Lundi 24 septembre 2012
- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président, et de Mme Patricia Adam, présidente de la commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale -Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale - Préparation du Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale
La commission tient une réunion, conjointement avec la commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale, consacrée à la préparation du Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale.
Mme Patricia Adam, présidente - Merci d'être venus si nombreux à cette réunion conjointe, consacrée à la préparation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Nos collègues sénateurs ont déjà beaucoup travaillé sur le sujet : j'ai souhaité cette rencontre pour que nous puissions discuter de leurs constats, des problèmes, des perspectives.
La Commission recevra d'ailleurs M. Jean-Marie Guéhenno, président de la Commission du Livre blanc, le 4 octobre prochain. Conformément à notre souhait, cette commission compte six parlementaires - trois députés, Christophe Guilloteau, Eduardo Rihan Cypel et moi-même, et trois sénateurs, Jean-Louis Carrère, Jacques Gautier et Daniel Reiner - et non quatre comme en 2008.
M. Jean-Louis Carrère, président - Merci, madame la présidente, d'avoir pris l'initiative de cette réunion.
Nous connaissons tous l'état de notre pays et de nos finances : il sera très difficile de maintenir le niveau des dépenses de défense. Mais il faut continuer de nous battre !
La commission du Sénat a estimé qu'il serait efficace que tous les groupes de la commission coopèrent : nous avons donc mis en place des binômes comportant chacun un sénateur de gauche et un sénateur de droite, lesquels ont beaucoup travaillé pendant cinq mois.
Nous verrons si nous réussirons ainsi à éloigner le spectre de la triennalité du budget : sinon, cela voudrait dire que les préconisations du Livre blanc ne déboucheraient sur des évolutions qu'au cours de la quatrième année budgétaire - vous en conviendrez, cela ne serait pas satisfaisant. Nous avons bon espoir sur ce point.
Le Président de la République l'a dit : la défense ne fait pas partie des budgets prioritaires ; mais il a dit aussi qu'il ne fallait pas baisser la garde. Nous devons donc tenter de maintenir les crédits de paiement par rapport à l'année dernière : tout abandon de capacités militaires serait en effet irrémédiable. Si nous ne conservons pas notre niveau de commandes à nos industries souveraines de défense, elles ne pourront pas participer de la reprise économique : elles constituent pourtant un fleuron de notre industrie, et leur recherche et développement représente pour nous un atout exceptionnel.
Nous serons donc, chers collègues députés, très heureux de vous présenter nos travaux et de répondre à vos questions.
La Commission en vient à l'examen des thèmes des sept groupes de travail (GT) de la Commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Elle aborde d'abord le thème du contexte stratégique (GT1).
M. Jean-Louis Carrère, président - Depuis notre rapport de décembre dernier, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a publié en février sa propre analyse et la délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère de la défense a édité en mars ses Horizons stratégiques, qui tentent de dessiner les lignes de force de ce que sera l'environnement stratégique de notre pays à l'horizon 2040. Ces travaux permettent de compléter et d'actualiser notre propre réflexion, que je vais maintenant vous présenter.
Hubert Védrine nous l'a montré : la véritable rupture stratégique, c'est la chute du mur de Berlin, qui consacre la fin de quatre siècles de domination occidentale et marque le début d'un rééquilibrage au profit des pays émergents, sur fond de crise économique et financière.
Les conséquences de ce choc sont de trois ordres. D'abord, sans que l'on puisse parler de déclin, le leadership des États-Unis est fragilisé et leur position est relativisée, notamment vis-à-vis de la Chine. L'effort militaire américain porte désormais de plus en plus vers le Pacifique : l'Europe n'est plus pour eux une priorité ; constitue-t-elle même encore un atout stratégique, un allié crédible ? On peut se le demander.
En deuxième lieu, l'Europe est divisée, donc impuissante. Aucun accord n'existe sur l'opportunité ou même la légitimité du recours à la force. Faute d'un sursaut politique, notre continent est menacé de déclassement.
Enfin, les grands équilibres se sont déplacés vers l'est et, dans une moindre mesure, vers le sud. Nous voyons apparaître un monde oligopolaire, structuré autour de pôles régionaux ou fondé sur des alliances pragmatiques à géométrie variable selon les intérêts en jeu. Reste à savoir si la France et l'Europe seront des acteurs de ce monde en devenir.
Aujourd'hui, les pays émergents - souvent très largement émergés d'ailleurs - revendiquent leurs droits et contestent les attributs du pouvoir ancien des puissances occidentales, notamment la définition des normes internationales. Mais ils n'agissent pas encore pour réguler le nouvel ordre international dont ils sont devenus acteurs : l'un des grands enjeux de la diplomatie est de les engager à le faire.
Depuis 2008, nous avons connu deux surprises stratégiques : la crise économique et financière, qui agit comme un révélateur du nouveau monde vers lequel nous allons, avec en particulier la montée en puissance de la Chine ; les « printemps arabes », dont l'onde de choc se propage encore.
Le Livre blanc de 2008 - dont les analyses demeurent en grande partie pertinentes - était encore très marqué par le modèle de la domination occidentale et par l'idéologie de la lutte contre le terrorisme, sous l'impulsion américaine. Nous souhaitons dépasser la notion mal définie d'« arc de crise » ou « des crises », même si elle conserve une certaine utilité : c'est une facilité géographique, qui ne suffit pas à rendre compte de la diversité des zones où nos intérêts sont engagés, comme au Pacifique sud, dans les Caraïbes, en Guyane ou dans le canal du Mozambique. Le retrait d'Afghanistan ne rend pas la zone AfPak (Afghanistan-Pakistan) moins dangereuse ; de même, la sécurité de la zone sahélienne, où se situe aujourd'hui l'une des principales menaces, s'inscrit dans l'axe de nos bases au Gabon, au Tchad et à Djibouti.
Nous avons donc proposé de parler d'« aires d'investissement stratégique majeur » : la notion d'investissement ou d'intérêt est en effet centrale. Ce concept paraît plus souple, moins strictement géographique, plus politique et ne se limite pas à rendre compte de la réalité du monde arabo-musulman.
Ce rééquilibrage à l'échelle planétaire nous oblige à repenser les enjeux militaires.
M. Alain Chrétien, député - Le dernier Livre blanc n'a que quatre ans : plutôt que de le réécrire complètement, ne vaudrait-il pas mieux le mettre à jour ? Ses grandes lignes demeurent d'actualité.
Mme Patricia Adam, présidente - Il s'agit bien ici d'une réactualisation : le président de la Commission du Livre blanc, M. Jean-Marie Guéhenno, nous l'a d'ailleurs confirmé ; elle était de toute façon prévue par le Livre blanc de 2008, quel que soit le gouvernement en place.
M. Jean-Louis Carrère, président - Lorsque nous nous sommes emparés du sujet, nous avons commencé par rencontrer le chef d'état-major particulier du Président de la République, le général Puga : il n'était pas question de réécrire complètement le Livre blanc. Le Chef de l'État s'appelait alors Nicolas Sarkozy et nous ne savions pas, en commençant notre travail, quel serait le résultat des élections du printemps.
Le Livre blanc de 2008, fortement marqué par les attentats du 11 septembre 2001, méritait d'être revu, afin de tenir compte des évolutions géostratégiques, mais aussi économiques et européennes. Cela étant, il ne s'agit pas de prendre le contre-pied de tout ce qu'a écrit le Gouvernement précédent. Nous souhaitons au contraire, dans le cadre de la préparation de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM), essayer d'enrayer la baisse de la part des dépenses militaires dans la richesse nationale - lesquelles, avec la crise, sont déjà passées de 1,5 % à 1,3 % notre produit intérieur brut (PIB). Nous proposons d'écrire que la défense justifie des dépenses situées entre 1,5 % et 2 % du PIB.
M. Jean-Pierre Chevènement, sénateur - À mon sens, il ne s'agit pas d'une simple actualisation ! Le Livre blanc de 2008 était fondé sur une erreur d'appréciation : il était obnubilé par la vision américaine du monde, et notamment la menace terroriste.
La chute du mur de Berlin, puis de l'URSS ont pu faire croire à la fin de l'histoire ; mais cette illusion s'est évanouie le 11 septembre 2001. Ont suivi les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak, puis la crise financière. Nous assistons aujourd'hui à un véritable renversement du monde : des pays nouveaux - en particulier la Chine, désormais deuxième économie mondiale - ont surgi et les équilibres géostratégiques mondiaux s'en trouvent bouleversés. Les arsenaux se développent considérablement en Asie du Sud et de l'Est. L'ombre portée de ces bouleversements peut s'apercevoir jusqu'en Iran et en Syrie !
L'analyse du Livre blanc de 2008 était superficielle ; elle reproduisait l'erreur américaine, qui voyait dans l'islamisme et le fondamentalisme le seul ennemi, et négligeait l'émergence de la Chine, de l'Inde ou du Brésil, mais aussi de la Russie - qui n'est assurément pas un pays émergent comme les autres. J'avais d'ailleurs voté contre la loi de programmation militaire qui en avait découlé.
M. Alain Rousset, député - Je souhaiterais, pour ma part, que le Parlement fasse entendre une voix originale et que nous ne nous contentions pas d'auditionner M. Guéhenno. Je souhaite donc une information la plus complète possible : j'ai, pour ma part, de nombreux contacts dans l'industrie de l'armement. Je ne voudrais pas en effet que l'on nous dicte ce que nous devons écrire.
Mme Patricia Adam, présidente - Nous avons prévu d'auditionner, avant la fin du mois de décembre, M. Michel Foucher, sur le contexte géopolitique, Mme Anne Lauvergeon, sur le contexte industriel, ainsi que le général Georgelin. Je suis ouverte à toute suggestion.
M. Jean-Louis Carrère, président - Nous avons au Sénat auditionné plus de cent personnes, mais nous avions tout notre temps ! Notre but était d'avoir notre propre analyse - nos conclusions ont d'ailleurs été votées à l'unanimité - et que celle-ci entre dans les débats sur le Livre blanc. Personne ne nous dicte quoi que ce soit.
M. Bernard Deflesselles, député - Je ne suis pas d'accord avec les propos de MM. Chevènement et Rousset. J'avais également participé aux auditions à l'Assemblée : nous avons entendu de nombreux experts, français et même étrangers, et le travail était de bonne facture. On verra ce que vous ferez, vous, la majorité !
Monsieur Chevènement, on peut réécrire l'histoire, mais l'arc de crise de l'Afrique de l'Ouest au Pakistan nous avait été confirmé par tous les experts et le contexte décrit il y a quatre ans n'a pas énormément changé : le terrorisme, les bases armées, les camps d'entraînement existent toujours. Quant à notre alignement derrière les États-Unis, je doute de sa réalité.
Il faut que cet exercice - qui engage notre pays pour plusieurs années - soit dépassionné : ce qui compte, c'est l'intérêt de la France.
M. Jeanny Lorgeoux, sénateur - Le Livre blanc de 2008 avait tracé des perspectives ; depuis, le monde a changé, et il faut en prendre acte. Ainsi, la maritimisation, c'est-à-dire la mondialisation des problèmes maritimes, n'était pas prise en considération ; de même, la cyberdéfense était oubliée.
Actualisation, mise à jour, enrichissement, amendement, nouvelle mouture : ne versons pas dans le byzantinisme linguistique. Travaillons tous ensemble dans l'intérêt de notre pays, et remettons à jour ce Livre blanc sans polémique partisane. C'est en tout cas ce que nous avons voulu faire au Sénat : nous avons travaillé en binômes, réalisé de nombreuses auditions, mais nous nous sommes aussi abstenus de travailler par tranches budgétaires, pour ne pas tomber dans le cambouis électoral. Nous avons même tracé des perspectives sur vingt ou trente ans.
M. Didier Boulaud, sénateur - Depuis 2008, il y a eu en effet plusieurs changements d'importance qu'il faut prendre en considération. Ainsi, nous avons vu combien les territoires africains étaient fragilisés. De même, les Américains se sont fortement réorientés vers l'Asie et le Pacifique, ce que nous ne pouvons pas négliger, que nous soyons alignés ou alliés. Enfin, le problème de la cyberdéfense a pris énormément d'ampleur.
M. Jean-Pierre Chevènement, sénateur - Bien entendu, les menaces djihadistes existent encore. Mais nous parlons ici d'équilibres géostratégiques, et depuis 2008, les équilibres en Asie et dans le monde ont été bouleversés par la montée des pays émergents et la crise financière. Mon propos n'était pas polémique.
La Commission examine ensuite le thème de la stratégie d'engagement et de la cohérence des systèmes de force (GT5), ainsi que celui relatif à la technologie et l'industrie et à l'économie de la défense (GT6).
M. Jacques Gautier, sénateur - La Commission du Livre blanc compte quarante-cinq personnes, dont six parlementaires seulement. Les militaires étant tenus au devoir de réserve, il reste donc les experts, et la technostructure. Ne sous-estimons pas cette dernière !
D'autre part, il s'agit de rédiger un document de 60 à 80 pages - plutôt que de 300 pages comme c'était le cas en 2008 : cela nous permettra d'être plus pédagogiques. Nous présenterons des scénarios : il reviendra ensuite au Président de la République de faire des choix : ce qui comptera, finalement, ce sera la loi de programmation militaire et les crédits que nous voterons !
S'agissant de la question du format et de l'emploi des forces, j'associe à mes propos mon collègue André Dulait.
L'outil de défense d'un pays doit répondre d'abord à ses ambitions de défense. Qu'on commence donc par définir les missions. Les militaires ne savent pas définir abstraitement un format minimal des forces : c'est au politique, et à lui seul, qu'il revient de fixer nos ambitions, de dire quelle place nous souhaitons occuper dans le monde ; les militaires adapteront ensuite l'outil de défense aux missions fixées. Il ne faut pas mettre la charrue avant les boeufs et aussi ne pas se tromper de menaces.
L'armée de la guerre froide était une armée conventionnelle, composée en majorité de blindés et adossée à notre outil de dissuasion nucléaire : elle était conçue pour répondre à la menace d'un déferlement de chars soviétiques.
Après la chute du mur de Berlin, on peut parler de risques et de vulnérabilités plutôt que de menaces. Nos interventions se déroulaient pour la plupart en Afrique, et l'extrême faiblesse militaire de nos adversaires a pu donner l'impression que des forces très légères - parachutistes, troupes de marine, quelques matériels parfois vieillissants - suffisaient à tenir des territoires et à les sécuriser.
Ce paysage a changé. Nous avons d'abord assuré des missions dans le cadre de l'ONU - la France est membre permanent du Conseil de sécurité et choisit de le rester. D'autres missions sont liées à l'OTAN ou à des accords de défense, par exemple avec le Gabon ou les Émirats arabes unis. Ces accords ont été renouvelés et sont en cours d'adoption au Parlement. Enfin, nous sommes présents outre-mer.
Nous sommes intervenus sans doute plus que nous ne l'aurions souhaité, et sur des terrains bien différents. En Afghanistan, la plus grande part a été assumée par l'armée de terre, avec un appui aérien et des missions de renseignement. En Côte-d'Ivoire, on a renoué quelque peu avec les anciennes interventions en Afrique et nos forces prépositionnées ont réussi à faire face. En Libye, nous avons d'abord défini une zone d'interdiction de vol, avant de lancer des frappes en profondeur, grâce à l'armée de l'air, puis à la marine et l'armée de terre, avec l'appui des bâtiments de projection et de commandement (BPC). Les hélicoptères Tigre et Gazelle utilisés n'étaient pas de la première jeunesse... mais nous avons su remplir ces missions, grâce aux choix faits par nos prédécesseurs il y a trente, vingt ou quinze ans.
Nous sommes d'autre part présents sur de nombreux théâtres et participons à de nombreuses opérations de sécurisation à la demande des Nations Unies : au Liban, depuis longtemps, en République démocratique du Congo, au Kosovo, ou en Géorgie avec la gendarmerie.
Nous avons ainsi conduit plus d'opérations extérieures (OPEX) que nous ne l'avions envisagé. Les militaires nous mettent d'ailleurs en garde : il est très difficile d'être présent sur de nombreux théâtres, même de façon légère.
Ces dernières années, environ 12 000 d'entre eux ont été projetés à l'extérieur de nos frontières pour remplir des missions de l'ONU ou de l'Union européenne : pour mener l'opération Atalanta, par exemple, nous avons mobilisé des moyens et des troupes, et nous avons souvent frôlé les limites de nos capacités.
Des faiblesses et des manques ont été identifiés. Ainsi, l'opération en Afghanistan a montré des déficiences en matière de renseignement, de surveillance et de reconnaissance ; nous avons notamment manqué de drones MALE. D'autres faiblesses tiennent à l'appui aérien, au ravitaillement, au transport aérien. Mais, au sol, nous avons su réagir très vite et à moindres frais.
En Côte-d'Ivoire, nous disposions à peu près des moyens nécessaires. Si nous manquons certainement d'hélicoptères lourds, nous travaillons beaucoup avec d'autres partenaires - l'OTAN, les États-Unis, mais aussi au sein de coalitions régionales. Ce sera sans doute le cas si nous intervenons demain au Mali, probablement dans le cadre d'un soutien logistique et non en envoyant des troupes au sol : nous coopérerons alors avec des armées africaines. Il faut donc garder de la souplesse.
En Libye, nous avons pu constater nos faiblesses en matière de ravitaillement en vol, de drones, de renseignement, surveillance et reconnaissance, de lutte, enfin, contre les systèmes de défense sol-air. En ce domaine, nous ne sommes tout simplement pas équipés.
La professionnalisation s'est révélée une réforme adéquate : les équipements sont en effet de plus en plus coûteux et leur fonctionnement est de plus en plus complexe ; de plus, l'opinion publique accepte malheureusement mieux la mort, sur un théâtre extérieur, d'un soldat de métier que celle d'un appelé du contingent. C'était donc une réforme judicieuse, même si un service civil aurait pu constituer pour nos jeunes déstructurés une piste intéressante.
L'armée de terre a été réduite, mais elle est encore capable de projeter 12 000 hommes, soit, à raison des quatre rotations nécessaires à cet effet, 50 000 hommes en tout. La marine dispose de trois BPC, grâce au plan de relance, de frégates multimissions FREMM, certes en nombre réduit, de frégates antiaériennes, de sous-marins Barracuda - qui vont remplacer nos vieux sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) -, et d'avions de patrouille maritime Atlantique 2, qui seront rénovés. Quant à l'aviation, on sait que les Rafale montent en puissance - nous devons en acheter onze, comme l'État s'y était engagé en cas d'échec de certaines exportations. Trois faiblesses sont connues : les avions ravitailleurs, dans l'attente de l'Airbus A330 MRTT ; les drones ; et le transport, dans l'attente, là encore, des Airbus A400M.
L'armée de terre a reçu des véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI), que les services techniques ont su adapter très rapidement - il faut signaler à cet égard la souplesse et la réactivité de l'armée. Nous avons pu utiliser en Afghanistan des canons CAESAR. En revanche, je ne suis pas certain que le successeur du véhicule de l'avant blindé (VAB) arrivera aussi vite que nous le souhaiterions. Le missile antichar Milan aura également un successeur. Le format et les matériels de l'armée de terre suscitent donc quelques inquiétudes.
Nous disposons d'une armée de vrais professionnels, bien préparés, bien formés. Mais si les matériels correspondent à nos besoins, nous les attendons parfois longtemps. Notre groupe de travail a qualifié le format de notre armée de « juste insuffisant » : si l'on devait encore réduire la taille de nos forces, il faudrait alors revoir nos ambitions à la baisse.
Enfin, la cyberdéfense va demander des efforts conséquents. Le Livre blanc avait beaucoup insisté sur le renseignement - 700 postes ont été créés à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
Le budget pour 2013 a été découplé de la prochaine LPM : ainsi, on ne supprimera pas un programme qui pourrait se révéler essentiel dans quelques années. Il faut être conscient que si on réduit le format, il faudra également réduire les ambitions.
M. Daniel Reiner, sénateur - Il est bien difficile de résumer notre rapport consacré aux capacités industrielles militaires critiques !
La France est l'un des rares pays européens qui dispose d'une base industrielle de défense importante. Cela représente 300 000 emplois directs et indirects - dans quelques grands groupes, mais aussi dans de nombreuses PME-PMI -, un chiffre d'affaires et une capacité d'exportation considérables. Cette base industrielle nous permet surtout d'acheter les matériels les mieux adaptés et les moins coûteux possible.
Dans un contexte de crise, personne ne comprendrait que nous abandonnions notre industrie de défense.
La stratégie d'acquisition a été décrite par le Livre blanc précédent sous la forme de trois cercles. Le premier cercle est celui dit de la souveraineté, on doit faire chez nous le nucléaire, le spatial, les missiles, la cryptographie... Ce sont les achats qui déterminent notre indépendance. Le deuxième cercle est celui de la coopération, notamment à l'échelle européenne ; le troisième, enfin, celui des achats « sur étagères ».
Si la France dispose donc d'une stratégie d'acquisition, elle ne l'a pas mise en oeuvre : nous le vérifions chaque année lors de la préparation du budget. Ne faudrait-il pas davantage de transparence dans ce domaine ?
Le rôle du pouvoir politique est de tracer des perspectives qui permettront aux entreprises de ne pas se fourvoyer en développant des appareils qui ne seront pas achetés, ou en très petite quantité - un industriel du secteur nous disait encore il y a quelques jours se trouver en difficulté en raison du caractère erratique de notre politique d'achat.
Il faut évidemment favoriser autant que possible l'industrie française. Mais l'offre de notre outil de défense est parfois insuffisante et les coûts trop élevés. Nous avons donc besoin d'importer ; nous devons également permettre à nos industries de se réorganiser, à l'échelle nationale mais aussi, plus certainement, à l'échelle européenne. On parle actuellement d'un rapprochement entre EADS et BAE : s'il permettrait de disposer du premier groupe mondial en matière de défense et d'aéronautique, il sera sans doute compliqué à mettre en place. Les parlementaires doivent envisager cette perspective avec bienveillance, car un tel groupe pèserait vraiment à l'échelle mondiale - sachant que le marché de l'armement est aujourd'hui détenu à 70 % par les seuls États-Unis.
Il est essentiel que le Livre blanc cultive la cohérence. C'est le maître-mot qui figure dans la lettre du Président de la République à M. Jean-Marie Guéhenno. À quoi bon afficher une ambition dont on sait d'avance qu'on ne pourra la satisfaire ? Une loi de programmation militaire qui prévoit des dépenses considérables, surtout à long terme, ne sert à rien. Réviser ses ambitions à la baisse coûte toujours très cher. Le Livre blanc de 2008 a réduit à onze le nombre de frégates multimissions FREMM à livrer. Pourtant, à cause des pénalités liées à la rupture du contrat, ces onze frégates coûteront presque aussi cher que les dix-sept initialement prévues.
Ce pourquoi nous plaidons très fort, c'est qu'une fois l'analyse géostratégique faite, et les ambitions de défense affichées, il faut mettre les moyens correspondants en termes de format, c'est-à-dire être en « cohérence ».
Je rappelle que nous allons connaître une décroissance des effectifs de 8 000 par an pendant encore deux ans : nous suggérons de ne pas aller au-delà, faute de quoi nous passerions du niveau « juste insuffisant » au niveau « totalement insuffisant ».
Sur le plan industriel, inutile d'énumérer les capacités pour lesquelles la France doit conserver son autonomie, mais il serait absurde qu'elle perde son avance en matière nucléaire, de missiles ou de sous-marins. Pour garantir l'avenir, nous cherchons à protéger le montant des programmes d'études amont et les subventions versées aux organismes de recherche. Si le Livre blanc de 2008 a fixé implicitement la norme à un milliard d'euros, celle-ci se réduit en fait à 600 millions. Ces programmes d'études sont essentiels mais il faut les concentrer sur les capacités industrielles militaires critiques. Faut-il augmenter ces crédits d'études amont ? Si oui, il faut être conscient que cela se fera au détriment d'acquisitions d'équipements.
Reste la question de la défense européenne, terme que nous préférons à celui d'Europe de défense qui a été trop galvaudé. La défense européenne n'est plus une option. Ce doit être une préoccupation de tous les moments, sans cela nous perdrons des pans entiers de notre souveraineté. Si nous voulons conserver un poids, il faut procéder à une mutualisation, à un partage capacitaire, et rapprocher le point de vue des états-majors et des industriels. On favorisera ainsi notre base industrielle de défense nationale et l'on évitera de perdre des parties importantes de notre activité. Prenons le cas de la défense antimissiles balistiques qui a été accepté par tout le monde au sein de l'OTAN. Or la France a les compétences technologiques qui lui permettraient d'intervenir dans quasiment toutes les briques industrielles de cette défense. Elle est du reste la seule en Europe dans ce cas. Or nous ne faisons rien, car nous n'avons pas les moyens financiers de construire une telle défense seuls.
La nécessité de donner à notre réflexion une dimension européenne passe parfois par des actions bilatérales. Nous défendons les mêmes valeurs face au monde, ce qui crée des intérêts communs. En période de crise, où chacun a tendance à se replier sur soi, nous devons poursuivre la mutualisation. Mais il ne faut pas jeter le manche avant la cognée. Il faut commencer par partager l'analyse stratégique. C'est pourquoi la Commission du Livre blanc a accueilli un Anglais et un Allemand.
Enfin, je tiens à souligner que notre réflexion a été guidée par le souci de pourvoir aux besoins opérationnels de nos forces armées. Nous sommes partis du besoin opérationnel. L'écoute des industriels est importante, mais seconde.
Mme Patricia Adam, présidente - Pour avoir déjà participé à la préparation d'un Livre blanc, examiné des lois de programmation militaire et rédigé des rapports sur leur application, je sais combien les rapports parlementaires qui se succèdent de décennie en décennie pointent toujours les mêmes dérives : glissement des lois de programmation militaire, non-exécution des prévisions, explosion des coûts. Évitons de recommencer les mêmes erreurs lorsque nous examinerons la LPM au premier semestre de 2013 !
On reproche souvent aux parlementaires de privilégier l'armée et la défense, faute de savoir opérer des choix. Pourtant, vu le contexte budgétaire, il faudra trancher. Allemands, Anglais et Américains l'ont fait avant nous. Tandis que des pays émergents développent leur armement de manière considérable, les Britanniques ont supprimé des moyens capacitaires pour les dix prochaines années, espérant revenir ensuite à meilleure fortune. Notre pays est le seul en Europe à maintenir les siens. Pourra-t-il tenir ce rythme ? Lors de l'Université d'été de la défense, qui a eu lieu à Brest les 10 et 11 septembre derniers, les Britanniques l'ont reconnu : s'ils arrêtent certains programmes, c'est parce que les Français les maintiennent - sachant que cette décision a été prise sans nous consulter.
Nous sommes face à des choix difficiles. Si nous n'avons pas à répondre à la place du Président de la République, nous devons être des parlementaires responsables. Les militaires, qui disent souvent aimer leur métier et en être fiers, nous demandent de leur donner les moyens de bien l'exercer, c'est-à-dire de pouvoir s'acquitter pleinement de leurs missions sans mettre leur vie en danger. Pour cela, nous devons évaluer leurs besoins comme ceux des industries, qui, pour préparer l'avenir, doivent connaître leurs perspectives d'emploi et d'exportation.
L'exercice qui nous attend sera complexe. Quelles que soient les critiques que j'aie pu formuler, je ne conteste pas les objectifs du précédent Livre blanc, notamment en ce qui concerne les moyens capacitaires. Je regrette seulement qu'il ait fallu les revoir à la baisse. Posons-nous donc la question franchement : sommes-nous prêts à abandonner certaines missions, ne serait-ce que provisoirement ?
M. Alain Rousset, député - Pour répondre à cette question, il faut comparer le coût d'utilisation d'un porte-avions en Libye et d'une base en Sicile, en tenant compte des capacités d'emport des avions et du coût logistique des opérations. Dès lors que nous sommes engagés dans des systèmes de cercles de défense, où les alliés doivent se positionner à terre, comme ils l'ont fait à Djibouti, il nous appartient de définir une stratégie. D'autant que, grâce aux ravitailleurs, on peut aujourd'hui accompagner des avions de combat ou des drones sur un long exercice.
Pour les choix industriels, la notion de dualité civile et militaire s'est accentuée en termes de radar, de positionnement, d'écoute ou de matériaux. Gardons à l'esprit la liste des technologies critiques dressée par le Sénat si nous voulons conforter la dualité engagée par la direction générale de l'armement (DGA) à travers nombre de programmes. On ne peut plus concevoir de nouveaux avions de combat sans poser la question des matériaux, qui concerne aussi l'aviation civile. Il en va de même en matière d'électronique, de câblage ou de sécurité. Les minidrones utilisés contre les feux de forêt ou pour la surveillance des côtes ont contribué à faire progresser les drones. J'ai constaté ces échanges de technologie en signant, en tant que président de région, une convention avec Thalès, qui s'était d'abord intéressé à des drones militaires.
Conserver une force suppose qu'on possède des équipements en mesure de fonctionner. Or la France accuse un retard considérable en ce qui concerne leur maintien en condition opérationnelle (MCO), ce qui demande de concevoir des outils en assurant une maintenance au moindre coût. En Aquitaine, j'ai pris l'initiative d'acheter un site de la DGA et d'en faire un lieu de formation à la maintenance.
En ce moment, l'Allemagne progresse à marche forcée sur les technologies liées à l'industrie de la défense : technologies d'information ou technologies militaires et munitionnaires. Cette situation ne m'inquiète pas moins que la position de la Grande-Bretagne. On sait ce qui arrivera si la France ne prend aucune décision. Une entreprise allemande de 1 500 salariés vient de ravir le marché des satellites d'observation Galileo à Astrium, qui en emploie 5 000 à 6 000. Lorsqu'on perd ainsi une technologie dont les retombées peuvent être considérables, il faut absolument définir une véritable stratégie civile et militaire. Le mieux serait de le faire avant le sommet spatial qui se déroulera dans quelques semaines.
M. Bernard Deflesselles, député - Nous sommes confrontés à trois difficultés. La première tient au duo imparfait, voire au couple infernal que forment le Livre blanc et LPM. On commence toujours par définir une stratégie que l'on peine ensuite, pour des raisons évidentes, à traduire dans la loi.
La seconde est qu'un petit pays de 65 millions d'habitants comme le nôtre - ce qui représente moins de 1 % de la population mondiale - peut tout faire : porte-avions nucléaires, sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, sous-marins nucléaires d'attaque, frégates, missiles M51 à longue portée, satellites, avions de combat et de transport, comme l'A400M, avions ravitailleurs, hélicoptères de combat comme le Tigre ou de transport de troupes comme le NH90, chars Leclerc, véhicules blindés de combat d'infanterie... Mais, si nous pouvons tout faire en dehors des drones, nous butons toujours sur la difficulté de choisir nos équipements et les missions que nous souhaiterions remplir.
La troisième difficulté tient au trio que forment l'état-major, la DGA et les industriels. Ces derniers nous expliquent sans cesse qu'il faut effectuer des sauts technologiques. Or ceux-ci, alors même qu'ils ne sont pas toujours indispensables, augmentent de 30 à 50 % le prix des équipements et, par conséquent, celui de leur MCO.
M. Jacques Gautier, sénateur - Il faut parler en termes non seulement de MCO mais d'entraînement des troupes. Le général Charpentier, qui a dirigé les forces terrestres à Lille, a souligné l'impossibilité d'entraîner ses hommes avec un budget inférieur à 120 millions d'euros. Imaginez les difficultés de recrutement que nous rencontrerions si nous ne réalisions plus d'OPEX, qui sont valorisantes, et que nous n'offrions aux soldats d'autres perspectives que de balayer la cour ! Il faut absolument insister sur l'entraînement des trois armées.
La spécialité de Thales est le drone tactique, non le MALE. Or il sera onéreux d'acquérir des drones Watchkeeper, qui sont eux-mêmes issus de drones israéliens.
Vous avez raison de signaler la montée en puissance de l'Allemagne, mais celle-ci décline sur tous les programmes en coopération. Nous dénonçons sa manière d'utiliser la clause de juste retour. Loin de recourir à des entreprises qui disposent déjà de compétences, elle charge certaines d'en acquérir afin de créer de l'emploi : sa commande d'A400M, supérieure à ses besoins, lui a ainsi permis de récupérer des parts de fabrication. Elle a confié à MTU, qui ne savait pas le faire, le système FADEC, la fabrication d'une partie des moteurs. Rolls-Royce et Safran ont dû finalement reprendre le marché.
Sous l'influence du trio état-major, DGA et industriels, les matériels sont de plus en plus sophistiqués ; mais peut-être assiste-t-on à une prise de conscience. Cette semaine, nous avons observé sur un BPC que les matériels de navigation courante sont ceux, à bas prix, de la marine marchande, alors qu'on recourait jadis sans grande utilité à des capacités militaires très onéreuses, en mesure de résister à trois frappes nucléaires. Il en va de même pour les blindés. Les successeurs du VAB devront être plus rustiques mais modulables. Pour 80 % des missions, une triple protection, des céramiques ou des protections anti-RPG-7 ne sont pas nécessaires. En revanche, il faudra prévoir des kits, non pour la totalité des 1 500 appareils, mais pour une centaine d'entre eux. Nous autres parlementaires devons veiller à faire baisser les coûts. Reste que, si nous exerçons une mission de contrôle, c'est à l'exécutif qu'incombe la décision.
Mme Marie Récalde, députée - Les militaires présents dans les OPEX se plaignent des rotations auxquelles ils sont soumis et du travail en flux tendu. Ils font même part d'une certaine souffrance. Nous devrons prendre cette donnée en compte quand nous effectuerons certains choix. La réflexion sur les matériels ne doit pas nous faire oublier les hommes.
M. Daniel Reiner, sénateur - La question n'est peut-être pas d'avoir ou de ne pas avoir tel matériel, mais d'en disposer autrement. Le transport était une de nos carences. Nous avons réagi en mettant en place un programme européen. Même s'il accuse un retard de cinq ans et que son coût a augmenté de 10 %, il nous permettra de disposer d'un excellent avion, qui sera à la disposition d'une flotte européenne de transport. Nous nous sommes rendus à Eindhoven pour la voir fonctionner. Les appareils serviront aux pays qui mettront eux-mêmes leurs avions à la disposition de la flotte. On y gagnera en termes de MCO et l'on évitera que certains avions restent sans emploi. En ce moment, des parachutistes français sont largués par un Transall allemand. On peut utiliser de la même manière des avions ravitailleurs, pour lesquels un programme européen serait fort utile. Nous allons accélérer les commandes de MRTT, ce qui n'empêchera pas de conserver les appareils nécessaires aux forces de souveraineté françaises. Tel est le coeur du problème : avoir soi-même ou en commun ?
M. Olivier Audibert Troin, député - Depuis des mois, des pays émergents contestent le fait que notre pays siège de manière permanente au Conseil de sécurité des Nations Unis. Certains pays africains voudraient même récrire l'histoire. Combien de temps pourrons-nous continuer à réduire nos forces sans perdre cette fonction à laquelle nous sommes tous attachés ?
Le recours au multilatéral pour participer à des OPEX ne représente-t-il pas une perte de souveraineté ? Je comprends les impératifs budgétaires auxquels nous sommes soumis, mais le Livre blanc ne doit pas faire l'économie d'une réflexion sur le rôle que nous voulons jouer au niveau international.
Mme Josette Durrieu, sénatrice - Il y a quinze jours, je me suis rendue à Chypre avec cinq autres parlementaires pour mettre en place la Conférence interparlementaire des États membres de l'Union européenne sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). À l'évidence, l'Europe de la défense reste un mythe : sur les vingt-sept pays représentés chacun par six parlementaires, une vingtaine ne voulaient pas en entendre parler, ce qui donne à réfléchir. Sont-ils devenus autistes ?
M. Bernard Deflesselles a énuméré tout ce que nous savons faire. Ne courons-nous pas le risque d'un éparpillement ?
Mme la présidente a rappelé l'attitude des Britanniques, qui renoncent d'autant plus aisément à certaines missions que nous les assurons. Pouvons-nous supporter un tel fardeau ?
Au sein du triangle de Weimar, les ministres des affaires étrangères et de la défense français, allemands et polonais ont cosigné une lettre à Mme Catherine Ashton, haute représentante de l'UE, laquelle a beaucoup tardé à leur répondre. M. Jean-Yves Le Drian vient de la rencontrer pour parler avec elle de la défense européenne. À mon sens, les pays les plus désireux de constituer un noyau dur dans ce domaine sont la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne. Cette réalité doit être au coeur de notre réflexion.
M. Jean-Louis Carrère, président - Nous ne souhaitons pas baisser la garde. J'entends parler de mutualisation ou d'un noyau dur : quand Mme Durrieu était à Chypre, nous étions à Brest, où le vice-ministre de la défense polonais s'est montré très désireux d'un rapprochement, preuve que la situation est plus complexe qu'on ne peut le penser. Nos amis allemands demandent à nous rencontrer. Quant aux Britanniques, le traité de Lancaster House est exemplaire, car la dissuasion nucléaire est pour nous essentielle.
Je suis d'accord pour que nous nous rapprochions de l'Allemagne et que nous intégrions le plus vite possible à nos groupes de travail et de réflexion l'Italie ou l'Espagne, sans méconnaître les contraintes économiques qu'elles connaissent. La coopération pourra s'opérer de manière bilatérale avant de devenir multilatérale. Je vois donc d'un bon oeil le rapprochement entre BAE et EADS, avec l'accord tacite des gouvernements. C'est ainsi qu'on s'achemine vers une défense européenne.
Si nous ne voulons pas que l'Europe se déclasse, il faut conserver des potentialités de défense : attention à ne pas devenir le musée de nos savoir-faire, riche de belles réalisations dont aucune ne serait opérationnelle ! Maintenons le cap. N'est-ce pas nous qui votons le budget ? Loin de moi l'idée de lancer un appel à la révolte, mais nous pouvons nous rassembler ni contre ni avec, mais face au Gouvernement, et trouver le moyen d'imposer notre conception de la défense. Nous aurons plus de chances de réussir ainsi que si nous nous chicanons sur le rôle respectif de Nicolas Sarkozy ou de François Hollande. Un enjeu tel que la défense de la France mérite que l'on dépasse certaines visions polémiques et sclérosantes.
M. Philippe Meunier, député - Puisque vous nous tendez la perche, nous la saisissons : nous sommes d'accord pour nous rassembler, mais nous devrons alors fixer les économies à opérer sur les autres budgets pour maintenir notre niveau en matière de défense. C'est alors que surgiront les désaccords.
M. Jean-Louis Carrère, président - Je n'ai pas prétendu que le PS et l'UMP allaient pour autant fusionner ! Reste que, si nous abordons solidairement les questions stratégiques liées au budget de la défense, je pense que l'exécutif sera obligé de prendre notre avis en considération.
La Commission aborde le thème des hommes et femmes de la défense et de la sécurité nationale (GT7).
M. André Dulait, sénateur - La question des ressources humaines est au coeur de la plupart des interventions concernant le Livre blanc. En visitant un grand nombre de bases de défense, nous avons constaté, Gilbert Roger et moi-même, que leur réforme devait être confortée.
Complexe, mal connue et mal comprise, celle-ci a brouillé les repères. Plus que la professionnalisation des armées, la constitution des soixante bases de défense, qui constitue une véritable révolution, a bousculé des principes d'organisation séculaires, en particulier dans l'armée de terre. Les régiments, qui vivaient en autarcie, doivent désormais partager, voire négocier leur soutien. Concrètement, 30 000 personnes ont quitté leur armée pour rejoindre la nouvelle organisation. Les commandants de base nommés à la tête des nouvelles structures naviguent dans une organisation matricielle, un organigramme touffu en tuyaux d'orgues - ce qui représente un choc culturel.
Parallèlement, la réorganisation de la chaîne des métiers du ministère de la défense, comme les finances ou les ressources humaines, a créé l'impression d'un désordre généralisé, que j'imputerais moins à la mise en place des bases de défense qu'à la concomitance des réformes. Les plates-formes achats-finances ont connu une thrombose, dont ont pâti les petits fournisseurs de la défense.
Deuxième constat : la qualité du soutien en opérations ne s'est pas dégradée - ce qui représente la principale réussite de la réforme -, bien que le nombre de soldats impliqués dans les OPEX ait rarement été aussi important.
En troisième lieu, les économies de la réforme, pourtant tangibles, manquent de lisibilité. On raisonne en termes de coûts évités, recalculés a posteriori selon une méthode discutable, et leurs effets positifs ont été atténués par les mesures d'accompagnement.
Au total, entre 2008 et 2014, 6,6 milliards d'euros nets ont été économisés, essentiellement sur la masse salariale, malgré des coûts d'accompagnement élevés : 1,1 milliard pour l'accompagnement social, 1,4 milliard pour l'immobilier et 320 millions pour la redynamisation territoriale. Cette enveloppe, qui n'a pas été consommée en totalité, va essentiellement aux communes, qui, perdant un régiment ou une implantation militaire, envisagent une reconversion dont il est difficile d'évaluer la durée. Comment s'assurer, par exemple, qu'on parviendra à faire venir un industriel ? Globalement, les armées ont consenti un effort supérieur à celui de bien d'autres administrations en renonçant à 54 000 postes, soit 17 % de leur effectif - ce qui va bien au-delà du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux.
Quatrièmement, la réforme a installé un nouveau rapport parfois douloureux au territoire. La restructuration de la carte militaire a touché de plein fouet des dizaines de collectivités territoriales, où 262 sites ont été fermés. En zone de fragilité économique ou dans les petites villes, le choc est rude. Si l'État a prévu une aide de 320 millions, les collectivités territoriales ont versé trois fois plus pour reconvertir des sites fermés.
En cinquième lieu, nous avons constaté partout l'étranglement financier des bases de défense. Pour 2012, il leur manque 130 millions d'euros, soit le quart de leurs crédits. Dès septembre ou octobre, des commandants ajournent des travaux de peinture ou de rénovation, quand ils ne renoncent pas purement et simplement au chauffage. Toutefois, selon des informations récentes, l'enveloppe sera portée de 630 à 700 millions d'euros.
Deux grandes options s'ouvrent à la Commission du Livre blanc.
La première est la diminution du nombre de bases de défense. En 2011, la Cour des comptes a jeté un pavé dans la mare en préconisant de n'en conserver que vingt, soit trois fois moins qu'aujourd'hui. Le rapport du Sénat reconnaît toutefois que les bases françaises sont très différentes des bases américaines, souvent distantes de 200 à 300 kilomètres. Beaucoup n'atteignent pas le seuil critique de 5 000 soutenus, qui permet la mutualisation.
Le plan de stationnement actuel ne permettant pas d'aller plus loin, il faut mener une réflexion en liaison avec les nouveaux contrats opérationnels qui découleront du Livre blanc et définiront le format global des forces armées. Mais toute nouvelle vague de fermetures créera un traumatisme territorial coûteux pour les collectivités territoriales, l'État et le budget de la défense, dont les besoins sont difficiles à concilier avec ceux des territoires.
La deuxième piste, régulièrement évoquée par la presse, est l'externalisation du soutien, dont, contrairement à ce que laissait entendre le précédent Livre blanc, on ne saurait attendre de miracle financier. Loin de tout dogmatisme, nous préconisons d'aborder de manière pragmatique ce qui est devenu un chiffon rouge social, car l'externalisation n'est pas toujours utile.
Trois décisions sont attendues, qui concernent l'habillement, la restauration et les infrastructures. Le premier dossier sera chez le ministre fin novembre. Quatre candidats restent en lice pour la phase finale. Nous souhaitons que les décisions soient prises sans dogme ni tabou en fonction de quatre critères : le personnel, les PME, le coeur de métier et les gains économiques. Nous avons l'intuition que la rationalisation de la régie pourrait produire les mêmes économies.
Enfin, le rapport préconise de maintenir l'élan de la réforme selon quatre axes principaux.
D'abord, on doit reposer fin 2012 la question de l'existence des échelons intermédiaires, la création d'états-majors de soutien produisant le risque d'une suradministration.
Deuxièmement, les procédures doivent être simplifiées, ce qui représentera un immense chantier, par exemple en matière de ressources humaines ou de zonage d'intervention. Le travail est lancé mais avance lentement.
Troisièmement, le verrou des systèmes d'information doit sauter. Un système unifié permettrait de réduire de quarante-cinq jours à quarante-cinq secondes le temps nécessaire pour compter les effectifs du ministère.
Quatrième axe : la proportion des civils dans le soutien doit continuer à augmenter, bien que le sujet soit sensible en raison du fossé qui se creuse avec les militaires.
Cependant, il faut résister à la tentation de tout remettre à plat si l'on veut que la réforme soit acceptée par les personnels, déjà contraints de consentir à bien des efforts. C'est la clé du succès.
M. Philippe Folliot, député - Vous êtes-vous interrogés sur la manière dont les bases de défense ont été constituées et sur leur répartition ? Parce qu'ils ne dépendent pas de la même région, deux régiments frères, le huitième RPIMA de Castres et le troisième RPIMA de Carcassonne, sont positionnés dans deux bases différentes, ce qui n'est pas cohérent.
M. André Dulait, sénateur - La réflexion doit se poursuivre. On pourrait aussi s'interroger sur le sort de la plus petite base de France, située à Charleville-Mézières, qui a été maintenue dans le but de laisser une présence dans le Nord. Dans ce domaine, la réforme n'est pas totalement aboutie.
Mme Patricia Adam, présidente - Existe-t-il un dimensionnement pertinent, sachant que les bases de défense peuvent regrouper de 5 000 à 30 000 hommes ?
M. André Dulait, sénateur - L'essentiel est de dépasser le chiffre de 5 000. À Toulon, une des bases qui fonctionne le mieux, le rapport entre soutenants et soutenus atteint 7,5, alors qu'il dépasse 9 à 9,5 dans les bases plus petites.
M. Christophe Guilloteau, député - N'oublions pas que certaines bases ont déjà subi les coups de ciseaux de tel élu ou ministre. En outre, les découpages n'ont pas été identiques pour les trois armées. Enfin, on ne peut raisonner dans les mêmes termes pour des bases de défense naturelles, comme Toulon et Brest, dont la situation répond à une logique militaire, et certaines bases des Alpes. Un redécoupage pourrait être envisagé dans un futur proche pour adapter la situation militaire aux contraintes locales.
M. André Dulait, sénateur - Nous envisageons une révision à la fin de 2012. Sans jeter la pierre à personne, nous sommes conscients que l'intervention des élus a pu modifier la donne.
M. Jean-Louis Carrère, président - La discussion doit se poursuivre sans brutalité. Veillons à ne pas ajouter un traumatisme à celui qu'a constitué l'avènement des bases de défense, mais l'idéal serait de substituer une logique militaire à la non-logique qui prévaut parfois.
M. André Dulait, sénateur - Les personnels civils sont inquiets pour leur avenir. Là encore, il faut être prudent. Ainsi, l'externalisation des personnels de cuisine, qui peut paraître une piste séduisante, n'a pas de sens dans le cadre d'une OPEX.
La Commission examine ensuite le thème relatif au cadre d'action et aux objectifs politiques (GT2).
M. Jeanny Lorgeoux, sénateur - Je présenterai le sous-thème de la maritimisation, objet du rapport que j'ai cosigné avec mon collègue André Trillard et quatre autres sénateurs. Tout en prenant appui sur la rénovation du Livre blanc, nous avons tenté d'aller au-delà d'une vision à cinq ans, c'est-à-dire à court terme, pour identifier les modifications stratégiques qui pourraient influencer les décisions politiques dans ce domaine au cours des vingt ou trente années à venir.
Le terme de maritimisation - dont la paternité revient probablement à l'amiral Rogel - désigne non l'irruption du lobby marin au sein des forces armées, mais le corollaire de la mondialisation de l'économie et de l'intensification spectaculaire du trafic maritime dans le monde, laquelle alimente l'insécurité et, avec elle, les dispositifs de sécurisation. On l'a dit, le précédent Livre blanc avait omis cette dimension, et le Livre bleu a remédié à cet oubli. Il est temps de lui refaire une place, au moins parmi les éléments de notre réflexion stratégique à long terme.
À cette fin, nous avons naturellement consulté les marins, mais également auditionné les présidents des grands groupes industriels et ceux des instituts de recherche, afin de localiser les ressources futures et d'en déduire les futures modifications des dispositifs de sécurité.
Les modifications de la donne stratégique sont bien connues. D'abord le réchauffement climatique, qui va faire de l'Arctique une région stratégique. Ensuite, l'irruption des BRICS - Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud -, qui consacrent à leur armée un budget de plus en plus important, en hausse de 10 à 20 % quand ceux de la vieille Europe se maintiennent dans le meilleur des cas, voire régressent. Enfin, les demandes d'extension du plateau continental, dont l'enjeu est la possession des richesses de ce plateau ou du sous-sol marin : elles vont attiser les tensions, comme en témoignent les tout récents accrochages entre la Chine et le Japon, et pourraient ce faisant modifier l'équilibre géopolitique. Ainsi nos amis américains ont-ils développé la thèse du leadership from behind (leadership à distance), se retirant progressivement de certains théâtres européens pour concentrer leurs forces en mer de Chine.
S'il s'agit pour la France de conserver durablement son rang, encore lui faut-il susciter l'émergence de richesses pour ce faire. Notre domaine maritime, qui s'étend sur 11 millions de kilomètres carrés, est le deuxième au monde ; notre plateau continental et notre sous-sol marin nous offrent des perspectives prometteuses. Mais il convient d'identifier et énumérer nos richesses. En outre, lesquelles pourrons-nous exploiter ? Cette question suppose de mener une grande étude de faisabilité économique. Si nous pouvons les exploiter, comment les transporter ? Et si nous pouvons les transporter, comment les sécuriser ? À cet égard, la piraterie, à laquelle notre collègue Jean-Claude Peyronnet a consacré un excellent rapport, constitue l'un des éléments essentiels du tableau géostratégique.
S'y ajoutent deux questions essentielles pour notre pays. Premièrement, comment remodeler notre dispositif naval et maritime afin de protéger les routes maritimes vitales pour notre économie ? Deuxièmement, puisque nous avons la chance de disposer d'une façade portuaire et maritime extraordinaire, ne devrions-nous pas envisager un grand plan de rénovation portuaire à long terme - vu que, dans l'immédiat, nous ne pourrions le financer -, d'autant que le doublement du canal de Panama va générer de nouveaux flux ? Aujourd'hui, malgré les efforts consentis par les collectivités locales avec l'aide de l'État, notamment au Havre, le premier port de France reste Anvers... Pourtant, les gisements de valeur dont nous disposons pourraient alimenter le budget national. Ainsi, à partir de 2019, l'exploitation du gisement de pétrole guyanais, à 150 kilomètres au large de Cayenne et de Kourou, pourrait fournir à notre économie quelque 150 000 à 200 000 barils par jour et rapporter un milliard d'euros de taxes à l'État ! De même trouve-t-on à Wallis et Futuna des gisements de terres rares, ces métaux nécessaires à notre économie et à notre industrie. Ne pourrait-on les valoriser, les exploiter et les mettre sur le marché mondial ? En outre, ces activités seraient créatrices d'emplois. Selon M. Vallat, président du Cluster maritime français, une politique d'ampleur pourrait ainsi, à long terme, multiplier par deux le nombre d'emplois de la filière, ce qui reviendrait à en créer 350 000 : ce n'est pas rien.
En somme, sans nous immiscer dans l'élaboration hautement complexe du budget de la défense pour les deux ou trois années à venir, il nous semble nécessaire que soient au moins maintenues à leur niveau actuel les capacités de la marine, non pour faire plaisir aux marins, mais en attendant de pouvoir les redéployer lorsque notre axe stratégique aura été définitivement choisi, pour le bien de la France.
M. Philippe Folliot, député - Comment préserver notre souveraineté sur l'ensemble de notre domaine maritime ? L'enjeu est essentiel et doit être souligné dans le Livre blanc. La question se pose à trois niveaux. Les deux premiers - la métropole et les départements et collectivités d'outre-mer habités - ne posent pas de problème. On peut toutefois s'interroger sur l'attitude à adopter vis-à-vis de nos ressources potentielles à Wallis et Futuna alors que d'autres, notamment les Chinois, se dotent des moyens de les exploiter le moment venu, y compris dans les eaux internationales, grâce à une capacité de vision et d'action à long terme que nous avons malheureusement perdue. Le troisième niveau, ce sont les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), les îles Éparses et Clipperton, quasiment inhabitées - donc privées de représentation au Parlement. La zone économique exclusive (ZEE) autour de l'île de Clipperton s'étend sur environ 430 000 kilomètres carrés, soit davantage que celle de la France métropolitaine, Corse comprise - 345 000 kilomètres carrés environ. On sait que le Mexique a des vues sur cette île, et l'on pourrait s'interroger sur la manière dont nous avons renoncé à nos droits de pêche dans cette zone alors que nous tentons de les défendre au sud de l'océan Indien, dans l'archipel des Kerguelen. Voyez les îles Senkaku : si des nationalistes mexicains s'avisaient de prendre possession de Clipperton, que pourrions-nous faire ? Au retour de son expédition scientifique sur place, M. Jean-Louis Étienne m'a décrit sa stupéfaction à la vue des chalutiers mexicains venus pêcher dans les eaux territoriales de Clipperton - dont le statut juridique ne doit pas être confondu avec celui de la ZEE. Laisser faire cela, c'est créer un précédent, donc mettre le doigt dans l'engrenage.
La Commission en vient au thème de la sécurité nationale (GT3).
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - Les conclusions de mon rapport sur la cyberdéfense ont été adoptées à l'unanimité par notre commission en juillet, ce qui montre que nous avons su aller ensemble à l'essentiel. J'y aborde le problème quotidien de la cybersécurité sous l'angle de la défense, après notre ancien collègue député Pierre Lasbordes, en 2006, puis notre ancien collègue sénateur Roger Romani, en 2008.
Sans conteste, les attaques contre les systèmes d'information constituent aujourd'hui l'une des premières menaces pour la sécurité nationale et les intérêts vitaux d'un pays, lesquels sont en jeu lorsque l'économie et les services publics sont visés. Elles figurent d'ailleurs explicitement dans la lettre de mission adressée à M. Jean-Marie Guéhenno par le Président de la République. De fait, avec le développement d'Internet, les systèmes d'information constituent désormais les centres nerveux de nos sociétés, du simple citoyen jusqu'aux infrastructures les plus importantes.
Depuis celle qui a frappé l'Estonie en 2007, les attaques se sont multipliées, essentiellement à des fins d'espionnage, en vue de piller la richesse économique et industrielle des pays cibles, mais aussi dans le seul but de détruire : en témoignent la cyberattaque contre les centrifugeuses des futures installations nucléaires militaires en Iran et, plus récemment, l'offensive qui a rendu inutilisables 30 000 ordinateurs et 2 000 serveurs du premier producteur mondial de pétrole, Saudi Aramco. La France n'est pas épargnée : j'en veux pour preuve l'attaque massive contre le ministère de l'économie et des finances à la veille du G8 et du G20, en 2011, les attaques via l'Internet d'AREVA ou encore la saturation des sites de l'Assemblée nationale et du Sénat lors des débats sur la loi réprimant la négation du génocide arménien. Ces attaques sont d'origine diverse, des hackers surdoués aux groupes d'activistes en passant par des organisations criminelles et des entreprises concurrentes, voire des États : on cite souvent la Russie ou la Chine, mais ils ne sont pas les seuls.
En réaction, de nombreux pays ont développé leur défense, au premier rang desquels les États-Unis. Ainsi le président Obama s'est-il personnellement impliqué dans ce domaine, qu'il s'agisse de l'organisation, des moyens - de 2010 à 2015, 50 milliards de dollars seront consacrés à la cyberdéfense - ou, plus spécifiquement, de la question iranienne, à propos de laquelle il aurait présidé lui-même 42 réunions. C'est d'ailleurs le sujet d'un livre polémique paru aux États-Unis en juin dernier. En Europe, le Royaume-Uni n'est pas en reste : 700 agents s'y occupent de la cyberdéfense, à laquelle le Premier ministre David Cameron a décidé, malgré le contexte de grande rigueur budgétaire, de consacrer 650 millions de livres supplémentaires au cours des quatre années à venir. En Allemagne, le système de cyberdéfense, confié à l'office fédéral de sécurité des systèmes d'information (BSI), qui relève du ministère de l'intérieur, dispose de moyens considérables et n'emploie pas moins de 560 agents.
En France, sous l'impulsion du Livre blanc de 2008, une stratégie a été élaborée qui a conduit à la création en 2009 de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), dirigée par M. Patrick Pailloux sous l'autorité du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, M. Francis Delon. L'ANSSI est au service des administrations, du ministère de la défense au premier chef, mais aussi de tous les organismes publics qui touchent à nos intérêts vitaux et de notre économie en général. Son action est respectée par nos partenaires européens et américain, à juste titre. Ainsi les responsables des systèmes d'information chez AREVA et les représentants du ministère de l'économie et des finances nous ont-ils confirmé l'efficacité de l'ANSSI pour remettre en état les systèmes attaqués et améliorer leur résilience. Nous sommes donc compétents ; mais nous ne sommes qu'au milieu du gué. En 2012, l'ANSSI n'emploie encore que 230 personnes - elles devraient être plus de 300 en 2013 - et son budget ne dépasse pas 75 millions d'euros. Dans deux à quatre ans, si nous parvenons à doubler progressivement ses moyens, essentiellement humains, nous devrions nous hisser au niveau de nos principaux partenaires européens.
Plus généralement, notre appareil d'État s'est structuré. Le ministère de la défense a constitué autour du contre-amiral Coustillière une organisation militaire solide et reconnue. La dimension interministérielle de la cyberdéfense a été développée sous l'autorité de Matignon, mais des lacunes subsistent - ainsi Le Canard enchaîné a-t-il pu pointer récemment l'imprudence de certains ministères -, sans parler des entreprises et des organismes d'importance vitale. Au-delà du problème de l'espionnage industriel, pour qui voudrait provoquer de graves perturbations dans notre pays, il serait aisé de s'en prendre par le biais de l'informatique aux systèmes d'énergie, aux transports ou aux hôpitaux.
J'évoquerai en conclusion les priorités que le rapport met en avant.
Premièrement, la protection et la défense des systèmes d'information devraient constituer une véritable priorité nationale, portée au plus haut niveau de l'État. Les pertes financières potentielles, notamment celles qui résulteraient de l'espionnage massif, sont telles qu'il est justifié d'y consacrer les moyens nécessaires, même dans le contexte budgétaire actuel : l'effet levier sera considérable.
La deuxième priorité est l'augmentation des effectifs et des moyens de l'ANSSI.
Troisièmement, il convient de sensibiliser les administrations et les entreprises, notamment les PME, au nom de nos intérêts vitaux mais aussi pour le bien de notre économie. Ce n'est guère coûteux, alors qu'il suffit pour pénétrer tout le système qu'une seule entreprise, notamment dans l'industrie de défense, soit mal protégée. Comme le rappelle le directeur général de l'ANSSI, si nous respections à tous les niveaux des règles élémentaires de sécurité, assez faciles à appliquer, nous pourrions éviter 80 % des problèmes. Naturellement, à toute défense répondra un nouveau type d'attaque, mais il est précieux de savoir rapidement que l'on a été attaqué afin de réagir avant d'avoir été entièrement envahi et pillé.
Faut-il aller plus loin et introduire une législation contraignante ? Certaines entreprises ou administrations ne déclarent pas les attaques dont elles ont fait l'objet parce qu'elles craignent que cet aveu de faiblesse ne leur fasse perdre des marchés, notamment dans le secteur de la défense. Dans d'autres pays, cette conscience du danger est au contraire perçue, à juste titre, comme une preuve de force. L'obligation de déclaration - qui existe déjà dans plusieurs pays, notamment en Allemagne - ne doit pas être assortie de sanctions, mais elle engage la responsabilité, y compris civile, des entreprises visées et les aide à mieux se défendre.
En matière industrielle, une proposition a fait polémique : il s'agirait d'interdire sur le territoire européen les « routeurs de coeur de réseaux » - grands équipements informatiques par lesquels transitent les flux d'information - d'origine chinoise. En effet, Huawei et ZTE, les deux principales entreprises chinoises qui émergent au côté de leurs homologues américains, sont des chevaux de Troie rêvés pour l'espionnage industriel, voire pire encore. L'Australie a déjà interdit leur utilisation ; la Commission européenne y réfléchit également. Il appartient à l'exécutif de se prononcer, mais ma proposition a le mérite d'ouvrir le débat. Nos échanges avec les Chinois, partenaires incontournables, doivent être aussi développés que possible mais ils doivent être un tant soit peu équilibrés. L'introduction de labels et de normes pourrait y concourir.
Des emplois sont également en jeu. Songeons à l'Europe du spatial et de l'aéronautique. Dans le domaine de la cybersécurité, nous pourrions créer en France quatre à cinq fois plus d'emplois que nous ne le faisons aujourd'hui. Les Allemands et les Britanniques en sont d'ailleurs très demandeurs.
Le rapport évoque enfin la dimension internationale du problème : la fragilité de l'OTAN et les partenariats, essentiellement bilatéraux dans un domaine qui touche à la souveraineté nationale.
M. Eduardo Rihan Cypel, député - Le débat sur ce sujet lors de l'Université d'été de la défense, à Brest, a été particulièrement riche. Il en ressort que les cyber-risques sont appelés à augmenter, peut-être même de manière exponentielle. Nous devons donc faire preuve d'une vigilance particulière, voire être nous-mêmes offensifs.
Le grand public, mais aussi le monde économique, peine parfois à comprendre que les conséquences des cyberattaques ne sont pas uniquement virtuelles. En déstabilisant un système d'information, on peut pourtant faire dérailler des trains ou bloquer un système bancaire, bref perturber concrètement l'organisation de nos sociétés avancées. Il importe d'en tenir compte, y compris dans le Livre blanc. Cette redoutable capacité de perturbation menace jusqu'aux sociétés auxquelles appartiennent les auteurs des attaques, puisque, en la matière, tout est lié.
Il est donc indispensable que l'État, les entreprises et la société tout entière progressent dans ce domaine. Mais le développement de technologies nouvelles constitue également, comme l'a dit M. Jean-Marie Bockel, une opportunité pour notre tissu économique et pour notre défense. C'est en ce sens que nous devons argumenter. Comme le souligne le rapport, il nous faut améliorer non seulement la recherche et le développement, mais aussi la formation, car nous n'avons pas assez d'ingénieurs compétitifs pour satisfaire les besoins dans ce secteur.
Enfin, faut-il créer un ordre normatif international au-delà des labels et des brevets existants ? Faut-il intégrer la dimension cyber au droit de la guerre et au droit international en général ?
En somme, nous avons progressé, comme en témoignent les moyens alloués à l'ANSSI, mais nous devons poursuivre notre réflexion, car il reste beaucoup à faire. La meilleure des défenses restant l'attaque, nous devons être offensifs face à des armes qui se développent au rythme des évolutions technologiques que connaît l'informatique.
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - Vous posez de très bonnes questions. En ce qui concerne les normes internationales, ce sont nos partenaires russe et chinois qui les souhaitent le plus vivement, mais au nom d'une vision d'Internet radicalement différente de la nôtre : nous y reconnaissons un outil démocratique - quels qu'en puissent être les effets pervers -, eux veulent le contrôler et restreindre la liberté qu'il offre. Du point de vue pratique, nous devrions développer bien davantage les normes au niveau de l'Union européenne, notamment aux opérateurs des réseaux de télécommunications, mais ce processus n'en est malheureusement qu'à ses premiers balbutiements.
Quant aux capacités offensives, sujet délicat, le Livre blanc de 2008 a ouvert la voie. Dans le rapport, je me contente de soulever la question de la doctrine afin de nourrir la réflexion.
M. Didier Boulaud, sénateur - Si le sujet est délicat, c'est parce qu'en déclarant que l'on attaque, l'on se place dans l'illégalité du point de vue du droit international.
M. Francis Hillmeyer, député - Peut-on avoir des précisions sur le Centre d'excellence que l'OTAN a décidé d'ouvrir en Estonie à la suite de l'attaque qui a frappé cet État en 2007 ?
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - C'est en visitant l'Estonie en 2008, pour préparer la présidence française de l'Union européenne, que j'ai pris la mesure de l'attaque qui avait frappé ce pays de 1,3 million d'habitants, fragilisé par son passage brutal de la « suradministration » soviétique à la dématérialisation. L'offensive serait d'ailleurs d'origine russe, à la suite du déplacement d'un monument à un héros soviétique. En réaction, ce petit pays s'est doté d'une organisation remarquable, obtenant dès 2008 que l'OTAN parraine sur son sol un centre d'excellence auquel la France vient d'adhérer, comme cela a été annoncé à Brest. Ce think tank, spécialisé dans les questions juridiques, normatives et pour partie techniques, est assurément bien plus efficace que l'Agence européenne de la cybersécurité (ENISA), basée en Crète, qui n'a pas fait la preuve de sa crédibilité.
M. Eduardo Rihan Cypel, député - J'ajoute que nos systèmes de défense eux-mêmes peuvent être la cible de telles attaques, car ils sont fortement intégrés et le seront de plus en plus. Nos forces armées le savent bien.
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - La science-fiction nous permet parfois d'anticiper ce qui nous attend. Peut-être pourra-t-on parler un jour de cyberguerre ; mais nous n'en sommes pas là. À l'heure actuelle, une cyberattaque peut être un facteur de déstabilisation précurseur - que la défense nationale prend très au sérieux -, comme on le voit en Iran et comme on l'a vu en Géorgie, où l'attaque terrestre de 2008 a été précédée d'une tentative de cyberdéstabilisation.
Mme Patricia Adam, présidente - Est-il envisageable de capitaliser au niveau européen des moyens matériels et financiers afin de gagner en efficacité et en rapidité ? N'oublions pas que le Livre blanc prépare la loi de programmation militaire : si nous lui ajoutons une mission supplémentaire, ou si du moins nous allons beaucoup plus loin dans la voie déjà tracée - comme nous y incite au demeurant la lettre de mission du Président de la République -, il faudra compenser ailleurs cet ajout au budget.
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - Vous avez raison, madame la présidente : cette Europe de la défense, il nous faudra y venir. Mais cette mutualisation se heurterait aujourd'hui à plusieurs difficultés. Tout d'abord, ce sont les relations bilatérales qui sont aujourd'hui privilégiées en Europe, pour des raisons de sécurité et parce qu'il s'agit de lier des pays qui veulent véritablement agir ensemble en matière de défense, au-delà de la seule défense de leur économie - quelle que soit leur taille, d'ailleurs, comme le montre l'exemple de l'Estonie. La situation s'améliore peu à peu, même par rapport au moment où nous nous sommes rendus à Bruxelles, mais nous pourrions nous estimer heureux si, indépendamment d'investissements lourds, nous parvenions à nous mettre d'accord sur des normes et des règles du jeu.
Ensuite, l'OTAN elle-même, qui compte de nombreux pays européens en partie acquis à sa démarche, et qui est à la manoeuvre dans plusieurs interventions multilatérales, n'est pas bien protégée des cyberattaques. En outre, en son sein, certains pays se sont beaucoup désinvestis du secteur de la défense, reportant leurs attentes sur d'autres, notamment sur leur partenaire américain. Ce qui laisse place, là encore, aux relations bilatérales ou entre quelques-uns, à géométrie variable.
Si nous parvenions ne serait-ce qu'à doter l'ENISA des moyens - humains plutôt que financiers - de son action, nous donnerions un signe très positif.
Mme Catherine Coutelle, députée - Pourriez-vous développer votre priorité n° 10, tendant à interdire sur le territoire national et européen le déploiement et l'utilisation de « routeurs » ou d'autres équipements de coeur de réseaux ?
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - J'ai découvert les routeurs de coeur de réseaux lors de mes premiers contacts avec nos amis allemands, qui ont appelé mon attention sur l'intérêt d'une coopération industrielle dans ce domaine. Indispensables aux réseaux de communication, ils sont aussi des instruments tout trouvés de pénétration à des fins d'espionnage ou de déstabilisation - des chevaux de Troie idéaux, en somme. Les entreprises américaines comme Cisco dominent le secteur, mais les entreprises chinoises sont en train de gagner le marché européen grâce à des coûts inférieurs de 20 à 30 %. Je l'ai dit, l'Australie leur a déjà interdit l'accès à son territoire et la Commission européenne s'interroge, de même que les États-Unis. Quoi qu'il en soit, cela ne peut pas continuer ainsi.
Lors de la conférence de presse au cours de laquelle nous avons présenté notre rapport, un journaliste nous a demandé si cette mesure radicale n'allait pas mettre en difficulté les entreprises françaises qui, comme Alcatel-Lucent, cherchent à pénétrer le marché chinois. Or, quelques semaines plus tard, j'ai reçu un long message électronique dans lequel les représentants CFDT d'Alcatel-Lucent, qui souhaitent pourtant que leur entreprise se développe pour que des emplois soient créés, se réjouissaient d'être enfin confortés dans la stratégie qu'ils menaient depuis fin 2011, fondée sur la recherche d'un rapport de force avec les Chinois.
Je le répète, ma proposition vise à ouvrir la discussion. Donnons un label, procédons à des vérifications, mais ne laissons pas faire n'importe quoi, ne nous laissons pas piller. En Chine, des bataillons entiers, dont certains sont structurés par l'armée, se consacrent à pénétrer des réseaux, essentiellement pour espionner, parfois de manière dormante dans un premier temps, pour mieux agir ensuite. Ce n'est pas un fantasme !
En outre, pourquoi ne pas se doter, comme en matière aéronautique et spatiale, d'une puissance industrielle créatrice d'emplois, si précieuse en temps de crise ?
Puisque la Chine fait maintenant partie de l'OMC, il s'agit de développer les échanges avec elle autant que possible, dans les limites qu'exige le respect de règles du jeu minimales.
Mme Catherine Coutelle, députée - Avons-nous les moyens d'interdire ?
M. Jean-Louis Carrère, président - Nous l'avons proposé parce que les Australiens l'ont fait.
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - Et la Commission européenne l'envisage. Le fait que cette menace soit brandie par plusieurs grands pays européens oblige à la prendre au sérieux. La simple mention de cette éventualité a fait grand bruit pendant l'été, conduisant les entreprises concernées à se justifier - sans agressivité aucune, d'ailleurs, car elles ont conscience de la délicatesse de l'affaire.
M. Eduardo Rihan Cypel, député - Le sujet est aussi sensible que peuvent l'être certains transferts de technologie à vocation militaire. Un routeur n'est rien d'autre qu'un cordon de transmission d'informations ; selon la technologie utilisée, ce qui est capté revient à son producteur ou au détenteur des codes, ou bien le cordon peut être coupé pour déstabiliser un système d'information. La production de normes et de labels permet d'éviter cette infiltration d'agents perturbateurs, qu'ils soient dormants ou non. C'est tout le paradoxe de systèmes entièrement ouverts qu'il faut pourtant cloisonner : où faire passer la cloison, et laquelle ? Car nous nous en remettons à des appareils qui peuvent soudainement bloquer toute communication, neutraliser les appareils de défense ou permettre de capter des informations stratégiques ou économiques.
M. Christophe Guilloteau, député - Il est bon que le Parlement se saisisse de ce dossier, car les civils ont parfois le sentiment que c'est aux militaires de s'en occuper, et inversement. Il faut mettre fin au secret qui entoure ces questions, essentielles à l'avenir non tant de la défense que de nos sociétés. Quant à la Chine, le vrai problème est que nous n'avons jamais eu sur notre sol autant d'agents de ce pays s'occupant de ces sujets !
M. Jean-Marie Bockel, sénateur - Nous pouvons être fiers de l'organisation de l'ANSSI sous l'autorité du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui concilie la dimension de défense et la dimension interministérielle d'une manière que les autres pays, États-Unis compris, nous envient. Elle est notamment satisfaisante du point de vue du lien entre civils et militaires - indépendamment de la perception de la société civile à laquelle il vient d'être fait allusion et qui a conduit à lancer des campagnes d'information.
Mme Patricia Adam, présidente - Ce débat très intéressant se poursuivra certainement pendant toute la législature, du Livre blanc à la loi de programmation militaire, par le biais de rapports parlementaires.
La Commission examine enfin le thème du renseignement (GT4).
Mme Patricia Adam, présidente - Le précédent Livre blanc abordait déjà le thème du renseignement et préconisait, entre autres, le renforcement de son organisation. Celle-ci a été revue de façon à rassembler l'ensemble des différents services de renseignement et un coordonnateur national a été mis en place. Le renseignement fait également l'objet des préconisations du Président de la République sur le nouveau Livre blanc.
Nous n'avons pas beaucoup de recul pour juger de cette nouvelle organisation : le précédent Livre blanc, comme la Délégation parlementaire au renseignement (DPR) ou la réorganisation des services de renseignement ne remontent qu'à 2008. L'un des groupes de travail de la Commission du Livre blanc a été chargé de faire un état des lieux et de présenter éventuellement des recommandations en ce domaine.
Tout comme la cyberdéfense, le renseignement est devenu une donnée essentielle. Les services de renseignement constituent un véritable service public au service des politiques menées dans les différents ministères. Le sujet est particulièrement sensible : qui dit renseignement dit secret. Il est donc important de donner de la visibilité à ces questions. La création de l'Académie du renseignement représente un grand pas en ce sens, dans la mesure où ce centre de formation amène les différents acteurs du renseignement à se parler et donc à se connaître.
Les services de renseignement ont exprimé certains besoins d'ordre législatif. Je pense plus particulièrement à la protection des hommes et des femmes qui travaillent en leur sein - protection rendue nécessaire par la judiciarisation croissante apparue à l'occasion de plusieurs affaires récentes. Ces questions sont examinées par le groupe de travail, qui en est encore au stade des auditions et ne s'est réuni que deux fois.
Je laisse MM. Jean-Louis Carrère et Didier Boulaud nous parler, entre autres, de leur expérience au sein de la Délégation parlementaire au renseignement.
M. Jean-Louis Carrère, président - Je précise que depuis la réforme, les services de renseignement sont au nombre de six : la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ; la direction centrale du renseignement intérieur (DRCI), formée à partir de l'ancienne direction de la surveillance du territoire (DST) et d'une partie de la direction centrale des renseignements généraux (RG) ; la direction du renseignement militaire (DRM) ; la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) ; la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et le service TRACFIN, visant à lutter contre les circuits financiers clandestins.
Le groupe de travail sur le renseignement de la commission chargée d'élaborer le nouveau Livre blanc est présidé par M. Jean-Marie Guéhenno. Lors de notre seconde et dernière réunion, l'échange fut très dense. Nous prévoyons encore une dizaine de réunions. Je pense que le Président de la République sera très attentif aux conclusions de la Commission du Livre blanc, qui me semble être un lieu de réflexion tout à fait adapté et fonctionne d'une façon équilibrée.
Par ailleurs, je suis arrivé à la Délégation parlementaire au renseignement le 1er octobre 2011, au moment où la présidence, qui tourne tous les ans, revenait à notre commission du Sénat. Sans pouvoir tout vous dire, en raison du secret défense, je vais vous donner mon sentiment personnel.
Il me semble que nous disposons d'informations limitées. Si les six responsables des services et le coordonnateur national répondent à nos questions, peut-être ne sommes-nous pas assez intrusifs, moi le premier.
Je pense que le contrôle parlementaire pourrait être beaucoup plus efficient et transparent.
Comprenons-nous bien : ce contrôle ne lèvera pas le secret défense. Mais j'ai regretté que le rapport public de la Délégation contienne si peu d'informations, ce qui peut prêter le flanc à critique de la part des médias.
Nous devons admettre qu'en matière de renseignement, on ne peut pas lever tous les secrets, ni tout dire. Sinon, ce serait la fin du renseignement. Cela dit, je vous rassure : nos services sont très bien organisés, très professionnels, bien coordonnés. Ils ont bénéficié de très gros efforts financiers - pour le recrutement, la professionnalisation ou la mutualisation des compétences -, même s'il faut aller encore plus loin.
En revanche, nous rencontrons des difficultés dans le domaine de l'observation - en matière de drones, notamment, nous ne sommes pas assez avancés.
En conclusion, nous devons consacrer à cette mission d'anticipation et de renseignement, qui est très importante, des personnels compétents et formés, en prenant en compte les aspects touchant à la cyberdéfense. Nous avons assurément encore des progrès à faire.
Je terminerai par une proposition. La Délégation parlementaire au renseignement, actuellement présidée par Patricia Adam, le sera l'année prochaine par le président de la commission des lois du Sénat puis, l'année d'après, par celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale ; elle comprend huit membres - les présidents des commissions des lois et de la défense de l'Assemblée et du Sénat, qui en sont membres de droit, ainsi qu'un membre de l'opposition et un membre de la majorité pour l'Assemblée comme pour le Sénat. Parallèlement, existe la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS). Ne pourrait-on pas les regrouper au sein d'une seule et même instance, dont le rôle serait conforté et permettrait au Parlement d'exercer pleinement un contrôle sur les services de renseignement ? Cela honorerait notre démocratie.
M. Didier Boulaud, sénateur - Je tiens à préciser que la DPR n'existe que depuis 2007. Avant, il n'y avait rien ! La France fut le dernier pays occidental à s'être dotée d'un contrôle parlementaire.
Jean-Louis Carrère a indiqué que les membres de la Délégation ont le sentiment d'avoir des informations limitées : si nous voulons changer la situation, il nous faudra modifier la loi. En effet, c'est elle qui précise les personnes que nous pouvons voir et ce qu'elles sont habilitées à nous dire. Je rappelle à cet égard que nous n'avons pas accès aux opérations en cours, ce qui est la moindre des choses si l'on veut assurer la sécurité des agents.
Cela étant, il faut faire attention. Il existe deux types de services de renseignement : ceux qui travaillent sur le territoire national et sont soumis à la loi française, et ceux - la DGSE notamment - qui agissent à l'étranger, par définition, dans l'illégalité. Il est d'autant plus difficile de légiférer sur ces derniers, que leur mission consiste à solliciter les sources d'autres États, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui acceptent de trahir leur pays et risquent leur vie en permanence.
Par ailleurs, il faut savoir que tous les pays du monde recueillent du renseignement et que nos amis les plus proches nous espionnent en permanence.
En tout état de cause, nous avons fait un grand pas en matière de contrôle parlementaire. Nous avons levé la suspicion qui pouvait exister entre les services de renseignement et le Parlement : nous avons ainsi montré, au sein de la DPR, notre capacité à garder le secret. Il fallait d'abord en passer par là ; nous pouvons maintenant sans doute aller un peu plus loin.
Si la DPR est constituée uniquement de parlementaires, ce n'est pas le cas des commissions qui gravitent autour d'elle. Ainsi, la CVFS, comprend six membres, quatre parlementaires et deux membres de la Cour des comptes. Au moment où la loi créant la DPR a été votée, nous avions proposé que ses membres fassent également partie de cette commission.
À côté, existent aussi la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) - comprenant deux parlementaires, mais aussi des magistrats, dont l'un d'eux assure la présidence - et la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS).
Je partage l'avis de M. Jean-Louis Carrère : il faudrait à tout le moins que les membres de la DPR appartiennent également à l'une de ces commissions. C'est d'ailleurs mon cas puisque j'appartiens à la DPR et à la CVFS. C'est un moyen de faire le lien entre ce que l'on entend au sein de la Délégation et ce que l'on voit ailleurs sur le terrain. André Dulait, qui fait également partie de la CVFS, peut en témoigner.
On pourrait donc imaginer que les membres de la DPR soient, de facto, membres de la CVFS pour quatre d'entre eux, de la CCSDN pour deux d'entre eux, et de la CNCIS pour deux autres d'entre eux. Ainsi, les huit membres de la Délégation auraient chacun une deuxième fonction qui leur permettrait de se rendre compte plus concrètement de l'action des services de renseignement.
M. Gilbert Le Bris, député - D'autres démocraties - les États-Unis, l'Allemagne ou l'Italie notamment - ont aussi des services spéciaux ou secrets et ont, bien avant nous, mis en place des structures parlementaires de contrôle. L'objectif n'était pas de se mêler de ce que faisaient les services, mais de vérifier leur action.
Si la France a tardé à le faire, c'est parce que la Ve République a institué une certaine révérence à l'égard de l'exécutif, à laquelle nous participons en tant que parlementaires. En 2004, j'avais déposé une proposition de loi sur le sujet, qui fut bloquée au motif qu'il relevait d'un domaine régalien auquel le Parlement ne pouvait toucher.
Je constate que l'on a adopté une attitude plus ouverte en la matière, et c'est très bien. Reste qu'il va falloir trouver un équilibre entre ce qui relève de notre mission de représentants du peuple et la réalité du terrain, où certaines personnes risquent leur vie au nom de la France - ce qui justifie le rôle privilégié de l'exécutif. J'espère que les commissions des lois et de la défense travailleront en parfaite harmonie à un tel équilibre.
Mme Patricia Adam, présidente - Cela fait en effet partie de sa mission. Par ailleurs, la commission des lois de l'Assemblée a mis en place en son sein une mission d'évaluation sur le cadre juridique applicable aux services de renseignement. Mais il s'agit d'un travail parallèle, qui ne relève pas du même registre.
M. Didier Boulaud, sénateur - Je reviens sur le propos de notre collègue Le Bris pour dire que des propositions parlementaires avaient été déposées bien avant 2004, avant même la proposition bipartisane de MM. Paecht et Quilès de 1999, qui fut bloquée par le gouvernement Jospin. Il faut reconnaître que c'est le Président Sarkozy qui a ouvert la brèche, puisque rien ne s'est passé entre 2002 et 2007 en ce domaine.
M. Christophe Guilloteau, député - Qu'on puisse avoir ce débat dans une assemblée comme la nôtre me paraît normal, et j'apprécie que l'on ait évolué. Je n'ai qu'un souhait : qu'on mutualise le renseignement lui-même et ses moyens de financement. Nous en avions débattu ici même avec Mme Alliot-Marie, mais on nous avait alors opposé le principe du secret.
De fait, depuis toujours, des hommes et des femmes font du renseignement à l'extérieur de nos frontières. Je rappelle que deux soldats français ont été pris en otage il y a plusieurs années, ce qui montre combien le renseignement contribue à notre sécurité et, au-delà, à celle des Français de l'étranger, voire aussi parfois à celle d'autres pays.
Mme Catherine Coutelle, députée - S'agissant du renseignement intérieur, j'ai eu le sentiment que la réorganisation un peu rapide et brutale de ses services avait mis les personnels très mal à l'aise : nous en avons entendu parler dans nos circonscriptions. Ce sujet est-il abordé aujourd'hui ?
Mme Patricia Adam, présidente - Il est examiné par le groupe de travail sur le renseignement. Mais les problèmes sont de deux ordres : d'une part, la réorganisation, comme toute réorganisation, provoque des changements et des inquiétudes ; d'autre part, la judiciarisation de certaines affaires - comme, en métropole, l'affaire Merah - nécessite de protéger les personnels qui interviennent au service de l'État et de l'exécutif. Le même problème se pose d'ailleurs aux militaires, à l'occasion de leurs interventions sur des territoires extérieurs. Il faudra engager un travail sur la protection judiciaire des personnels, lequel aboutira très certainement à un texte de loi, en raison de l'importance de l'enjeu.
M. Jean-Louis Carrère, président - La DCRI dépend de la direction générale de la police nationale (DGPN). On peut s'interroger sur le point de savoir s'il ne serait pas opportun d'en faire une direction générale autonome, comme la DGSE, avec ses propres dotations. De fait, la DCRI n'a pas été bien traitée sur le plan financier au moment de sa création, ce qui peut en partie expliquer le malaise évoqué par Mme Coutelle.
Mme Nathalie Chabanne - Certains militaires de ma circonscription m'ont saisie de leur inquiétude : allaient-ils rester séparés en différents corps d'armée ou fusionnés dans le cadre de la DRM ? Cela fait-il partie des questions abordées dans le cadre du Livre blanc ?
Mme Patricia Adam, présidente - La DRM est déjà une structure interarmes ; ce sujet sera évoqué dans le cadre de la préparation du Livre blanc.