, puis André Vallini présentera une thérapie que l'on pourrait qualifier d'« idéale » avant que Xavier Pintat ne propose en fin de compte le « traitement » qui n'est pas un « traitement de cheval », mais celui que nous recommandons. Puis Daniel Reiner conclura. Je voudrais dire que cela a été un travail passionnant, difficile, parfois décourageant. Quand nous sommes rentrés de Berlin, nous n'avions pas nécessairement le moral et on s'est demandé si c'était bien la peine de faire un rapport. Nous avons essayé d'apporter une réponse globale.
Cette « Europe de la défense » est une invention « française », puisqu'elle est née en mai 1999. Nous en partageons la paternité avec nos amis allemands puisque c'était au lendemain d'un Conseil franco-allemand, le Conseil de Toulouse. Elle a été utilisée pour la première fois par Alain Richard, alors ministre de la défense, lors d'une interview donnée au journal Le Monde le 14 juillet 1999. Depuis, elle a fait flores.
Il faut dire que c'est une idée à la fois séduisante et ambigüe. Je dirais même séduisante parce qu'ambigüe. Qu'est-ce donc que l'Europe de la défense ? Bien peu de nos concitoyens arriveraient à la définir. Ce n'est pas la « défense de l'Europe », c'est-à dire la défense du territoire européen, car cela est une certitude : la défense de l'Europe c'est l'OTAN - article 5 du traité de l'Atlantique Nord. Ce n'est pas la « défense européenne », car si elle existait, celle-ci serait non seulement la défense de l'Europe mais aussi « par » l'Europe, et « pour » l'Europe. Ce n'est pas le cas. Ce n'est pas non plus tout à fait la politique de sécurité et de défense commune, la PSDC, qui est une construction et qui est la projection de forces à l'extérieur du territoire de l'Union européenne pour effectuer des missions de basse intensité dans le cadre d'une « approche globale », « civilo-militaire » et du reste plus « civile » que militaire. C'est donc un « ensemble informe », c'est-à-dire sans forme, une sorte de fatras conceptuel que l'on assaisonne avec toutes les sauces bilatérales ou multilatérales. C'est l'idée qu'il serait possible de faire jouer un rôle aux Européens en matière de défense d'une manière « complémentaire », mais « autonome » par rapport à l'OTAN. Et c'est là que réside son côté séduisant.
Premièrement, on reste dans l'intergouvernemental. Il n'est pas question de s'engager dans des projets que l'on n'aurait pas consentis, ou des expéditions que l'on n'aurait pas souhaitées. Cela a pour corollaire la géométrie variable ou « optionalité ».
Deuxièmement, c'est une démarche progressive : il s'agit d'avancer pas à pas, brique par brique, avancée concrète après avancée concrète.
Enfin, il ne s'agit pas de faire de l'ombre à l'OTAN, condition sine qua non évidemment pour ne pas effrayer nos autres amis européens qui ne conçoivent pas de défense de l'Europe en dehors des Américains. D'où le stade ultime de la promotion de l'Europe de la défense : la réintégration pleine et entière de la France dans l'OTAN.
Tout cela aurait pu marcher et du reste a produit des résultats, des avancées, qu'il faut reconnaître. Du reste, le bilan que nous dressons est beaucoup plus nuancé que celui d'Hubert Védrine. L'Europe de la défense a produit pêle-mêle : EADS, MBDA, l'A400M qui vient de voler au Bourget sous les couleurs françaises, le Meteor, les Aster, Atalanta, l'opération en Somalie et près d'une trentaine d'autres opérations, ou encore l'EATC qui est loin d'avoir donné tous ses fruits. Ce n'est pas rien.
Malheureusement, cela fait dix ans, depuis le lancement en 2003 de l'A400M, que l'Europe de la défense n'avance plus et vit sur ses acquis. MBDA et EADS sont certes des entreprises européennes, mais elles sont loin d'avoir achevé leur intégration industrielle. En Libye, l'Union européenne a été singulièrement absente face à une crise à proximité immédiate de ses frontières ; comme cela avait été le cas il y a dix ans dans les Balkans. Elle n'a même pas été capable de se mettre d'accord pour prendre en charge l'embargo maritime sur les armes, alors que l'OTAN était prêt à l'accepter. Au Mali, les conditions idéales étaient réunies pour permettre le déploiement d'un groupement tactique de l'Union européenne. Et pour beaucoup d'observateurs le Mali constituait un test pour l'Europe de la défense. On ne peut pas dire que l'Europe l'a réussi.
Le fait est qu'il y a en Europe :
- ni capacité militaire « autonome » ;
- ni consolidation de la BITD-E ; c'est chacun pour soi, chacun dans son pays.
- et surtout, plus aucune volonté politique de poursuivre en direction d'une défense européenne.
Non seulement la crise économique n'a pas rapproché les nations européennes, mais elle les a davantage séparées encore, chacune regardant ses emplois, ses usines et ses implantations comme vient de le démontrer le veto mis par l'Allemagne à la fusion EADS-BAE. L'Europe de la défense, comme l'a dit Daniel Reiner, est dans la situation d'une fusée qui aurait épuisé la force propulsive de son premier étage, et qui faute d'allumer son second étage, n'arriverait pas à placer sa charge utile sur orbite.
A quoi cela-tient-il ? Nous avons identifié trois raisons à ce blocage.
La première est l'absence totale de menaces manifestes incitant les Européens à s'unir. En nous privant d'ennemis, les Soviétiques nous ont joué un mauvais tour. Avant, nous avions un ennemi, clairement identifié.
La deuxième est l'absence d'articulation claire entre l'OTAN et l'UE. On peut tourner autour du pot, mais tant que les Européens ne se seront pas approprié l'OTAN et que l'on n'aura pas mis un terme aux vraies duplications comme celle entre la smart defence et le pooling and sharing, on ne progressera pas. On pourrait dire la même chose entre l'opération de lutte contre la piraterie Atalanta de l'Union européenne et Ocean Shield de l'OTAN.
Enfin, et surtout, le principal blocage consistait à croire que l'on pourrait aller vers une défense européenne, à force de petits pas, de petites briques, de petites avancées. Cette idée doit être définitivement abandonnée.
On ne passera pas de l'Europe de la défense à la défense européenne même si on attend « cent cinquante ans ». Tout simplement, parce qu'il n'y a pas de continuum entre L'Europe de la défense, qui est construction intergouvernementale et la Défense européenne qui est d'essence fédérale. Et pour vous le prouver, je déclinerai le paradigme de la copropriété. Les nations européennes sont dans la situation d'individus qui ont construit une maison commune sans se répartir les millièmes de copropriété ni mettre en place une instance capable de prendre des décisions. Il y a bien un vague règlement de copropriété, mais il est si compliqué que personne ne le comprend et que l'assemblée générale des copropriétaires statuant à l'unanimité, chacun reste maître de ne pas financer les travaux avec lesquels il n'est pas d'accord. Ainsi les habitants des étages élevés voudraient refaire la toiture et ceux des étages inférieurs le hall d'entrée, mais rien ne se décide. Il y a bien un syndic. Mais comme personne ne peut lui donner d'ordres, il peine à les exécuter. Tout le monde est insatisfait de la situation et blâme ses propres voisins. Chacun se met à regretter le temps où il avait une maison individuelle. Mais personne n'a plus les moyens de se le permettre.
Voilà où nous en sommes. La situation actuelle est source de frustrations et de mécontentement. Tout le monde sait qu'il faudra mettre en place une « assemblée générale des copropriétaires », mais personne ne le veut, car tous préfèrent s'illusionner qu'ils peuvent continuer à décider tout tous seul, à rester « souverains ».
Pourtant, la situation a considérablement changé et mon collègue André Vallini va vous expliquer pourquoi.
M. André Vallini, co-président du groupe de travail. - J'en viens à la deuxième partie de notre rapport, qui explique les raisons pour lesquelles il nous faut aujourd'hui changer de paradigme et passer de l'Europe de la défense à une authentique défense européenne.
En effet, la donne stratégique a changé, avec trois principales évolutions que nous mettons en évidence dans notre rapport :
Premièrement, la crise économique et budgétaire a conduit toutes les nations européennes, y compris la France et le Royaume-Uni, à effectuer des coupes importantes dans leurs budgets de défense, et donc à réduire les capacités militaires ou le format de leurs armées ; or, dans le même temps, la Chine la Russie et les puissances émergentes comme l'Inde, le Brésil ou la Corée du sud augmentent considérablement leur effort de défense ; l'Europe est donc menacée d'un véritable « déclassement stratégique », d'une « sortie de l'histoire » pour reprendre les mots d'Hubert Védrine ;
Deuxièmement, la nouvelle stratégie de « pivot » vers la zone Asie Pacifique, conjuguée à la fatigue expéditionnaire après l'Irak et l'Afghanistan et aux contraintes budgétaires ont conduit les Etats-Unis à modifier leur attitude. Non seulement, les Américains semblent plus ouverts à l'idée que l'Europe s'affirme comme un partenaire au sein de l'Alliance atlantique mais ils l'appellent de leurs voeux !
Enfin, l'augmentation tendancielle du coût des équipements militaires, en raison des progrès technologiques, tant en matière de développement et d'acquisition que d'entretien, rend indispensable, dans un contexte budgétaire contraint, un partage, sinon une mutualisation, à l'échelle européenne. C'est notamment le cas en ce qui concerne les capacités d'avenir, comme le spatial militaire, les drones ou l'aviation de combat future pour lesquelles plus aucun pays européen ne peut à lui seul mettre autant d'argent que les Etats-Unis.
Dans ce contexte, le renforcement de la coopération européenne s'impose avec la force de l'évidence, non seulement pour pouvoir continuer à faire à plusieurs ce que les pays européens n'arrivent plus à faire seuls mais aussi pour les raisons suivantes :
Tout d'abord, parce que l'Europe a des intérêts propres et des valeurs spécifiques et qu'elle doit être en mesure d'intervenir de manière autonome, même lorsque les Etats-Unis ne souhaitent pas s'engager.
C'est particulièrement le cas dans son voisinage immédiat, comme on l'a vu en Bosnie ou au Kosovo dans les années 1990, et plus récemment en Libye ou au Mali, mais aussi en Afrique et ailleurs.
Ensuite, parce qu'il ne peut y avoir de véritable politique étrangère européenne sans défense européenne. Sinon, l'Union européenne est condamnée à demeurer une sorte de « grande Suisse », une « super ONG », qui paye mais qui ne décide de rien, à l'image de son rôle au Proche-Orient.
Enfin, aux menaces traditionnelles, qui nécessitent de maintenir des capacités militaires « robustes », se sont ajoutées de nouvelles menaces, comme par exemple les cyberattaques ou la prolifération des missiles balistiques, qui nécessitent des réponses plus globales et collectives que seule l'Union européenne est en mesure d'offrir.
Face à ces défis, l'Europe dispose encore d'un certain nombre d'atouts.
L'Union européenne est la première puissance économique mondiale et compte 500 millions d'habitants.
En dépit des coupes budgétaires, les pays européens consacrent encore collectivement 175 milliards d'euros par an pour la défense et ont 1,5 million d'hommes sous les drapeaux.
Malheureusement, l'efficacité de ces dépenses est fortement amoindrie par les duplications et la dispersion des forces et des équipements entre les vingt-huit pays membres.
Alors qu'ils dépensent encore beaucoup pour leur défense, les pays européens dépensent mal. Les redondances sont légion. Ainsi, on dénombre dix-sept programmes de véhicules blindés en Europe, sept programmes de frégates, ...
Selon l'Agence européenne de la défense, en mutualisant leurs efforts, les pays européens pourraient faire 1,8 milliard d'euros d'économies dans le domaine du spatial militaire, 2,3 milliards sur les navires de surfaces et 5,5 milliards d'euros d'économie sur les véhicules blindés sur les dix prochaines années. Encore faudrait-il que les pays européens en aient la volonté !
Notre sentiment est que la méthode des « petits pas » employée jusqu'à présent s'avère insuffisante et qu'il nous faut aujourd'hui faire le « saut » vers une défense commune.
C'est en mettant en commun nos budgets de défense, nos capacités militaires, notre effort de recherche, nos industries de défense, que nous parviendrons réellement à nous doter d'une capacité militaire autonome, afin d'être en mesure d'intervenir militairement hors de notre territoire pour défendre nos intérêts et protéger notre territoire et nos populations, nos espaces maritimes, aériens ou numériques.
Notre conviction profonde est qu'il faut arrêter aujourd'hui de parler d'« Europe de la défense » et aller vers une « défense européenne », comme nous y invite d'ailleurs le traité de Lisbonne ou les déclarations du Président de la République François Hollande qui a toujours préféré parler de « défense européenne » plutôt que d'« Europe de la défense ».
Mais, cela suppose des transferts de souveraineté. A cet égard, les responsables politiques européens s'abritent souvent derrière l'argument selon lequel les opinions publiques, et notamment l'opinion française, ne seraient pas prêtes à consentir à de tels transferts de souveraineté. Pour ma part, je n'en suis pas certain. Je pense au contraire que les citoyens attendent que l'Europe en fasse plus en matière de politique étrangère et de défense. De plus, il est évident que c'est en mutualisant nos moyens au niveau européen que l'on pourra dépenser mieux en matière de défense. Alors, que faire entre un impossible retour en arrière et un improbable saut fédéral ?
M. Xavier Pintat, co-président du groupe de travail. - Je voudrais faire deux observations liminaires.
La première remarque est que nous avons souhaité être à la fois ambitieux mais aussi réalistes et que nous nous sommes efforcés de ne pas avoir une approche trop « franco-française », puisque nous sommes allés à Berlin, à Londres et à Bruxelles afin d'écouter nos partenaires et les responsables européens et confronter avec eux nos opinions.
Ma deuxième observation concerne l'Allemagne. Etant moi-même d'une génération marquée par la réconciliation franco-allemande, parlant l'allemand et connaissant bien ce pays, je pense que nous ne mesurons pas assez en France combien le « pacifisme » et le rejet de la chose militaire ont imprégné les esprits en Allemagne ces soixante dernières années, comme nous avons pu encore le constater lors de notre déplacement à Berlin et lors de nos discussions avec les représentants du gouvernement, mais aussi et surtout avec les parlementaires membres de la commission de la défense du Bundestag.
J'en viens maintenant aux propositions de notre groupe de travail, qui s'étagent sur trois domaines temporels : les propositions à court terme, à long terme et à moyen terme.
À court terme, c'est-à-dire dans l'optique du Conseil européen de décembre, nous nous sommes fondés sur les trois « corbeilles », les opérations, les capacités et la base industrielle, définies par les chefs d'Etat et de gouvernement en décembre 2012, auxquelles nous avons ajouté une quatrième portant sur les aspects institutionnels.
Sur le plan opérationnel, il s'agit avant tout à nos yeux de conforter la place des aspects militaires au sein de l'« approche globale », face à la tentation de certains de nos partenaires européens de mettre l'accent sur le volet civil de la gestion des crises.
Ainsi, nous préconisons notamment de renforcer l'efficacité des opérations militaires de l'Union européenne grâce à la mise en place d'un véritable quartier général européen permanent, susceptible de planifier et conduire les opérations, ou de faciliter le déploiement des groupements tactiques européens.
Afin de remédier aux lacunes capacitaires des Européens, il nous paraît indispensable que les chefs d'Etat et de gouvernement adoptent lors du Conseil européen de décembre une « feuille de route » en matière de partage et de mutualisation des capacités les plus critiques, en particulier en matière de ravitaillement en vol, de soutien des A400M, de drones, de l'espace militaire ou encore de cyberdéfense. Pourquoi ne pas envisager également de rapprocher les règles d'engagement des soldats européens agissant en opérations extérieures, en supprimant les limitations d'emploi, les fameux caveats lorsque des soldats européens sont déployés sous la bannière de l'OTAN ou de l'Union européenne, voire d'aller vers un statut juridique commun ?
En matière de consolidation de la base industrielle et technologique européenne de défense, nous formulons plusieurs recommandations : le regroupement des industriels européens sur une base volontaire, la fusion de l'OCCAr et de l'AED au sein d'une agence européenne de l'armement, une plus grande ouverture des financements européens en matière de recherche et développement en matière de défense une action européenne en faveur des PME de défense, et l'exclusion explicite de la défense dans le cadre du futur accord de libre-échange entre l'Union européenne et les Etats-Unis.
A ces trois volets, nous avons souhaité en ajouter un quatrième, portant sur les aspects institutionnels, avec notamment :
- l'élaboration d'une véritable stratégie européenne de sécurité, à partir d'une analyse partagée des risques et des menaces, ainsi que d'une stratégie spécifique à l'égard de la Russie ;
- l'« institutionnalisation » du Conseil des ministres de la défense, doté d'une présidence stable qui serait exercée par un « ministre européen de la défense ».
Afin de conjurer le risque qu'en décembre « la montagne n'accouche d'une souris », et pour que cette approche « pragmatique » ne soit pas synonyme d'un manque d'ambition et d'une absence de vision, il nous a semblé souhaitable d'aller plus loin.
A long terme, nous plaidons ainsi pour une relance du projet politique européen qui permettrait de réconcilier l'Europe avec ses citoyens et au sein duquel la politique étrangère et la défense occuperaient une place centrale, avec la croissance et l'emploi, le renforcement de la gouvernance économique, la culture et l'éducation.
Afin d'enrayer la tendance actuelle à la « démilitarisation » de l'Europe, il nous paraît aussi impératif de faire preuve de pédagogie à l'égard des citoyens et des jeunes générations en particulier et de renforcer la place des Parlements nationaux afin qu'ils débattent ensemble des questions de défense à l'échelle européenne.
A moyen terme, afin de faciliter le passage de l'Europe de la défense à une authentique défense européenne, nous préconisons la mise en place d'un « groupe pionnier » pour permettre aux pays qui le souhaitent et le peuvent d'aller plus vite et plus loin en matière de défense.
Ce groupe pionnier, que nous avons proposé d'appeler « Eurogroupe de la défense », serait d'abord fondé sur les capacités expéditionnaires de la France et du Royaume-Uni, mais en associant l'Allemagne. Il aurait pour vocation de permettre à l'Union européenne d'intervenir militairement hors de son territoire, y compris lorsque les Etats-Unis ne souhaiteront pas s'engager, de rééquilibrer l'Alliance atlantique, et d'aller vers une authentique défense européenne, c'est-à-dire une défense du territoire et des populations de l'Europe.
On pourrait ainsi partir du traité franco-britannique de défense, et en particulier de la mise en place du corps expéditionnaire conjoint, en l'ouvrant progressivement à l'Allemagne et à d'autres partenaires européens, comme l'Italie, la Pologne et l'Espagne, sans oublier les « petits pays », comme la Suède ou la Belgique, qui pourraient être associés sur une base géographique ou de spécialisation thématique comme la cyber défense pour l'Estonie.
C'est au sein de cet « Eurogroupe » de défense, que les Etats participants pourraient développer une plus grande cohérence de leurs moyens opérationnels, capacitaires et industriels, avec l'élaboration - qui ferait sens au sein de cet « Eurogroupe » - d'un authentique « Livre blanc » européen, et se doter d'une force expéditionnaire, avec un quartier général de planification et de conduite des opérations, doté de moyens propres de renseignement.
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Vous avez bien compris ce que nous entendons par « Europe de la défense ». Pour nous, cette expression est morte. Elle a perdu tout intérêt, elle est décrédibilisée. Cette construction est arrivée à terme, au bout et elle ne progresse plus aujourd'hui. Et c'est la raison pour laquelle nous proposons de cesser d'en prononcer le nom. Nous avons mis en exergue de notre rapport une jolie formule d'Albert Camus qui dit : « mal nommer les choses, c'est contribuer au malheur du monde ». Et bien nous considérons que « Europe de la défense » c'est mal nommer les choses. Pourquoi ? Parce que cette expression était destinée à contourner l'obstacle de la souveraineté et au fond à se dispenser d'une clarification des relations entre l'Union européenne et l'OTAN. C'était, comme le dit Hubert Védrine, une « chimère », c'est-à-dire un animal mi-humain ou un homme mi-animal.
Lors du Conseil européen de décembre 2013, qui ne sera pas consacré uniquement aux questions de défense, mais qui a ces questions de défense à l'ordre du jour, nous souhaitons rappeler que c'est un moment essentiel. Le risque est grand pour qu'on discute beaucoup des questions d'actualité et peu des questions de défense. Nous insisterons donc pour qu'on ne les oublie pas. Il y a quatre ans que nous n'en avons pas parlé, depuis la présidence française de l'Union européenne. Les chefs d'Etat et de gouvernement souhaitent se montrer « pragmatiques », c'est-à-dire apporter « la preuve » par l'action...
M. Jean-Louis Carrère, président.- il ne faut plus utiliser ce mot.
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail.- Nous ne l'utilisons plus non plus, mais c'est la formule utilisée. Il est impératif qu'au-delà des déclarations d'intention, ils s'emparent des mesures très nombreuses qui figurent dans les trois corbeilles et fassent des avancées significatives.
Mais nous considérons que de toutes les façons cela ne suffira pas pour sortir la défense européenne de l'ornière dans laquelle elle se trouve. Le pragmatisme ne peut pas masquer le manque de vision de long terme. Il faut mettre en oeuvre une formule qui est dans le Livre blanc de la défense nationale et de la sécurité française, qui est : « il faut passer des dépendances subies aux interdépendances organisées ». Cela c'est déjà le doigt dans l'engrenage des abandons de souveraineté, c'est ce que l'on appelle la « souveraineté partagée ». Ou on fait confiance ou on ne fait pas confiance. Nous considérons que, avec la politique étrangère, la politique de défense doit être un pilier de la construction européenne. Il faut renouveler le projet européen. Il est vrai que c'est difficile, avec la crise et le retour des populismes. Mais ce serait une catastrophe si nous renoncions, nous Français en particulier qui sommes à l'origine de cette idée merveilleuse qui a conduit, au-delà de la réconciliation franco-allemande, à la paix sur le continent, et à l'équilibre du monde tel qu'il se profile aujourd'hui. Nous avons le devoir pour nos enfants, pour nos valeurs, de continuer à promouvoir l'idée européenne et si nous ne le faisons pas, je ne vois pas qui pourrait le faire aujourd'hui. Nous pouvons trouver des gens prêts à partager notre vision. Et nous avons été surpris d'en trouver là où nous nous y attendions le moins.
C'est dans cette ligne qu'il faut comprendre l'»Eurogroupe». C'est le moyen de franchir le fossé. Un moyen construit sur du tangible, du concret : la coopération franco-britannique qui est puissante, qui comporte le corps expéditionnaire qui a commencé à se manifester au cours de manoeuvres communes et qui soude les deux armées. Il est le seul capable d'intervenir sur des théâtres extérieurs. Ce groupe pionnier est fondé sur cette alliance franco-britannique. Mais il ne peut être exclusif et ignorer l'Allemagne ni l'Italie qui ont des industries de défense forte avec qui nous oeuvrons tous les jours. Cette association constitue un tétraèdre, figure géométrique très stable, qui peut passer d'une face sur l'autre, d'un angle sur l'autre, sans que sa stabilité en soit affectée et qui sera mentionnée dans le rapport. C'est un moyen, si les chefs d'Etat le proposent, de franchir ce précipice qui est devant nous.
Voilà en résumé l'idée générale de ce rapport, à ce moment précis, et que nous livrons à votre réflexion et à votre approbation. Nous souhaitons que cette idée diffuse au-delà de la France et c'est la raison pour laquelle, si vous nous autorisiez à faire traduire ce court document en anglais, nous pourrions livrer à nos collègues européens cette réflexion dans une forme plus accessible pour eux.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Je voudrais féliciter les co-présidents et les membres du groupe de travail pour la qualité de leur rapport. Avec les propositions contenues dans ce document, dont certaines vont très loin mais qui seront à la disposition de l'exécutif en vue du Conseil européen de décembre, notre commission poursuit son oeuvre utile d'éclaireur et d'« aiguillon » sur un sujet particulièrement complexe et important. Afin de permettre une plus large diffusion de ce rapport, notamment auprès de nos partenaires européens, je pense aussi qu'il serait utile de prévoir une synthèse ainsi qu'une traduction en anglais.
M. Jean-Claude Peyronnet. - Je souhaiterais, à mon tour, féliciter nos collègues pour la qualité de leur travail. Votre proposition de créer un « Eurogroupe de défense », autour de la France, du Royaume-Uni et de l'Allemagne, me paraît séduisante. Cela permettrait, en effet, de rapprocher les industries de défense, de mutualiser et partager les capacités, et de constituer une force expéditionnaire conjointe. Toutefois, la question essentielle est de nature politique : Quelle sera l'instance de décision au sein de cet « Eurogroupe » ? Faut-il commencer par rapprocher nos outils de défense ou bien se doter d'abord d'une instance politique de décision au niveau européen ? Il me semble que ce dilemme de la poule et de l'oeuf explique les difficultés actuelles de la politique de sécurité et de défense commune de l'Union européenne.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Je partage entièrement la proposition de nos collègues d'abandonner l'expression d'« Europe de la défense ».
Concernant l'idée de constituer un « groupe pionner », un « Eurogroupe de défense », il me semble que cette expression risque de susciter des réserves chez nos partenaires britanniques, surtout si elle s'accompagne d'une dimension fédérale, qui reste inacceptable à leurs yeux. Il faut donc faire preuve de prudence. Vis-à-vis des Britanniques, il est préférable de parler de « souveraineté associée » plutôt que de « souveraineté partagée ».
Il me semble aussi qu'il faut prendre en compte la position de l'Allemagne, qui est aujourd'hui la première puissance économique en Europe - l'Europe c'est l'Allemagne aux yeux des Américains, des Chinois ou des Russes - et qui dispose d'une base industrielle importante, notamment dans le domaine de la défense. Or, quelle est l'attitude de l'Allemagne ? L'Allemagne n'est pas intéressée par la défense autrement que sur le plan industriel et uniquement pour ses exportations d'armement, principalement hors d'Europe. Elle souhaite en faire le moins possible en matière de défense. La Russie ne constitue pas une menace pour l'Allemagne, qui s'approvisionne très largement en gaz russe et ce pays se désintéresse de ce qui se passe au Sahel ou sur la rive Sud de la Méditerranée, comme nous l'avons vu en Libye ou au Mali, malgré les menaces majeures à proximité immédiate des frontières de l'Europe. Et lorsque l'Allemagne participe à une opération de l'Union européenne, comme c'est le cas pour l'opération de formation EUTM Mali, c'est avec un grand nombre de caveats. Il faut donc parler avec les Allemands, essayer de les associer, mais cela me semble difficile tant ce pays semble avoir renoncé à toute idée de défense.
Même la contribution de pays européens, comme l'Italie, tournés traditionnellement vers la Méditerranée et disposant d'une industrie de la défense, à l'opération SERVAL au Mali et à l'opération EUTM Mali, s'est avérée décevante.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Je partage votre sentiment sur la panne actuelle de la politique de sécurité et de défense commune et votre idée d'abandonner l'expression d'« Europe de la défense ». Je suis également d'accord avec vous sur la nécessité d'aller plus loin en matière de partage et de mutualisation à l'échelle européenne et sur la nécessité pour l'Europe de disposer d'une défense crédible et autonome. Il est évident que pour avancer en matière de défense à l'échelle européenne, il est indispensable de partir du couple franco-britannique, puisque les deux pays représentent à eux seuls près de la moitié de l'effort de défense en Europe et qu'eux seuls disposent des capacités et de la volonté de se projeter hors de leur territoire. Nous disposons d'ailleurs des accords franco-britanniques en matière de défense, avec notamment la force expéditionnaire conjointe, et il est très important de mettre en oeuvre ces accords puisque le Royaume-Uni reste notre partenaire privilégié en Europe en matière de défense. Afin d'aller vers une défense européenne, il serait souhaitable d'élargir progressivement le traité de Lancaster House à l'Allemagne et à d'autres partenaires européens qui souhaiteraient s'y associer, comme l'Italie, la Pologne, l'Espagne ou d'autres encore afin de constituer un « groupe pionner », ce que vous avez appelé « Eurogroupe de la défense ». Cela pourrait constituer l'un des objectifs du Conseil européen de décembre. Mais, si le Conseil européen de décembre ne parvient pas à un accord, alors il faudra nous concentrer sur la mise en oeuvre des accords franco-britanniques de défense.
Par ailleurs, il me semble que nous devrions promouvoir dans l'optique du Conseil européen de décembre l'idée d'élaborer une nouvelle stratégie européenne de sécurité, une sorte de « Livre blanc européen », qui serait une analyse partagée des risques et des menaces entre les vingt-huit Etats membres. Avant de mettre en place des outils, il convient d'abord de définir ensemble un objectif commun.
M. René Beaumont. - Je partage l'opinion de notre collègue M. Jean-Pierre Chevènement au sujet de l'Allemagne. Le pacifisme, voire même l'anti-militarisme, hérités du souvenir de la deuxième guerre mondiale, sont si profondément ancrés au sein de l'opinion publique allemande qu'il paraît très difficile d'avancer sur les questions de défense avec nos amis allemands, même s'il me paraît indispensable de les associer, avec d'autres pays, comme l'Espagne ou la Pologne. J'ajoute que le « fédéralisme » au niveau européen est non seulement un « repoussoir » pour les Britanniques, mais qu'il l'est devenu aussi aujourd'hui pour les Allemands. C'est peut-être en agissant d'abord sur le volet industriel que nous parviendrons à convaincre nos partenaires allemands de faire davantage en matière de défense à l'échelle européenne.
M. Pierre Bernard-Reymond. - Vous ne serez certainement pas surpris qu'en tant qu'Européen convaincu, j'approuve entièrement la tonalité générale de votre rapport et l'ambition d'aller vers une défense européenne. Je partage également votre sentiment selon lequel la méthode des « petits pas » montre aujourd'hui ses limites.
Depuis l'échec de la Communauté européenne de défense en 1950, la défense européenne était considérée comme l'objectif ultime, le couronnement de la construction européenne, qui devait se faire par étapes, en commençant d'abord par l'économie pour contourner l'obstacle de la souveraineté des Etats. Or, il faut parfois envisager de « grandes enjambées » afin de faire avancer la construction européenne et cela me semble être le cas en ce qui concerne la défense. On peut d'ailleurs se demander si votre constat ne pourrait pas s'appliquer à bien d'autres domaines - je pense notamment au renforcement de l'intégration économique - qui me semblent aujourd'hui souffrir d'un manque d'Europe.
Nous sommes arrivés en réalité à un moment charnière de la construction européenne. Soit nous renouons avec l'esprit des « pères fondateurs » et relançons la construction européenne - en matière de défense et dans d'autres secteurs - soit nous assisterons à un repli de l'Europe, à la déliquescence de l'idée européenne, comme l'illustrent la montée des populismes et du nationalisme.
Ce « sursaut » nécessite une forte volonté politique qui soit portée par de véritables hommes d'Etat. Or, je doute que les chefs d'Etat et de gouvernement qui siègent aujourd'hui au Conseil européen soient véritablement à la hauteur des enjeux car ils s'apparentent davantage à des gestionnaires préoccupés avant tout par leur réélection.
Cela doit d'ailleurs nous inviter à nous interroger sur l'évolution actuelle de la politique et de la démocratie. Les hommes politiques sont désormais soumis à ce que j'appellerai le « carré tragique », formé par les sondages, le marketing, la tactique électorale et la communication. Ils ne sont plus porteurs d'un grand projet susceptible d'entraîner les peuples mais uniquement guidés par le souci de ne pas mécontenter leurs opinions publiques et d'être réélus lors des prochaines élections.
J'ai d'ailleurs déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à limiter la durée du mandat du Président de la République. Celui-ci serait désormais élu pour un mandat de six ans non renouvelable immédiatement ce qui permettrait de le libérer de toute préoccupation électoraliste au profit d'une politique à long terme exclusivement conforme à ce qu'il considère être l'intérêt supérieur de la Nation et l'image qu'il souhaite inscrire dans l'Histoire.
Les responsables politiques semblent paralysés face à la montée des nationalismes, des populismes et des séparatismes car ils craignent de s'opposer à ces tendances et de mécontenter les opinions publiques, alors que c'est au contraire notre faiblesse, notre inaction, notre pusillanimité qui constituent le meilleur terreau du populisme, du nationalisme et du séparatisme.
Après ces considérations d'ordre général, j'en viens à la question que je souhaiterais vous poser.
Compte tenu de la faible appétence et des maigres crédits consacrés à la défense par de nombreux pays européens, ne serait-il pas légitime de prévoir une sorte de « cotisation » pour ces pays qui ne participent pas à la défense européenne car il n'est pas normal que l'effort de défense ne repose que sur quelques pays alors qu'il bénéficie à l'Europe dans son ensemble. Une autre idée serait d'exclure tout ou partie des dépenses de défense de la règle des 3 % du PIB pour le calcul du déficit budgétaire. Pourquoi ne pas envisager par exemple qu'au-delà d'un effort minimal de 1,5 % du PIB en matière de défense, les autres dépenses militaires ne soient pas comptabilisées ?
M. Bertrand Auban. - Le spatial militaire représente désormais un enjeu majeur, notamment en ce qui concerne les communications, l'observation ou le renseignement, et l'on sait que les Etats-Unis ont mis des moyens considérables dans ce domaine. Aucun pays européen ne peut à lui seul réaliser les investissements nécessaires et une coopération à l'échelle européenne est indispensable si l'Europe veut pouvoir disposer d'une capacité autonome dans ces domaines. Il s'agit d'une question essentielle car on ne peut pas agir de manière autonome si l'on ne dispose pas en propre des moyens nécessaires d'observation ou de communication. Il ne faut pas négliger non plus les enjeux économiques et industriels dans ce secteur à forte valeur ajoutée, qui présente un caractère dual. L'espace militaire constitue donc un domaine naturel de coopération à l'échelle européenne. Je pense en particulier aux futurs satellites d'observation.
Dans ce domaine, l'Allemagne devrait représenter pour notre pays un partenaire de premier plan. Or, l'attitude de l'Allemagne a été jusqu'à présent très décevante dans ce domaine, tant ce pays a privilégié ses intérêts industriels nationaux, comme l'illustrent par exemple son attitude concernant le système européen de navigation par satellite Galiléo ou son refus de s'engager sur la future fusée européenne devant succéder à Ariane 5.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je voudrais à mon tour féliciter les co-présidents et les membres du groupe de travail pour leur excellent travail et leurs propositions novatrices. Je pense qu'il est important que ces propositions fassent l'objet d'une discussion avec nos partenaires européens, notamment britanniques et allemands. On pourrait également envisager d'évoquer ces sujets au sein de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, qui constitue un lieu intéressant d'échange et de discussions entre les parlementaires des pays membres de l'Alliance atlantique sur les questions de défense.
M. Jeanny Lorgeoux. - Je pense qu'il ne faut pas hésiter à trouver un titre fort et percutant à ce rapport. De ce point de vue, le titre proposé : « Pour en finir avec l'Europe de la défense : Vers une défense européenne » me paraît correspondre à ces critères, même s'il peut sembler provocateur.
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail.- Je vais d'abord répondre à Jean-Claude Peyronnet sur l'« Eurogroupe ». C'est une question essentielle. Nous avons livré, si vous me permettez l'expression, l'idée « brute de décoffrage ». L'idée c'est qu'il faut un groupe de pays pionniers, comme cela a été le cas pour Schengen et pour l'euro, qui décident ensemble, sur une base volontaire d'aller plus loin. Qui en fera partie - on ne peut pas le dire, puisque c'est aux Etats de le dire. Mais il nous semble incontournable que le noyau de départ soit franco-britannique. Et de ce point de vue, le traité de Lancaster House constitue déjà ce noyau. Comment cela fonctionne ? Là encore cela doit être librement négocié entre les Etats qui en feront partie. Naturellement, il ne doit pas y avoir de veto dans l'« Eurogroupe », car sa raison d'être est, précisément, de constituer une instance de décision. Ceux qui ne veulent pas y aller n'iront pas.
M. Jean-Pierre Chevènement. - Les Britanniques n'iront pas s'il y a les Allemands !
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Ce n'est pas si sûr que cela. Les Britanniques sont d'accord pour dire qu'il faut les Allemands et même les Polonais et nous y avons rajouté les Italiens. L'Italie est le premier partenaire industriel de défense de la France, il faut le garder à l'esprit. On fait plus de coopérations industrielles avec eux qu'avec les Allemands ou les Britanniques. Mais si les Britanniques ne sont pas fermés à l'idée d'intégrer les Allemands et d'autres, ils nous demandent de faire preuve de « patience stratégique ». Les Italiens sont dans une situation économique difficile.
Seulement nous disons, et c'est ça l'idée nouvelle, il faut faire fructifier ce que nous avons fait ensemble avec les Britanniques. Ce traité est regardé par les autres et parfois les agace. Cela les agace d'autant plus que ce traité marche et va jusqu'au nucléaire. Même si on n'est pas dans le partage de souveraineté, on touche à des domaines où chacun est très jaloux de sa souveraineté.
M. Jean-Louis Carrère, président. - Finalement c'est très gaulliste votre proposition !
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Nous avons du reste mis en exergue du rapport une citation de Charles de Gaulle. Et il y a une autre maxime de Charles de Gaulle qui nous a beaucoup inspiré et qui est inscrite sur le mur de la salle de la commission de la défense de l'Assemblée nationale et qui dit que le premier devoir de l'Etat est la défense et qu'il ne peut y manquer sans se détruire lui-même. Cela répond à la question de Pierre Bernard-Reymond : est-ce que la défense est le bon sujet pour relancer le projet européen ?
M. Pierre Bernard-Reymond.- Je suis agréablement surpris que vous le disiez et que vous en soyez déjà là !
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Le contexte actuel est en effet très favorable, la nécessité d'une défense européenne s'impose.
M. Robert del Picchia. - L'avantage de l'« Eurogroupe » c'est que, contrairement aux coopérations structurées de Lisbonne qui nous impliquent définitivement et reposent sur la règle de l'unanimité des Etats participants, c'est informel, ce n'est pas une « structure », un « machin ».
M. Jean-Pierre Chevènement. - Il ne faut pas détruire le traité franco-britannique, il faut au contraire construire là-dessus.
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Effectivement, c'est notre vision.
M. Xavier Pintat, co-président du groupe de travail. - Je voudrais répondre à Jean-Pierre Chevènement, et lui dire que l'Allemagne a changé. Cela est le résultat des institutions que les vainqueurs ont mis en place au sortir de la guerre, donc on ne peut guère le reprocher aux Allemands, mais cela a marché et l'Allemagne d'aujourd'hui est un pays profondément pacifiste. Mais ce n'est pas pour cela qu'il ne participera pas à un effort de défense, dans cet état d'esprit. Les Allemands sont prêts à dépenser de l'argent pour la défense, mais dans un esprit pacifiste. J'étais quand même étonné, quand nous sommes allés au Bundestag, de voir que même les Verts souhaitaient relancer l'Europe de la défense, mais dans cet état d'esprit. L'ambassadeur de France nous a du reste incités à relancer le débat avec nos collègues allemands.
Néanmoins, comme je l'ai dit tout à l'heure, j'ai exprimé le souhait qu'on puisse rapprocher les règles d'engagement des soldats européens en opérations extérieures, car toutes ces limitations, ces caveats, sont insupportables et bloquants, et il faudrait peut-être envisager d'aller vers un statut juridique des soldats européens en missions extérieures.
Dans l'industrie de défense, on ne peut pas dire que l'avenir de l'industrie de la défense c'est l'Allemagne, ce n'est pas vrai. La base industrielle de défense allemande est deux fois moins importante que la base industrielle de défense française.
M. André Vallini, co-président du groupe de travail.- Sur le fédéralisme, l'idée c'est de dire que c'est peut-être sur l'aspect des choses où on attend le moins l'Europe qu'il faudrait la relancer. Cela semble paradoxal, mais jusqu'à présent, l'Europe c'est l'économie et les finances. Et en cette matière, pour beaucoup de gens, elle n'a pas forcément bien marché ni convaincu de son utilité. Si on explique aux citoyens qu'il y a de nouvelles menaces, que pour les parer cela coûte de plus en plus cher et que pour cela notre intérêt commun est de nous regrouper, afin d'éviter les redondances et les duplications, cela peut intéresser l'opinion publique.
J'ai bien entendu l'idée de Pierre Bernard-Reymond selon laquelle les pays européens qui ne participent pas à la défense cotisent à une sorte de budget commun, car ils en bénéficient. Il y a une autre idée, à laquelle je suis très attaché, c'est que l'on puisse déduire du comptage des déficits publics les dépenses de défense, ou du moins les investissements de défense.
M. Jean-Louis Carrère, président- Nous l'avons dit partout, avec Jean-Pierre Chevènement, y compris au sommet de l'Etat.
M. Jacques Gautier, co-président du groupe de travail.- Sur la proposition d'un Livre blanc européen ; un Livre blanc, c'est d'abord une vision partagée du monde, des risques, des menaces, mais aussi de nos forces et de nos faiblesses, de nos vulnérabilités. Et là on se rend compte que les vingt-huit ont des visions stratégiques totalement différentes. Ce qui n'est pas illégitime, mais il faut en faire la synthèse. Ensuite, il y a les ambitions de défense. Le Royaume-Uni et la France ont une vision globale du monde et conservent des ambitions. L'Allemagne pense surtout à faire de l'industrie de la défense, davantage que de la défense. Les « petits pays » ont considéré une bonne fois pour toute que c'étaient les Américains qui assuraient notre protection et que c'était très bien comme ça. Et donc, ça ne sera pas facile de s'entendre sur des ambitions communes. Ensuite, il y a la partie réponses, tant au niveau de l'outil de défense, qu'au niveau budgétaire. Et là c'est clair, il n'y a que le Royaume-Uni et nous qui ayons l'intention de nous projeter si nécessaire au-delà de nos frontières et qui nous en donnons les moyens, ou du moins nous efforçons de nous en donner les moyens. Et puis surtout, il faut qu'à la fin, il y ait quelqu'un qui tranche dans l'analyse stratégique, qui décide et qui endosse la responsabilité. Nous avons travaillé au sein de la commission du Livre blanc. Mais ce n'est pas nous qui l'avons signé, c'est le Président de la République. Or il n'y a pas de président européen, quelqu'un qui puisse dire : « compte tenu des menaces, compte tenu de mes ambitions et de mes moyens, voilà ce que je vais faire ». Si on fait un authentique Livre blanc à vingt-huit cela ne sert à rien.
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - C'est un chiffon rouge pour les Britanniques.
M. Jacques Gautier, co-président du groupe de travail. - Si on le fait au contraire dans le cadre de l'« Eurogroupe », avec un partage des responsabilités sur une base régionale, cela peut marcher. Il ne faut pas écarter, dans cet «Eurogroupe» les « petits pays ». Il est évident que certains ont des capacités et une volonté pour apporter quelque chose, soit sur une base géographique, soit sur une base de spécialité militaire, je pense aux Estoniens et à la cyber défense. Voilà pourquoi nous sommes d'accord pour un authentique « Livre blanc » dans le cadre de l'« Eurogroupe », mais pas à vingt-huit.
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Nous évoquons dans le rapport le fait que le Livre blanc français évoquait, au conditionnel, la possibilité de faire un jour un Livre blanc européen, mais que cela n'était pas encore possible et c'est pourquoi, au contraire nous préconisons l'actualisation de la doctrine Solana, définie en 2003 et déjà actualisée en 2008 et qui n'a jamais engagé personne, il faut bien le dire.
Sur la question des relations avec l'OTAN, je précise que cet « Eurogroupe » est totalement dans l'OTAN, car les pays en font naturellement partie. Il a même vocation à régénérer l'Alliance atlantique, à faire en sorte que les Européens se montrent enfin à la hauteur de leurs responsabilités en matière de défense.
Sur l'Allemagne, il ne faut pas figer la position de l'Allemagne sur la perception que l'on peut en avoir aujourd'hui. Je crois que les Allemands eux-mêmes n'en ont pas encore pris conscience, mais l'Allemagne dans dix ans sera différente de l'Allemagne d'aujourd'hui. Nous avons rencontré des jeunes députés, l'un d'entre eux le Dr. Andreas Schockenhoff CDU/CSU qui n'est peut-être pas majoritaire dans son parti, mais qui a produit un certain nombre de documents qui sont très intéressants et qui vont tout à fait dans cette voie. Il y a même au sein du SPD, des députés qui s'expriment en faveur d'une future armée européenne
M. Jacques Gautier, co-président du groupe de travail.- Y compris en proposant une modification de la Constitution allemande !
M. Daniel Reiner, co-président du groupe de travail. - Alors certes ce sont des visionnaires, mais d'une part cette réflexion qui rejoint la volonté de puissance de l'Allemagne, qui se concrétise dans sa demande d'avoir un siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, ne peut pas faire litière de la nécessité de disposer d'un outil de défense. On ne peut pas avoir de diplomatie qui compte, sans avoir de grand couteau, ça n'existe pas. Les Allemands ne peuvent pas tenir ce discours permanent d'aspiration d'un statut de puissance en se dispensant de payer le prix des attributs essentiels de la puissance, qu'est la défense. Et par ailleurs sur le plan économique l'Allemagne de demain ne ressemblera pas à l'Allemagne d'aujourd'hui. Ils auront perdu des millions de citoyens. Ils seront peut-être dans une situation socialement plus difficile qu'aujourd'hui. On retrouve aujourd'hui des personnes âgées, en retraite, qui ont dû reprendre ce que l'on appelle des « mini-jobs ». L'Allemagne vit sur une économie qui prospère dans un monde économique où elle trouve sa place aujourd'hui. Mais rien ne dit que ce sera encore le cas dans dix ans. Sa démographie la pénalisera de toutes les façons.
M. Jean-Pierre Chevènement- L'Allemagne a une grande stratégie sur le plan économique. Elle exporte 1 097 milliards d'euros, quand la France n'exporte qu'un peu plus de 400 milliards. Le rapport de nos industries est de 2,5 à 1. J'ai été à Pékin, après le passage de la Chancelière Mme Angela Merkel, les journaux chinois titraient : « la Chine tend la main à la zone euro ». Après la production du trois centième Airbus fabriqué en Chine, ils titraient : « un exemple de la coopération germano-chinoise ». Cela donne une idée de la façon dont les choses sont perçues à l'extérieur. Le commerce extérieur allemand est excédentaire sur les Etats-Unis et sur la Chine. La Chine est devenue leur premier partenaire. Le monde ne ressemble plus à celui que nous avons connu. En Russie, les Allemands ont 4 000 implantations alors que nous en avons à peine 400. L'Allemagne considère qu'il n'y a plus du tout de menace avec la Russie, que c'est au contraire son far east. Les menaces au sud, l'islamisme radical, elle considère que ce n'est pas vraiment son affaire et que de toutes les façons les Etats-Unis ou la France ou le Royaume-Uni s'en chargent, chacun dans sa zone. Ils mettent le paquet sur l'économie et le moment venu, s'ils auront besoin d'une armée, ils ont encore une industrie qui leur permettra de l'armer. Et puis ils ont 300 000 immigrants européens par an, donc ne nous racontons pas trop d'histoire sur la démographie allemande. C'est devenu une grande puissance pacifiste.
A l'issue de ce débat, la commission adopte à l'unanimité le rapport d'information et autorise sa publication, en français et en anglais.
Nomination de rapporteurs
La commission nomme rapporteurs :
. M. Daniel Reiner sur le projet de loi n° 656 (2012-2013) portant approbation du deuxième protocole d'amendement à l'accord relatif au groupe aérien européen ;
. M. Michel Boutant sur le projet de loi n° 677 (2012-2013) autorisant la ratification de l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et ses États membres, d'une part, et la République de Corée, d'autre part ;
. M. Michel Boutant sur le projet de loi n° 678 (2012-2013) autorisant la ratification de l'accord-cadre entre l'Union européenne et ses Etats membres, d'une part, et la République de Corée, d'autre part.
Groupe de travail sur le Sahel - Examen du rapport d'information
La commission examine le rapport de MM. Jean-Pierre Chevènement et Gérard Larcher, co-présidents du groupe de travail sur le Sahel.
M. Jean-Louis Carrère, Président. - Mes chers collègues, après la défense européenne ce matin, nous abordons cet après-midi un deuxième rapport, celui du groupe de travail sur le Sahel. Notre commission a déjà beaucoup travaillé sur ce sujet, avec de très nombreuses auditions et trois débats en séance publique, le 16 janvier, le 19 février et le 22 avril dernier. Nous avons aussi déjà adopté un premier rapport d'étape le 23 avril dernier.
Après le Mali en février, vous vous être rendus en Algérie en juin, accompagnés de Jacques Berthou et Alain Gournac, membres très actifs, je le sais, du groupe de travail sur le Sahel, aux côtés des deux co-présidents. Je vous laisse sans plus tarder la parole pour la présentation de votre rapport final.
M. Gérard Larcher, co-président. - Monsieur le Président, Mes chers collègues, nous nous concentrerons cet après-midi sur 4 points d'actualisation du rapport d'étape que notre groupe « Sahel » - dont je remercie particulièrement Jacques Berthou et Alain Gournac, membres très assidus à nos côtés- vous a déjà présenté au mois d'avril, pour lesquels nous alternerons, Jean-Pierre Chevènement et moi-même, dans un duo (harmonieux) : l'évolution du Mali vers une stabilisation ; les problèmes non résolus du Sahel, avec un risque d'enkystement terroriste au sud Libye ; l'absence de solution de sécurité régionale qui ne reposerait pas sur l'Algérie -j'en suis désormais convaincu, à la suite de Jean-Pierre Chevènement-; les conséquences à tirer pour notre politique diplomatique et de défense. Vous ne vous étonnerez naturellement pas -c'est la géographie et les choix judicieux de notre commission qui le veulent !- que beaucoup de nos analyses tangentent -pour les rejoindre- celles des groupes de travail « Méditerranée » (de Josette Durrieu et Christian Cambon) et « Afrique » (de Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel), dont les rapports, attendus prochainement, viendront sans nul doute prolonger et approfondir nos réflexions.
M. Jean-Pierre Chevènement, co-président. - Comment a évolué la situation au Mali, tout d'abord ? Depuis avril, si, à la faveur d'une intervention militaire remarquablement efficace et d'une diplomatie non moins performante -cela n'a pas été assez dit !-, le Mali avance vers une certaine stabilisation -le ministre des affaires étrangères algérien, M. Médelci, vient d'ailleurs de l'affirmer-, nous estimons pourtant que les racines profondes d'un demi-siècle de crises maliennes (nous en sommes à la quatrième rébellion touareg !) n'ont -et ne pouvaient d'ailleurs pas- été traitées : les germes de déstabilisation possibles que nous avions identifiés sont toujours là.
La menace terroriste a beaucoup diminué ; 600 terroristes et 300 tonnes d'armes ont été neutralisés, tout le territoire a été visité par les forces françaises -dont je salue ici l'engagement-, elles continuent encore à chercher nos otages et à trouver des caches, sur indication de la population, non seulement dans le Nord, mais aussi à Gao, ce qui nous apparait comme très positif, car dissocier les populations des groupes terroristes est la clé de la réussite. Le rejet des groupes terroristes n'était pas acquis, car ces derniers peuvent représenter une certaine forme « d'ordre », ordre terrible, mais ordre quand même, pour des populations aux conditions de vie très dures.
Les groupes armés terroristes ne semblent plus avoir désormais la capacité de conduire des attaques organisées, mais des actions kamikazes ne sont pas à exclure. Si les « reins » d'AQMI semblent brisés, nous avions sous-estimé le MUJAO, qui a de fortes adhérences locales dans la boucle du fleuve Niger, et dont l'action ne se résume pas au narcotrafic. Ce groupe est très lié aux villages wahhabites, travaillés depuis des décennies par des prêcheurs fondamentalistes. Cela justifie qu'on laisse actuellement encore 3 200 hommes sur le terrain, dans une opération rebaptisée « Groupement Désert », avec un objectif de réduction à 1 000 hommes fin 2013. Ces forces viendront en appui, si besoin, de la MINUSMA, officiellement déployée depuis lundi dernier, dans des conditions qui garantissent notre liberté de décision et d'engagement pour son soutien éventuel.
Vous vous souvenez de l'appréciation que nous avions formulée de la qualité opérationnelle de la MISMA, Tchadiens et Nigériens mis à part. Il faut rendre hommage non seulement à nos soldats tombés ou blessés, mais aussi aux Tchadiens et à leur charge héroïque, qui s'est soldée par une trentaine de morts.
Force est de reconnaitre qu'avec plus de 12 000 hommes attendus, la MINUSMA disposera d'un effectif doublé. Des contingents mauritanien, chinois, bangladeshi, notamment, devraient venir en renfort. En attendant, ce sont les forces françaises qui rempliront, en fait, certaines missions que la sagesse de notre diplomatie a su remettre à l'ONU, notamment l'appui au processus politique (transport des urnes, surveillance d'une partie des 25 000 bureaux de vote...). Autre point positif, la mission de formation européenne avance, même si le 1er bataillon de 700 soldats maliens formé s'est mis en grève pour la cérémonie finale ! Après les permissions, il en manquait une centaine à l'appel.... Le deuxième bataillon, sur un total de 4 -trop peu au regard des défis-, est toutefois à l'instruction. L'organisation des élections présidentielles avance bien ; vous trouverez dans le rapport écrit les détails. Notre position est qu'il faut aller à l'élection, même si nous craignons un taux de participation assez faible -pas tellement à cause de la pluie ou du Ramadan, mais à cause de la désaffection de la population pour la politique, qui ne date pas d'aujourd'hui-.
Dernier point positif : les accords de Ouagadougou du 18 juin organisent le cessez le feu et l'élection à Kidal, avec un cantonnement du MNLA et un redéploiement progressif, « chaperonné » par les forces françaises et béninoises, de la gendarmerie et de l'armée maliennes. C'était essentiel, -nous avons d'ailleurs redouté un moment une « sortie de route » du processus de négociation-. C'est un beau succès, mais je le dis tout net : ce n'est pas suffisant. Car un traitement dans le long terme des racines de la crise nous semble toujours aussi nécessaire. Nous connaissons trop bien l'état d'esprit des Maliens -on a parfois l'impression que l'ennemi est le Touareg, et non pas le terroriste-. Les accords préliminaires de Ouagadougou renvoient à une deuxième phase le traitement des « vrais » sujets : décentralisation, organisation administrative, développement du Nord, commission internationale sur le massacre d'Aguelhok.... Nous craignons qu'une fois réglée la question emblématique du retour de l'armée malienne à Kidal, le gouvernement issu des urnes se désintéresse progressivement de la question de la réconciliation avec un Nord qui pèse si peu en termes électoraux : il faudra mettre toute notre énergie pour que s'engage un processus indispensable. Il nous parait souhaitable que le nouveau Président élu ou son Premier ministre aillent à Kidal pour ouvrir ce dialogue. Il faut, aussi, une route asphaltée entre Gao et Kidal !
L'hypothèque de la junte n'est pas totalement levée ; les putschistes ne sont pas exfiltrés et seraient encore à l'origine de certains « mouvements » plus ou moins spontanés, de la rue, des soldats, voire de certaines autorités...
La « reconstruction » des structures étatiques prendra du temps, qu'il s'agisse de l'armée, de l'administration ou des services à la population. À cet égard, nous ne sommes pas optimistes sur l'aide au développement. 3,2 milliards ont été promis à Bruxelles le 15 mai, mais notre méthodologie n'est pas la bonne : le plan porte sur le Mali et non pas sur le Sahel ; personne n'a vraiment évalué les raisons de l'échec passé ; il n'y a pas de coordination autre qu'« informelle » des différents bailleurs de fonds, et la France n'a pas à elle seule le poids suffisant pour tout mettre en cohérence ; un développement spécifique du Nord n'est pas prévu ; il doit l'être ; un tiers de l'aide sera versé directement aux collectivités maliennes : ont-elles les capacités techniques nécessaires ? Sur le plan du contrôle, nous suggérons un renforcement de l'actuelle autorité de vérification, le « Bureau vérificateur ». Nous avons même envisagé de proposer la création d'une Cour des Comptes.
M. Gérard Larcher, co-président. - Malgré la stabilisation relative du Mali, les problèmes du Sahel sont très loin d'être traités. Ce vaste espace est aujourd'hui totalement en marge du décollage africain. La démographie est une bombe à retardement, avec une population du Sahel qui va doubler en 20 ans, tripler dans les villes. Avec le record mondial de la fertilité, plus de 7 enfants par femme, et une population qui croit chaque année de presque 4%, le Niger, parmi les plus pauvres de la planète, aura ainsi demain 50 millions d'habitants. Comment assurer l'accès aux soins, à l'éducation, à l'alimentation ?
La situation humanitaire est déjà inquiétante, 10 millions de personnes sont en insécurité alimentaire au Sahel, dont 4,5 millions d'enfants. La déstructuration pastorale et agricole liée à la surexploitation et au réchauffement climatique n'offre plus de barrière au développement des trafics, qui ont pris une dimension nouvelle avec l'arrivée de la cocaïne sud-américaine dans les années 2000, qui s'ajoute aux cigarettes, au cannabis, aux armes, aux migrants... Sans compter bien sûr ce qui était devenu une manne pour les terroristes : les rançons d'otages...
L'absence de services de base à la population fait le lit non seulement des trafiquants, mais aussi, en ces terres de confréries soufies, d'islam de rite malékite, tolérant et ouvert -dont le président du Sénégal, Macky Sall, vient de rappeler la vigueur dans son pays -des prêcheurs adeptes d'un islamisme radical, en provenance du Golfe ou du Pakistan, et installés parfois depuis les années 1970. Je fais une incidente : nous avons très précautionneusement choisi notre vocabulaire, dans le rapport, pour ne pas faire d'amalgame entre l'Islam, grande religion monothéiste et pacifique, et l'« islamisme radical », qui est un détournement, et encore moins avec le « terrorisme djihadiste ».
Comme ils l'ont toujours fait, les groupes terroristes implantés au Sahel depuis la fin des années 1990 restent mobiles et circulent librement dans ces vastes espaces sahariens aux immenses frontières si difficiles à contrôler, le long d'une route qui reliait leur forteresse dans l'Adrar des Ifoghas, au Nord Niger, à la Libye et jusqu'à la Tunisie. Avec Serval, une partie importante de leurs capacités a été détruite, mais ils ont cherché à se constituer un nouvel abri, de préférence dans les « zones molles » où les États ne sont pas en mesure d'assurer la sécurité.
Au-delà de l'actif foyer de Boko Haram au Nigéria, qui peut déstabiliser ce géant de l'Afrique de l'Ouest, également aux prises avec des affrontements entre Chrétiens et Musulmans, c'est le sud-ouest libyen qui nous parait aujourd'hui réunir le plus de critères pour devenir la nouvelle terre d'implantation d'AQMI. Nous consacrons à cette question -que nous connaissons imparfaitement, disons-le-, sur laquelle le Président Carrère a eu raison d'attirer notre attention dès le mois de décembre dernier, des développements approfondis dans notre rapport écrit. Dans cet « anti-état », dictature sans institutions, qu'était le régime Khadafi, pompier-pyromane des rébellions touaregs, la transition politique est bloquée, et la loi d'exclusion du 5 mai dernier décapite l'élite politique et administrative. On compterait jusqu'à 300 000 miliciens en armes dans un pays de 6 millions d'habitants, guetté par le spectre d'un éclatement entre la Cyrénaïque, où le fondamentalisme et les trafics se développent et qui échappe progressivement à tout contrôle, et la Tripolitaine, tandis que le Fezzan, au sud, est un véritable « trou noir » sécuritaire. Ce n'est pas un hasard si Mokhtar Bel Mokhtar et Abou Zeid auraient été fin 2011 en Libye, qui présente des avantages comparatifs indéniables pour une nouvelle implantation : les milices armées y prospèrent, certaines avec un agenda islamiste radical, surtout en Cyrénaïque ; des figures charismatiques du terrorisme s'y trouvent, anciens d'Afghanistan ou de Guantanamo, les trafics y prospèrent et les armes y circulent en grand nombre ; l'État libyen n'est pas en mesure d'assurer la sécurité ni de contrôler ses frontières : le sud en particulier est un vaste espace où les terroristes et les trafiquants sont libres de leurs mouvements et peuvent trouver refuge, par la passe de Salvador (depuis et vers le Mali, via le Niger) voire la passe d'Anaï, à l'Est de Djanet (depuis et vers l'Algérie) ; en Cyrénaïque et au Fezzan, des mouvements autonomistes existent qui pourraient être utilisés ; les richesses du sous-sol (gaz, pétrole) attisent les convoitises et procurent des rentes locales ; la radicalisation islamiste, fruit des années Kadhafi, se poursuit, dans l'effet de souffle de la crise syrienne, qui fonctionne comme un véritable appel d'air. À cet égard, le nombre de combattants libyens rejoignant la Syrie apparait préoccupant : d'après nos interlocuteurs algériens, il se chiffrerait en milliers.
Les réponses sont pour l'instant désordonnées et sans proportion avec la gravité de la situation : mission de conseil des Nations unies « MANUL », « Processus de Paris » pour la sécurité régionale, mission « EUBAM Libye » de l'Union européenne pour le contrôle des frontières, coopérations bilatérales franco-libyenne et américano-libyenne... même l'OTAN envisagerait une mission d'appui au renforcement de la sécurité en Libye, pour intégrer les milices dans une « Garde nationale ». La coopération régionale balbutie, malgré une rencontre à Ghadamès en janvier, et un sommet régionale récent en Algérie, fin juin, consacré à la sécurité. Toutes les initiatives se heurtent à l'instabilité libyenne : le ministre de la défense, le chef d'état-major et le ministre de l'intérieur, qui n'avaient déjà pas un contrôle total du terrain -c'est un euphémisme- ont dû démissionner à la suite de l'adoption de la loi d'exclusion du 5 mai dernier. La situation en Libye impacte directement le Niger, l'Algérie, la Tunisie, potentiellement le Nord du Tchad, voire le Soudan.
M. Jean-Pierre Chevènement, co-président. - Face à cette situation, nous devons affirmer que la prise en main de leur sécurité par les Africains est notre objectif à terme. Nous avons déjà eu l'occasion de dire que les architectures régionales de sécurité n'avaient pas pu faire face à la montée de la menace au Sahel. L'Architecture africaine de sécurité, ou sa nouvelle déclinaison, la « force d'intervention rapide » de l'Union africaine, est un objectif essentiel que nous devons soutenir. Si la CEDEAO s'est mobilisée, c'est cependant le soutien occidental et le financement international qui ont rendu son action possible. Les états-majors ou organisations proprement sahéliennes, tels le CEMOC ou la CEN-SAD, ne sont pas de taille à lutter contre le danger du terrorisme djihadiste qui se développe au Sahel.
Nous nous sommes rendus en Algérie, seul État de la région sur lequel on puisse s'appuyer pour sécuriser le Sahel, partenaire avec lequel le Président de la République en visite à Alger le 20 décembre 2012 a souhaité « ouvrir une nouvelle page de notre histoire ». Il est illusoire, ne serait-ce que pour des raisons géographiques, de penser qu'on puisse se passer de l'Algérie, État qui a, en plus d'une armée solide -300 000 hommes, 500 000 si on ajoute les forces locales et d'autodéfense-, l'expérience éprouvante de plusieurs années de lutte contre un terrorisme d'une violence inouïe. Nous avons, avec l'Algérie, le même ennemi, un ennemi que le pays connait particulièrement bien, pour avoir lutté et pour lutter encore contre lui, sur son propre sol. Nos entretiens avec les responsables algériens ont montré leur très claire détermination. Il faut aussi comprendre et respecter la sensibilité de l'opinion publique algérienne -qui a évolué, nous semble-t-il, avec l'attaque de Tigentourine-, et intégrer les limites posées par une Constitution qui prohibe l'intervention de l'armée en dehors des frontières du pays.
Le soutien algérien à l'intervention française a été sans ambiguïté :
- Le Premier ministre SELLAL nous l'a dit lui-même, il considère que Serval a été « nécessaire et salutaire » ;
- Les autorisations de survol pour nos avions de guerre ont été accordées ;
- Les livraisons de carburant pour ravitailler les forces françaises ont allégé une logistique particulièrement complexe au Nord Mali ;
- Les services algériens ont identifié pour nous le corps d'Abou Zeid ;
- La surveillance des frontières a été durcie.
Notre conviction est que notre dialogue constructif avec l'Algérie doit être intensifié et renforcé car il peut donner des résultats tangibles dans au moins trois domaines cruciaux : la formation des armées des pays riverains, le partage de renseignement, le contrôle des frontières. Il faut s'inscrire dans la durée et garder le cap : l'Algérie est incontournable.
M. Gérard Larcher, co-président. - Compte tenu de la situation au Sahel, nous formulons dans le rapport une série de recommandations pour notre politique intérieure, diplomatique et de défense. Sur le plan de la sécurité intérieure, deux phénomènes sont à suivre très attentivement : l'appel d'air vers la Syrie, (plus d'ailleurs que vers le Mali) d'« apprentis terroristes djihadistes » français, et les conséquences de leur futur retour au pays ; la banalisation, sur notre territoire, des trajectoires de radicalisation progressive, puis de passage -imprévisible- à l'acte, sous l'effet d'une rencontre, à la faveur d'une conversion, ou tout simplement via un endoctrinement par Internet. L'auteur présumé de l'attaque de la Défense est de mon département : c'était un converti...
Au plan diplomatique, un plan d'urgence de sécurisation de nos implantations diplomatiques doit être mis en oeuvre sans tarder, en particulier pour relocaliser notre ambassade à Tripoli. Mais la mécanique est vicieuse, puisque ces crédits proviennent des cessions (aléatoires) du patrimoine immobilier du Quai d'Orsay.
Nous voyons trois initiatives diplomatiques à court terme :
- un renforcement d'une « Stratégie Sahel » de l'Union européenne qui soit recentrée sur la Libye et le Niger notamment ; les Européens doivent être persuadés, dans leur propre intérêt, que leur sécurité se joue au Sahel ;
- un événement de haut niveau sur la Libye, comme nous l'avions fait l'an passé sur le Mali, en marge de l'Assemblée générale des Nations unies, pour mobiliser la communauté internationale ;
- un forum africain, co-organisé avec un think tank africain, qui se tiendrait en Afrique de l'ouest, et qui serait le symétrique du dialogue de Shangri-La pour l'Asie, sur la lutte contre la ''route de la drogue'' en Afrique de l'Ouest et au Sahel. L'idée est d'enclencher un dialogue régional, associant des États riverains des deux côtés de l'Atlantique.
Sur le plan militaire, le renforcement de nos capacités d'observation (avec les drones notamment) et la consolidation annoncée du renseignement et des forces spéciales devraient contribuer à accroître nos moyens sur les nouveaux points névralgiques, en liaison avec nos alliés et les États concernés.
Le groupe « Afrique » de notre commission se penchera surement sur la question de notre présence militaire sur ce continent, pour lequel on entend dire que les arbitrages de la loi de programmation militaire (dans quelques jours !) iraient vers une décrue sensible. Il nous parait quant à nous dangereux de rétrécir sans examen préalable ni solution alternative notre dispositif militaire en Afrique, comme, d'ailleurs, notre coopération militaire structurelle. Serval nous offre au contraire l'occasion de déplacer, en accord avec les États concernés, nos points d'appui vers le Nord et l'Ouest, pour mieux coller à nos intérêts et renforcer notre stratégie d'accès (autour d'un port en eau profonde comme Abidjan par exemple). Nous pourrions conserver des échelons « légers », en nénuphars, autour des zones de crise : Mali, Tchad, Niger, voire Burkina Faso. Parallèlement, il faut mieux articuler la présence française avec les échelons régionaux des forces africaines, avec deux pôles dédiés à la coopération, à respectivement Dakar (pour la CEDEAO) et, sur le même format, à Libreville (pour l'Afrique centrale), qui aideront à la montée en puissance de la « Force d'intervention rapide » africaine. Car la défense de l'Afrique par les Africains eux-mêmes doit rester notre objectif ultime. C'est à la fois notre intérêt et la condition de l'acceptation de nos bases sur le sol africain. Ces propositions ne sont pas définitives : elles visent à alimenter notre réflexion et surtout à résister, vous l'aurez compris, à la tentation du « hors sol », assez pressante ces temps-ci. Avant de laisser Jean-Pierre Chevènement conclure, permettez-moi de vous remercier, Monsieur le Président, de nous avoir confié, dès l'automne dernier, une mission aussi passionnante.
M. Jean-Pierre Chevènement, co-président. - En conclusion, nous devons prendre conscience de la montée de l'islamisme radical qui s'opère insidieusement en Afrique de l'Ouest, et d'un certain « couplage » entre Maghreb et Mashrek, Afrique, Levant et Moyen Orient.
Il nous faut être très précis dans les concepts et les mots employés et ne surtout pas confondre l'Islam, religion pacifique de 1200 millions d'hommes et de femmes, avec l'islamisme qui en est un détournement. Il est souhaitable d'introduire de la cohérence, dans notre approche, face au dégradé que peut représenter l'islamisme politique, les différents courants salafistes et le « terrorisme djihadiste », (entendu comme l'action des groupes terroristes contre les intérêts occidentaux ou encore des régimes dits « mécréants »). Au djihadisme armé, il ne peut être répondu qu'au plan militaire, où il se place lui-même. Pour le reste, il faut distinguer entre l'Islam, qui est l'une des grandes religions de l'Humanité, et l'islamisme politique, qui détourne la religion à des fins politiques, pour bâtir un modèle de société où les valeurs républicaines (alternance démocratique, égalité hommes-femmes, etc...) ne trouvent pas forcément leur compte. La montée de l'islamisme politique dans le monde arabe ne doit pas nous conduire à fermer les yeux sur ses dérives « djihadistes », alors que nous sommes affrontés à ce même « djihadisme » en Afghanistan ou au Mali. On ne doit pas faire non plus comme si l'islamisme politique, avec les risques qu'il représente pour la démocratie et pour les femmes, était le seul régime qui convenait chez eux aux peuples arabes, et prôner, en même temps, l'intégration républicaine, en France, de nos compatriotes de tradition musulmane. Il faut tracer une ligne entre ce qui est supportable et ce qui ne l'est pas (en matière d'alternance démocratique, ou de droit des femmes, notamment). Il faut avoir les idées claires. Mais je suis optimiste : ce qui est insupportable est le fait d'une minorité. Cette mise au clair ne peut que contribuer à l'efficacité globale de notre diplomatie et de nos interventions militaires lorsqu'elles sont nécessaires, comme cela a été le cas au Mali récemment.
Il faut pour finir saluer la réactivité politique du Président de la République, le professionnalisme et l'excellence de nos militaires et la réussite de notre diplomatie, qui a su conjuguer tous nos moyens d'influence. Quel autre pays était capable de faire ce que nous avons fait ?
M. Jean-Claude Peyronnet. - Je m'interroge sur notre aide au développement dans les pays d'une pauvreté extrême comme ceux du Sahel : comment positionner notre aide ?
M. Alain Gournac. - J'aimerais souligner le caractère collectif de notre groupe de travail et me féliciter de certaines évolutions au Mali ; en particulier, la population donne elle-même des indications quant aux caches des terroristes, ce qui me semble très positif.
M. Jeanny Lorgeoux. - Il faut dire que Serval n'a été possible que grâce à nos forces prépositionnées sur le continent africain. Je souhaite aussi affirmer qu'il faut donner un sens africain à notre présence militaire, de nature à lui donner une légitimité. Notre présence doit s'inscrire à terme dans le cadre des organisations régionales de sécurité africaine. A titre personnel, j'aimerais aussi souligner l'incohérence qu'il y aurait, dans le contexte actuel, à diminuer notre coopération structurelle avec les pays africains.
M. Gérard Larcher, co-rapporteur. - Nos analyses convergent quant à l'intérêt des forces prépositionnées. Sur la coopération militaire structurelle, nous devons nous interroger sur les échecs du passé. Les Américains, mais aussi les Algériens, ont tenté des actions de formation des forces armées maliennes. Pourquoi un tel manque d'efficacité ?
M. Daniel Reiner. - Nous devons agir suivant les réalités et non pas en poursuivant un idéal décalé par rapport à ce que sont les pays concernés. J'ai pu moi-même m'en apercevoir à l'occasion de la révision de nos accords de défense avec certains pays africains. La coopération doit s'inscrire dans un cadre régional. S'agissant de l'aide au développement, nous avons versé beaucoup d'eau dans le désert...
M. Bertrand Auban. - Vous avez présenté l'Algérie comme le pivot de toute politique de sécurisation du Sahel. Quels sont les enseignements à tirer de l'attaque du site gazier d'In Amenas ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Le rapport sur la rive Sud de la Méditerranée du groupe de travail présidé par Christian Cambon et Josette Durrieu aurait mérité d'être présenté en même temps que le vôtre, cela aurait enrichi nos analyses.
Quelles évolutions voyez-vous pour la Tunisie ?
M. Jean-Pierre Chevènement, co-rapporteur. - La question de la coordination des différents bailleurs de l'aide au développement est très clairement posée. Des priorités claires devraient être fixées : construction de routes, accès à l'eau, restauration de l'agriculture pastorale, santé et éducation. Les différentes auditions que nous avons conduites n'ont pas levé tous nos doutes sur l'éparpillement des actions d'aide au développement. Nos analyses convergent sur les forces prépositionnées : ne pas les réduire, renforcer Abidjan ou Dakar, ports en eaux profondes, et déployer des « nénuphars » au Sahel, en conservant, naturellement, N'Djamena, échelon aérien lourd, central dans notre dispositif. Cela revient à déplacer le centre de gravité de nos implantations vers l'Ouest et vers le Nord pour les rapprocher de nos intérêts et des menaces. J'approuve votre analyse sur la nécessité de ne pas trop laisser décroître notre coopération militaire structurelle. Le commando des terroristes d'In Amenas était particulièrement international, majoritairement tunisien et libyen, il comportait même des Canadiens. La route suivie, depuis le Nord Mali via le Nord Niger puis la Libye, est aussi un révélateur.
M. Gérard Larcher, co-rapporteur. - L'aide bilatérale française s'élève à 250 millions d'euros pour 17 pays prioritaires. L'Union européenne, premier bailleur au Sahel, y consacre 1,5 milliard d'euros, la Banque mondiale, 5 à 600 millions, les banques régionales de développement, 2 à 300 millions. Il y a naturellement un problème d'organisation et de coordination, voire des difficultés d'arrimage aux réalités locales : à la fin, l'argent se perd dans le sable...
La commission adopte ensuite à l'unanimité le rapport d'information et en autorise la publication.