Mardi 29 juin 2010
- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -Table ronde sur l'Europe de la défense et la place de l'industrie française de défense avec les représentants du conseil des industries de défense
M. Josselin de Rohan, président. - Je suis très heureux d'accueillir M. Jean-Paul Herteman, président du CIDEF et du GIFAS, le conseil des industries de défense, qui regroupe les industries aérospatiales autour du GIFAS, les constructions navales autour du GICAN et les industries de matériel de défense terrestre autour du GICAT.
M. Jean-Paul Herteman est accompagné par l'amiral François Dupont, qui a surveillé la construction et a été le commandant du SNLE « le Triomphant » et qui a été également le directeur de l'IHEDN représentant le GICAN. Il est accompagné de MM. Christian Mons, président du GICAT et président de Panhard, Guy Rupied, délégué général du GIFAS, Jean-François Lafore, délégué général du GICAT et Mme Agnès Ferragu-Palomeros, directeur des affaires institutionnelles du GIFAS, et enfin M. Guillaume Muesser, secrétaire du CIDEF.
J'ai initialement voulu cette table ronde afin d'évoquer la coopération européenne en matière industrielle et d'armement. C'était avant d'apprendre la réduction des dépenses budgétaires dont nous allons débattre au Sénat le 8 juillet prochain dans le cadre du débat d'orientation budgétaire.
Cette table ronde prend donc, dans ce contexte, une actualité particulière. La crise économique va se traduire par d'importantes coupes dans les dépenses publiques et il serait naïf de penser que le ministère de la défense sera épargné. Nous recevions du reste une délégation de sénateurs de la République italienne la semaine dernière. La réduction de l'effort de défense est une réalité qui s'impose aussi à eux, comme elle s'impose à nos amis britanniques et à tous les pays membres de l'Union européenne.
La question n'est donc pas de savoir si la défense paiera. Elle est de savoir combien et sur quels postes de dépenses ?
Cela peut paraître injuste si on prend en compte les efforts déjà fournis par le budget global de la défense et si on s'attend à ce que chaque budget contribue à proportion de sa part dans le budget de la nation. Le budget des équipements militaires, le programme 146 est un terrible objet de tentation budgétaire, puisqu'il est à la fois le plus important en volume, de l'ordre de dix-huit milliards l'an dernier, soit dit en passant un record que nous ne sommes pas près de battre, et le plus facile à réduire, en tout cas davantage que les baisses de traitement ou les diminutions d'effectifs, qui, dans le domaine de la défense, ont été d'une ampleur inégalée : 54.000 hommes sur cinq ans entre 2008 et 2012. J'ajoute, qu'en général, les réductions de commandes aux producteurs d'armes émeuvent moins l'opinion publique que la diminution des effectifs d'enseignants. Mais cela n'est pas une raison pour baisser les bras et accepter n'importe quel arbitrage budgétaire car, au-delà de la question de la défense, il en va de l'avenir de la recherche française, dans les domaines les plus stratégiques, puisqu'il s'agit toujours, par définition, d'une recherche de rupture qui va nourrir les innovations de demain, et donc les emplois qualifiés d'après-demain.
Dans ce contexte, les industriels de l'armement doivent sans doute réfléchir, si possible de façon collective, aux solutions qu'ils devront mettre en oeuvre avec l'Etat, chacun étant tenté, dans ce type de situation difficile, d'essayer de détourner l'attention sur son voisin et d'éviter, pour soi-même, les effets mortifères de la régulation.
L'expérience a montré que certaines coupes dans les programmes, en fin de compte, coûtaient plus cher au contribuable qu'elles ne rapportaient. Je pense en particulier aux frégates FREMM, dont le coût unitaire a bondi du fait de la réduction du programme de 18 à 11. Que faire ?
Tout le monde s'accorde pour dire que les restructurations et la coopération européenne sont les deux seules voies intelligentes pour faire des économies.
En matière de restructuration, je pense en particulier au domaine des blindés et aux programmes VBMR (véhicule blindé multi-rôle) et EBRC (engin de reconnaissance roue-canons), qui mettront aux prises les deux, voire les trois constructeurs français que sont NEXTER, Renault Trucks et Panhard. Il me semble évident que celui d'entre eux qui ne remportera pas les deux programmes aura beaucoup de mal à survivre. Le moment ne serait-il donc pas venu de restructurer nos industriels nationaux et, si oui, comment le faire : en les regroupant entre eux, ou en les mariant chacun à un Européen ? Je sais que mes collègues Daniel Reiner et Jacques Gautier ont particulièrement étudié cette question et feront sans doute bénéficier la commission de leurs réflexions.
En matière d'Europe de la défense, nous avons parfois le sentiment d'être dans une impasse. Mais c'est parfois quand les choses sont au plus mal, que renaît l'espoir. Au fond, cette crise est peut être la meilleure chance jamais donnée à la défense européenne. Si tel était le cas, alors se poserait la question de savoir avec qui pourrait se construire cette défense, qu'on ne fera pas, cela est sûr à 27.
On pense beaucoup, en ce moment, aux Britanniques, puisque nos deux armées sont voisines, les efforts de défense comparables et les industries complémentaires. En outre les membres du gouvernement actuel semblent très désireux d'accroître la coopération bilatérale avec notre pays et nous faisaient déjà des appels du pied avant même d'être aux affaires, comme peut en témoigner le sénateur Reiner avec qui j'étais à Londres au mois de février dernier. Néanmoins, il y a loin de la coupe aux lèvres et particulièrement quand il s'agit d'Albion.
Quant aux Allemands d'aujourd'hui, il nous faut bien nous rendre à l'évidence : ils sont résolument différents de ceux d'hier et leur opinion publique semble ne plus tolérer que leur gouvernement s'engage dans une politique volontariste de défense et d'équipement militaire. Nous ne referons plus le Transall ensemble, nous ne referons plus le Milan ensemble, nous ne referons plus le Tigre ensemble.
Alors la question se pose sans doute d'une coopération renforcée avec les pays latins. Les Italiens sont notre premier partenaire industriel. Je pense en particulier à l'industrie navale, avec les frégates Horizon et FREMM, à l'espace où notre coopération a été, et demeure, une véritable success story. Les satellites SICRAL et Athena-Fidus s'inscrivent dans la ligne du programme de coopération à technologies duales franco-italien ORFEO (COSMO-SKYMED et PLEIADES) et HELIOS II B. Cet axe de notre coopération s'inscrit, de surcroît, dans la priorité donnée par notre Livre blanc à la fonction « connaissance et anticipation ». Je pense enfin à la défense antimissiles balistiques, avec les programmes SAMP-T et les missiles Aster 15 et 30 dont les derniers essais en mer, tant français qu'italiens, ont été un succès. Sans doute pourrait-on joindre, dans cette préfiguration d'une alliance latine, les Espagnols, avec lesquels nous avons beaucoup en commun dans le domaine aéronautique, au sein d'Airbus Military, même si cela est plus difficile et parfois douloureux, Amiral Dupont, dans le domaine des sous-marins.
Je serais donc très désireux d'avoir votre sentiment sur ces trois questions : la diminution des budgets de défense, les restructurations industrielles et l'Europe de la défense.
M. Jean-Paul Herteman, président du CIDEF. - En tant qu'industriel, je n'ai aucune légitimité à me prononcer sur les coupes dans le budget de la défense. Celles-ci sont peut-être incontournables, mais pour d'autres raisons que l'absence de besoins. Le monde de demain, n'en doutons pas, sera aussi dangereux que celui d'aujourd'hui. Notre préoccupation demeure de fournir à nos concitoyens les moyens d'un maximum de sécurité à long terme. Dans ce monde devenu complexe, la posture de défense d'un pays dépend, outre de ses forces armées, de sa capacité industrielle à faire face à l'évolution des menaces, à entretenir, au sens large, son système de défense et à offrir aux pays tiers et alliés des moyens de défense. Point de souveraineté sans défense. Si le budget des équipements militaires a augmenté ces dernières années, il a été divisé par deux depuis vingt ans en euros constants. Ne nous y trompons pas : en matière d'industrie de défense, il faudra compter demain, outre les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Russie, avec l'Inde et la Chine, sans parler d'Israël dont l'effort de défense est remarquable, mais la taille limitée. Si nous voulons que notre pays continue de jouer son rôle sur la scène internationale, il faut convaincre l'opinion et les hauts responsables militaires de la nécessité de poursuivre l'effort supporté par la défense en matière de recherche et de technologies stratégiques, au lieu de le sacrifier. Pour diminuer l'insupportable fardeau de la dette, nous ne gagnerons rien à réduire des dépenses qui généreront de la richesse à notre pays à moyen et long termes, afin d'obtenir une meilleure notation de la part d'agences dont la myopie n'est plus à démontrer. Permettez-moi d'illustrer ce plaidoyer pro domo par une simple anecdote : Safran reçoit aujourd'hui davantage de subventions de l'Union européenne que de la délégation générale à l'armement (DGA). Cette situation traduit, certes, la montée en puissance de l'Europe de la défense, qui n'est peut-être pas aussi floue qu'on le dit, mais aussi le niveau excessivement bas des aides françaises.
Ensuite, en ces temps difficiles, deux pistes, qui ne sont pas nouvelles, méritent selon nous d'être creusées. Pour plus d'efficacité, peut-être faut-il envisager une externalisation accrue du maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels militaires, à l'instar des Britanniques ? Notre temps n'est plus celui du Désert des Tartares : inutile d'entreposer d'importantes quantités d'armes pour parer à une hypothétique invasion des chars du Pacte de Varsovie. La logique d'emploi extensif des matériels impose de mettre l'accent sur l'entretien des matériels. Or la technicité a un coût que réduirait une meilleure coopération entre privé et public. Contrairement à ce que l'on croit ces deux mondes ne s'opposent pas. Pour exemple, en tant que président de Safran, j'ai été très bien reçu par le personnel et les syndicats de l'Atelier industriel aéronautique de Bordeaux, il y a quelques mois. Faisant le même métier, nous serons tous gagnants à des partenariats public-privé, y compris sur le plan social. S'agissant de la permanence de la maintenance des industriels en temps de guerre sur le terrain il suffirait de recourir au système des réservistes, ce qui serait une autre façon de cimenter l'unité nationale.
Enfin, l'Europe de la défense n'est pas une réponse immédiate au défi que nous devons affronter. De fait, la mutualisation des forces suppose que les États membres de l'Union s'entendent sur leur doctrine d'utilisation. La rationalisation et la mise en commun des moyens industriels sont une nécessité, mais ne nous attendons pas à des miracles, tant qu'il n'y aura pas de partage des systèmes de force. Prenons l'exemple du fameux moteur de l'A400M, que la Snecma, membre du groupe Safran, construit avec Rolls Royce. Le retard du programme de deux ans est lié à la difficulté d'obtenir la certification civile du logiciel de contrôle du moteur, théoriquement indispensable avant un premier vol. Cela n'a rien de surprenant puisque les pays partenaires de l'A400M ont confié à la société allemande MTU, la moins expérimentée d'Europe, la conception de ce logiciel qui est trois fois plus compliqué que celui de l'A380 civil.
L'Europe de la défense se construira dans la durée, à moins d'une rupture pour des causes peut-être exogènes au monde européen. Sa construction exige que les gouvernants, et donc les peuples, acceptent de penser l'indépendance dans l'interdépendance -ce qui ne doit pas se traduire par une dissémination des bureaux d'études dans chaque pays. La question se pose de savoir avec qui construire l'Europe de la défense ? Il est évident qu'elle ne se fera pas à 27... Avec les Britanniques ? Nous pouvons cheminer un peu ensemble, mais le Royaume-Uni reste une île... Son intérêt passe avant le reste. L'Europe du Sud est une piste sérieuse, en particulier l'Italie. L'Espagne n'est pas à sous-estimer au regard de ses importants efforts ces vingt dernières années en faveur des industries de défense, aéronautique et électronique. Enfin, la question de l'Allemagne relève de la sphère politique.
M. Josselin de Rohan, président. - Quelles expériences avez-vous des coopérations franco-britanniques ? Quelles sont les perspectives en ce domaine ? La question est d'actualité : côté britannique, M. Liam Fox, actuel ministre de la défense, est devenu leur apôtre et leur Livre blanc, dont la préparation est en cours outre-Manche, les mettrait en exergue ; côté français, M. Hervé Morin a même mis des experts à la disposition des Britanniques qui sont intéressés par notre expérience et notre méthodologie en matière d'élaboration du Livre blanc. Il existe, par ailleurs, le groupe de haut niveau coprésidé par le délégué général pour l'armement et son homologue britannique.
M. Jean-Paul Herteman. - Dans le secteur aéronautique, les coopérations sont fructueuses. Depuis le Jaguar, il n'y pas eu de coopération franco-britannique, si l'on excepte la contribution britannique à l'A400M. Cependant, la Snecma et Rolls Royce, entreprises directement concurrentes dans le secteur de l'aéronautique civile, qui représente 80 % de notre métier, construisent ensemble, après le Jaguar, le Hawk et le T-45 Hawk. Pour la réalisation du moteur de l'A400M, notre coopération a été efficace. Elle a même donné lieu à un peu de transfert technologique. Nous nous sommes immédiatement mis d'accord sur le fait que la turbine haute pression et la chambre de combustion, soit les parties chaudes, reviendraient à la Snecma, et l'architecture du moteur à Rolls Royce. Cela s'explique aisément : le moteur de l'A400M est à 5 % près celui du moteur de 14 000 livres de poussée que nous développons pour l'avion russe Sukhoï SuperJet 100, d'où des économies d'échelle. De son côté, Rolls Royce est le seul systémier à savoir construire des moteurs à trois arbres de rotation, c'est-à-dire à trois corps fonctionnant à des vitesses différentes. Nous avons su dépasser nos egos pour offrir au client le meilleur produit au meilleur coût.
M. Didier Boulaud. - A considérer les réserves du premier constructeur français face aux coopérations, la France n'est-elle pas, elle aussi, une île en matière d'industrie aéronautique ?
M. Daniel Reiner. - Comment les industriels français, au-delà de leurs intérêts respectifs, peuvent-ils faire oeuvre utile en éclairant la prise de décision politique sur la meilleure manière de procéder à des coupes budgétaires ? Soutenir l'effort en matière de recherche et de technologies stratégiques est une nécessité qui s'impose à tous, politiques comme industriels. Sans quoi, disait Hubert Védrine dans un récent article, le protectorat nous guette. La crise, cet épisode malheureux, déclenchera peut-être une féconde réflexion à long terme...
M. Jean-Paul Herteman. - Si le réflexe national joue en matière de défense, il faut souligner que Safran réalise plus de 50 % de ses activités de défense à l'exportation et l'industrie française en moyenne 40 %. Notre pays n'est donc pas une île incapable de partenariats internationaux.
Monsieur Reiner, nous sommes prêts à contribuer au débat en insistant sur les programmes structurants à long terme et les pistes d'économie dans les cinq années à venir. Mais, n'en attendez pas trop de nous : pour reprendre la boutade américaine, « il ne faut pas consulter les dindes sur le menu de Thanksgiving » !
M. Christian Mons, président du GICAT. - En effet ! La préparation de l'avenir exige de ne pas réduire les équipes de développement qui assureront notre indépendance dans l'interdépendance. Hormis le nucléaire, il faut désormais penser en termes européens. Le ministère de la défense a établi différents scenarii entre lesquels il ne nous appartient pas de trancher. Pour compenser l'impact négatif des coupes budgétaires telles qu'on les a annoncées, nos industries doivent concentrer prioritairement leurs forces sur les activités d'exportation. En effet, les conséquences de l'Europe de la défense ne se feront sentir que dans cinq à dix ans alors que nous pouvons obtenir des résultats rapides en faisant preuve de volontarisme politique, d'une meilleure coopération avec le ministre des affaires étrangères et d'une plus grande agressivité commerciale.
M. Jean-Paul Herteman. - Malgré une forte demande des grands pays émergents, la situation sera difficile. La compétition internationale sera également plus intense, nos concurrents étrangers adoptant la même stratégie que la nôtre face aux coupes budgétaires. Souvenez-vous : après la guerre du Vietnam, nous n'avons pas vendu un hélicoptère durant des années. Renforçons la maison France par des technologies plus avancées, c'est notre atout à l'export.
M. Christian Mons. - La recherche et développement est indispensable à la compétitivité de la France, à l'efficacité de son armée et au développement de ses exportations. Son budget doit être maintenu, voire augmenté dans le cas de l'armement terrestre. Une coupe de 50 % dans le budget actuel était une grosse erreur. Quant à répartir l'effort entre les acteurs, sachez que la solidarité entre entreprises a ses limites.
M. André Trillard. - Les coupes budgétaires menacent-elles votre capacité à accélérer la cadence de production en cas de conflit ?
M. Christian Mons. - En matière de construction de plates-formes et d'armement -canons et tourelles-, nous sommes à l'étiage : il nous faudrait plusieurs années pour réussir à produire 5 000 chars.
M. Jean-Paul Herteman. - Dans l'aéronautique, la situation est différente car l'existence d'un secteur civil donne plus de marges de manoeuvre. Pour autant, je veux souligner que nous avons perdu des capacités dans la chaîne en amont : le titane vient aujourd'hui de Russie ou des Etats-Unis, sans parler des composants électroniques.
M. Christian Mons. - Nous achetons l'acier pour le blindage en Suède...
M. Didier Boulaud. - Une question qui irriterait sans doute le général Georgelin : le retour de la France dans le commandement intégré de l'Otan a-t-il des conséquences sur les industriels ?
M. François Dupont, amiral, représentant du GICAN. - Non. Tout dépendra, à long terme, des investissements de l'Otan.
M. Jean-Paul Herteman. - Nous avons des pistes, entre autres obtenir la labellisation de l'Otan pour certains de nos armements originaux comme l'armement air-sol modulaire, ce qui nous assurera des perspectives d'exportation considérables. Nous y travaillons, mais nous sommes encore loin du compte.
M. Christian Mons. - J'ajoute que, signe évident du retour de la France dans toutes les structures de l'OTAN, depuis un an et demi environ, la Namsa, l'organisme d'achat de l'Otan, nous consulte. Bref, à long terme, les effets se feront sentir.
M. François Dupont. - Les coopérations sont toujours plus difficiles dans le domaine des plates-formes que celui des systèmes de combat et de missiles.
M. Jean-Paul Herteman. - ...car les plates-formes, contrairement à l'équipement, touchent à la souveraineté nationale.
M. François Dupont. - L'intégration entre industriels européens est plus poussée qu'on ne le pense. Difficile de dire, dans un salon d'armement, si telle ou telle société est française ou multinationale. Cela est vrai de Thales, mais n'oublions pas que le CFM 56, le moteur le plus vendu au monde, est le fruit d'une coopération...
M. Jean-Paul Herteman. - ...et que son premier client est the United States Air Force !
M. François Dupont. - D'autant que notre industrie est au meilleur niveau international. Le bâtiment de projection et de commandement (BPC), que les Russes vont peut-être acheter, est un produit de conception totalement française, intelligent parce qu'il utilise de la technologie civile. Les FREMM, que nous pourrions vendre en d'autres circonstances, économiques et politiques, à la Grèce, au Maroc et à l'Algérie, sont également des matériels très en avance sur leur temps, de même que le Rafale. Il serait dommage de ne pas mettre en avant ces produits de conception française fabriqués par l'industrie européenne.
M. Didier Boulaud.- J'étais content que l'on gagne la coupe du monde en 1998 !
M. Daniel Reiner. - Vous voulez garantir l'avenir et sanctuariser les crédits amont.
M. Christian Mons. - Autant que faire se peut : nous le devons aux générations futures.
M. Daniel Reiner. - Tout le monde a compris que, sur le long terme, il serait plus facile, pour réduire les coûts des programmes lancés en Europe, que les états-majors se mettent d'accord sur des équipements fondamentaux suffisamment proches. Après, s'agit-il d'une décision politique ou d'artisan ? L'exemple de l'Agence européenne de défense n'est pas probant, même si l'OCCAR réussit mieux. De même les accords de Saint-Malo sont merveilleux, mais qu'est-ce que cela donne concrètement ? Cela ne passera donc pas par le politique. Thales et MBDA offrent de bons exemples de sociétés nées en Europe et qui y travaillent. Si MBDA connaît de petits soucis cela va plutôt bien pour Thales. Faut-il suivre ces deux exemples et qui peut le faire ? On le sait, il y a beaucoup de fabricants de blindés en Europe : des regroupements seront indispensables.
M. Christian Mons. - Pour faire une entreprise, il faut des entrepreneurs. On peut associer des noms aux entreprises dont vous avez évoqué la réussite. Même si un accompagnement politique est nécessaire, on a d'abord besoin d'un plan d'entreprise ambitieux conduit par un entrepreneur s'appuyant sur des partenaires fiables. Les sociétés européennes produisant des véhicules blindés qui ne seront pas fédérées par un entrepreneur, disparaîtront. Certains, tel BAE, sont déjà à l'oeuvre : ce sont les Anglo-américains et les Allemands. Si nous restons aussi discrets et modestes, nous disparaîtrons.
M. Josselin de Rohan, président. - Pour appuyer votre analyse je rappelle que les Français, qui avaient fait la meilleure réponse à l'appel d'offre britannique en cours pour un véhicule blindé de combat d'infanterie, ont été finalement écartés au profit des américains. Le choix a été justifié par une question de souveraineté... L'initiative doit-elle venir du politique ou celui-ci doit-il faire confiance aux industriels ? Autrement dit, saurez-vous vous entendre ou une impulsion politique est-elle nécessaire ?
M. Christian Mons. - Les politiques peuvent accompagner. J'observe que la plus grande entreprise de plates-formes terrestres est étatique : il faudrait décider de la confier à un industriel qui aurait ainsi la liberté d'action.
M. Josselin de Rohan, président. - Il revient donc à l'État de prendre l'initiative ?
M. Christian Mons. - Il peut donner un signal ; on lui demande de laisser faire et non de faire.
M. Josselin de Rohan, président. - Les Allemands, quoique devenus pacifistes, ont une industrie de l'armement qui marche très fort.
M. Christian Mons. - Privées à 100 %, ces sociétés ont un client étatique très attentif à leurs intérêts et qui partage son marché entre elles. Elles disposent donc d'un marché captif très rentable. Rheinmetall a réalisé cinq acquisitions depuis un an et son chiffre d'affaires va passer de 3 milliards d'euros cette année à 5 milliards.
M. Jean-Paul Herteman. - Le politique n'est jamais loin et l'industriel allemand dont j'ai parlé, la société MTU, a pu présenter une lettre de son ministre exigeant que telle tâche lui revienne, faute de quoi le gouvernement allemand se désintéresserait du projet A400M -lettre qu'il lui a peut-être suggérée... Nous ne sommes pas sur un marché comme les autres et ceux qui gagneront seront ceux qui auront établi la plus grande symbiose entre industriels et politiques par une démarche très coordonnée.
M. Daniel Reiner. - Cela dit, les pouvoirs politiques sont totalement nationaux et la dimension européenne n'est pas opératoire. Nous sommes schizophrènes. Entendons les Anglais sur l'Agence européenne de défense...
M. Jean-Paul Herteman. - Ils l'ont faite pour qu'elle ne marche pas, avec peu de budget et des clauses de propriété intellectuelle impensables. Nous devrions en effet céder la propriété intellectuelle à l'ensemble des Vingt-Sept, tant pour les travaux de foreground que pour le background, qui est notre propriété. Veut-on ainsi détruire l'emploi industriel en France ? C'est le contraire de ce qu'il faut faire !
M. Christian Mons. - L'Europe de la Défense ne se fera pas en appliquant la loi du juste retour.
M. Jean-Paul Herteman. - Ou alors des retours intelligents...
M. François Dupont. - Notre jugement sur l'AED sera-t-il aussi sévère dans dix ans ? Certes, le budget de l'Agence est sous-évalué et elle n'occupe qu'une centaine d'agents. Cependant, elle est l'endroit où l'on traite de la veille stratégique et des recherches à conduire. Il s'agit de fixer des programmes pour que les industriels puissent agir demain. Ne soyons donc pas trop pessimistes.
M. Josselin de Rohan, président. - Que peut-elle faire avec son budget ?
M. François Dupont. - De l'incitation ! Elle devra montrer qu'elle a une réalité politique. Mais je voudrais revenir sur l'externalisation. C'est le sujet sur lequel les forces armées et les industriels peuvent se rejoindre, en mettant tout à plat pour une démarche gagnant-gagnant. Les entreprises doivent avoir un vrai rôle à jouer. Encore convient-il que les forces armées ne craignent pas pour leur coeur de métier. Quand on a suspendu le service national, nous avons dû nous montrer plus intelligents et ne plus nous demander comment occuper les appelés. De la même manière, nous devons aujourd'hui penser autrement et, par exemple, savoir si l'on veut des avions ou des heures de vol.
M. Christian Mons. - Il y a déjà eu un mouvement, même s'il faut l'amplifier. Il existe des poches de productivité et d'économies. L'idée n'est pas très facile à accepter pour les AIA (ateliers industriels de l'aéronautique), mais il n'y a pas de raison d'assurer la maintenance régulière des avions militaires, les grandes visites, autrement que celle des avions civils, même si la maintenance en piste doit être assurée par des militaires. Les statuts du personnel militaire et des ouvriers de l'Etat entraînent des contraintes et des coûts considérables.
M. François Dupont. - La société Helidax de DCI met à disposition des hélicoptères pour la formation et l'entraînement des personnels de l'armée de terre et quand on passe de 80 Gazelle à 36 EC 120 Colibri, on réduit les coûts de l'heure de vol de 2 300 euros à 800. A Dax, où cette société est basée, la présentation est assurée simultanément par le représentant de la société et le colonel de l'ALAT qui se félicite de la souplesse ainsi procurée et du moindre coût.
M. Christian Mons. - Quand j'étais chez Thales, j'ai participé à la mise en place d'un partenariat public privé innovant pour les ravitailleurs anglais, et ça marche.
Mme Agnès Ferragu-Palomeros, directeur des affaires institutionnelles du GIFAS. - Cela n'est pas tout à fait exact : le MRTT, le multi-role transport tanker, coûte très cher aux Anglais.
M. Christian Mons. - A cause de la certification des pilotes civils pour des avions militaires.
Mme Agnès Ferragu-Palomeros. - Pour plusieurs raisons : les clients sont uniquement militaires alors qu'il était prévu un partage avec des clients civils, les négociations ont duré plus de six années, le risque a été supporté par l'industrie ...
M. Christian Mons. - Je signalais une démarche qui me paraît devoir être élargie sans tabou. Or, en France, on ignore les coûts réels des services publics parce que leur comptabilité n'est pas analytique et n'inclut pas les retraites, l'énergie, ou encore la surface occupée par les installations. Le problème de coût a été le même pour les Anglais. Sait-on combien nous coûtent nos ravitailleurs ?
Mme Agnès Ferragu-Palomeros. - Il semblerait qu'ils coûtent cher : on estime que dix heures de MCO sont nécessaires pour une heure de vol compte tenu de l'âge du parc.
M. Christian Mons. - Il a fallu inclure le coût des bases aériennes pour les ravitailleurs anglais.
M. Daniel Reiner. - L'institution militaire est prête à entendre ce discours parce qu'elle raisonne désormais en coût de possession. Passer de la Gazelle au Tigre, d'un vieux char à un Leclerc, cela entraine des coûts considérables en termes de MCO...
M. Christian Mons. - Les états-majors y sont favorables, mais cela se heurte à des difficultés insoupçonnées. La gendarmerie envisage de nous louer des blindés pour aller en Côte-d'Ivoire ou en Géorgie ; or un blindé est une arme de catégorie 2 et une société de leasing ne peut en posséder, de sorte que les banquiers ne peuvent assurer le financement en d'une opération de leasing de matériel de guerre. Il faudrait assouplir une réglementation qui date de Napoléon III car, en restreignant l'offre à l'État ou au fabricant, on nous limite à notre seule capacité financière.
M. Daniel Reiner. - Qu'en est-il aux Etats-Unis ?
M. Christian Mons. - La législation y est très différente, s'agissant des armes. Voilà en tout cas des sujets sur lesquels l'état-major est très désireux de transformer de l'investissement en coûts de fonctionnement. Nous ne sommes pas hostiles à des formules de location car cela permettrait de mutualiser les efforts. Tous les pays n'étant pas engagés en même temps en Afghanistan ou au Kosovo, ils pourraient alléger les coûts tout en disposant immédiatement du matériel. Nous avons présenté des offres à la Namsa.
M. Josselin de Rohan, président. - Je vous ai trouvé optimiste sur l'exportation et sur la capacité de l'industrie à compenser la diminution des commandes par l'export. La war room de l'Elysée vous y aide-t-elle ?
M. Christian Mons. - Nous fondons tous de grands espoirs sur l'exportation, avec l'aide de la war room de l'Elysée, mais aussi de la maison France, avec ses ambassadeurs, même si tous ne sont pas encore motivés, et avec les attachés militaires...
M. Daniel Reiner. - Ubifrance...
M. Christian Mons. - Ubifrance s'ouvre sur l'armement et nous aide sur les salons étrangers. Nous devons tous nous mobiliser sur ces marchés hyperconcurrentiels. Même si les Américains ont un marché captif bien supérieur, nous défendons nos positions et la Russie, pour des raisons techniques et politiques, est intéressée par nos produits, comme le serait la Chine.
M. Josselin de Rohan, président. - Avant de réexporter chez nous ?
M. Christian Mons. - Il fera jour demain... Notre VBL a été copié par cinq pays, mais nous en avons vendu 2 500 et nous en vendrons encore parce que nous gardons notre avance technologique -elle constitue notre meilleur brevet. Alors qu'un brevet coûte très cher à déposer ou à défendre, le meilleur produit est celui qui a de l'avance technologique et qui la conserve. Des Européens, dont les Turcs, nous ont copiés mais la R.-D. reste déterminante et, pour garder notre capacité de vente, nous avons besoin de bureaux d'études et d'une R.-D. efficace.
M. Josselin de Rohan, président. - Je vous remercie beaucoup de nous avoir tant appris alors que nous sommes confrontés à des choix délicats.
M. Christian Mons. - Faites les bons !
M. Josselin de Rohan, président. - Il faut sanctuariser la R.-D. et l'amont afin de ne pas être définitivement distancés. En cette période difficile, vous nous donnez des motifs de ne pas être exagérément pessimistes. L'externalisation donne des marges...
M. Christian Mons. - C'est certainement important car une entreprise, comme un garage, a besoin d'activités récurrentes. Le MCO représente tous les ans 35 % du chiffre d'affaires de Panhard, avec de bonnes marges et peu de risques, contrairement à la R.-D. Comme disait mon père, on a besoin d'un pas de porte et d'un fonds de commerce ainsi que de chalands qui visitent régulièrement l'entreprise. Un VBL représente quarante années de pièces de rechange. Cependant, on n'est pas allé jusqu'au bout de la logique quand on a créé le GIAT et la DCMAT commence seulement à externaliser.
Mme Agnès Ferragu-Palomeros. - Je voudrais revenir sur la réduction du budget de la défense et son impact sur l'industrie. La défense a déjà beaucoup contribué à la baisse des dépenses et la RGPP conduit à une réduction de 54 000 personnes. Dans ces conditions, ce sont les programmes qui seront touchés. Or, une baisse importante des budgets alloués aux programmes affecterait des PME-PMI qui ont déjà beaucoup souffert de la crise. Le démantèlement des équipes qui en résulterait se traduirait par du chômage et, à ce coût social très lourd il faudrait ajouter la perte de compétences et de qualité. De plus, des réductions de cibles ou le décalage des programmes engendreraient de nouvelles charges qui se traduiraient par une augmentation des coûts unitaires, une baisse de la compétitivité et constitueraient un handicap pour les exportations. Il est certes nécessaire de réaliser des économies, mais est-il opportun de les faire porter sur le budget d'équipement qui fait vivre directement plus de 160 000 personnes et qui constitue une source d'emplois à haute plus-value.
M. Josselin de Rohan, président. - Je vous remercie de l'avoir annoncé si clairement. Vous avez plaidé avec éloquence sur un sujet sur lequel nous avons un débat avec le ministre et au plus haut niveau. Sur quoi les économies vont-elles porter ? S'il s'agit du format, les armées ont déjà beaucoup donné, et passer au-delà de 54 000 hommes porterait un coup au moral. Si l'on n'ampute pas les capacités, ce seront les équipements : quels seront les moins mauvais choix ? Nous serions heureux d'être dispensés de cet exercice...
Mercredi 30 juin 2010
- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -Audition de l'Amiral Edouard Guillaud, chef d'état-major des armées
Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission procède à l'audition de l'Amiral Edouard Guillaud, chef d'état-major des armées.
M. Josselin de Rohan, président - Amiral, vous avez été nommé chef d'état-major des armées le 25 février 2010 et c'est aujourd'hui votre première audition devant notre commission. Je ne rappellerai pas toutes les étapes de votre carrière mais vous avez commandé le porte-avions Charles-de-Gaulle de 1999 à 2001 dont vous aviez été l'officier de programme de 1993 à 1997. Votre carrière vous a amené comme adjoint à l'état-major particulier du président de la République de 2002 et 2004, avant d'être nommé préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord et de revenir à la présidence de la République en tant que chef d'état-major particulier de 2006 jusqu'à votre nomination comme chef d'état-major des armées.
Pour ce premier contact avec notre commission les thèmes à aborder ne manquent pas : défense antimissile, OTAN, concept stratégique, Europe de la défense. Nous parlerons naturellement aussi des opérations et en particulier de l'évolution de la situation en Afghanistan.
Mais c'est sur l'actualité budgétaire que nous souhaitons principalement vous entendre. Une diminution des crédits de 5 milliards d'euros sur les trois prochaines années est envisagée comme contribution de la défense à la politique de rigueur et de redressement des finances publiques. Ce montant est considérable puisqu'il représente 25 % de l'effort global demandé au budget de l'État alors même que le budget de la défense ne représente que 12 % de l'ensemble. Cet effort nous préoccupe vivement non seulement parce qu'il remet profondément en cause la loi de programmation militaire que nous venons d'adopter et dont l'équilibre connaissait déjà des problèmes avec la réalisation très partielle des recettes exceptionnelles.
Mais surtout les conséquences de cette décision - si elle était fixée à ce niveau - me paraissent particulièrement importantes dans trois domaines :
La défense est un instrument au service d'une politique. Une diminution drastique du budget de la défense, qui exclura naturellement la dissuasion, ne risque-t-elle pas de peser sur nos capacités opérationnelles à intervenir dans les opérations de maintien de la paix ou sur notre dispositif prépositionné ? Nous avons abouti à un équilibre exigeant entre nos forces en métropole et nos forces projetées. Il me paraîtrait difficile de maintenir notre effort en OPEX dans un contexte budgétaire profondément dégradé. Ces décisions s'inscrivant dans le court terme, une mutualisation des interventions avec nos alliés ne me paraît pas une solution immédiatement opérationnelle.
Faute de maintenir notre participation aux opérations extérieures dans le cadre de l'ONU, de l'OTAN ou de l'Union européenne, c'est-à-dire faute de disposer au même niveau de l'outil de notre politique, nous risquons d'aboutir à un véritable déclassement de notre pays et donc à une perte d'influence internationale.
La seconde conséquence est humaine. Une diminution des crédits devra porter non seulement sur les programmes mais aussi sur les personnels. Ne pensez-vous pas que le corps militaire dans son ensemble, qui a accepté et conduit des bouleversements majeurs de son organisation et de son format en contrepartie de la modernisation de l'outil et de la revalorisation de sa condition, ne soit pas profondément affecté par ces décisions, qu'il le vive comme une rupture du contrat moral passé avec eux. De plus, la « manoeuvre RH » est un élément fondamental de la réforme de nos armées. La baisse des crédits ne risque-t-elle pas de remettre en cause cette manoeuvre non seulement en accélérant la diminution des effectifs mais aussi en rendant moins attractif la carrière militaire alors même que le renouvellement des générations est fondamental ?
Enfin, il faut également prendre en compte l'impact de la rigueur sur notre industrie de défense non seulement en termes d'emplois mais aussi en termes de maintien des compétences.
Nous sommes bien conscients de la difficulté qui est la vôtre quelques mois après votre prise de fonction de devoir organiser une gestion à la baisse des crédits affectés à nos armées.
Amiral, je vous passe la parole.
Amiral Edouard Guillaud, Chef d'État-major des armées - Monsieur le président, messieurs les sénateurs, avant de répondre à vos questions, je voudrais en préambule faire un tour d'horizon des principaux sujets. J'aborderai d'abord les opérations en cours, je vous livrerai un point de situation rapide sur la transformation des armées, je terminerai par mon appréciation sur les problématiques liées à la programmation militaire et budgétaire.
10 000 militaires sont engagés en opérations. C'est 2 500 de moins qu'il y a un an et demi. Cela prouve d'abord que la situation évolue favorablement sur les trois théâtres les plus anciens : la Bosnie, dont nous nous sommes retirés, le Kosovo, et la Côte d'Ivoire. Passons en revue les principaux théâtres.
En Afghanistan, ce sont 3750 hommes et femmes qui sont engagés dans une opération difficile. Ils seront environ bientôt 4 000 avec le déploiement d'une OMLT et d'instructeurs supplémentaires. Ce sont 3 750 soldats qui tous les jours remplissent une mission exigeante et dangereuse. Ce sont ces soldats qui à chacune de leur sortie sont harcelés par les tirs ou les engins explosifs improvisés (IED) insurgés. Nous recensons en moyenne 5 à 7 accrochages par semaine.
L'Afghanistan pour nous, militaires, c'est une guerre compliquée, une guerre, meurtrière, une guerre inscrite dans la durée. Elle est compliquée parce qu'elle nous oppose à un ennemi invisible et prêt à tout, dont la seule règle est l'absence de règle. Elle est d'autant plus compliquée que nous ne voulons pas de dommages collatéraux qui font le jeu des talibans. C'est pour cela que nos règles d'engagement et d'ouverture du feu sont particulièrement encadrées. Plus des trois quarts des victimes civiles sont le fait des insurgés. Elle est meurtrière aussi : depuis 2002, ce sont 44 de nos soldats qui ont donné leur vie pour que la population afghane retrouve la paix, 8 depuis le début de l'année. Cette guerre enfin, est une guerre de patience et de persévérance : patience et persévérance de nos hommes sur le terrain, persévérance aussi des afghans, patience des opinions publiques occidentales.
Où en est-on aujourd'hui en Afghanistan ?
En Afghanistan, vous le savez, la « décision militaire » ne sera pas suffisante. Il n'y aura pas de bataille décisive qui emportera la décision de façon définitive. Gagner en Afghanistan, c'est donner confiance aux Afghans dans leurs institutions, c'est séparer la population des insurgés et faire comprendre à ces derniers que leur action est vaine. Il faut d'abord gagner « la bataille des perceptions ».
2010 est une année charnière, « critical » pour reprendre l'expression du général Mac Chrystal.
D'abord pour le gouvernement afghan. La Jirga de paix du mois dernier a réuni 1 600 participants - dont 20% de femmes -sélectionnés par le gouvernement. Aucune délégation de l'insurrection armée n'était officiellement représentée. Ne nous leurrons pas, cette Jirga avec sa résolution finale en 16 points n'apporte pas d'avancée concrète. Mais sa portée est éminemment symbolique : le président Karyai obtient un consensus national qui le mandate pour sa politique de réconciliation. La conférence de Kaboul en juillet sera l'occasion de mesurer la détermination du gouvernement afghan et d'apprécier les premières initiatives de sa politique de « réconciliation ».
C'est aussi une année charnière pour la coalition et pour les Américains, les résultats du « surge », c'est-à-dire d'une augmentation importante mais raisonnée des effectifs, sont attendus. Le général Petraeus appliquera la même stratégie que son prédécesseur, le général Mac Chrystal. Mais, il apparaît de plus en plus évident qu'il sera difficile d'avoir un bilan consolidé à l'automne, pour la conférence de l'OTAN à Lisbonne. C'est mon avis. L'été 2011 pour évaluer les premiers effets de ces opérations me semble plus réaliste. J'espère que cette évaluation sera positive.
Faisons un zoom sur la Kapisa et la Surobi, notre zone d'engagement.
Notre action est globale. Nous agissons simultanément sur trois volets essentiels : la sécurité, la gouvernance et le développement avec comme ligne directrice de le faire avec les Afghans pour les Afghans avant que de le faire faire par les Afghans seuls.
Sur le volet sécurité, nous avons progressé : la circulation est désormais possible sur les axes principaux. Bien sûr, ces axes sont un objectif pour les Talibans et l'on enregistre encore des incidents, notamment entre la Surobi et la Kapisa, dans la basse vallée de Tagab. Mais la circulation y était encore impossible il y a un an. Chaque poste de combat avancé - nous en avons construit 7- est un jalon supplémentaire qui marque les progrès de l'armée afghane. L'insurrection en est consciente : c'est justement pour cette raison qu'elle essaie de durcir son action. La population non plus n'est pas dupe. Un signe très révélateur que les lignes sont en train de bouger : depuis le début de l'année, 15 IED ont été révélés par la population, 15 sur les 49 découverts. C'est encore trop peu, mais c'est nouveau. Sur l'année 2009, nous n'avions eu que 8 informations. Ce n'est pas encore une « tendance lourde », mais cela prouve que la confiance peut s'instaurer entre la population et les forces déployées, qu'elles soient françaises ou afghanes.
Sur le volet développement, les progrès sont déjà sensibles, grâce à une plus grande implication interministérielle. La mise en place auprès du général commandant la Task Force La Fayette, d'un conseiller développement et d'un conseiller pour la gouvernance illustre cette approche globale avec cette nécessaire coordination de terrain pour coller à la réalité afghane. L'effort financier français, consacré aux actions civiles en Afghanistan est de 40 millions d'euros en 2010, dont 25 millions d'euros concentrés sur notre zone d'action. Cette approche intégrée a permis la réalisation de 215 projets en 2009 recourant à 7000 emplois locaux. Ces actions ont permis de toucher 200 villages c'est-à-dire 200 000 habitants sur les 300 000 que comptent la Kapisa-Surobi. Nous utilisons aussi d'autres fonds, notamment ceux de l'Union européenne ou des différents donateurs de la communauté internationale. Enfin, nous travaillons en étroite coordination avec la PRT américaine, présente dans notre zone d'action.
Pour le volet gouvernance, les progrès sont en revanche plus contrastés. Il est vrai que cette question touche au problème de fond de l'Afghanistan : le manque de structures administratives compétentes, le déficit de formation des élites, le lourd passif de 30 ans de guerres destructrices de l'appareil d'état et puis les luttes inter ethniques ou tribales. L'efficacité de la police n'est pas encore acquise. Celle des autorités locales est à géométrie variable et largement conditionnée par la crédibilité des forces de sécurité dans les zones contrôlées. Pour continuer à progresser, nous avons créé en interministériel un pôle stabilisation composé d'experts civils français qui pourront dès le mois d'août établir un véritable partenariat avec les acteurs civils de l'administration Afghane.
Notre objectif, rappelé par le Président de la République, est « d'aboutir à un transfert de responsabilité de la Kapisa et de la Surobi à compter de la fin de l'année 2011 ». Transfert qui ne signifie pas retrait, je le précise. Un tel transfert, nous l'avons conduit avec succès dans le « grand Kaboul » alors que nous étions à la tête du commandement régional centre, le RC-C, en 2008-2009. Nous pouvons aussi le réussir ; d'abord en Surobi, ensuite en Kapisa où la situation est la plus délicate.
Je suis rendu plus optimiste par les témoignages de nos instructeurs, de nos 7 OMLT et 5 POMLT qui réalisent un travail exceptionnel avec les forces de sécurité afghanes. Mais, nous avons besoin de temps pour gagner la confiance des populations comme les afghans ont besoin de temps pour se reconstruire. Nous devons donc être constants dans le soutien que nous apportons à nos troupes. Ce soutien, il est attendu par nos soldats qui sont déployés, qui risquent leur vie et payent le prix du sang, leur engagement au service de la France. La préservation de la prospérité, du bien-vivre en métropole commence dans les montagnes et les vallées afghanes et pakistanaises. Ce soutien, c'est celui que vous apportez dans vos circonscriptions aux unités qui y sont stationnées. Ce soutien, c'est aussi celui que vous apportez en défendant les budgets qui assurent à nos forces un entraînement efficient et des équipements adaptés pour mener les combats que la Nation leur demande.
J'en viens à une deuxième opération importante pour la France et pour l'Union européenne : Atalanta.
Atalanta, pour la France ce sont en permanence, un bâtiment et un avion de patrouille maritime dans l'océan indien pour lutter contre la piraterie, au sein d'un déploiement européen qui compte 6 bâtiments et 7 aéronefs.
Mais Atalanta, c'est surtout un triple succès.
C'est d'abord un succès pour la France qui a ouvert la voie en commençant seule à escorter les bateaux du programme alimentaire mondial qui ravitaillaient la Somalie et qui a véritablement porté ce projet commun au sein de l'Union européenne. Aujourd'hui, la PSDC est visible grâce à cette opération.
C'est donc aussi un vrai succès de l'Union européenne qui d'une part défend ses propres intérêts - en l'occurrence, les voies d'approvisionnements stratégiques entre l'Europe et l'Asie - et qui d'autre part, s'impose comme un acteur global crédible. Atalanta, c'est en effet l'opération autour de laquelle s'organise la lutte contre la piraterie en océan indien. L'Union européenne est leader, parce que l'Union européenne est la seule capable de proposer cette approche globale ; approche qui va de l'action militaire directe contre les pirates, à l'action judiciaire, en passant par la formation des soldats somaliens, jusqu'à la diffusion des bonnes pratiques vers les armateurs du monde entier. Les autres opérations, y compris celle de l'OTAN, se définissent elles-mêmes comme un soutien à Atalanta. La mission EUTM Somalia en Ouganda qui forme 2000 soldats somaliens s'inscrit dans cette dynamique.
C'est enfin un succès opérationnel puisque le bilan de l'opération est très positif. En 2009, sur 215 attaques recensées, 176 ont échoué. Depuis le début de l'année, sur 90 attaques recensées, 72 ont échoué. Les succès militaires en mer permettent aujourd'hui de contenir le phénomène « piraterie » et de mieux sécuriser les intérêts économiques des pays concernés. Je le rappelle, ce sont 20 000 navires qui transitent dans cette zone. Notre objectif n'est pas d'éradiquer la piraterie, mais bien de faire baisser la pression. Pour autant, la solution ultime n'est pas en mer. Elle est à terre, avec une Somalie reconstruite et une sous-région stabilisée. C'est sous cet angle que la France et l'Union européenne envisagent la lutte contre la piraterie. A l'été, la France assumera le commandement de la Force.
Le Kosovo et la Côte d'Ivoire sont les deux théâtres où notre désengagement annoncé et espéré, se heurte à des échéanciers incertains.
Au Kosovo, la poursuite du retrait militaire passe par l'OTAN, sur un calendrier que nous ne maîtrisons pas entièrement. Ce retrait militaire, nous l'avons déjà en partie réalisé : en 1 an, nous avons divisé par deux nos effectifs : de 1 600 au début de 2009 à 764 très exactement aujourd'hui. Je rappelle qu'en 1999, nous avions 8 000 hommes déployés, 5 800 en 2001, 3 000 en 2005, 2 000 en 2008. Pour nous, les conditions techniques et sécuritaires d'un désengagement militaire sont réunies. C'est notre position au sein de l'OTAN aujourd'hui. L'été devrait voir le conseil de l'Atlantique Nord proposer le passage à la prochaine posture, dite « Gate 2 », qui nous permettra de nous désengager fin 2010 ou début 2011.
Quant à la Côte d'Ivoire, vous suivez avec moi les difficultés liées à l'organisation des élections. Pour l'opération Licorne aussi, les déflations ont été importantes. Je vous les rappelle : nous étions 4 500 en 2004, 2 000 en 2008 et encore 1 200 en 2009. Aujourd'hui, 966 militaires y sont déployés, soit l'effectif d'un petit bataillon. Cet effectif, c'est le seuil critique en deçà duquel nous ne pouvons descendre. En cas de crise, c'est l'effectif minimum qui permettrait de contrôler l'aéroport, le camp de Port Bouet et l'axe qui relie les deux sites, pour permettre, dans l'urgence, en attendant des renforts, l'organisation d'une évacuation des ressortissants français. Ils sont 13 700 dont 9 000 binationaux. Je ne compte pas tous les ressortissants européens que, probablement, nous devrions prendre en compte en cas de crise majeure.
Au Liban, la situation est relativement calme, ce qui ne signifie pas qu'elle est saine, mais reste délicate. Avec 1 450 militaires français déployés, nous sommes le 2ème contributeur derrière l'Italie. Aujourd'hui, nos forces sont engagées sur une double mission : un contrôle de zone et une mission de réserve d'intervention au profit de toute la FINUL. Dans le cadre de la revue technique lancée par l'ONU sur la FINUL, nous étudions une évolution de notre dispositif. La conséquence principale de cette revue serait un regroupement de nos capacités sur une seule mission, au lieu des deux actuellement. Sur ce volet, nous attendons les réponses de New York à la fin de l'été.
Pour conclure sur ce volet « opérations », j'ajouterai que le surcoût des opérations extérieures était de 870 millions d'euros en 2009. En 2010, la tendance est du même ordre.
J'en viens au deuxième point de mon exposé : la transformation des armées.
Le ministère de la défense et les armées, sont entrés dans un processus de transformation sans précédent depuis la fin de la guerre d'Algérie et la réforme Messmer. J'insiste sur ce point. Elle est sans précédent parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une réduction homothétique de nos effectifs associée à une restructuration territoriale ; il s'agit d'une transformation en profondeur. C'est une manoeuvre d'ensemble des armées et du ministère qui vise à rationaliser notre administration et notre soutien, à l'aune des conclusions du Livre Blanc et dans le cadre de la RGPP. Pour les armées, c'est une déflation de 48 800 personnels. 48 800 sur les 54 000 demandés au ministère de la défense ! Ce sont 17 % de nos effectifs !
J'ajouterai qu'en conduisant cette réforme ambitieuse nous assumons non seulement l'ensemble de nos engagements en opérations, mais nous survivons à Chorus et Louvois !
La conduite de cette réforme est une prouesse et je le souligne devant vous : Nous la devons à la qualité exceptionnelle des hommes et des femmes qui servent au sein de l'institution, avec un dévouement dont je mesure au quotidien toutes les exigences. Le Président de la République l'a souligné le 10 juin dernier, lors de sa visite sur le porte-avions Charles de Gaulle : « peu d'administrations de l'Etat peuvent se targuer d'avoir conduit à intervalles réguliers des efforts d'adaptation et de modernisation aussi conséquents ». Mais, ne nous y trompons pas, l'équilibre est fragile : fragile et fragilisé par la crise financière et économique que nous connaissons. Je vais y revenir.
Mais d'abord, où en est-on de cette réforme ?
Nous sommes au terme d'une première phase d'expérimentation (2009 à mi 2010) et à l'orée de la seconde phase, celle de la montée en puissance (mi 2010-2013). Les armées respectent strictement leur calendrier. Aujourd'hui, nous sommes au milieu du gué. Au milieu du gué, cela signifie que nous sommes là où le courant est le plus fort, où les vulnérabilités sont les plus importantes.
Concernant notre dispositif, 143 formations militaires ont été transférées ou dissoutes, de nombreux matériels ont été retirés du service actif : 6 bâtiments de la marine, 138 chars Leclerc, 39 Mirage F1, 30 hélicoptères Gazelle. Nous avons rationalisé les structures de commandement opérationnel : c'est par exemple la dissolution de deux états majors de forces, à Limoges et à Nantes, ou du commandement des forces logistiques terrestres à Montlhéry. Nous avons rationalisé notre dispositif outre mer et à l'étranger avec la refonte des accords de défense (Togo, Cameroun, Gabon et République centrafricaine) et un déploiement aux Emirats Arabes Unis. Nous avons organisé notre participation pleine et entière dans l'OTAN et nous avons réalisé le redéploiement de nos forces engagées en opérations.
Sur le plan organique, nous avons déjà réduit de 19 500 postes sur les 48 800 attendus en fin de trajectoire 2015 pour les armées. Dans le même temps nous avons rationalisé et mutualisé les soutiens communs avec la création de 18 bases de défense pilotes. La nouvelle cartographie des 51 bases de défense métropolitaines et des 9 bases de défense outre mer est désormais validée. Elles seront mises en oeuvre dès le début de l'année prochaine.
Les avantages et les bénéfices associés à cette transformation ne seront visibles que dans la durée. Les économies en fonctionnement des nouvelles organisations sont escomptées à partir de 2013.
Vous le voyez bien, les chantiers sont multiples, menés de front avec toutes les difficultés et les risques associés.
J'identifie une difficulté majeure et deux risques.
La difficulté est essentiellement budgétaire. Nous manquons de ressources pour financer à la fois notre fonctionnement courant et l'infrastructure, compte tenu des besoins incompressibles liés aux restructurations. Cette difficulté va malheureusement perdurer avec les restrictions annoncées.
Quant aux risques, le premier est lié au caractère « guerrier » de nos activités. Je veille avec la plus grande attention à préserver les équilibres et à ne pas sacrifier sur l'autel de l'externalisation ou de la civilianisation, la cohérence opérationnelle de nos armées. Il ne faudrait pas que des logiques comptables prennent le pas sur la cohérence opérationnelle. La mise en place de nouvelles structures dédiées à l'administration générale et au soutien commun pose la question de la civilianisation. Je fais étudier l'ouverture d'un nombre significatif de postes de responsabilités pour le personnel civil. Dans ce cadre, cela nécessite une clarification des rôles et une meilleure définition de la spécificité militaire. Les militaires ont une légitimité à occuper des postes de responsabilités dans quasiment tous les domaines par obligation fonctionnelle. En opérations, quelle que soit la fonction occupée, du responsable des services techniques ou informatiques au responsable des RH, il faut savoir se servir d'un fusil d'assaut, ne serait-ce que pour assumer sa propre légitime défense. Au total, il n'y a, de ma part, aucun dogmatisme sur le sujet, mais une attention particulière à ne pas fragiliser l'identité, la spécificité, l'expertise et les besoins opérationnels des armées! « L'intelligence de métier » ne se décrète pas, elle se forge avec l'expérience, dans la durée.
Le second risque touche principalement au moral de notre personnel, civil et militaire. C'est au moment où la réforme rentre dans sa phase la plus délicate que la crise apparaît. Si chacun individuellement peut comprendre les efforts à consentir pour participer à la bataille du désendettement de l'Etat ; à titre collectif, il nous sera compliqué de faire comprendre que les efforts doivent être prolongés au-delà de ce qui était initialement prévu.
Ceci m'amène tout naturellement à évoquer devant vous les problématiques de la programmation budgétaire et militaire
Vous le savez, l'une des principales préoccupations d'un CEMA, c'est de disposer, dans la durée, des ressources humaines et financières qui lui permettent de construire un outil de défense, à même de répondre à tous types de crises sécuritaires.
Il faut du temps pour recruter, former, et entraîner notre personnel : entre 5 et 10 ans. Il faut un peu plus de temps pour acquérir, développer, maîtriser et entretenir des savoir faire complexes : entre 10 et 15 ans. Il faut beaucoup de temps pour concevoir et mettre en oeuvre un système d'armes : entre 15 et 20 ans. Il faut enfin encore plus de temps pour apprendre à combiner, coordonner, synchroniser les outils, les hommes qui les servent, les chefs qui les commandent : plus d'une génération.
Un outil de défense complet, tel que nous le connaissons aujourd'hui, réclame du temps. C'est bien pour cela que le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale se projette jusqu'à l'horizon 2020.
Et, je ne vous apprends rien en vous disant que le temps, c'est de l'argent ! Si l'argent vient à manquer, ce sont les équilibres de notre outil de défense qui sont touchés !
Nos armées, avec la loi de programmation militaire, étaient rentrées dans une phase de « recapitalisation » avec le renouvellement de ses matériels majeurs au travers des grands programmes que vous connaissez. Mais la crise est là.
Hier, la situation n'était que tendue. Tendue, parce que des besoins nouveaux, post LPM, sont très vite apparus et sont venus alourdir la facture : ce sont notamment les coûts associés à l'implantation aux Emirats Arabes Unis, aux démantèlements des équipements ou aux mises aux normes environnementales. L'exercice de gestion 2010 dans lequel nous sommes engagés est donc déjà compliqué. Mais enfin, la situation n'était pas défavorable, parce que nous avions une cohérence globale entre le Livre Blanc et la loi de programmation militaire autour d'un processus vertueux qui accordait au ministère de la défense des ressources nécessaires.
Aujourd'hui, la situation est délicate. Délicate, parce que, sous l'effet combiné de plusieurs facteurs que vous connaissez, la crise financière puis économique, la crise de l'euro, l'état de nos finances publiques imposent des choix budgétaires. Ces choix, nous devons les faire dans un temps court, ce temps qui justement nous est tellement indispensable pour la construction de notre outil de défense. Ces choix seront structurants. Une application stricte du gel des annuités du budget triennal constituerait pour nous une rupture. Il s'agit donc d'obtenir que le curseur finalement choisi évite une telle rupture. L'effort sera très important, je le sais, mais personne ne comprendrait que nous ne le fassions pas.
Mes marges de manoeuvres sont limitées dans une LPM qui était déjà contrainte, comme d'ailleurs toutes les LPM. Trois leviers sont accessibles : les programmes d'armement, le fonctionnement et les ressources humaines.
Agir sur les programmes d'armement, c'est procéder à des révisions capacitaires à plus ou moins brève échéance. Il nous faudra déterminer lesquelles : ce sont des choix stratégiques et sécuritaires lourds avec des conséquences sur le tissu industriel, notamment sur les PME ; la défense est le premier investisseur de l'Etat.
Agir sur le fonctionnement, c'est éventuellement réduire l'activité des armées, c'est pénaliser la préparation opérationnelle qui contribue à la sécurité de nos soldats en opérations.
Agir sur les ressources humaines ce serait une révision du format à la baisse, la fermeture potentielle de nouveaux sites, et la redéfinition des contrats opérationnels. Nous n'en sommes pas encore là, mais il sera prudent d'y réfléchir.
En fonction de la pression appliquée sur chacun de ces trois leviers, les effets seront plus ou moins importants.
J'observe que les autres structures du ministère de la défense devront naturellement aussi prendre leur part du fardeau.
Aujourd'hui, les études sont en cours. Nous travaillons sur différentes hypothèses, en essayant de trouver le moins mauvais compromis, celui qui préserve les équilibres structurants et la cohérence de notre outil de défense au regard des ambitions affichées dans le Livre blanc.
L'équation que nous devons résoudre aujourd'hui est particulièrement complexe. Nous en sommes tous conscients. En Europe, toutes les armées sont soumises aux mêmes dilemmes, aux mêmes pressions, aux mêmes difficultés. La surprise stratégique aujourd'hui, c'est bien la surprise générée par l'ampleur de la crise financière et ses conséquences sur les économies, notamment européennes.
Pour conclure, je livre à votre réflexion ce constat. En période de crise économique, la tendance naturelle de nos démocraties européennes est de faire peser sur la défense des efforts importants. Or c'est justement dans ces périodes de crises et d'incertitudes que les risques augmentent, que les tensions sont les plus fortes, que le monde est plus dangereux. Les leçons de l'Histoire sont têtues. Le reste du monde ne s'y trompe pas ; il augmente ses budgets militaires de plus de 6% en moyenne sur l'année 2009 ! L'Europe est la seule à réduire ! Les années à venir sont lourdes de défis, d'incertitudes, d'inquiétudes. Le Président de la république le rappelait dernièrement lors de sa visite sur le Charles de Gaulle.
Nous sommes bien conscients que la défense ne peut s'exonérer de l'effort collectif. Mais, nous devons rester vigilants : la défense de demain, c'est aujourd'hui que nous la construisons ! Le moment venu, c'est bien sur cette base que je proposerai les choix au ministre et au Président de la République.
M. Josselin de Rohan, président - Amiral, je vous remercie pour cet exposé exhaustif et sincère. Je passe la parole à mes collègues.
M. Didier Boulaud - Amiral, je m'associe aux remerciements du président de Rohan.
J'adhère à l'image que vous avez utilisée pour caractériser notre situation actuelle. Nous sommes effectivement au milieu du gué dans la transformation de notre défense. C'est le moment le plus périlleux et il faut espérer qu'une soudaine montée des eaux -la crise économique- ne vienne pas tout emporter. Je voudrais néanmoins souligner que les difficultés qui sont devant nous ne constituent pas totalement une surprise. Nous avions depuis longtemps tiré la sonnette d'alarme. Il était évident que la loi de programmation en cours subirait les conséquences de la loi de programmation précédente, cette fameuse « bosse » financière dont le ministre de la défense, M. Hervé Morin, avait démontré l'ampleur dans l'état des lieux effectué à son arrivée. On nous avait assuré que cette bosse serait aplanie, mais on avait déjà pu se rendre compte, lors des travaux du Livre blanc, combien les marges étaient réduites et cet exercice difficile.
La Cour des Comptes a bien résumé la situation dans son rapport sur les perspectives des finances publiques publié il y a quelques jours : « en définitive, soit les crédits mis en place sont adaptés aux besoins des armées tels qu'ils sont exprimés aujourd'hui et un risque important pèse sur les finances publiques, soit l'horizon auquel les capacités opérationnelles seront atteintes est repoussé et des programmes lourds devront être remis en cause ».
Hervé Morin avait lui-même déclaré, au mois d'avril, qu'il ne fallait pas attendre du ministère de la défense un effort supplémentaire par rapport à ce qui était déjà programmé, sauf à remettre en cause les conclusions du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.
Il est clair que, pour nous, le Livre blanc est mort et la loi de programmation est obsolète. Nous n'échapperons pas à une révision du Livre blanc et de ses objectifs.
Je souhaiterais poser une question plus ponctuelle sur notre présence au Kosovo, où je me suis récemment rendu. Vous avez confirmé que la France souhaitait se retirer de ce théâtre lorsque la KFOR réduirait sa posture, c'est-à-dire lors du passage à ce que l'on appelle la « Gate 2 ». Je puis vous indiquer que ce retrait ne correspond pas au souhait des autorités kosovares. D'autres contingents qui travaillent habituellement avec la France pourraient à leur tour se retirer. Il me paraît en outre extrêmement paradoxal, et même contradictoire, de se retirer d'une opération en cours au moment où nous réintégrons les structures militaires de l'OTAN. C'est une décision qui sera sans doute mal comprise par nos partenaires.
M. Daniel Reiner - Vous avez évoqué trois leviers possibles pour répondre aux exigences de la rigueur budgétaire. S'agissant des ressources humaines, je ne crois pas que l'on puisse aller très au-delà de ce qui a été décidé. Restent le fonctionnement et les équipements. A-t-on commencé à percevoir les premiers bénéfices des mesures d'économie déjà décidées en matière de fonctionnement et peut-on trouver d'autres gisements d'économies ? La tentation est grande de viser les équipements, mais le Livre blanc a déjà opéré des réductions et la marge de manoeuvre devient étroite. Nos principaux partenaires européens sont confrontés aux mêmes difficultés. Chacun va-t-il décider seul en fonction du contexte national ou les pays européens seront-ils capables de se mettre autour d'une table pour prendre des mesures coordonnées ? La crise économique ne crée-t-elle pas une occasion d'accélérer le mouvement en matière de coopération européenne ? Vous concertez-vous avec vos homologues européens à ce sujet ?
M. Jean-Pierre Chevènement - Vous avez évoqué de possibles suppressions dans le domaine des équipements. Pouvez-vous nous dire quels critères vous retiendrez pour remettre en cause certains programmes ? Envisagez-vous de telles mesures dans le domaine de la dissuasion nucléaire ?
Amiral Edouard Guillaud - S'agissant du Livre blanc, il a été prévu qu'il soit régulièrement réactualisé, avec une périodicité de cinq ans. Il ne me semble pas que l'évaluation de la menace établie par le Livre blanc en 2008 ait fondamentalement changé, même si des ajustements sont toujours possibles. Face à cet état de la menace, c'est au décideur politique de fixer un niveau d'ambition pour le pays. Les armées ne font que mettre en oeuvre le mandat qui leur est confié. Je ne crois pas que l'on puisse dire que le Livre blanc est mort. L'état des lieux reste valable et je pense que pour l'instant, nous restons capables d'assumer un certain niveau d'ambition, si nous savons faire preuve d'imagination sur les moyens à mettre en oeuvre.
A propos du Kosovo, cela fait un an que nous avons annoncé notre intention de nous retirer de ce théâtre lors du passage en « Gate 2 ». Nous ne prenons donc pas nos partenaires par surprise. J'observe que tous les Etats membres de l'OTAN ne contribuent pas à la KFOR, quand bien même ils participent à toutes les structures de l'Alliance. Nous- mêmes ne participons pas, par exemple, aux forces navales permanentes (Standing Naval Forces) de l'OTAN. Il ne faut donc pas faire de lien entre notre pleine et entière participation aux structures militaires de l'OTAN et notre engagement dans telle ou telle opération, qui n'a rien d'obligatoire ou d'automatique.
Aujourd'hui, l'OTAN n'a pas pris de décision concernant l'évolution de sa présence au Kosovo. Certains peuvent considérer que le temps n'est pas venu de modifier la posture, étant donné que le Kosovo n'est toujours pas reconnu comme Etat indépendant par une partie de la communauté internationale et que la situation de la partie serbe du pays n'est toujours pas réglé. Le statu quo n'inciterait guère les parties en présence à rechercher un accord politique. La réduction de la posture, avec passage en « Gate 2 » pourrait créer un électrochoc signifiant qu'après plus de dix ans de présence internationale, il faut trouver une solution définitive à cette crise. La France a clairement indiqué son intention de retirer ses troupes lorsque ce jalon serait franchi, quelle qu'en soit la date. Mais nous sommes également réalistes. Nous avons dit que notre retrait ne serait pas brutal, qu'il serait coordonné avec nos alliés et progressif.
Monsieur le sénateur Reiner, vous m'avez demandé s'il reste encore des gisements d'économie. Peut-être un petit peu sur les ressources humaines. Il est toujours possible de fermer le robinet du recrutement, mais cela présente des inconvénients. Si l'on allonge la durée de carrière des militaires, on crée un problème de pyramidage et on accroît la moyenne d'âge, ce qui se ressent sur les aptitudes physiques en opération. Sur le fonctionnement, il est clair que nous ne bénéficions pas encore des retombées des mesures prises depuis 2008. Toute restructuration génère dans un premier temps des dépenses. Les économies viendront à compter de 2013. Il est cependant toujours possible de prendre de nouvelles initiatives. Je l'ai fait en décidant de rassembler sur un même site l'ensemble des hélicoptères Caracal des armées, qu'ils relèvent de l'armée de terre ou de l'armée de l'air. Nous essayons d'identifier d'autres gisements d'économie.
En ce qui concerne les équipements, les programmes les plus fragiles sont en général les plus récents, sur lesquels encore peu d'engagements ont été passés. J'estime qu'il serait pour le moins paradoxal de pénaliser les programmes liés à la fonction « connaissance et anticipation », alors que c'est précisément l'une des priorités fortes du Livre blanc.
Nous explorons les voies de mutualisation ou de coopération européenne, mais pour coopérer, il faut la convergence de trois volontés : celle des armées, et elles y sont prêtes ; celle des gouvernements, qui est également réelle ; enfin, celles de ce que j'appellerai les canaux historiques, c'est-à-dire les structures étatiques et industrielles internes à qui il n'est pas toujours facile de faire admettre que l'on peut travailler différemment. Le Royaume-Uni est sur cette ligne et nous espérons également pouvoir travailler avec l'Allemagne. La tentation des réflexes de repli national existe partout en Europe. Bien entendu, il y a des concertations entre les chefs d'état-major des armées des différents pays européens, mais tous n'ont pas le même niveau de responsabilité en matière de programmation.
L'accentuation des coopérations pourra être une façon de préserver le niveau d'ambition du Livre blanc. Nous en étudions la faisabilité dans plusieurs domaines, par exemple la constitution d'une flotte d'avions ravitailleurs.
Monsieur Chevènement, il n'est heureusement pas question de supprimer des programmes. S'il fallait supprimer quelque chose, ce serait peut-être la possession de certains équipements, mais sans renoncer à leur usage. On pourrait par exemple imaginer une force navale de lutte contre les mines commune à la marine et à la Royal Navy. Nous sommes dans une période de réflexion active des deux côtés de la Manche.
En matière de dissuasion nucléaire, nous avons rigoureusement appliqué la stricte suffisance. Avec quatre SNLE et deux escadrons pour la composante aérienne, il est difficile d'aller plus loin. Je puis vous assurer que les programmes liés à la dissuasion sont suivi de très près, dans le souci du meilleur emploi des crédits. Le Président de la République a confirmé le maintien des deux composantes qui donnent à notre force de dissuasion de la crédibilité, y compris en Europe, et de la souplesse.
Mme Bernadette Dupont - Vous avez dit avec beaucoup de fermeté que le conflit d'Afghanistan était une guerre compliquée, meurtrière et inscrite dans la durée. Quelle est l'incidence de cette guerre -vous n'avez pas hésité à la qualifier comme telle- sur la transformation des armées et sur le moral des militaires ? Comment la perspective de devoir prolonger les efforts au-delà de ce qui était initialement prévu, comme vous l'avez évoqué, est-elle ressentie ?
M. Jacques Gautier - Amiral, en cette période difficile pour les finances publiques, le ministère de la défense est ce que j'appellerai un « TOTB », un terrible objet de tentation budgétaire pour Bercy. Les marges ont déjà été réduites pour les ressources humaines et le fonctionnement. Si l'on procède à des réductions sur les équipements, il y aura des incidences pour les capacités opérationnelles et le tissu industriel, en termes de recherche et développement et d'emploi. Vous avez indiqué que la fonction « connaissance et anticipation » était une priorité du Livre blanc mais on entend que certains programmes qui y sont liés pourraient être affectés, avec un décalage du système d'observation spatiale Musis, des radars longue portée pour l'alerte avancée ou des satellites d'écoute. On évoque également le programme d'avions ravitailleurs MRTT et vous avez mentionné la possibilité d'une flotte commune, bilatérale ou multinationale. D'autres décalages sont évoqués pour les programmes d'hélicoptères Tigre et NH90, ainsi que pour la rénovation du Mirage 2000D. Qu'en est-il véritablement ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam - Amiral, à l'écoute de votre exposé, je serais tentée de vous demander comment nous, sénateurs, pouvons vous aider dans votre tâche. Je souhaiterais également avoir des précisions sur les perspectives de mutualisation avec le Royaume-Uni. Enfin, je suis chargée, avec notre collègue Michel Boutant, d'un rapport d'information sur la gestion des réserves militaires en cas de crise majeure. En cette période de difficulté budgétaire, envisagez-vous une montée en puissance des réserves, à l'image de l'emploi qu'en font les Etats-Unis, y compris en Afghanistan ?
Amiral Edouard Guillaud - Juridiquement, les opérations d'Afghanistan ne constituent pas une guerre, mais c'est bien d'une guerre qu'il s'agit, ne serait-ce que par les techniques et les équipements utilisés de part et d'autre. Les familles de nos victimes ont été peinées par un débat sur la qualification de ce conflit qui leur paraissait inadapté. Nos soldats ont également bien conscience de participer à une guerre.
Quelle est l'incidence de ce conflit sur le moral et sur la transformation des armées ?
Sur le terrain, les troupes déployées ont le sentiment d'être bien équipées et commandées. Par exemple, les premiers VBCI sont arrivés en Afghanistan. Nos troupes savent qu'elles sont soutenues. En métropole, les unités sont très concentrées sur la préparation opérationnelle en vue des déploiements futurs. C'est moins cette perspective d'engagement qui les inquiète que la transformation en cours dans les armées. Celle-ci nécessite de grands efforts d'explication.
En ce qui concerne les programmes d'équipement, nous examinons la situation. Vous avez évoqué l'alerte avancée pour laquelle nous prévoyons un radar très longue portée et un satellite de détection infrarouge. Nous souhaitons une coopération européenne mais nous ne pouvons pas attendre la réponse de nos partenaires pour lancer le programme. Nous allons réévaluer le calendrier. Pour le programme d'observation spatiale Musis, il y a une butée liée à la fin de vie des satellites Helios. Nous avons déjà enregistré des retards sur l'hélicoptère NH90 et sur le Tigre, il faut tenir compte de nos engagements opérationnels actuels et distinguer selon les différentes versions de l'appareil. La rénovation du Mirage 2000D porte sur plusieurs centaines de millions d'euros. J'ai indiqué dans mon propos introductif qu'il nous faudrait faire le moins mauvais compromis possible, et c'est à dessein que je n'ai pas parlé de meilleur compromis.
Mme Garriaud-Maylam m'a interrogé sur l'appui que le Sénat peut m'apporter. Je l'ai dit, le soutien essentiel est celui que vous nous manifestez dans vos départements, auprès des Français. Il n'est pas facile de faire comprendre combien nos intérêts peuvent être mis en danger à des milliers de kilomètres de la métropole. Cela exige des explications renouvelées.
Je suis convaincu que nous pourrons développer des coopérations bilatérales avec le Royaume-Uni, car c'est un pays très comparable au nôtre sur les plans démographique, économique, diplomatique et militaire. D'une crise peut sortir un bien. Mais il sera nécessaire de déplacer ou d'abattre de nombreuses cloisons pour progresser.
Les réserves ont été un peu oubliées dans le Livre blanc. Nous n'avons pas du tout une tradition comparable à celle des Etats-Unis, avec leur garde nationale. Nous avons redécouvert l'intérêt des réserves au milieu des années 1990, lorsque nous avons vu les Etats-Unis utiliser des réservistes dans les Balkans. C'est un domaine dans lequel nous n'avons pas suffisamment investi.
M. Robert del Picchia - Les Français expatriés nous font souvent part de leurs inquiétudes pour leur sécurité. Je sais que les armées y sont attentives. Quel message pouvons-nous relayer pour les rassurer ?
Par ailleurs, André Dulait a été contraint de quitter la réunion et m'a demandé de vous interroger sur votre vision de la gendarmerie, qui demeure une force militaire.
M. André Trillard - Je m'interroge sur l'état de nos stocks, qu'il s'agisse de produits primaires ou de munitions. En cas de conflit majeur, de quel degré d'autonomie disposerions-nous et quelle durée pourrions-nous soutenir ?
Mme Michelle Demessine - Hier, « Reporters sans frontières » organisait sur les grilles du jardin du Luxembourg une manifestation de soutien aux deux journalistes de France 3 retenus en otage en Afghanistan. Les informations manquent et l'inquiétude s'accroit. Quel est votre sentiment sur les perspectives de dénouement de cette détention ?
Amiral Edouard Guillaud - Les armées sont en permanence prêtes à intervenir pour protéger nos ressortissants à l'étranger. Nous mettons régulièrement à jour, en fonction de l'évolution de la situation locale et des caractéristiques des communautés françaises, les plans établis pays par pays. C'est pour nous une mission fondamentale et nous y travaillons en permanence. Nous coopérons avec d'autres pays susceptibles d'intervenir -le Royaume-Uni, les Etats-Unis- et beaucoup de pays souhaitent faire appel à nous pour leurs propres ressortissants. Ils savent que nous possédons un véritable savoir-faire dans ce domaine.
Les armées coopèrent étroitement avec la gendarmerie pour des missions intérieures -lutte contre l'orpaillage clandestin en Guyane, plan Vigipirate, dispositif de lutte contre les feux de forêts dans le Sud de la France- ou sur les théâtres d'opérations extérieures. La gendarmerie y exerce des missions de prévôté. Elle participe aussi aux actions de formation, comme en Afghanistan. Nous n'avons aucune difficulté dans les relations avec la gendarmerie au titre de ses fonctions militaires.
Je ne suis pas en mesure de répondre à M. Trillard sur les stocks de produits primaires. S'agissant des munitions, le volume du stock et le rythme éventuel de consommation dépendent beaucoup du type de conflit et des scénarios. Plus le matériel est complexe, plus il faut du temps pour reconstituer le stock.
S'agissant des journalistes retenus en otage en Afghanistan, c'est une question qui est traitée par la DGSE. Je n'ai pas accès à certaines informations. Il semble que des canaux de communication aient été établis, ce qui est plutôt positif. Les armées interviennent si nécessaire en soutien, par exemple pour sécuriser la zone. Ce que je puis dire, c'est que nous nous trouvons face à des maîtres en matière de manipulation des relais d'opinion. Il faut veiller à ne pas entrer dans la logique des ravisseurs, qui cherchent le moyen de rehausser leurs exigences.
Déplacement au Gabon - Communication
M. Daniel Reiner, co-rapporteur - La mission que Jacques Gautier et moi-même avons effectuée au Gabon du 20 au 24 avril dernier s'inscrit dans la série de déplacements de notre commission sur les théâtres d'opérations où nos forces sont impliquées.
Naturellement, l'un des objectifs était de mieux s'informer sur l'organisation de nos forces prépositionnées au Gabon, pays qui doit devenir le « hub Ouest » de notre dispositif militaire en Afrique. Nous avions initialement envisagé de nous rendre au Sénégal, mais les difficultés de la négociation de l'accord de défense entre la France et ce pays nous ont conduits à différer ce déplacement afin de ne pas interférer avec les négociations en cours.
Le Président de la République a signé, lors de son voyage officiel au Gabon, en février dernier, le projet d'accord de partenariat et de défense entre la France et le Gabon.
Cette réorganisation de notre dispositif militaire et la signature d'un accord de partenariat ont été aussi l'occasion de faire le point sur la politique de la France en Afrique, puisque, depuis le discours prononcé par M. Nicolas Sarkozy au Cap en 2008, les principes de notre politique africaine sont présentés comme étant renouvelés.
Je m'attacherai, dans un premier temps, à décrire les lignes directrices de notre politique étrangère et de défense en Afrique sub-saharienne. En effet, les problématiques qui concernent le nord du continent relèvent plus des rapports avec l'Europe au sein d'un ensemble euro-méditerranéen.
S'agissant de nos rapports avec l'Afrique subsaharienne, l'analyse montre que, depuis 1990, c'est la continuité qui l'emporte. Depuis 30 ans, la politique diplomatique et de défense de la France en Afrique évolue sans rupture majeure mais en suivant l'évolution des grands bouleversements mondiaux et en s'y adaptant.
Elle a été ainsi marquée par deux inflexions majeures dues, pour la première, à la chute du mur de Berlin en 1989 et à l'effondrement du monde bipolaire qui a entraîné une « démocratisation » du continent, et, pour la seconde, aux effets de la mondialisation qui conduit inévitablement à l'internationalisation des politiques et au multilatéralisme. Entre ces deux adaptations majeures, nous avons procédé à de très importants changements de structure de la coopération française, qui tire les conséquences de ces bouleversements et permet d'accompagner les politiques.
Enfin, je conclurai en disant que l'axe fondamental de toute politique étrangère africaine demeure la préservation et la progression des intérêts que les pays européens, dont la France et l'Europe globalement ont en commun avec les pays africain et l'Afrique.
La première rupture se situe donc en 1989 avec l'effondrement des régimes communistes en Russie et en Europe centrale et orientale et le mouvement de démocratisation.
Jusqu'en 1989, le caractère démocratique des institutions et la défense des droits de l'homme n'avaient pas été au premier rang des préoccupations de la politique africaine de la France, comme d'ailleurs des autres Etats occidentaux (peut-être à l'exception des pays nordiques qui ont, il est vrai, peu d'intérêts en Afrique), alors même que le continent faisait l'objet, par Etats interposés, du conflit de la guerre froide. Sans être absentes, ces questions n'étaient pas prioritaires.
La chute du mur de Berlin rend inéluctable l'évolution démocratique de l'Afrique et le Président François Mitterrand va impulser ce mouvement dans son fameux discours de La Baule du 20 juin 1990. Comme l'avait dit notre ancien collègue Jacques Pelletier, alors ministre de la coopération, « le vent d'Est a fait plier les cocotiers ».
Les principes qui sont énoncés à La Baule sont les suivants :
- l'affirmation du lien évident entre le développement et la démocratie. Roland Dumas, ministre des affaires étrangères, affirmait « il n'y a pas de développement sans démocratie, il n'y a pas de démocratie sans développement ». Cet axe continue aujourd'hui à être le nôtre, il est, du reste, universel, comme le montrent les objectifs du millénaire.
A partir de cette évidence, la France tire trois conclusions en 1990 :
- elle n'entend pas intervenir dans les affaires intérieures des Etats africains (ce qui sous-entend qu'elle ne l'excluait pas auparavant) : non ingérence donc ;
- le respect de l'indépendance des politiques choisies : dans l'exercice de leur souveraineté, les Etats africains sont libres de choisir leur voie, d'en déterminer les étapes et l'allure ;
- mais, dans le respect de ces choix, la France introduit une conditionnalité entre l'aide accordée et le mouvement vers la démocratie.
À l'époque, ce discours avait été assez mal reçu par les élites africaines qui l'avaient ressenti comme un certain « lâchage » de notre pays. Pourtant, il a donné une indiscutable impulsion au développement de la démocratie, comme en témoigne la tenue des « conférences nationales » qui ont permis l'émergence des revendications démocratiques et la définition des nouvelles institutions accompagnées de réformes constitutionnelles.
Le véritable problème c'est que l'Afrique n'a pas touché les dividendes de ce mouvement vers la démocratie. La fin de l'affrontement idéologique Est-Ouest a fait disparaître l'une des motivations de l'aide au développement. L'Europe a tourné ses efforts vers l'Est et, entre 1990 et 2001, les montants alloués à l'aide au développement pour l'Afrique subsaharienne sont passés de 34 à 21 $ par habitant.
Plus récemment, les effets de la crise économique ont aggravé la situation. Il n'est donc pas si étonnant que nous ayons assisté à la multiplication des conflits, des coups d'Etat et des soubresauts domestiques. La régression démocratique récente est le fruit d'un arbitrage entre la croissance et la sécurité, d'une part, la démocratie, d'autre part. Un certain nombre d'analystes dont Jean-Michel Severino ou Saïd Djinnit, le représentant des Nations unies pour l'Afrique de l'Ouest, considèrent cependant qu'il ne s'agit que d'un contretemps. Ils constatent que les efforts des Etats occidentaux en matière de gouvernance se doublent des progrès, certes lents et progressifs d'une « démocratie aux pieds nus » qui remonte de la société civile vers les gouvernements. La perspective de démocratisation de l'Afrique n'est donc pas une utopie. Elle se réalise pas à pas. Ce doit être un des axes de notre politique et de celle de l'Europe en Afrique que de l'accompagner.
Parallèlement à ce grand mouvement vers la démocratie, notre posture militaire sur le continent africain ne s'est pas modifiée fondamentalement en 1990. Le discours de La Baule rappelle la solidarité indéfectible de la France et la garantie dissuasive de sa présence pour ses alliés africains. Par rapport aux années 1960, qui ont connu la signature des accords de défense avec un certain nombre de clauses secrètes, le Président Mitterrand constate que celles-ci n'ont pas été appliquées depuis de longues années (tout au moins pendant son septennat) et que la garantie de la France ne porte donc que sur des agressions venues de l'extérieur.
Afin d'accompagner le second bouleversement qui est celui de la mondialisation et de la multilatéralisation des politiques en Afrique, notre pays a procédé, entre 1995 et 2006, à une très importante modernisation des instruments de la coopération sans laquelle l'évolution de notre politique n'aurait pas été possible. Ces réformes ont été faites sous les mandats du Président Jacques Chirac, avec des gouvernements de droite comme de gauche.
Il n'est pas indifférent de rappeler qu'elles ont été mises en place à la suite et après le génocide au Rwanda qui a constitué un véritable traumatisme pour notre politique étrangère et de défense en Afrique.
Pendant cette période de transition, que le Premier ministre de cohabitation, M. Lionel Jospin, a pu définir comme une politique de « ni indifférence, ni ingérence », nous avons procédé à une modernisation fondamentale et nécessaire des outils qui ont permis l'évolution de la politique africaine de la France. Il est ainsi procédé à trois réformes complémentaires : celle du ministère de la coopération, celle de l'aide au développement et celle de la coopération militaire.
La première réforme porte à la fois sur l'intégration du ministère de la coopération au sein du ministère des affaires étrangères et sur le renforcement de ses compétences à l'ensemble de l'Afrique, y compris l'Afrique anglophone et lusophone. C'est en 1996 qu'est créée la direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID).
Depuis cette date, la politique de coopération est organisée autour de deux pôles ministériels : le ministère des affaires étrangères, avec la corporation culturelle, scientifique et technique et l'aide au développement, et le ministère de l'économie et des finances, pour la gestion de la dette, de l'aide budgétaire globale et des relations avec les institutions financières internationales.
Cette réforme s'accompagne également d'un rapprochement des services sous l'autorité de l'ambassadeur.
La seconde réforme est celle de l'aide au développement avec le rôle pivot de l'agence française de développement (AFD) qui succède à la caisse française de développement à partir de 1998. Depuis cette date, l'AFD a un statut d'établissement public à caractère industriel et commercial à vocation d'institution financière spécialisée soumise à la loi bancaire. Elle joue le rôle de banque de développement.
Au plan économique, la présidence de M. Jacques Chirac a surtout contribué à relancer l'aide au développement, qui était tombée à 0,3 % du revenu national brut en 2002, avec l'engagement de la porter progressivement au niveau des 0,7 % du PIB préconisé par l'ONU. Rappelons que nous en sommes toujours aujourd'hui à moins de 0,5 % et que l'on peut craindre que la crise économique et la rigueur budgétaire n'impactent ce poste de dépenses.
Enfin, le conseil de défense du 3 mars 1998 procède à un véritable bouleversement de notre dispositif et des orientations de la coopération militaire française sur le continent africain. Il est créé la direction de la coopération militaire de défense, devenue aujourd'hui, par décret du 16 mars 2009, la direction de la coopération de sécurité et de défense, la DCSD.
L'objectif principal de notre coopération militaire est désormais d'accompagner la mise en place des forces de maintien de la paix africaine prévue par l'Union africaine. Notre mission consiste à appuyer la prise en charge par les Africains eux-mêmes de la gestion des crises et des conflits. Le programme de renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) est lancé en 1997. Il vise clairement à européaniser l'action de notre pays en Afrique. La France coopère étroitement avec les Nations unies et l'Union européenne pour la gestion des crises africaines en Côte d'Ivoire, en RDC et au Tchad.
De 1990 à 2006, il n'y a pas de modifications sensibles des principes politiques arrêtés à La Baule. C'est la continuité qui prime, mais des réformes fondamentales sont effectuées qui prennent en compte les changements internationaux qui agissent sur l'Afrique. La période qui suit s'inscrit dans ce mouvement de réforme et le poursuit.
La troisième période d'évolution démarre donc en 2006 avec un certain nombre de prises de position du candidat, puis du Président de la République, M. Nicolas Sarkozy.
A Cotonou, en 2006, Nicolas Sarkozy, alors candidat, fait du reste référence au discours de La Baule et à la « transition démocratique » du continent. Les principes qui sont énoncés : bâtir un État de droit, refus du coup d'Etat, partenariat, sont les mêmes.
Deux idées nouvelles apparaissent néanmoins : celle « d'immigration choisie » et l'affirmation que la relation entre l'Afrique et la France n'est pas une relation d'exclusivité. L'Afrique n'est pas une « chasse gardée » pour la France. Ce qui est, du reste, une évidence à l'heure de la politique très agressive de la Chine en Afrique ou du retour des Etats-Unis. Mais il s'agit indiscutablement d'un pas politique supplémentaire vers une sorte de « banalisation » des rapports entre la France et le continent africain.
C'est cependant par le discours du Cap, le 28 février 2008, que sont pris en compte, dans l'énoncé de notre politique, les effets de la mondialisation sur notre politique africaine.
La finalité de la politique de la France c'est « l'unité de l'Afrique » et sa « renaissance ». Le Président de la République annonce une « refondation » de nos relations avec le continent qui tire les conséquences des principes énoncés depuis 1990.
S'agissant de nos relations militaires -élément le plus visible et le plus emblématique d'une Françafrique rejetée dans les limbes du passé- une renégociation systématique de l'ensemble des accords de défense est annoncée pour les transformer en accords de « partenariat et de défense ». Le « partenariat » est le maître mot de ces relations nouvelles.
Le principe de transparence prévaut à la négociation de ces accords. Il n'y aura plus de clauses secrètes, ils seront intégralement publiés et discutés par les parlements nationaux. De plus, nos assemblées seront étroitement associées aux grandes orientations de la politique de la France en Afrique.
Dans la continuité du conseil de défense de 1998, l'objectif prioritaire de la présence militaire française en Afrique c'est l'aide apportée à bâtir des dispositifs de sécurité collective, en particulier avec la mise en place des « forces en attente » de l'Union africaine. Au-delà de cet objectif, le Président de la République a rappelé que « la France n'a pas vocation à maintenir indéfiniment des forces armées en Afrique ». On esquisse donc la possibilité d'un retrait, sans naturellement en préciser l'échéance.
Le Livre blanc sur la sécurité et la défense de 2008 traite, par ailleurs, de cette question et, dans la logique de réorganisation et de modernisation de nos forces armées, entreprend la concentration de notre dispositif de forces prépositionnées, encadrant l'arc de crise qui court de la Mauritanie au Pakistan, avec Djibouti à l'Est et avec le Gabon à l'Ouest.
Cette évolution s'accompagne de l'accentuation de la multilatéralisation et de l'européanisation de notre politique de paix et de sécurité en Afrique. Elle se marque, en particulier, par le partenariat entre l'Europe et l'Afrique, réaffirmé dans la déclaration de Lisbonne du 9 décembre 2007 ainsi que dans le plan d'action qui a été adopté. Un sommet UE-Afrique est ainsi programmé en 2010. Parallèlement à cette évolution, qui permet également une mutualisation de moyens devenus rares, la nécessité de poursuivre et d'accroître l'aide économique au développement de l'Afrique est réaffirmée dans le discours du Cap.
En matière d'aide au développement, le CICID du 5 juin 2009 et l'adoption prochaine du document-cadre sur la politique de coopération et de développement définissent les axes de notre politique d'aide en Afrique subsaharienne.
Pour conclure, et après avoir constaté la continuité de notre politique en Afrique, qui s'appuie sur un corpus théorique précis, il est intéressant de remarquer que les déclarations des présidents de la République successifs disent également clairement que la politique africaine de la France est avant tout la défense d'intérêts communs. On en revient toujours à la traditionnelle realpolitik.
Ces intérêts partagés entre les pays africains et la France, entre l'Union africaine et l'Europe, sont essentiellement sécuritaires, économiques et de posture internationale :
- il est en effet évident d'affirmer que « la sécurité et la prospérité de la France et de l'Europe sont indissociables de la sécurité et de la prospérité de l'Afrique » ; « la France a intérêt à la sécurité de l'Afrique. D'abord parce que la paix et la stabilité sont les conditions indispensables du développement. Ensuite, parce que les guerres, les pandémies, les trafics ou le terrorisme en Afrique ont des conséquences directes en France ». La paix et la sécurité du continent africain, la lutte contre la pauvreté, la croissance économique du continent et son insertion dans la mondialisation sont des intérêts communs ;
- de plus, économiquement parlant, la France a intérêt au développement de l'Afrique. « Le potentiel de croissance du continent, ses richesses naturelles, son marché prometteur en font une partie du monde que nous ne pouvons négliger ». Sous cet angle, l'intérêt est partagé par toute l'Europe qui voit se développer inexorablement la concurrence de la Chine qui accapare des ressources rares ;
- le développement économique et la prospérité limitent les flux migratoires. Le Président Abou Diouf, alors à la tête du Sénégal, ne disait rien d'autre en appelant au développement dans son pays. La France et l'Afrique ont un même intérêt à une meilleure régulation de la mondialisation. Il serait totalement illusoire et dangereux de prétendre gérer les affaires du monde sans l'Afrique ;
- enfin, la défense de la francophonie, patrimoine culturel commun, est un vecteur d'influence partagé. Plus largement, la proximité politique entre la France et les pays africains est un atout pour notre pays à l'ONU.
Je ne crois pas que la liste de ces « intérêts » reflète une vision passéiste de nos rapports avec le continent et les sociétés africaines. On ne peut qu'être frappé par l'extraordinaire dynamisme de l'Afrique bientôt forte de ses 1 800 millions d'hommes en 2050, c'est-à-dire demain. Comme le souligne Jean-Michel Severino, « la façon dont les Africains se déplaceront, se définiront et interagiront avec leur environnement déterminera la trajectoire de leur société, mais aussi des nôtres ». Ignorer ces « mutations d'intensité sismique », cette « réémergence stratégique » serait faire preuve de cécité et constituerait une faute politique.
Le fait de parler de « politique africaine de la France » plutôt que « des politiques de la France en Afrique » établit un lien qui, tout en abordant la relation de manière nouvelle, ne fait pas table rase d'un passé riche, même s'il est parfois douloureux. La relation entre la France et l'Afrique, qui s'inscrit dans le temps long de l'histoire, est un atout fondamental.
Le rôle de la solidarité entre la France et l'Afrique ne doit pas être oublié.
Il ne faut cependant pas que la « banalisation » des rapports entre la France et l'Afrique soit poussée trop loin. C'est, du reste, le sens de notre volonté de mieux identifier notre action bilatérale sur le continent.
En conclusion, en dépit des changements à la tête de l'Etat, les différents gouvernements ont poursuivis, depuis 1990, une politique d'une grande continuité dans son adaptation aux grands changements qu'a connus le monde. Le corpus sur lequel repose la politique africaine de la France est solide. La relation entre la France et les pays africains s'est certes normalisée en rapports entre Etats et entre blocs -Union africaine et Union européenne- sans toutefois se banaliser. Il faut préserver cet acquis. Le verbe, en Afrique, est important. La relation entre la France et l'Afrique doit rester singulière.
Je passe à présent la parole à Jacques Gautier qui décrira plus précisément l'application de ces principes politiques à la situation au Gabon.
M. Jacques Gautier, co-rapporteur - Le Livre blanc définit la bande sahélienne, de l'Atlantique à la Somalie, comme le lieu géométrique d'un certain nombre de menaces : immigration clandestine, radicalisation religieuse, terrorisme, réseaux criminels, trafics divers et risques sanitaires. Il indique que la fragilité de cette zone appelle une vigilance et un investissement spécifique dans la durée.
Ces menaces et la défense des intérêts partagés avec les pays africains qu'a rappelées Daniel Reiner justifient notre présence militaire sur le continent.
La France déploie un petit peu moins de 10 000 hommes le long de l'arc de crise. Ces forces sont des forces temporaires, comme en Côte d'Ivoire, au Tchad ou en République Centrafricaine, des forces sous mandat international comme au Liban ou dans le cadre de l'opération Atalanta, des forces de présence, en particulier à Djibouti, au Sénégal, au Gabon et aux Emirats arabes unis et, enfin, des forces de souveraineté sur l'île de la Réunion et à Mayotte.
Les seules forces de présence comptent 5 400 hommes dont un petit peu plus de 900 au Gabon. Elles assument quatre missions :
- assurer la prévention, la protection et l'évacuation éventuelle des ressortissants français établis dans les différents pays africains ;
- contribuer à la préservation des espaces essentiels à l'activité économique et à la liberté des échanges ;
- participer à la réalisation des engagements internationaux de la France dans les cadres européen et onusien ;
- participer activement, à travers les actions de coopération, à la mise en place de forces africaines autonomes, dans un cadre régional comme dans le cadre de l'Union africaine (forces en attente).
Notre déploiement au Gabon illustre parfaitement la mise en oeuvre de notre politique en Afrique.
Dans le cadre de la concentration nécessaire de notre dispositif, le choix de la base Ouest s'est posé entre le Sénégal et le Gabon. Les difficultés que nous avons rencontrées avec le Gouvernement du Président Wade ont conduit à choisir le Gabon. Comme le souligne, à juste titre, le Livre blanc, la présence française sur le continent est « là où elle est souhaitée ». Conformément aux voeux du Gouvernement sénégalais, une cérémonie de restitution symbolique des emprises occupées par les forces françaises a eu lieu au camp Bel Air le 9 juin 2010. En accord avec les autorités sénégalaises, la France ne conservera à Dakar qu'un simple « pôle opérationnel de coopération à vocation régionale », fort d'environ 300 militaires. Une nouvelle affectation, vraisemblablement immobilière, sera donnée à l'emprise du camp Bel Air.
Les effectifs et les infrastructures des forces françaises au Gabon seront donc vraisemblablement renforcés dans les années à venir.
L'accord de partenariat et de défense avec le Gabon a été signé lors de la visite officielle du Président de la République en février dernier. Il constitue le fondement juridique de notre présence au Gabon. Comme les accords dont notre commission va avoir à débattre prochainement avec le Togo et le Cameroun, l'accord avec le Gabon sera déposé sur le bureau de l'une des deux assemblées et discuté. Le texte encore provisoire, puisqu'il doit être soumis à l'avis du Conseil d'État, reprend les mêmes dispositions que les accords avec le Togo ou avec le Cameroun. S'y ajoute une annexe sur les facilités opérationnelles pour les forces françaises au Gabon.
L'ensemble des entretiens que nous avons eus avec le Premier ministre, avec les ministres des affaires étrangères et de la défense ou avec nos collègues du Sénat gabonais, dont il faut souligner la chaleur de l'accueil, nous ont permis de constater l'accord unanime des autorités politiques gabonaises pour une coopération étroite et confiante avec la France. Comme l'a souligné le Président de la République, c'est un partenariat exigeant, entre égaux et au bénéfice mutuel des deux parties.
La coopération entre la France et Gabon vise à renforcer les capacités humaines, techniques et logistiques des forces gabonaises. Au-delà de cette fonction traditionnelle de formation des cadres de l'armée nationale, l'objectif est de participer directement à la mise en place et au renforcement du système de sécurité collective de l'Afrique. En particulier, toute l'action de la coopération militaire, qu'elle soit structurelle ou opérationnelle, est orientée vers la montée en puissance de la force africaine en attente, et notamment de la brigade régionale constituée dans le cadre de la communauté économique de l'Afrique centrale.
Les nouveaux accords de défense comportent également une dimension multilatérale qui prévoit l'association au partenariat de défense des institutions de l'Union européenne et de l'Union africaine, des ensembles sous-régionaux de cette dernière et, le cas échéant, d'autres pays africains ou européens. Notre coopération avec le Gabon s'inscrit dans le cadre du partenariat stratégique UE-Afrique.
Outre cette mission de coopération avec les forces armées gabonaises et avec la brigade de l'Union africaine, les forces françaises au Gabon ont la mission d'assurer la sécurité des 12 000 ressortissants français qui y sont installés et, plus largement, celle des ressortissants d'autres pays dont la sécurité pourrait être menacée, comme ce fut le cas au Tchad par exemple.
De plus, en tant que force prépositionnée, les FFG constituent un point d'appui et d'accueil pour les opérations menées en Afrique, notamment les opérations de maintien de la paix auxquelles la France participe sur le continent. Enfin nos forces constituent un point d'appui essentiel pour la mise sur pied d'une force aéroterrestre à capacité aéroportée en vue d'une éventuelle intervention de première urgence en Afrique centrale et de l'Ouest.
Au cours de notre mission, nous avons pu visiter l'ensemble du dispositif installé à Libreville. Ces visites ont permis d'illustrer l'action de notre pays au Gabon et dans la sous-région.
Le dispositif est placé sous le commandement d'un officier général, le général Commins qui s'appuie sur un état-major interarmées. Il est responsable non seulement des forces françaises au Gabon mais il est aussi le correspondant des organes militaires de la CEEAC et des chefs d'état-major des armées concernées de la région.
Les forces terrestres sont composées du 6è bataillon d'infanterie de marine, dans lequel j'ai eu l'honneur de servir, du détachement de l'aviation légère de l'armée de terre et d'une mission logistique installée au Cameroun. Le détachement air comprend un groupement de transport opérationnel dont un détachement d'hélicoptères légers et une escale de transit qui est implantée sur une partie de l'aéroport international de Libreville, la base Guy Pidoux.
Sur ce dernier point, nous avons pu constater les conditions précaires de l'installation de l'armée de l'air sur cette base qui est indiscutablement trop exigüe et qui ne dispose pas de hangars permettant d'assurer dans de bonnes conditions le maintien en condition opérationnelle des matériels. Les réparations ou l'entretien sur les moteurs des Transals s'effectuent en plein air avec une simple bâche pour couvrir les moteurs et leur équipement électronique en cas de pluie, ce qui est évidemment très fréquent au Gabon. La sécurité n'est donc pas assurée. Il en va de même pour les locaux de stockage des pièces détachées qui doivent être modernisés. Enfin, le passage à proximité immédiate de la base de la route littorale peut poser des questions de sécurité.
Il est évident que le choix du Gabon comme «hub Ouest » de notre dispositif en Afrique suppose que nous disposions de facilités opérationnelles meilleures. La base jouxte le tarmac réservé à l'aviation présidentielle gabonaise qui autorise gracieusement une utilisation temporaire. Cette situation n'est néanmoins pas satisfaisante et il est nécessaire de négocier une extension de la base Pidoux et de l'équiper de hangars permettant le stationnement et l'entretien de nos appareils dans de bonnes conditions.
Lors des rencontres avec nos militaires, officiers, sous-officiers et hommes du rang, nous avons pu constater l'extraordinaire motivation de l'ensemble du personnel ainsi que la chaleur des liens professionnels et humains de nos soldats, quel que soit leur grade, avec leurs homologues de l'armée gabonaise et des armées de la CEEAC.
En particulier, nous avons pu assister à la préparation de l'exercice Kwanza 2010. Cet exercice, qui s'est déroulée au mois de mai, avait pour objectif la certification de la brigade de la force africaine en attente pour la région. À partir d'un scénario d'intervention, il s'agissait d'évaluer les avancées de la force multinationale de l'Afrique centrale en matière de gestion de crise au sein de la sous-région. Cet exercice a engagé environ 4 000 hommes provenant des différentes armées nationales et de nombreux matériels.
La tenue de cet exercice montre les progrès effectués et la volonté des différents pays de la zone de contribuer et, à terme, de prendre en charge la résolution des conflits et l'instauration de la paix et de la sécurité régionales. Cette progression est très encourageante, même si l'on peut regretter le rythme sans doute trop lent de la montée en puissance de la force en attente de l'Union africaine. Elle témoigne aussi de la pertinence et de l'efficacité de notre coopération.
Nous avons également pu vérifier la qualité des liens entre nos militaires et les militaires des armées de la zone au travers des différentes des actions de coopération militaire.
En particulier, nous avons visité deux des 17 écoles nationales à vocation régionale africaines (ENVR) qui sont implantées au Gabon : l'école d'état-major et l'école d'application du service de santé. Ces écoles constituent une véritable force d'intégration régionale. Elles sont devenues un élément clé de notre politique de coopération.
Les deux écoles d'état-major dont nous disposons au Mali et au Gabon vont être fusionnées au profit de celle de Libreville, doublant ainsi sa capacité d'accueil et de formation.
L'école d'application du service de santé est un pôle d'excellence au Gabon. Elle permet la formation des médecins militaires des armées et de la zone. Je dois souligner l'excellent équipement et la tenue de l'hôpital Omar Bongo que nous avons visité à Libreville.
La mission de coopération, de sécurité et de défense, sous les ordres de l'attaché de défense, le colonel Lenfant, comporte 25 conseillers, eux-mêmes responsables de onze projets en cours, dans des domaines extrêmement variés, qui vont de la formation au soutien de l'armée gabonaise, en passant par l'action de l'État en mer et par la santé.
Cette coopération structurelle s'effectue naturellement avec l'appui des forces françaises au Gabon en particulier pour tout ce qui concerne la formation. Le travail qui est effectué, avec un dévouement qui doit être souligné, s'appuie sur des moyens financiers limités puisqu'ils s'élèvent, pour le Gabon, en 2010, à un peu plus d'1,1 million d'euros hors soldes et rémunérations. Pour l'ensemble de la région, soit neuf pays, le budget s'établit à 19,5 millions d'euros, soldes et rémunérations des 78 conseillers comprises.
On ne peut être qu'admiratif pour les résultats obtenus. Néanmoins, il me paraît évident que notre ambition politique en Afrique doit s'appuyer sur des moyens au minimum maintenus au niveau actuel et, si possible, augmentés.
S'agissant enfin de la coopération opérationnelle, nous avons pu visiter le centre d'aguerrissement outre-mer et étranger (CAOME FOGA) en forêt équatoriale. Ce dispositif constitue, avec notre centre en Guyane, un remarquable et précieux outil d'entraînement au combat en zone tropicale et équatoriale. Il est le pendant, pour les combats en zone désertique, des facilités offertes sur nos bases à Djibouti et à Abu-Dhabi. Ce centre accueille les forces de métropole pour des stages d'aguerrissement. Il est également ouvert aux forces africaines et aux forces armées d'un certain nombre d'états membres de l'Union européenne qui viennent s'y entraîner.
Pour conclure, notre mission nous a permis de constater la pertinence du choix du Gabon comme base Ouest de notre dispositif militaire et de coopération en Afrique. Plus largement, comme l'a souligné Daniel Reiner, cette mission a été l'occasion de contrôler la mise en oeuvre pratique de la politique de la France en Afrique tant au niveau diplomatique que sur celui du partenariat de défense.
M. Josselin de Rohan, président - Ce rapport très utile nous permet de souligner les relations étroites et anciennes que notre pays entretient avec les pays africains et, en l'occurrence, avec le Gabon. Cette coopération constitue un indiscutable avantage politique et stratégique. Sur le plan militaire, elle est exemplaire et me paraît rencontrer l'approbation de l'Europe comme des pays africains et de l'Union africaine. Il est donc particulièrement important de continuer dans cette voie.
M. Daniel Reiner, co-rapporteur - Ce serait une indiscutable faute politique que d'abandonner ce continent d'avenir. Le vide laissé serait du reste immédiatement compensé, en particulier par la Chine. C'est la raison pour laquelle il n'est pas souhaitable de trop banaliser notre relation. Celle-ci doit demeurer singulière. Nous avons pu constater, à travers l'excellent accueil qui nous a été réservé, y compris par le Premier ministre, que notre présence était très bien perçue ; comme celle d'un véritable partenaire sur la base d'une relation de confiance.
Action extérieure de l'Etat - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire
Puis la commission procède à la désignation de sept candidats titulaires et de sept candidats suppléants appelés à faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à l'action extérieure de l'Etat.
Ont été désignés comme candidats titulaires : MM. Josselin de Rohan, André Trillard, Louis Duvernois, Joseph Kergueris, Yves Dauge, Mme Monique Cerisier-ben Guiga, M. Robert Hue, et comme candidats suppléants : MM. Roger Romani, Christian Cambon, Robert del Picchia, Yves Pozzo di Borgo, Mme Dominique Voynet, MM. André Vantomme et Jean-Pierre Chevènement.
Audition de M. François Auque, président-directeur général de EADS Astrium
Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, la commission procède à l'audition de M. François Auque, président-directeur général de EADS Astrium.
M. Josselin de Rohan, président - Le débat sur la défense antimissile est relancé à l'OTAN, avec la volonté des Etats-Unis et du Secrétaire général de mentionner explicitement la défense des territoires et des populations contre les missiles balistiques parmi les missions de l'Alliance, à l'occasion de la révision du concept stratégique qui sera entérinée au sommet de Lisbonne, au mois de novembre.
Dans son principe, une telle décision soulève des questions politiques et stratégiques que nous avons eu l'occasion d'évoquer lors des auditions précédentes.
Mais au-delà du principe même d'une défense antimissile des territoires, sa réalisation concrète comporte des enjeux extrêmement importants au plan financier, technologique et industriel.
Nous avons bien compris que les chiffres avancés par M. Rasmussen -un investissement supplémentaire inférieur à 200 millions d'euros- ne concernaient que le système de commandement et de contrôle. Une défense effective des territoires impliquera de se doter de nombreux autres moyens de détection et d'interception.
La France doit-elle et peut-elle développer, seule ou en coopération, des moyens de détection et d'interception ? Quel serait l'effort financier nécessaire et serait-il justifié au regard des enjeux stratégiques en cause ?
Plusieurs de nos groupes industriels disposent de certaines compétences dans des technologies pouvant concourir à la défense antimissile.
Il nous a paru nécessaire de consulter ces industriels afin d'apprécier le stade qu'ils ont atteint dans la maîtrise de ces technologies et le chemin qu'il reste à parcourir pour qu'ils puissent éventuellement contribuer à ce futur système de défense antimissile.
Nous entendrons la semaine prochaine trois groupes qui participent au programme de missile de théâtre Aster : MBDA, Thales et Safran. Astrium réalise nos missiles balistiques et travaille sur un concept d'intercepteur exo-atmosphérique, l'Exoguard. Astrium est également engagé dans notre programme d'alerte spatiale sur les lancements de missiles balistiques, avec le démonstrateur Spirale et un projet de satellite opérationnel qui devrait être initié dans deux ans pour une mise en service, selon la loi de programmation, en 2019.
Nous souhaiterions que vous nous présentiez la vision d'Astrium sur ce débat relatif à la défense antimissile, l'état actuel de vos travaux, le potentiel des développements futurs et les enjeux pour l'avenir de vos savoir-faire.
Je souhaiterais également que vous précisiez en quoi le positionnement de vos capacités diffère de celui des autres industriels que j'ai mentionnés, afin que nous comprenions si les différentes propositions sont alternatives, compatibles ou complémentaires.
M. François Auque - Permettez-moi tout d'abord de rappeler qu'Astrium est en charge de la conception, du développement, de la production et du maintien en condition opérationnelle des missiles embarqués à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins de la force de dissuasion française. Nous sommes la seule entreprise à le faire en Europe et la seconde la plus performante au monde, en ce domaine, après Northrop Grumman. Or pour comprendre le comportement d'un missile balistique et s'en protéger, celui qui le fabrique dispose a priori d'une certaine qualification.
Ce préalable effectué, en quoi consiste la défense anti-missiles balistiques (DAMB) ? C'est un ensemble de quatre grandes compétences.
La première d'entre elles, la plus importante, est la compétence système ou compétence d'architecture, à savoir l'expertise technique pour concevoir, assembler et mettre en oeuvre un système de missiles d'interception. Or, encore une fois, nous sommes architectes de la dissuasion française, ce qui nous confère un certain savoir-faire et donc une certaine légitimité en la matière.
En second lieu, pour se protéger d'un missile, il faut pouvoir identifier d'où il part, quand il part et si c'est bien un missile, s'il en possède la signature. Pour cela, il faut des satellites d'alerte avancée. Or, en collaboration avec Thales, nous sommes les seuls à pouvoir le faire. Nous avons un démonstrateur -Spirale- qui vole et qui a déjà accompli sa mission et bien plus que sa mission.
Troisièmement, il faut mettre en oeuvre des radars pour modéliser -dans un temps très rapide- la trajectoire de ce missile, c'est-à-dire où il va arriver et quand. Comme, par définition, il s'agit d'un missile balistique, il suffit de savoir quel est le point de départ et les coordonnées d'un point de passage. Cela doit se faire en moins de 15 minutes.
Enfin, il faut la compétence pour l'intercepter, ce qui suppose de savoir où on veut l'intercepter et comment. S'agit-il de l'intercepter alors qu'il est en phase exo-atmosphérique, ce qui permet de protéger une zone beaucoup plus large, ou s'agit-il de l'intercepter beaucoup plus près de ce qu'il est convenu d'appeler le « théâtre », c'est-à-dire dans un rayon d'une centaine de kilomètres autour du point d'impact présumé. Dans le dernier cas, c'est de la défense aérienne élargie.
Thales fait des radars, MBDA fait des missiles tactiques, Astrium fait de l'architecture globale. Nous sommes un des grands partenaires européens de l'OTAN. Nous sommes le maître d'oeuvre des satellites de détection avancés. Nous sommes le maître d'oeuvre de la dissuasion, nous sommes les seuls à pouvoir mettre en oeuvre de la DAMB exo atmosphérique.
Dans ce contexte, qu'est-ce qui est important dans la DAMB, du point de vue des industriels ? Je vous soumets quelques éléments de réflexion.
Premièrement, Astrium travaille pour le ministère de la défense sur la surveillance de la prolifération. Or la menace progresse. Les progrès de la compétence de l'Iran nous ont tous beaucoup surpris.
En second lieu, il y a eu une redéfinition de la position de l'administration américaine qui est redevenue beaucoup plus réaliste.
M. Josselin de Rohan, président - C'est ce qu'ils appellent « la phase adaptative ».
M. François Auque - Exactement. Ce qui impose à l'Europe de se repositionner par rapport à cette évolution doctrinale. A partir du moment où on entre dans un système qui est à portée de main, la nécessité de se repositionner est d'autant plus grande. Si l'on accepte le fait que l'OTAN doive mettre en oeuvre une DAMB, les Européens devront participer soit en espèces, soit en nature. En tant qu'industriels, nous préférons évidemment que cela se fasse en nature, et cette préférence est d'autant plus légitime que nous disposons des briques technologiques, ce qui est particulièrement vrai pour la France, que ce soit en matière d'alerte avancée, d'architecture ou d'intercepteurs.
Cette contribution en nature, quelle peut-elle être ? Il peut s'agir de la mise à disposition d'un satellite d'alerte avancée, d'une coopération sur les intercepteurs, sur les radars etc.
Ce qui nous semble important c'est que nous avons un démonstrateur d'alerte avancée qui fonctionne parfaitement et qui a été développé à peu de frais, puisqu'il a coûté 120 millions d'euros. Sa transformation en programme pour une mise en service seulement en 2019 entraînera des coûts plus importants. Il ne faut pas repousser indéfiniment l'échéance car plus on la repousse, plus on perd de la compétence. Or, l'attitude des responsables américains vis-à-vis de la France a notablement évolué depuis que ce démonstrateur fonctionne. En second lieu, il nous semble important de poursuivre les études d'architecture dans le cadre de l'OTAN. Enfin, Astrium, Thales, MBDA et Safran doivent s'efforcer de travailler ensemble sur les intercepteurs. Il faudrait pour cela un programme d'études amont (PEA) de la DGA.
M. Josselin de Rohan, président - Nous savons que les Etats-Unis ont une avance technologique tout à fait importante. Cela fait des décennies qu'ils travaillent sur la guerre des étoiles. Ne sommes nous pas le petit Poucet qui vient troubler le jeu ? Est-ce que les Américains ont besoin de nous pour faire la DAMB ?
M. François Auque - La réponse est simple : technologiquement non ; politiquement oui. Néanmoins nos atouts ne sont pas négligeables. Nous venons de valider le développement du missile M51. Sous des conditions parfaites, puisque nous n'avons eu besoin que de quatre essais seulement pour le qualifier. S'agissant du satellite d'alerte avancée, un tel satellite a en réalité deux visages : celui apparent de la détection ; celui plus discret, mais en pratique plus important, de contrôle de la prolifération. Un tel satellite apporte un confort dans la dissuasion. Or, la France est le seul pays en Europe à détenir ce savoir-faire. Et, dans le monde, nous sommes trois pour l'instant : les Américains, les Russes et les Français. Ce qui nous donne un avantage non négligeable, car dans les études d'architecture, nous savons ce qu'est un missile balistique. Les Etats-Unis sont évidemment leaders compte tenu des sommes consacrées à ces programmes. Mais notre pays est le seul en Europe et peut-être dans le monde à être en situation de parler sur ce sujet aux Etats-Unis.
M. Xavier Pintat - Les Etats-Unis investissent massivement dans la DAMB depuis plusieurs années. Qu'on le veuille ou non, cette idée va faire son chemin au sein de l'OTAN. Au sommet de Lisbonne, elle va sans doute être acceptée. La France est une des rares puissances européennes à posséder une compétence dans le domaine. Le risque c'est de perdre nos compétences. Ne devons nous pas montrer qu'on sait faire un intercepteur, afin de crédibiliser l'ensemble des briques technologiques dont nous disposons ? Par ailleurs, il y a également dans cette affaire un enjeu de crédibilité de notre dissuasion. Ne perdrions nous pas de la crédibilité en ne développant pas certaines compétences ? Ma troisième question tient au fait que certains pays, dont la Chine, se préoccupent d'armes antisatellites. N'y a-t-il pas un lien entre cela et la DAMB ? Concernant Galileo, c'est un programme qui semble aussi désespérant que les drones ou l'A400M. Où en sommes-nous ? Enfin, même question s'agissant de Musis ?
M. Alain Charmeau, président de Astrium Space transportation - Un des apports en nature pourrait concerner cette technologie des intercepteurs.
Première hypothèse, on parle d'un intercepteur exo-atmosphérique. Dans ce cas il faudrait faire un petit véhicule spatial de l'ordre de 2 m sur 2 m, avec un lanceur capable d'intercepter un missile balistique. Comme nous sommes dans l'espace, on peut détecter les missiles à 1 500 km ou 2 000 km. Nous avons déjà fait l'ATV, qui est le véhicule qui a relié la station spatiale européenne à une vitesse de l'ordre de 28 000 km/h et avec une précision d'amarrage de l'ordre du centimètre. Donc si nous savons faire l'ATV, nous savons faire ce type d'intercepteur et savons en estimer le coût. J'ajoute que nous avons en France un atout important avec le champ de tir de Biscarosse qui permettrait d'effectuer le lancement de ce démonstrateur dans l'espace. La France a tous ces outils mais traverse une phase budgétaire délicate. Ce choix serait très pertinent pour un coût limité. Un PEA coûterait environ 50 millions d'euros pendant cinq ou six ans. Il permettrait de gagner du temps en attendant de savoir si l'Europe peut développer ses capacités dans ce domaine plutôt que d'acheter sur étagère.
Deuxième hypothèse, on parle d'un intercepteur du type des missiles SM3 américains qui vont être lancés à partir de navires, ou d'emplacements terrestres à tel ou tel endroit. Ils seront capables d'intercepter une menace entre 2020 et 2040. Mais si vous ne savez pas ce qu'est une menace balistique, c'est un peu difficile de discuter avec les Etats-Unis.
Deuxième réponse, nous ne sommes pas les seuls à discuter de la DAMB. D'autres pays le font de façon beaucoup plus discrète. Il s'agit de la Russie et de la Chine. La DAMB est nécessaire pour crédibiliser leur dissuasion en faisant l'acquisition des paramètres des défenses que nous-mêmes allons devoir percer dans cinq ou dix ans.
S'agissant d'armes antisatellites, il faut dire qu'elles sont beaucoup plus faciles à réaliser que les armes anti-missiles. Un satellite, vous savez a priori où il se trouve, c'est-à-dire sur quelle orbite, à quelle vitesse, et il n'en change pas, ou peu. Les Chinois ont fait la preuve en 2007 de leur capacité à intercepter un satellite qu'ils avaient eux-mêmes lancé. Trois ans plus tard, ils ont fait la même démonstration sur un missile. Nous avons besoin de nous protéger en ayant nous-mêmes les mêmes capacités d'interception.
M. François Auque - La question se pose de savoir comment protéger nos propres satellites ? En fait, le seul moyen efficace est de dissuader l'adversaire en menaçant de détruire ses propres satellites. La seule alternative serait d'être capable de renforcer les satellites détruits très rapidement. Mais ça coûte beaucoup plus cher.
S'agissant de Galileo, Astrium et Thales Alenia Space (TAS) sont responsables de la première phase de déploiement consistant en la mise en orbite de quatre satellites. C'est l'Agence spatiale européenne qui était responsable de cette phase, avec on le sait l'application de ses principes, à savoir « préférence européenne » et application, la plus intelligente possible, du principe du « juste retour ». TAS et Astrium, qui ont été choisies pour cette première phase, sont sans doute les entreprises les plus qualifiées d'Europe. Pour que Galileo fonctionne, il faut trente-deux satellites. Or, les autres financements sont venus de l'Union européenne et l'Union n'applique pas du tout le principe de préférence européenne, mais celui de concurrence pure et parfaite. L'application de ce principe a conduit à choisir une autre équipe, en l'occurrence avec du contenu américain, complètement différente de la première pour déployer les autres satellites. On est donc reparti de zéro et on fait un nouveau développement. La conséquence de cette décision c'est que le budget sur lequel ils ont remporté l'appel d'offres ne sera pas tenu et que les délais sont irréalistes.
S'agissant de Musis : nous avons fait une proposition, acceptée par le ministère de la défense, avec Astrium comme maître d'oeuvre et TAS pour la fourniture des satellites (CSO Composante Spatiale Optique). Or, il faut absolument signer le contrat avant la fin de l'année pour que le satellite soit en vol avant 2016. Hélios a une durée de vie contractuelle jusqu'en 2015. Mais ce n'est qu'une durée de vie contractuelle. Il peut très bien heurter un débris, subir une panne etc... Il existe un risque évident de faire reposer la capacité française de renseignement satellitaire sur l'hypothèse que la durée de vie réelle du seul satellite dont elle dispose sera égale à la durée de vie contractuelle, c'est quand même prendre un vrai risque.
M. Didier Boulaud - Les menaces de guerre contre les satellites me paraissent effectivement probables et notre défense doit reposer sur le concept de dissuasion. Toutefois, qu'en est-il en cas de saturation de l'espace par l'ennemi ? Autre question : combien cela va coûter ? Le secrétaire général de l'OTAN parle de 200 millions d'euros. Est-ce réaliste ? Enfin, au niveau politique, qui prendra la décision d'intercepter ? L'Iran est dans son bon droit de regarder son environnement, et de voir qu'à côté de lui, il y a deux puissances nucléaires, pardon trois avec la Turquie, dont deux n'ont pas signé le traité de non prolifération. Je pense que Georges W. Bush a fait beaucoup de mal en plaçant l'Iran dans l'axe du mal, alors même que ce pays aidait les Occidentaux dans l'affaire afghane.
M. François Auque - Vous avez raison, les règles d'engagement sont fondamentales. Il vaut mieux les déterminer avant puisque le délai disponible pour décider de l'interception n'est que de quinze minutes. La réponse à votre question dépend du politique non de l'industriel.
M. Alain Charmeau - Ce qui est important c'est ce qui se passe sur les éléments d'architecture le « C3I ». Nous travaillons là-dessus avec Thales. Nous avons la capacité de modéliser une telle architecture et d'en déterminer le coût. Astrium sur le satellite d'alerte, Thales sur le SCOA (système de commandement des opérations aériennes). Mais ce qui manque à la France par rapport aux Etats-Unis aujourd'hui, c'est d'être crédible en matière d'interception. S'agissant d'une attaque saturante, s'il s'agit de missiles de type SCUD, c'est une réponse de couche basse avec des intercepteurs de type Aster, SAMP/T. La France a commandé quelques centaines de missiles Aster. S'il s'agit de missiles à plus longue portée (3 000 à 4 000 kms), la technologie est celle des lanceurs. Ce qui suppose une grosse capacité de production pour produire ce type de missiles, en dehors des Etats-Unis et de la Russie.
S'agissant du coût, nous avons indiqué que celui du démonstrateur était de 120 millions d'euros, mais il faut savoir qu'un programme destiné à produire un intercepteur exo-atmosphérique est de l'ordre du milliard d'euros. Après cela, le coût unitaire d'un intercepteur est de l'ordre de dix millions d'euros. C'est à peu près ce que coûte un SM3 aux Etats-Unis. Il ne faut pas oublier que les budgets américains sont très supérieurs aux budgets européens. Le budget Espace de la Nasa est dix fois supérieur à celui de l'Europe et les crédits affectés à la recherche dans le domaine spatial par les Etats-Unis sont dix-sept fois supérieurs. Pour autant cela n'a pas empêché l'Europe d'avoir le lanceur Ariane qui est le premier lanceur commercial au monde ni d'avoir une station spatiale à elle.
M. Jacques Gautier - En matière budgétaire, ne faut-il pas redouter des coupes fortes dans le domaine anticipation-renseignements. Quelles en seraient les conséquences ?
M. François Auque - Il n'y a pas encore eu, à ma connaissance, d'arbitrage. Cependant, il serait paradoxal qu'après avoir construit un Livre blanc qui met en avant la fonction connaissance et anticipation, le Gouvernement décide de réduire ce qui constitue le coeur de la réactualisation de la vision stratégique. Comme je l'ai indiqué, une absence de signature du contrat Musis en octobre ne permettra pas à Astrium d'assurer la continuité du service Hélios. Le coût global de possession renseignement d'origine électromagnétique coûte de l'ordre de soixante millions d'euros par année opérationnelle. Nous ne pouvons maintenir les équipes à ne rien faire. On risque de sacrifier l'investissement effectué à très bon prix, en lançant Spirale et Essaim. Repousser le programme Spirale au-delà de 2019 entraînerait des économies de l'ordre de 100 millions d'euros par an sur la période, mais conduirait vraisemblablement à perdre les compétences que nous avons aujourd'hui.
M. Daniel Reiner - La DAMB est un sujet nouveau. J'observe qu'en France on est passé d'une analyse prétendant que dissuasion et DAMB s'opposaient à l'affirmation du contraire, à savoir qu'elle renforce le pouvoir de la dissuasion.
Or le taux de réussite des intercepteurs n'est pas de 100 %, mais plutôt de 80 %, ce qui laisse entier le problème des 20 % de missiles qui passent. On met en avant la DAMB de théâtre. S'agit-il d'une sorte de DAMB du pauvre, d'une étape intermédiaire ou d'une manière d'accorder nos prétentions à nos moyens ?
M. François Auque - Il est dans la nature des choses que chaque industriel défende des positions conformes à ses propres intérêts. Les fabricants de missiles tactiques privilégient l'endo-atmosphérique tandis que les fabricants de missiles stratégiques se positionneront dans l'exo-atmosphérique. Quelle est la réponse ? La DAMB de théâtre est une nécessité opérationnelle. Il n'y a pas opposition mais complémentarité, d'autant que la défense de théâtre, pour être efficace, fait appel à des technologies balistiques. La coopération est donc nécessaire. MBDA ne peut faire de défense de théâtre.
M. Daniel Reiner - Je repose ma question : la DAMB de théâtre est-elle une étape vers la DAMB exo-atmosphérique ?
M. Alain Charmeau - La réponse est non. Pour passer de l'une à l'autre, il faut être capable d'effectuer une rupture technologique. Ce ne sont pas les mêmes missiles qui évoluent dans l'atmosphère et ceux qui évoluent au-delà. Les missiles endo-atmosphériques, d'une portée de 300 à 600 km, ne dépassent pas 20 km d'altitude. Ils évoluent à une vitesse qui est de l'ordre de mach 2 ou 3. Ils peuvent être interceptés efficacement par des missiles de type Astor. Les missiles exo-atmosphériques évoluent à des vitesses de l'ordre de 6 ou 7 km/s. Un Safir-2 aura alors une vitesse de pénétration en approche de la cible, telle que la DAMB de théâtre sera incapable de l'intercepter. La DAMB de théâtre n'est pas une première étape.
M. François Auque - Pour compléter la réponse, je dirai que la DAMB de théâtre, c'est mieux que rien, mais peut-on passer sur le fait que les assaillants limitent leur attaque en n'employant que des missiles à faible vitesse.
M. Josselin de Rohan, président - Quoiqu'il en soit, on ne peut pas rester dans le déni. Il y a un vrai problème et il faut le traiter. Il faut trouver les voies et moyens de s'agréger avec les Etats-Unis et avec l'OTAN. Notre pays est le seul qui ait les capacités technologiques pour discuter avec les Etats-Unis. Ceux-ci recherchent clairement à l'OTAN un partage du fardeau financier, mais ils ne renonceront pas au projet. Il nous faut donc y participer de la manière la plus intelligente possible.
M. François Auque - Il vaut mieux contribuer en nature qu'en espèces. Pour la même enveloppe financière, cela fait travailler les Européens et nous permet de participer à la définition du devis.
Notre groupe a des coopérations avec Lockheed et Northrop qui ont obtenu toutes les accréditations nécessaires du Department of Defense américain.
M. Alain Charmeau - Concrètement, la France peut contribuer, grâce au SAMP/T, à protéger le flanc sud de l'alliance, c'est-à-dire la frontière turque menacée par des missiles rustiques. Deuxièmement, la France est le seul pays européen qui connaisse parfaitement la menace balistique. La France peut également apporter les études d'architecture, ce que notre industrie fait déjà pour l'OTAN. D'autres apports en nature peuvent être faits, notamment sur le segment des satellites d'alerte avancée. Enfin, la dernière brique concerne les intercepteurs pour lesquels il nous faut un démonstrateur.